Daphnis et Alcimadure

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 109-116).

FABLE XXIV.

Daphnis & Alcimadure.

Imitation de Théocrite

À Madame de la Meſangere


Aimable fille d’une mere
À qui ſeule aujourd’hui mille cœurs font la cour,

Sans ceux que l’amitié rend ſoigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encor que vous garde l’amour.
Je ne puis qu’en cette Preface
Je ne partage entre elle & vous
Un peu de cet encens qu’on recueille au Parnaſſe,
Et que j’ai le ſecret de rendre exquis & doux.
Je vous dirai donc… Mais tout dire ;
Ce ſeroit trop ; il faut choiſir,
Ménageant ma voix & ma Lire,
Qui bien-tôt vont manquer de force & de loiſir.
Je loûrai ſeulement un cœur plein de tendreſſe,
Ces nobles ſentimens, ces graces, cet eſprit ;

Vous n’auriez en cela ni Maître ni Maîtreſſe,
Sans celle dont ſur vous l’éloge rejallit.
Gardez d’environner ces roſes
De trop d’épines, ſi jamais
L’Amour vous dit les mêmes choſes,
Il les dit mieux que je ne fais.
Auſſi ſçait-il punir ceux qui ferment l’oreille
À ſes conſeils : Vous l’allez voir.

Jadis une jeune merveille
Mépriſoit de ce Dieu le ſouverain pouvoir ;
On l’appelloit Alcimadure,
Fier & farouche objet, toûjours courant aux bois,
Toûjours ſautant aux prez, danſant ſur la verdure,
Et ne connoiſſant autres loix

Que ſon caprice ; au reſte égalant les plus belles,
Et ſurpaſſant les plus cruelles ;
N’aïant trait qui ne plût, pas même en ſes rigueurs ;
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ſes faveurs ?
Le jeune & beau Daphnis, Berger de noble race,
L’aima pour ſon malheur : jamais la moindre grace,
Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce cœur inhumain.
Las de continuer une pourſuite vaine,
Il ne ſongea plus qu’à mourir ;
Le deſeſpoir le fit courir
À la porte de l’Inhumaine.
Helas ! ce fut aux vents qu’il raconta ſa peine ;

On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maiſon fatale, où parmi ſes Compagnes
L’Ingrate, pour le jour de ſa nativité,
Joignoit aux fleurs de ſa beauté
Les treſors des jardins & des vertes campagnes :
J’eſperois, cria-t-il, expirer à vos yeux,
Mais je vous ſuis trop odieux,
Et ne m’étonne pas qu’ainſi que tout le reſte
Vous me refuſiez même un plaiſir ſi funeſte.
Mon pere aprés ma mort, & je l’en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l’heritage
Que vôtre cœur a negligé.
Je veux que l’on y joigne auſſi le pâturage,

Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et que du reſte de mon bien
Mes Compagnons fondent un Temple,
Où vôtre image ſe contemple,
Renouvellans de fleurs l’Autel à tout moment ;
J’aurai pres de ce Temple un ſimple monument ;
On gravera ſur la bordure :
Daphnis mourut d’amour ; Paẞant arrête-toi :
Pleure, & di : Celuy-ci ſuccomba ſous la loi
De la cruelle Alcimadure.
À ces mots par la Parque il ſe ſentit atteint ;
Il auroit pourſuivi, la douleur le prévint :

Son Ingrate ſortit triomphante & parée.
On voulut, mais en vain, l’arrêter un moment,
Pour donner quelques pleurs au ſort de ſon Amant.
Elle inſulta toûjours au fils de Cytherée,
Menant dés ce ſoir même, au mépris de ſes Loix,
Ses Compagnes danſer autour de ſa Statuë ;
Le Dieu tomba ſur elle, & l’accabla du poids ;
Une voix ſortit de la nuë ;
Écho redit ces mots dans les airs épandus :
Que tout aime à preſent l’Inſenſible n’eſt plus.
Cependant de Daphnis l’Ombre au Styx deſcenduë

Fremit, & s’étonna la voïant accourir.
Tout l’Érebe entendit cette Belle homicide
S’excuſer au Berger qui ne daigna l’ouïr,
Non plus qu’Ajax Ulyſſe, & Didon ſon perfide.