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Encyclopédie anarchiste/Identité - Ignorantisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 936-948).


IDENTITÉ n. f. (du latin identitas). Ce qui fait qu’une chose est la même qu’une autre : l’identité de deux propositions. État d’une chose qui demeure toujours la même : l’identité de la personne humaine.

En Mathématiques : Égalité dont les deux membres sont identiquement les mêmes, ou encore dont les deux membres prennent des valeurs numériques égales, quelles que soient les valeurs numériques attribuées aux lettres.

En Philosophie : Principe d’identité, principe logique de la connaissance, qu’on formule ainsi : A est A, ou : Ce qui Est, Est.

En Droit : Ensemble de circonstances qui font qu’une personne est bien telle personne déterminée.

Dans la matière, où tout est changement, apparence, mouvement, phénomène, l’identité n’existe pas. Il n’y a pas deux êtres qui soient absolument identiques, qui soient absolument les mêmes. Deux cheveux pris sur la même tête, deux feuilles sur le même arbre, ne sont pas identiques : ils ne sont que semblables.

Si l’on dit : « Ces deux sœurs portent les mêmes robes, des robes identiques », mêmes, exprime la similitude ; identiques, est employé au figuré. Dans la matière, il n’existe donc pas deux êtres identiques ; mais non plus, un être n’est identique à lui-même dans le temps. Pour peu sensibles que soient les modifications qu’il subit, elles existent.

Aussi, en sciences naturelles, ne procède-t-on jamais par identités, mais par analogies.

En Mathématiques, si on raisonne par identités, c’est qu’on a d’abord posé en principe que A est identique à lui-même, qu’il représente un absolu : A = A. Mais la question reste posée : A représente-t-il vraiment un absolu, ou restera-t-il toujours : une convention ?

Si l’Univers est tout matière, il n’y a pas d’identités, pas d’absolus et « A = A » est une erreur.

Si Dieu existait, lui seul serait égal à lui-même, identique. Mais une identité, qui n’existe qu’en soi, qui n’a pas d’autre identité en regard, ne peut nous être d’aucune utilité. — A. Lapeyre.


IDÉOLOGIE n. f. (du grec idéa, idée, et logos, discours). Science des idées. Système qui considère les idées prises en elles-mêmes, abstraction faite de toute métaphysique.

Les gens « bien pensants » appellent idéologie, en donnant à ce mot le sens de chimère, toute spéculation philosophique, toute tentative d’émanciper le peuple. Ex. : l’idéologie libertaire.

Nonobstant les railleries et les quolibets, nous pensons que l’idéologie est une chose très utile qui amène chaque jour plus de compréhension et plus de raisonnement chez l’individu.

Il est, certes, beaucoup plus facile de s’assimiler tout le fatras d’idées toutes faites sur lesquelles reposent la religion, l’autorité, la propriété, etc. Aussi l’on conçoit admirablement bien pourquoi les détenteurs de privilèges font mine de dédaigner les idéologues.

Les anarchistes sont donc des idéologues. Ils pratiquent l’idéologie — ou science des idées — parce qu’ils estiment que les idées doivent être non des choses abstraites, mais des observations et des spéculations basées sur l’expérience et la raison.

Quand les hommes auront pris l’habitude de penser d’après le résultat de leurs réflexions, qu’ils voudront avoir une idée exacte sur toute chose et que le savoir sera pour eux un besoin aussi urgent que le manger, alors ils n’auront pas assez de mépris pour ceux qui cachaient leur ignorance, leur bêtise, leurs préjugés et leur soif de domination sous le masque du dédain de l’idéologie. Ceux qui ont intérêt à maintenir le peuple dans une infériorité intellectuelle, qui se dressent de toutes leurs forces de conservation sociale contre les coups répétés du progrès humain auront beau faire. L’idéologie sera une science de plus en plus cultivée, de plus en plus vulgarisée ; elle sera la fossoyeuse de l’obscurantisme.

L’idéologie libérera le peuple moralement et l’aidera à se libérer socialement.


IDIOME n. m. (du grec idiômas ; de idios, propre). Langue propre à une nation. Langage particulier à une région plus ou moins étendue.

La diversité des idiomes est un des faits qui est le plus à déplorer pour la classe ouvrière.

Alors que les classes aisées peuvent donner à leurs enfants l’enseignement de plusieurs langues étrangères, dans la classe ouvrière on n’a même pas toujours les moyens d’apprendre correctement son idiome national.

Il s’ensuit que si les capitalistes peuvent correspondre entre eux par le monde entier, il est très difficile à des travailleurs de pays différents de se comprendre.

Aussi quelques savants linguistes épris d’internationalisme, ont imaginé divers idiomes auxiliaires : volapük, esperanto, ido, etc. (voir ces mots) qui, appris en très peu de temps, pourraient permettre aux ouvriers du monde entier de se comprendre.

Le volapük n’est plus maintenant. On ne peut que regretter que, pour des raisons personnelles, les propagateurs de l’esperanto et de l’ido ne soient pas arrivés à s’entendre pour doter la classe ouvrière d’un idiome international unique qui faciliterait énormément la besogne révolutionnaire mondiale.


IDO « Langue fondée sur le même principe que l’Esperanto mais où ses principes ont été appliqués avec plus de rigueur. » (A. Meillet : Les Langues dans l’Europe Nouvelle, Paris 1918.)

Ces lignes du savant professeur de linguistique au Collège de France montrent que l’Ido n’est pas autre chose qu’une mise au point de l’Esperanto. Ce travail a été commencé en octobre 1907 par la « Délégation pour l’adoption d’une langue internationale » et continué par l’Académie Idiste en tenant compte de la critique publique faite pendant six années, de 1907 à 1913, dans la Revue mensuelle Progreso, par les idistes pratiquants de tous pays.

La langue internationale ainsi obtenue diffère de l’Esperanto sur les points suivants :

1° Alphabet : suppression des 5 lettres surmontées d’un accent circonflexe (c, g, j, li, s), « très grave obstacle pour la diffusion de la langue », écrivait si justement Zamenhof en 1894. L’alphabet Ido est l’alphabet anglais de 26 lettres, c’est-à-dire l’alphabet français, y compris le w, mais sans aucun accent grave, aigu, flexe, ni tréma, ni cédille. Il peut donc être imprimé et dactylographié partout sans difficulté ;

2° Suppression de l’accord de l’adjectif, difficulté inutile, comme le montre l’anglais ;

3° Suppression de l’accusatif obligatoire. En effet, comme le constate le Professeur Meillet, « c’est une impardonnable erreur que d’instituer, comme le fait l’Esperanto, une distinction de l’accusatif et du nominatif, distinction qui embarrassera tous les individus de langue romane et de langue anglaise et qui est inutile aux autres ;

4° Remplacement des particules fabriquées de toutes pièces (chiuj, kial, kiam, etc.) par des mots reconnaissables (omni, pro quo, kande, etc.), ce qui, vu la fréquence de ces termes, rend les textes compréhensibles à première vue ;

5° Régularisation de la dérivation en appliquant le principe que les racines doivent toujours avoir le même sens, quel que soit le dérivé dans lequel elles se trouvent ;

6° Remplacement des composés compliqués et imprécis (malkruta, marbordo, elrigardi, tagnoktegaleco, etc.) par des mots internationaux (plajo, aspektar, equinoxo, etc., etc.) ;

7° Application rigoureuse du principe du maximum d’internationalité pour le choix des racines.

