Zoloé et ses deux acolythes/4
Querelle. — Pacification.
L’adroit Dubuisson avait introduit
dans le sanctuaire de Cypris les
trois champions désignés pour sacrifier
sur ses autels. Une espèce d’enchantement
les y avait transportés sans
connaître le lieu où ils étaient admis,
ni le motif qui les y appelait. Leurs
yeux éblouis de l’éclatant appareil qui
se déployait dans la somptuosité des
meubles qui ornaient la pièce où ils
étaient entrés, se promenaient de toutes
parts avec une espèce d’ébahissement.
Veillent-ils, dorment-ils ? ils ne savent
qu’en croire ; ils approchent leurs mains
timides des objets divins qui les
environnent et s’assurent, en les palpant ;
qu’ils ne sont point phantastiques. Enfin
Parmesan, le premier, témoigne
le ravissement qu’il éprouve. Dans un
tems plus heureux, il avait été introduit
dans le cabinet secret des divinités
qui régnaient alors. Quelque chose de
semblable, mais d’infiniment plus recherché,
s’offrait à son admiration. Oh !
en vérité, dit-il, foi de Froteur, cela
n’a jamais eu son pareil. Le siècle d’or
aurait-il enfin remplacé celui de fer ?
ou bien ne sont ce pas des fées, des
génies qui habitent ce palais ? voyez,
messieurs, vit-on jamais rien d’aussi
parfait ? ces membres là, en montrant
l’architecte de la vie et son auxiliaire,
ont ame et action. Regardez, sur cette
belle colonne, cet impitoyable satyre,
il perce de son énorme dard cette gentille
nymphe. Voyez cet autre furieux
saisir le thyrse enflammé du dieu, et
l’enfoncer à la chûte des reins d’une
bergère effrayée ; et ce singe qui brise
sa chaîne et se précipite sous les jupes
d’une jeune fille, et lui ravit, avant
de lâcher prise, la fleur à la quelle un
amant attache tant de prix ; et ces
groupes, dans des attitudes variées,
attaquer à la fois tous les canaux de la
volupté ; et ces oiseaux perchés sur ces
arbres, imiter dans leurs folâtreries,
les mouvemens désordonnés et lascifs
des humains qu’aucun frein, aucune
pudeur n’arrête ; et tous ces animaux
qui chacun en leur manière bondissent
et fermentent d’amour et de plaisir.
Oh ! quel marbre ne s’embrâserait pas
à la vue de tant d’êtres se livrant avec fureur
à la chaleur de leur tempérament ?
Cependant le père Pacôme roulait sur toutes ces obscénités des yeux dévorés de luxure. Ses veines gonflées annonçaient le feu dont elles bouillonnaient. Le mouvement convulsif de ses lèvres, une ardeur qui se peignait dans ses traits ; une ténacité à contempler toutes les attitudes, décélaient la trempe de son caractère et l’exaltation de ses desirs. On l’eût pris dans cet état pour un vrai Satyre, Fessinot, les lunettes sur le nez, jetait des regards froidement avides. Une rage concentrée perçait dans son maintien. On s’appercevait que son corps usé et impuissant se refusait à répondre aux violentes émotions que recevait son ame, Zoloé et ses acolythes, mollement assises dans une chaise longue, suivaient à travers le voile d’une gaze claire qu’on avait cloué à une lucarne imperceptible, toutes les impressions que produisaient les objets sur leurs nouveaux champions.
