Bocage (Th. Gautier, 1862)
BOCAGE
Chaque homme a dans son existence une phase d’épanouissement complet où il est véritablement le contemporain de son époque ; cette époque fut pour Bocage la grande période romantique de 1830 à 1840. Il réalisait de la façon la plus absolue l’idéal du temps ; la nouvelle école n’eut pas de plus intelligent interprète. Grand, mince, élancé, d’une beauté fatale et byronienne, comme on disait alors, qu’il était superbe avec ses sourcils noirs, ses yeux d’un bleu sombre, son teint pâle et ses abondants cheveux bruns ! Henri Heine écrivait dans ses Lettres sur la France : « Bocage, beau comme Apollon ! » Il était ardent, passionné, amer, mélancolique, et bien qu’il n’ait jamais joué les jeunes premiers dans le sens qu’on attache aujourd’hui à ce mot, personne n’a exprimé l’amour avec plus de flamme, d’énergie, de puissance, d’entraînement et de séduction. Ils peuvent l’attester ceux qui ont vu la première représentation d’Antony, et cette salle électrisée, folle, ivre, mettant à applaudir une fureur qu’on ne connaît plus maintenant et qu’il n’est pas donné aux claqueurs de contrefaire. Le Didier de Marion de Lorme, qui précéda Antony de quelques mois, a été une des belles créations de Bocage. Nous le voyons encore en son costume noir, austère, sérieux, plein de foi, livrant son cœur sans réserve à la courtisane qu’il croit pure, oubliant dans cet amour les malheurs de sa vie, puis se réveillant terrible, implacable, quand il apprend que Marie est Marion, et ne pouvant s’arracher de l’âme cette image adorée et maudite. Quels accents il trouvait pour rendre ces chocs de passions contraires, ces luttes de l’amour et du mépris, et surtout cette indignation de la sainte confiance trompée !
Dans le Buridan de la Tour de Nesle, Bocage réalisa la plus étrange figure peut-être du drame moderne avec une profondeur de pensée, une maîtrise de conduite, une intensité de vie et une puissance de fascination qu’on n’a pas égalées. Comme il serpentait à travers ce dédale d’événements fantastiques et mystérieux, dominant l’action, ayant toujours une riposte prête aux coups du sort, se relevant au moment où on le croyait écrasé, plein de sang-froid, d’aplomb et d’audace ! comme il était bien le capitaine d’aventures du moyen âge ! À ce mot, les réalistes sourient et murmurent : « La bonne lame de Tolède ! » — Eh bien, il est plus facile de la railler que de la soulever, cette bonne lame de Tolède ! Plusieurs l’ont essayé qui l’ont laissée tomber à terre piteusement, car il faut, pour la manier, un grand souffle, une haute taille et un bras vigoureux. Ce temps fut le beau temps de Bocage. Il luttait de talent avec le génie de Frédérick, la passion de madame Dorval, la majesté épique de mademoiselle Georges, et il ne fut inférieur à aucun de ces redoutables partenaires : les rôles créés par lui restèrent marqués à son sceau, nul ne put y effacer son empreinte ; et naguère, quand on reprit la Tour de Nesle à la Porte-Saint-Martin, Bocage, le vieux Bocage, comme on disait, montra que le vrai Buridan était à Belleville.
Pendant sa seconde période, Bocage créa avec
beaucoup de succès le rôle de Brute dans la
Lucrèce de Ponsard. Malgré le mérite de la pièce, le
talent qu’il y déploya, le succès qu’il y obtint, l’acteur romantique par excellence était sorti de son
élément naturel. Mais ce n’était pas sa faute ; le public français, qui n’accepte l’art qu’à son corps défendant, commençait à être las de passion, de lyrisme et de poésie. Le grand mouvement shakspearien de 1830 s’arrêtait entravé par d’insurmontables
obstacles. Tandis que Lucrèce triomphait, les Burgraves, cette trilogie eschylienne, recevaient le plus
froid accueil. Bocage jeta encore un éclat étincelant
dans le rôle du major Palmer ; mais, jusqu’à un
certain point, il partageait, en ce moment de réaction, la disgrâce de l’école romantique. Le temps n’avait cependant diminué en rien ses facultés de
comédien ; il le fit bien voir dans le père de Claudie,
où l’Antony des premiers jours s’était transformé
en vieillard vénérable, patriarcal et presque
biblique. Le Marbrier lui fournit aussi une scène où, par
un jeu muet, il put faire fondre en larmes toute
une salle. Il joua dans le Paris de M. Paul Meurice
un rôle long, difficile, à transformations multiples,
que nul n’eût pu rendre comme lui, et enfin il eut
ce bonheur, après bien des traverses dramatiques,
de mourir en pleine lumière, à la suite d’un succès
qui fit voir à la jeune génération surprise ce qu’était
ce Bocage dont nous lui faisions des récits. Comme
il savait se rendre jeune, élégant, coquet, plein de
grâce et de galanterie pour soutenir le renom des
Beaux Messieurs de Bois-Doré jusqu’au moment où,
l’héritier légitime retrouvé, il reprenait ses pantoufles,
sa robe de chambre et ses cheveux blancs,
n’étant plus forcé de représenter la vie luxueuse et
brillante au manoir ! N’y a-t-il pas dans ce rôle à
deux faces et la mort si voisine de l’acteur un sujet
de rapprochement mélancolique ? Le comédien
semble, comme M. de Bois-Doré, avoir voulu montrer
combien encore il pouvait être aimable, charmant,
fin et tendre. Il a déployé, en une occasion
suprême, ces grâces dont on n’a plus le secret, et,
le succès obtenu, avant que le tumulte flatteur des
applaudissements se soit apaisé, il a essuyé tranquillement
le fard de sa joue pâle d’une mort future,
jeté la perruque blonde qui cachait ses cheveux d’argent, et, au lieu d’entrer dans la coulisse, il est entré dans le tombeau. Seulement, il ne laisse pas
après lui un jeune monsieur de Bois-Doré qui le
remplace !
- (Moniteur, 8 septembre 1862.)