Il est utile de développer ce point, car nous sommes là au nœud du sujet. Les Idistes estiment que la question du choix d’une L. I. (abréviation de Langue Internationale) ne se pose même pas, car la L. I. n’a qu’une seule et unique solution, celle qu’on obtient en appliquant le principe du maximum d’internationalité. Dix sociétés savantes, s’ignorant les unes les autres, si elles appliquent ce principe, aboutiront toutes à la même racine pour la même idée (tabl, regret, esforc, plant, etc.). On peut donc affirmer que les racines de l’Ido sont définitives puisque, présentant le maximum d’internationalité, il est impossible de les remplacer par d’autres plus internationales.

La plupart de ces réformes avaient déjà été proposées en 1894 par Zamenhof lui-même dans son journal Esperantisto, et dans ces termes : « Je montrerai quelle forme je donnerai à la langue si j’en commençais la création maintenant, ayant après moi déjà six ans et demi de travail pratique et d’essai et ayant déjà entendu tant d’opinions et de conseils reçus des personnes, journaux et sociétés les plus divers et des plus divers pays du monde. » Le 1er novembre 1894, par 157 voix contre 107, les espérantistes décidèrent « de conserver la langue telle quelle, sans aucun changement ». Depuis ce moment, Zamenhof ne voulut plus entendre parler de modifications, si bien que ce n’est qu’en 1907, et malgré lui, qu’une partie des espérantistes adoptèrent des réformes et propagèrent l’Esperanto ainsi mis au point sous le nom d’Ido, pendant que l’autre partie restait groupée autour de Zamenhof.

Le résultat de la réforme, comme le déclare l’éminent linguiste Danois Jespersen « est une langue que chacun peut apprendre très facilement : elle a, sur les autres langues artificielles, cet avantage d’être fondée sur des principes scientifiques et techniques rationnels, et, par suite elle n’a pas à craindre d’être remplacée un beau jour par une langue meilleure et essentiellement différente qui emporterait finalement la victoire ».

Nous donnons ci-dessous un texte de Zamenhof et sa traduction en Ido pour qu’on se fasse une idée des réformes effectuées :


ESPERANTO

Kiam la suno eklumis super
la maro, s’i vekig’is
kaj sentis fortan doloron,
sed rekte antaû s’i staris
la aminda juna reg’ido, kiu
direktis sur s’in siajn okulojn
nigrajn kiel karbo,
tiel ke s’i devis mallevi la
siajn, kaj tiam s’i rimarkis,
ke s’ia fis’a vosto perdig’is
kaj ke s’i havis la
plej graciajn malgrandajn
blankajn piedetojn, kiujn
bela knabino nur povas
havi. Sed s’i estis tute nuda,
kaj tial s’i envolvis
sin en siajn densajn longajn
harojn. — Zamenhof.

IDO

Kande la suno brileskts
super la maro, el vekis e
sentis fort a doloro, ma
rekte avan el staris l’
aminda yuna rejido, qua
direktis ad el sa okuli
nigra quale karbono, tale
ke el devis deslevar la sui,
e lor el rimarkis, ke el
perdis sua fishal kaudo e
ke el havis la maxim gracioza
mikra blanka pedeti,
quin bela puerino povas
havar. Ma el esis tote
nuda, e pro to el envolvis
su en sua densa longa
hari.


Le mécanisme de l’Ido est tellement simple que 10 leçons d’une heure dans le Petit Manuel Complet de 32 pages sont suffisantes pour commencer à pratiquer la langue. En voici du reste un aperçu :

Exposé du système Ido

Prononciation. — Toutes les lettres se prononcent comme dans l’alphabet. C = ts, CH = tch, SH = ch, E = é, U = ou. S comme dans sou et G toujours dur.

L’article défini (le, la, les, français) se traduit par LA.

Les terminaisons suivantes indiquent : O, le substantif singulier ; A, l’adjectif (invariable) ; E, l’adverbe ; I, le pluriel.

Conjugaison (une seule). — Esar : être. — Me Esas : je suis. — Tu Esas : tu es. — Il Esas : il est. — Ni Esas : nous sommes. — Vi Esas : vous êtes. — Ili Esas : ils sont.

Les autres terminaisons verbales sont : Is, passé de l’indicatif ; Os, futur ; Anta, Inta, Onta, participe actif, présent, passé et futur ; Ata, Ita, Ota, participe passif, présent, passé et futur ; Ez, impératif-subjonctif ; Us, conditionnel.

En ajoutant aux racines les préfixes et suffixes suivants, on forme un vocabulaire très riche :

Prefixes

arki-, degré supérieur : arki-duko, archiduc.

bo-, parenté par mariage : bo-patrulo, beau-père.

des-, contraire : des-espero, désespoir.

dis-, dissémination : dis-semar, disséminer.

ex-, ancien : ex-ministro ; ex-ministre.

ge-, réunit les deux sexes : ge-frati, frères et sœurs.

mi-, à moitié, demi : mi-klozita, mi-clos.

mis-, de travers, par erreur : mis-tiukiar, égarer.

ne-, négation : ne-utila, inutile.

par-, jusqu’au bout : par-lektar, lire jusqu’au bout.

para-, qui protège contre : para-vento, paravent.

pre-, avant : pre-dicar, prédire.

retro-, en arrière : retro-irar, rétrograder.

ri-, répétition : ri-dicar, redire.

sen-, privation : sen-barba, imberbe.

Suffixes

-ach, péjoratif (terme de mépris) : popul-ach-o, populace.

-ad, fréquence, prolongation : dans-ad-o (la) danse.

-aj, ce qui est fait de, ce qu’on…, ce qui… : lan-aj-o, lainage ; lekt-aj-o, lecture ; rezult-aj-o, résultat.

-al, relatif à : nacion-al-a, national.

-an, membre : senat-an-o, sénateur.

-ar, collection : vaz-ar-o, vaisselle.

-ari, qui reçoit l’action : legac-ario, légataire.

-atr, qui tient de : sponj-atr-a, spongieux.

-e, qui a la couleur, l’aspect : tigr-e-a, tigré.