À un léger bruit, les contemplateurs se retournent et trouvent une table chargée de tout ce qui peut animer l’appétit et flater le palais. De larges flacons de vin formaient les plus agréables pyramides. Six sièges environnaient la table et paraissaient destinés à autant de convives. Ce spectacle fit bientôt oublier l’autre à Pacôme et à Parmesan. Ces deux grivois lançaient sur les pâtés superbes et les autres provisions que portaient des plats magnifiques, un regard fixe d’avidité ; ils semblaient les dévorer. Pour Fessinot, livré à sa monotone indifférence, il parcourait l’appareil du festin en admirateur insensible, et accusait de profusion l’hôte fastueux qui en avait fait la dépense. Que dites-vous, citoyen, reprend Pacôme en jetant sur lui un œil d’indignation ? pourquoi vous établir l’éconôme de cette maison ? vous m’avez l’air d’y être aussi étranger que nous. Profitez gaîment de la fortune ; il est indécent d’intenter procès à qui on doit de la reconnaissance. Fier comme les gens de sa sorte, Fessinot ne répond que par une grimace, et semble dédaigner de prendre part à la joie de ses camarades d’avanture. Parmesan l’observait ; le gosier sec et l’estomac affamé, il appelait le vin et la bonne chère. Que veut-dire cette mine allongée, monsieur ? Ne vois-tu pas, mon ami, en fixant Pacôme, que cet individu n’est qu’un limier de la police. Oh ! il n’y a pas à s’y méprendre à son encolure. Morbleu, si je ne respectais ici, je ne sais qui, je lui appliquerais un joli rapport sur les épaules ; et étendant la main comme pour en frapper : citoyen, s’écrie Fessinot, je suis représentant du peuple, respectez-moi, et en même tems il exhibe la précieuse médaille de son inviolabilité. Voyons donc, ajoute Parmesan, Oui-dà ! citoyen Fessinot ! salut au citoyen Fessinot ! (Ironiquement.) Excusez mon ignorance. Peut-on savoir, citoyen représentant, ce qui vous amène, ce que vous êtes, ici ? représentez-vous, êtes-vous le maître du logis ? ni l’un ni l’autre, ce me semble. Hem ! vous ne répondez rien ! il est vrai qu’on ne voit ici que magnificence et enchantement. Est-ce que cela serait pris sur les indemnités des sénateurs ? Hé bien, mon camarade, vous retournerez au sac, il n’est jamais vide pour vous autres. — Citoyen, je vous l’ai déjà dit, cessez vos insolences, ou je ferai valoir mon caractère… — Que dis tu, mon petit ami ? Ah ! tu veux trancher de l’éconôme ! bien, bien à toi, le plus déhonté de tes confrères en fait de pillage ! et saisissant un énorme jambon de Mayence, il ne tient à rien, brigand, que je ne lave tes iniquités avec cette savonnette. Il a parbleu raison, s’écrie l’affamé Capucin. De quoi se mêle ce ladre parvenu. Vas, tu as beau extorquer, rapiner, t’engraisser… tandis que tu siéges gravement au sénat dans ta chaise curule, on boit ton vin et on b… ta femme. Oh ! que je rirais de bon cœur, s’il m’échéait un jour d’en faire autant avec elle ! voilà mon ami, un front, en montrant celui de Fessinot ? où brille la majesté d’un cocu.
Malgré son flegme et l’inégalité de la partie, il n’était pas possible que Fessinot restât insensible à ce déluge d’injures. Ses yeux étincelaient de colère ; sa bouche était bordée d’écume, sa figure toute décomposée et tout son corps en contraction. La querelle ne pouvait manquer de dégénérer en voies de fait : mais aussi promptes, aussi agiles qu’un oiseau échappé de sa prison, les trois amies s’élancent, voilées, de leur niche, et interposent leurs graces et leur autorité pour concilier les esprits. La paix, ou la porte, s’écrie Volsange d’un ton absolu. Je ne conçois pas, messieurs, comment il se fait que d’honnêtes gens se permettent de s’exaspérer ainsi, sans nul motif. Quelle pitié de vous chamailler, vous tourmenter pour rien ! et vous avez devant vous tout ce qui peut charmer les yeux et satisfaire le cœur ! Puis prenant la main du héros Parmesan ; asseyez-vous, dit-elle, vous avez bien d’autres choses à faire qu’à parler, pour prouver votre courage. Imitez-nous, messieurs et dames, et jouissons sans souci des biens qui nous sont offerts, n’importe de quelle main ils nous viennent.
Il n’y avait pas moyen de tenir à une pareille invitation. Bientôt les assiettes sont couvertes de débris de poulets et autres mêts plus succulens ; les flancs des énormes pâtés sont ouverts, une large brêche se fait voir au superbe jambon ; et à peine Pacôme et Parmesan ont recouvré la parole. De grands laquais versaient dans le crystal un nectar qui embaumait l’odorat ; ils ne pouvaient suffire à la soif insatiable du Froteur et du Capucin. Le dessert parut enfin. Des franchipanes, des gâteaux, des beignets et mille autres friandises furent attaqués avec la même voracité. Si la lute qui allait suivre, avait la même ardeur, heureuses, mille fois heureuses devaient être Volsange et Lauréda ! Leurs champions auraient infiniment multiplié les rasades de Madère et autres liqueurs brûlantes ; mais ces dames craignant avec raison que cette fréquente répétition ne nuîsit à leurs forces, tout en voulant les augmenter, arrêtèrent le flot qui allait déborder.