-ebl, qu’on peut : vid-ebl-a, visible.

-ed, ce que contient : bok-ed-o, bouchée.

-eg, augmentatif : bel-eg-a, superbe.

-em, porté à : venj-em, vindicatif.

-end, qu’on doit : pag-end-a, payable (à payer).

-er, qui pratique : dans-er-o, danseur.

-eri, établissement : distil-eri-o, distillerie.

-es, état, qualité : fort-es-o, force,

-esk, commencer, devenir : dorm-esk-ar, s’endormir ; pal-esk-ar, pâlir.

-et, diminutif : mont-et-o, éminence.

-estr, maître : skol-estr-o, maître d’école.

-ey, lieu affecté à : dorm-ey-o, dortoir.

-i, domaine, ressort : parok-i-o, paroisse.

-id, descendant : sem-id-o, sémite.

-ier, caractérisé par : reni-ier-o, rentier.

-if, produire : frukt-if-ar, fructifier.

-ig, rendre, faire : bel-ig-ar, embellir ; dorm-ig-ar, endormir.

-ik, malade de : ftizi-ik-o, phtisique.

-il, instrument pour : bros-il-o, brosse.

-in, féminin : frat-in-o, sœur.

-ind, digne de : kondamn-ind-a, condamnable.

-ism, doctrine : katolik-ism-o, catholicisme.

-ist, professionnel : pian-ist-o, pianiste.

-iv, qui peut : instrukt-io-a, instructif.

-iz, munir, garnir : vest-iz-ar, vêtir.

-oz, qui a ce que dit la racine : por-oz-a, poreux.

-ul, mâle : kat-ul-o, matou.

-ur, produit de l’action : skult-ur-o, (une) sculpture.

-uy, contenant : ink-uy-o, encrier.

-yum, petit ou jeune (animal) : boc-yun-o, veau.

En application, voici un texte en Ido qu’on déchiffrera facilement :

« L’experienco montras ke nula fluvio, nul a oceano, nula monto, pozas intel homi obstaklo tam granda kam du diferanta lingui. En la kongresi internaciona on uzas plura idiomi ed on komprenas apene l’unu l’altru. Se on volas tradukar libro vizanta omna populi di la mondo, on sakrifikas granda kapitali ed on obtenas rezultajo mizeroza. On bezonas organo internaciona por korespondar inter su sen jeno. Or nula linguo nacionala povas servar por tala rolo : 1, on ne obtenus voto konkordanta, pro ke omna populo elektus sua propra linguo e ne volus cedar ad altra ; 2, linguo nacionala ne esas facila mem por sua naciono, o1 ne esas do facila por altri. Or linguo nefacila havas nula chanco por divenar internaciona. En tala kondicioni restas, kom sole adoptebla, artificala linguo pro ke ol prizentas la du avantaji esar : 1, komplete neutra ; 2, extreme facila. »

Historique du mouvement Idiste. — La Délégation pour l’adoption d’une L. I. fondée en 1901, avait reçu l’approbation de 310 sociétés savantes et de 1.250 membres des Académies et Universités, lorsqu’elle élut, en 1907, le Comité International qui, au mois d’octobre, adopta en principe l’Esperanto, « sous réserve de certaines modifications », en cherchant à s’entendre avec le Lingva Komitato espérantiste. Mais, le 18 janvier 1908, Zamenhof refusa toute entente. Il fut alors procédé à la mise au point de la langue qui recueillit l’adhésion d’éminents espérantistes, tels que Charles Lemaire en Belgique, Schneeberger en Suisse, Ahlberg en Suède, Pfaundler en Autriche, Kofman en Russie, Lusaa en Italie, etc., ainsi que des partisans d’autres systèmes, tels que Schmit de Nurenberg, un des premiers espérantistes, passé ensuite à l’Idiom Neutral, et Bollack, l’auteur de la Langue Bleue. Le 29 mars 1908, Zamenhof ayant demandé de ne pas employer pour la langue le nom d’Esperanto (pour lui rendre hommage, elle était propagée sous le nom d’esperanto simplifié), on accéda à son désir, et le nom d’Ido (pseudonyme sous lequel de Beaufront avait déposé le projet de réformes) fut adopté quelque temps après.

L’Ido continua de se répandre et de recruter des adeptes, à la fois parmi les espérantistes et parmi le public jusque-là indifférent. C’est ici qu’il faut signaler une épreuve à laquelle n’a été soumise aucune autre L. I.. De 1908 à 1913, toutes les propositions d’améliorations de l’Ido ont été présentées à la critique publique des adeptes dans Progreso, l’organe officiel de l’ « Uniono por la Linguo Internaciona ». Les 3.600 pages que constitue la collection des 80 fascicules de cette revue sont une mine inépuisable de remarques linguistiques pratiques permettant d’affirmer que la question a été examinée sous toutes ses faces, qu’aucun point n’a été laissé dans l’ombre. Les Idistes pensent donc que l’Ido n’a plus à craindre aucun concurrent, d’autant plus que, toujours prêt à accepter les améliorations, forcément très minimes, qu’on lui démontrerait évidentes, il ne peut être remplacé par un système meilleur, puisqu’il accepterait de s’incorporer les supériorités de ce système.

Le premier congrès en Ido devait se tenir à Luxembourg, en août 1914. L’immonde tuerie l’empêcha et il n’eut lieu qu’à Vienne, en 1921. Il fut suivi des congrès de Dessau, Cassel, Luxembourg et Prague. Inutile de dire que la seule langue employée est l’Ido, puisque c’est la seule qui soit commune à tous les congressistes.

L’Ido a reçu des applications dans tous les domaines. Certaines maisons de commerce l’emploient pour leur réclame internationale. Des dictionnaires techniques, tels que les Eléments de machines et outils usuels, de Schloman, ont été traduits en Ido. En 1924, un dictionnaire de 250 pages, uniquement consacré à la radio, a paru en Ido, avec définitions et explications en Ido. Du reste, plusieurs stations font des émissions en Ido, notamment celle de Kiew.

Dès 1909, des propagandistes de l’Esperanto dans les milieux ouvriers passèrent à l’Ido. Le groupe intersyndical idiste fut fondé et un cours, qui subsiste toujours, fut ouvert à la Bourse du Travail de Paris. Le mouvement se développa également hors de France et, en mai 1911, parut le premier numéro de Kombato, bulletin trimestriel d’ « Emancipanta Stelo », Union internationale des travailleurs idistes.

Chez les Anarchistes. — Comme il était à prévoir, les anarchistes, pour lesquels n’existe aucun dogme intangible, ni linguistique ni autre, furent les premiers à exercer leur esprit critique de libre examen dans ce domaine. Jusqu’en 1908, le « Grupo esperantista libertaria » propagea l’esperanto par des cours publics et par correspondance. Mais en 1909, gagné aux réformes, le groupe fut dissous. Quelques mois plus tard, le « Grupo libertaria idista » se forma et ouvrit, en novembre 1909, à la Coopération des Idées, le premier cours public d’Ido à Paris. En même temps, il annonçait dans les journaux anarchistes l’envoi de 2 manuels de 32 pages, l’un d’esperanto et l’autre d’ido, à tous les camarades désireux de connaitre la question. Le « Grupo libertaria idista », qui est la section anarchiste d’Emancipata Stelo, créa en 1922 son propre organe, Libereso, revue trimestrielle rédigée par des anarchistes idistes de tous pays.

En 1921, la résolution du Congrès anarchiste de Lyon sur la question de la L. I. fut la suivante : « Les anarchistes reconnaissent l’utilité d’une langue internationale (les avantages de celle-ci ne sont pas à exposer ici). N’étant pas capables d’apprécier en connaissance de cause la valeur respective de l’Esperanto et de l’Ido, ils se refusent à se prononcer sur l’adoption de l’un plutôt que de l’autre. Ils confient au prochain Congrès international anarchiste le soin de trancher cette question. »

Le Congrès international anarchiste se tint à Berlin, du 25 au 31 décembre 1921, et, très sagement, décida ce qui suit : « Le Congrès, après l’intervention d’un certain nombre de délégués, reconnaît la nécessité d’une L.I. et recommande aux camarades l’étude de l’Ido et de l’Esperanto, sans se prononcer pour l’un ou l’autre de ces idiomes. » Pas plus que le Congrès de Lyon, celui de Berlin ne pouvait, en effet, se prononcer en connaissance de cause, n’ayant pas procédé aux études, expériences et essais nécessaires. Cela doit être l’œuvre des camarades que la question intéresse, et les documents sur la L.I. sont assez nombreux pour qu’ils puissent eux-mêmes résoudre la question. Pour l’Ido, nous leur signalons les ouvrages suivants : Petit Manuel Complet en 10 leçons (32 pages) ; Rapport du Grupo liberiaria Idista aux Congrès anarchistes ; La Langue Internationale et la Science (de Couturat, Jespersen, Ostwals, Pfaundler et Lorenz) ; Le Prolétariat et la L. I., de Legrand ; Langue auxiliaire, laquelle ? par de Beaufront.


IDOLÂTRIE n. f. (du grec eidôlom, image, et latreuein, servir). Adoration des idoles. Amour excessif.

L’idolâtrie remonte à la plus haute antiquité. Dès que l’être humain, se dégageant de l’animalité pure, vit naître en lui la Pensée (sous une forme vague, il est vrai), il accorda une importance plus grande aux faits qui se déroulaient autour de lui.

La moindre chose qui se produisait anormalement, par exemple : un rocher se détachant de la montagne, avait pour résultat de le jeter dans un profond étonnement. Son cerveau inculte ne lui permettant pas de se livrer à des investigations méthodiques sur les causes de l’événement, il en vint tout naturellement à diviser les faits en deux catégories : les faits heureux ou favorables, et les faits malheureux ou nuisibles.

C’est ainsi qu’il classa dans la première catégorie : le jour, le soleil qui amène le beau temps propice aux cultures, etc., et dans la deuxième catégorie : la nuit (qui permettait aux bêtes féroces de rôder près de son habitat sans qu’il puisse les voir), la pluie abondante qui cause les inondations, etc.

Seulement il remarqua que, si le soleil était utile pour les cultures, il devenait un véritable cataclysme dans les années de sécheresse. Il fit aussi la remarque que si la pluie abondante était nuisible, elle était un véritable bienfait sous forme d’ondées pour la vitalité des plantes.

Alors il imagina que le soleil était un être surnaturel qui était son ami dans les années d’abondances, son ennemi dans les années de sécheresse. Aussi rendit-il un véritable culte à ce Dieu. Il lui faisait des présents, il lui adressait des prières afin que le soleil voulut bien lui être toujours favorable. Puis il eut l’idée de représenter son dieu par des images. Ce furent des bouts de bois taillés grossièrement, des images tracées maladroitement sur les parois des cavernes, sur les arbres, etc. De là naquit l’idolâtrie (ou adoration des images).

Il n’entre pas, dans cet article, de décrire le processus de l’idolâtrie en général. Naturellement, l’être humain en vint à avoir d’autres idoles que le soleil : la lune, les étoiles, le vent, la pluie, des arbres, et autres objets ayant joué un rôle dans sa vie ou dans celle de ses proches, — mais cela entre plutôt dans le cadre d’un article sur l’origine des religions. Un philosophe, mort hélas ! trop jeune : Marc Guyau, donne sur le culte et l’origine des idoles des explications vraiment intéressantes dans son ouvrage L’Irréligion de l’avenir, que nos amis consulteront avec grand profit.

Au fur et à mesure que la culture intellectuelle se développa chez l’être humain, l’idolâtrie, loin de perdre du terrain, se développa parallèlement. Seulement elle prit des formes plus artistiques. La sculpture, la peinture, l’architecture, la littérature et la poésie virent, dans les grands courants de renaissance, leurs meilleures manifestations se dérouler en faveur de l’idolâtrie.

Cependant, vers le xve siècle, alors que les arts, patronnés par les papes et les monarques, voient leur essor prendre une magnifique envolée dans le domaine idolâtre, la science et la philosophie commencent à paraître sur leur véritable terrain : l’investigation. Et, petit à petit, des idées se font jour qui, une à une, viennent ronger les fondements sur lesquels les religions établissent leurs cultes idolâtres. Si bien que si au début du xviiie siècle on se prosterne encore devant les crucifix, les loges de saints, les statues de rois, on ne le fait plus qu’ostensiblement, publiquement — de manière à ne pas donner au vulgum pecus l’exemple de l’impiété et du « sacrilège ». Mais tous les feux éclairés ont, en fait, éteint l’idolâtrie de leur cerveau.

Quand, en 1792, le coup décisif est porté contre la royauté et contre les cultes religieux, il semble que l’idolâtrie va être définitivement ruinée dans l’esprit populaire.

Hélas ! il n’en était rien. Ceux qui renièrent les dieux et les monarques, qui se refusèrent à célébrer les cultes, — ceux-là furent en prise à une autre idolâtrie : l’idolâtrie humaine.

Le besoin d’adorer, de magnifier quelqu’un ou quelque chose fit que le peuple se détacha des dieux pour s’en créer de nouveaux — plus près d’eux, ceux-là : les chefs de partis, les grands tribuns, les hommes d’opposition, les généraux, etc., etc.

Les Mirabeau, les Danton, les Marat, les Robespierre, les Saint-Just, etc., se virent en butte à un véritable culte du temps de leur puissance.

Mais cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, tourner au véritable délire mystique collectif en faveur d’un homme qui se signala à l’attention publique par quelques victoires remportées en Italie : Napoléon Bonaparte.

Durant quinze ans, pour la presque totalité du peuple français, cet homme fut un véritable Dieu. Adoré jusque dans ses crimes, jusque dans son despotisme, ce tyran qui fut un général ambitieux et cruel, qui rêvait de dominer le Monde, qui amoncela des monceaux de cadavres, qui saigna à blanc le meilleur de la jeunesse du début du xixe siècle, vit encore l’idolâtrie dont il était l’objet grandir en acuité lors de son transfert à Sainte-Hélène.

Une fois abattu, l’être que l’on commençait à appeler l’Ogre de Corse en 1814, regagna toute la popularité perdue, devint un martyr. Les poètes chantaient sa gloire (même Béranger !), les littérateurs d’opposition célébraient son génie, les peintres vendaient très cher des tableaux le représentant.

Mais où cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, ce fut en 1840, quand Louis-Philippe demanda à l’Angleterre le retour des cendres de Napoléon en terre française.

Alors, l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Victor Hugo lança l’Ode à la Colonne, les bourgeois portaient des cannes dont la poignée sculptée représentait l’empereur ; la presse en général, la littérature et le théâtre, même, célébrèrent la « Grande ( ?) Épopée ».

On oubliait les cadavres, les mutilés, les ruines, — on ne pensait plus qu’à l’Empereur, le « Petit Caporal ». Et il ne fallut rien moins que le règne de la loque qui se disait son neveu : Napoléon III ; il ne fallut rien moins que ce personnage falot et ridicule, dénommé Badinguet par la foule, pour que l’idolâtrie napoléonienne s’atténuât.

Mais encore, combien, parmi le peuple, admirent le grand empereur ? — Les livres d’histoire distribués à l’école ne vantent-ils pas tous, ou presque, le génie du Corse ?…

La politique amena pas mal d’idoles : Hugo, Louis Blanc, Lamartine, Gambetta, Jules Favre, Thiers, Ranc, Clemenceau, Ferry, Millerand, Briand, Jaurès, etc., etc., — et chose singulière (à part Hugo qui s’orientait de plus en plus vers le peuple à la fin de ses jours, à part aussi Jaurès — que la mort a peut-être sauvé de la triste fin de Guesde) tous ces politiciens idolâtrés par le peuple l’ont trahi, bafoué et même tyrannisé, et ont fait couler son sang dans la répression.

Les milieux ouvriers ne se sont pas, hélas ! débarrassés de l’idolâtrie. Même dans les groupements révolutionnaires l’idolâtrie exerce ses démoralisants ravages. Ne voit-on pas des pantins comme Cachin, Vaillant-Couturier et autres être l’objet de l’acclamation d’une foule en délire quand ils parlent dans un meeting communiste ?

Ne voit-on pas Karl Marx et, surtout Lénine, monopolisés par une nouvelle Église, idolâtrés comme, des dieux, reproduits de toutes les façons et par toutes les manières (images, statues, médailles, etc.), encensés par toute une littérature ? Le mausolée de Lénine à Moscou n’est-il pas l’objet d’un véritable pèlerinage accompli en grande pompe par les délégués mondiaux du parti bolcheviste ou de ses annexes ?



Les anarchistes s’élèvent de toutes leurs forces, combattent par tous les moyens en leur pouvoir toutes les idoles : religieuses ou politiques. Ils disent au peuple :

« Guéris-toi des individus ! Méfie-toi de ceux qui sont candidats à ton adoration ! N’écoute pas ceux-là qui voudraient faire de toi des croyants d’une église quelconque, — qui t’endorment pour mieux te gruger.

« Méfie-toi surtout de toi-même ! L’être humain est, hélas ! ainsi fait qu’il lui faut meubler son cerveau de multiples adorations et laisser aller son esprit à la remorque d’un homme ou d’une catégorie d’hommes qui pensent pour lui. La pensée humaine se reporte constamment sur l’œuvre du passé, non pas tant, pour y puiser des enseignements que pour y prendre, sans les passer au crible de l’analyse, des idées toutes faites dont elle fait son credo. »

En effet, quand on commence à adopter une conception d’un homme qui, lui, fouilla et bouleversa tout le domaine des déductions philosophiques pour arriver à mettre au point son système idéologique — lorsque l’on adopte ses conceptions, on ne le fait jamais sans qu’aussitôt le penseur prenne à nos yeux le rang de surhomme.

Tous ceux qui ont laissé des travaux, soit dans la branche des spéculations métaphysiques, soit dans les hypothèses scientifiques, soit dans n’importe quelle catégorie de ce qui forme l’ensemble des connaissances humaines ; tous ceux-là ont vu aussitôt se former autour d’eux une petite secte de partisans qui ne tardèrent pas à se muer en disciples ou en adorateurs. Ce n’est plus le savant, ce n’est plus le guide moral que l’on admire ; c’est alors l’homme entier ; l’homme, c’est-à-dire l’être empli de qualités mais aussi de défauts et de tares de faiblesses et d’erreurs.

Non seulement, les disciples vantent l’œuvre du penseur, mais ils en arrivent à encenser jusqu’aux plus pitoyables abdications de l’individu.

Oh ! ces choses douloureuses auxquelles nous assistons depuis deux siècles — ces multiples trahisons d’hommes d’élite qui firent commettre tant et tant de crimes collectifs. La foule moutonnière, quand celui dont elle avait fait son pasteur change son fusil d’épaule, cette foule suit les « rectifications de tir » et accomplit les actes les plus stupides.



Il n’y a pas là de quoi s’étonner outre mesure, non plus qu’à s’indigner de la veulerie avec laquelle les adulateurs persistent dans leur magnification des hommes inconstants envers leurs principes — il n’y a là, au contraire, rien qui ne soit strictement naturel : des hommes adorent d’autres hommes, au détriment des idées représentées par ces derniers. Les adorateurs se créent des Dieux parce qu’il faut à toute force qu’ils aient des objets d’adoration.

Suivre les données philosophiques ou scientifiques d’un homme lorsque, par comparaison avec un autre système, on découvre la véracité d’une doctrine, c’est là chose obligatoire. Mais transposer l’adoption dans le domaine personnel et, au lieu par exemple d’être un disciple de Proudhon, devenir un Proudhonien, — voici ce que nous devons nous attacher à éviter.

Habituons-nous à ne plus adorer les hommes ; accoutumons-nous à dépeupler notre esprit de toute idée magnificatrice ; adoptons une méthode de raisonnement qui ne nous fasse regarder dans un système que le système lui-même et ignorer l’individu qui en est l’auteur. Démeublons notre cerveau non seulement des dieux du Ciel, mais encore de ceux de la Terre.

L’homme doit s’habituer à penser par lui-même, — il doit prendre chez autrui les rudiments de sa doctrine, mais seulement cela. Habituons notre cerveau à penser tout seul et à se former d’une manière originale. Évitons de copier la pensée d’autrui et ne faisons pas de nous-même une contrefaçon intellectuelle, — car ce ne sera jamais qu’une contrefaçon.

Le vieil apophtegme de Pythagore est toujours vrai : « Sois toi-même ton propre Dieu ! » Mettons-le en pratique.

Et alors, malgré toutes les turpitudes et faiblesses, nonobstant toutes les abdications et apostasies, nous échapperons à cette vague d’erreurs qui fait que des foules entières, prosternées devant les hommes qu’elles classent en génies, suivent et commettent les mêmes inconséquences que ces pseudo-guides.

Combattons l’idolâtrie sous toutes ses formes et faisons comprendre au gueux que son bonheur ne peut venir que de lui-même. C’est la tâche la plus urgente à accomplir. — Louis Loréal.


IGNORANCE n. f. Le Larousse dit : « Défaut général de connaissances, de savoir, d’instruction : Le despotisme perpétue l’ignorance et l’ignorance perpétue le despotisme. » Ce qui revient à dire que l’ignorance perpétue l’esclavage.

Les anarchistes désirant l’émancipation complète de l’humanité, luttent de toutes leurs forces contre l’ignorance. Parce que plus le peuple élèvera ses connaissances scientifiques et sociales, plus il aura le désir de connaître au delà, d’encore savoir et se perfectionner, davantage il aura l’amour de la liberté et de la solidarité.

La molécule humaine est si infime dans l’infini, qu’elle en est forcément plus ou moins ignorante, l’immensité des phénomènes échappent à sa compréhension. Elle en est réduite à ne connaître superficiellement que ce qui est dans son ambiance et dans l’attraction de la Terre. Chaque jour, l’humanité se perfectionne en étudiant et en analysant, tout ce qui apparaît, ce qui la fait sortir de l’ignorance, du mysticisme et de l’instinct animal de nos premiers aïeux. Elle apprend ainsi à se mieux connaître. Si l’obstination continue l’erreur, la volonté de chercher la vérité détruit l’ignorance.

Pendant de longs siècles le savoir fut le don des castes dirigeantes qui s’attribuèrent le droit de domination ; les rois et les prêtres se réservaient l’instruction et tenaient les peuples sous leur dépendance ; la plèbe avait le devoir d’obéir et d’être exploitée par les maîtres qui la maintenaient dans l’ignorance. C’est l’ignorance qui fait que le peuple est dans l’esclavage. Toutefois, des progrès appréciables se sont accomplis, surtout depuis la généralisation de l’imprimerie ; aujourd’hui encore, les gouvernants, aidés des théologiens et des pédagogues de la classe possédante, enseignent le respect, la soumission aux lois, qui ne sont édictées que pour la conservation de l’ordre établi par les dirigeants exploiteurs sur les gouvernés travailleurs. Le pauvre, forcé de travailler pour subsister, ne peut étudier ni fréquenter les grandes écoles. Les anarchistes, conscients de l’ignorance populaire, se révoltent contre le favoritisme de l’instruction supérieure. Ils veulent faire comprendre aux spoliés, aux ignorants, qu’ils sont des êtres semblables aux exploiteurs, et aussi aptes à acquérir toutes les connaissances. Les anarchistes luttent pour supprimer les classes qui constituent des catégories supérieures et inférieures dans l’humanité. Ils disent au peuple de se révolter contre l’inégalité, pour ensuite créer une société nouvelle d’harmonie, où chaque individu aura le droit de tout apprendre, afin que l’ignorance disparaisse à tout jamais, et après former dans la solidarité la vraie société humaine. — L. G.

IGNORANCE. Défaut général de connaissances. Manque de savoir. Défaut de connaissance d’une chose particulière. Je ne sais plus quel écrivain a dit que l’ignorance était la meilleure gardienne de l’autorité, mais c’est une vérité profonde. Ce n’est qu’en maintenant de toutes leurs forces les foules dans l’ignorance que les puissances ecclésiastiques et monarchiques sont arrivées à se maintenir si longtemps au Pouvoir. C’est en entravant par tous les moyens l’éducation du peuple que les privilégiés firent peser durant des siècles leur autorité sur le Monde. Naturellement, plus le peuple est ignorant, plus il est facilement la proie des superstitions, des mensonges de toute sorte avec lesquels prêtres et rois dominaient dans l’esprit de l’humble.

Plus l’ignorance des découvertes scientifiques, des spéculations philosophiques, des hypothèses métaphysiques ; plus cette ignorance se maintenait, plus il était facile de continuer à faire adorer et craindre Dieu, à faire croire en ses saints, à faire respecter et vénérer ses pseudo-envoyés. Plus il était facile de spéculer sur les « miracles » accomplis par les apôtres.

L’ignorance est le plus dangereux ennemi de l’ouvrier. Par elle on le maintient dans la misère et le servage, par elle on fait peser sur le populaire toutes sortes de croyances malsaines et on fait patienter les victimes par une soi-disant fatalité.

Par ignorance, en l’an mille, le peuple crut en la fin du monde et laissa les campagnes incultes, amenant ainsi une épouvantable famine dont il fut la première victime. Par ignorance, en 1099, une multitude de pauvres diables partit avec Pierre l’Ermite et Gauthier Sans-Avoir pour aller, à pied ! en Palestine délivrer les Lieux Saints ( ?). Par ignorance, la foule lapidait les alchimistes et autres savants, dont les recherches étaient appelées sorcellerie. Par ignorance, les sorciers, le diable, les lutins, les farfadets et autres balançoires, terrorisaient les simples et les mettaient sous la, coupe des gens d’Église qui. abusaient ignoblement de cette ignorance superstitieuse.

Que de crimes furent commis par ignorance !

Aussi avec quelle ténacité l’Église et le Pouvoir combattirent-ils tous les essais d’instruction du peuple. Combien de savants furent persécutés pour n’avoir pas commis d’autres crimes que de lancer en circulation des vérités qui ruinaient les sophismes et les mensonges des grands. Lorsque Galilée annonça que la Terre tournait, quand Etienne Dolet affirma qu’il n’y avait pas de Dieu créateur, quand Descartes inaugura son système philosophique, ne furent-ils pas tous trois persécutés ? L’ignorance ne fit-elle pas reculer de près de cinquante ans les applications de la vapeur dans la locomotion ? Que d’exemples on pourrait citer d’inventions géniales méconnues ou sciemment enterrées dans les archives par ignorance ou pour maintenir l’ignorance. Les guerres ne sont, elles-mêmes, possibles que par l’ignorance dans laquelle on maintient le peuple. L’autorité ne peut durer qu’à la condition que les gouvernés soient maintenus dans l’ignorance la plus complète.

Aussi, si maintenant en France, l’instruction publique est obligatoire, il faut voir de quelle façon elle est donnée ! Tous les problèmes sociaux, tous les faits qui pourraient porter à réfléchir sont soigneusement évincés des manuels. On y maintient, en revanche, tous les lieux-communs avec lesquels depuis toujours on maintient le peuple sous le joug. Cette instruction-là est tout bonnement une falsification dans le but de continuer le règne de l’ignorance.

Pas un mot de la question sexuelle. Les enfants doivent rester dans l’ignorance officielle la plus complète sur des organes essentiels à la reproduction, et qui jouent un grand rôle dans l’existence, d’un être. Aussi, combien de jeunes gens contracteront des maladies vénériennes, combien de jeunes filles deviendront mères, uniquement par ignorance criminelle.

N’est-ce pas aussi par ignorance que le pauvre peuple espère toujours pouvoir se libérer avec l’aide des politiciens qui sollicitent ses suffrages ? — Électeur simplet qui croit que le mal vient des personnes, alors qu’il vient des institutions elles-mêmes ; tous les ambitieux, les fourbes, les cupides, les hypocrites, les sacripants et les criminels vivent aux dépens de l’ignorance générale.

Même les partis dits d’extrême-gauche maintiennent le peuple dans une ignorance relative afin de le pouvoir toujours dominer.

Aussi, c’est pourquoi tous les partis, toutes les églises persécutent et calomnient les anarchistes, — parce que les anarchistes veulent intégralement dissiper l’ignorance, parce qu’ils veulent que tout ce qui est du domaine du savoir (comme du reste en tous les autres domaines) appartienne et soit largement dispensé à tous, Parce que les anarchistes veulent détruire tous les préjugés, tous les mensonges, toutes les légendes, et qu’ils font une guerre à mort à l’ignorance.

Les anarchistes sont des révolutionnaires parce qu’ils ne conçoivent pas de changement sociétaire sans résistance de la part des privilégiés actuels. — Mais ils sont surtout éducationnistes — parce qu’ils fondent tous leurs espoirs en l’individu libéré des croyances et des erreurs ; parce que, attendant tout de l’individu, ils savent que le résultat sera d’autant plus grand que l’individu sera évolué intellectuellement.

Il faut combattre de toutes nos énergies l’ignorance : source de tous les crimes, de toutes les erreurs, de tous les esclavages.


IGNORANTIN Cet adjectif est celui que s’étaient donné, eux-mêmes, les frères de la charité, dont l’ordre fut fondé en 1495 par le Portugais Jean de Dieu, et introduit en France, en 1601, par Marie de Médicis. Une chronique de 1604, citée par l’Intermédiaire du 25 juillet 1864, signalait leur présence à Paris en ces termes : « Dans le faubourg Saint-Germain-des-Prés, se sont établis les Frati ignoranti, autrement dit de Saint Jean, lesquels sont très savants ès-remèdes de toutes maladies ; ils s’appellent ainsi par une façon de modestie, et ne cherchent pas les disputes de paroles. »

L’ordre des frères de la charité, ou frères ignorantins, avait été créé pour secourir les malades pauvres ; c’est encore, aujourd’hui, le but de ses institutions connues sous le titre d’Œuvres de Saint Jean de Dieu. Par la suite, ces frères s’occupèrent de l’éducation des enfants pauvres. (Dictionnaires Bescherelle et Littré.)

Le Dictionnaire de l’Académie Française désigne, sous le qualificatif de frères ignorantins, ceux de la congrégation de Saint Yon ou des frères des écoles chrétiennes, qui fut fondée par J.-B. de la Salle, chanoine de l’église de Reims. Antérieurement à cette fondation, le père Barré, minime, avait institué la communauté des frères et sœurs des écoles chrétiennes et charitables de l’Enfant Jésus, pour donner l’instruction gratuite aux enfants pauvres. J.-B. de la Salle s’était d’abord occupé des rapports de ces frères et sœurs avec les enfants pauvres et avait contribué à faire ouvrir des écoles. En 1679, il fonda la maison qui devait former des maîtres pour ces écoles. Les élèves de cette maison prirent, en 1684, le titre et le costume des frères des écoles chrétiennes ; en même temps, ils firent vœu de chasteté. M. Vollet a remarqué à ce sujet, dans la Grande Encyclopédie, que : « cet institut est peut-être, de toutes les congrégations religieuses, celle qui a payé la rançon du vœu de chasteté par les plus nombreuses condamnations pour attentats aux mœurs. Quelques-unes de ces condamnations, comme celle du frère Léotade (viol et assassinat de Cécile Combette) appartiennent à l’histoire des Causes Célèbres. » L’affaire du frère Flamidien n’est pas moins célèbre, et tous les jours la chronique scandaleuse nous apporte de nouveaux échos de cette aberration appelée « vœu de chasteté » chez ceux qui ont eu l’inconscience ou l’hypocrisie de le prononcer. Une récente communication de la Fédération des Libres Penseurs a fait connaître qu’en une seule année, des religieux de tous ordres, parmi lesquels tant de maîtres-fourbes crient à l’immoralité de l’école sans Dieu, ont été condamnés à 142 ans de travaux forcés pour des actes contre nature. Et on ne parle pas de tous ceux qui demeurent impunis, grâce au silence de leurs victimes ou aux complicités de leurs supérieurs et de magistrats « bien pensants ».

D’une façon générale, avant la Révolution, le qualificatif d’ignorantins était donné à tous les membres des congrégations s’occupant de l’éducation des enfants pauvres et tenant des écoles élémentaires, congrégations qui étaient celles de Saint Jean de Dieu, de Saint Yon, de l’Enfant Jésus et aussi celles des Sœurs de la Miséricorde.

Tout cela est d’autant plus utile à connaître qu’aujourd’hui, avec cette bonne foi qui les caractérise, les polémistes cléricaux des Croix, des Pèlerin et autres journaux, prétendent que le mot : ignorantin est une injure inventée par les laïques pour discréditer l’enseignement des écoles chrétiennes.

Ce mot, en dehors du monde religieux, eut toujours un sens péjoratif à l’égard des frères. Ce n’était pas sans raison. L’Église, qui sait si remarquablement discerner les intelligences et les employer, ne se servit jamais, dans les humbles fonctions de précepteurs du peuple, de ses élèves les plus brillants. Les frères représentent le prolétariat dans la hiérarchie ecclésiastique. Recrutés dans les classes ouvrière et paysanne, chargés de donner aux enfants de ces classes aussi peu d’instruction que possible, il n’était pas nécessaire qu’ils en eussent beaucoup eux-mêmes ; il fallait même qu’ils n’en eussent pas pour ne pas être tentés d’en trop donner.

C’est ce principe, dans le choix, jadis, des éducateurs ignorantins, qu’on retrouve aujourd’hui à la base de l’inconcevable incurie législative et administrative qui abandonne ce qu’on appelle « l’enseignement libre » aux plus incroyables directions et le laisse sans contrôle. L’enseignement public ne peut être donné que par des maîtres offrant des garanties rigoureuses de savoir et de moralité ; mais grâce à une loi du 21 juin 1865, reliquat de la loi Falloux de 1850, n’importe qui peut ouvrir en France une école privée et y donner l’enseignement libre. Il n’est pas nécessaire d’avoir des diplômes ; il est encore moins nécessaire d’avoir un casier judiciaire net. Un scandale qui s’est produit, après bien d’autres, en 1926, a révélé qu’une de ces écoles était dirigée par un individu n’ayant même pas un certificat d’études primaires ! Toutes ses connaissances pédagogiques étaient dans le maniement d’une trique dont il usait sur le dos de ses élèves terrorisés. Il avait, parmi son personnel enseignant, un commissaire de police révoqué qui avait subi neuf condamnations pour escroqueries !… On entend d’ici les protestations des vertueuses personnes qui crient à « l’immoralité de l’école laïque » si on découvrait jamais dans le personnel des instituteurs publics un personnage de cette envergure, ou de celle de ces religieux qui enseignent le catéchisme selon les pratiques du marquis de Sade.

L’organisation de l’enseignement libre est celle de l’enseignement ignorantin. Elle persiste dans la loi et dans les mœurs, grâce aux complicités qu’on retrouve dans tous les régimes pour la conservation de ce qui fait œuvre d’empoisonnement public et entretient ce qu’un ministre, M. Herriot, a appelé « le mensonge immanent des sociétés ». Les livres employés dans les écoles privées ne sont pas plus contrôlés que la science et la moralité des professeurs. « Ils sont bourrés d’erreurs grossières incroyables », écrit Emile Glay. « Marchands de soupe », comme on a qualifié avec mépris les directeurs de ces « boîtes », et entrepreneurs d’ignorantisme (voir ce mot) : voilà ce que sont la plupart des dirigeants d’établissements d’enseignement libre. Certains sont, de plus, des bourreaux et des corrupteurs de l’enfance. Alphonse Daudet n’a rien exagéré lorsqu’il a dépeint dans Jack la « Pension Moronval », de même Octave Mirbeau montrant dans Sébastien Roch l’œuvre de perversion des jésuites.

Sous la Restauration, au lendemain de la Révolution qui avait, malgré tout, apporté certaines lumières dans les esprits, le système ignorantin devait paraître aussi suranné que les pompes de l’ancien régime qu’on cherchait à rétablir. Le père Loriquet, qui identifiait ce système et prétendait escamoter au profit des rois toute la période révolutionnaire et napoléonienne, n’a laissé que le souvenir d’un historien ridicule. On cherche bien vainement à le réhabiliter aujourd’hui parmi les ignorantins d’Action Française. Les libéraux de la Restauration raillèrent les ignorantins en attaquant l’obscurantisme. Béranger ne leur ménagea pas les sarcasmes :

C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons,

faisait-il chanter aux Révérends pères qui voulaient ramener l’école sous la férule d’Escobar. S’ils n’avaient fait que fesser les « jolis garçons », il n’y aurait eu que demi-mal.

M. Dupanloup disait plus tard, constatant ainsi la qualité d’ignorantins que se donnaient les frères : « Qui ne se souvient encore aujourd’hui du dédain avec lequel on parlait autrefois des écoles chrétiennes et des frères ignorantins ? » Il disait cela lorsque l’Église, réduite à réclamer pour elle la liberté qu’elle avait refusée aux autres, avait été obligée de s’adapter à des méthodes plus modernes que l’ignorantisme moyennâgeux dans lequel elle s’était si longtemps tenue en enseignant des sornettes périmées depuis des siècles. Mais elle n’avait fait que jeter du lest, et Victor Hugo ne s’y trompait pas lorsque, combattant le projet de cette loi Falloux dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, il disait dans une énergique protestation contre le parti clérical : « C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux : l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut. cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout… Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre disposition, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! »

Si les religieux ignorantins ne sont plus toujours des ignorants, il demeure dans leurs fonctions d’enseigner l’erreur, qui est pire que l’ignorance, et de pratiquer la méthode la plus détestable de l’ignorance qui est l’ignorantisme. Ils sont ceux dont il est dit dans l’Évangile « qu’ils possèdent la clef de la connaissance mais, incapables de l’employer eux-mêmes, ils interdisent aux autres de s’en servir, bien qu’elle permettrait peut-être d’ouvrir la porte du royaume de Dieu. » Les hommes enclins à la liberté ne peuvent demeurer dans leurs rangs ; les Renan, les Loisy, des centaines d’autres ont dû se séparer d’eux.

Il y a donc toujours eu et il y aura toujours un rapport très étroit entre la qualité de ces hommes et leur enseignement. Aussi, le qualificatif d’ignorantins ne leur sera-t-il jamais appliqué dans un sens trop péjoratif. Ils sont les instruments de l’obscurantisme qui, de tout temps, a entravé le progrès humain. L’ignorantin est de la famille des obscurants, des obscurantins, des obscurantistes. Les ignorantins sont parmi « les obscurants qui veulent abrutir les peuples. » (Fourier.) — Edouard Rothen.


IGNORANTISME Ce mot est un néologisme qui vient de ignorant. L’ignorantisme est « le système de ceux qui prônent les avantages de l’ignorance, ou qui soutiennent que la science est mauvaise en soi. » (Littré.) C’est « le système de ceux qui repoussent l’instruction comme nuisible. » (Larousse.) L’ignorantisme a un corollaire dont on ne peut pas le séparer : l’obscurantisme (du néologisme obscurant), qui est non seulement « l’opposition aux progrès des lumières et de la civilisation » (Littré), mais aussi l’enseignement de l’erreur et du mensonge. Boite a vu l’explication de l’obscurantisme dans ce passage de l’Ecriture : « Celui qui agit mal hait la lumière. »

Bescherelle a dit qu’il est deux sortes d’ignorance : « l’une, naturelle à l’homme, est celle dans laquelle il naît, et qui ne peut être dissipée que par l’instruction qui lui est donnée ; l’autre est celle des grands et bons esprits qui, par leur instruction même, ont appris à respecter les limites imposées aux connaissances humaines. » L’ignorance des « grands et bons esprits » est celle des hommes qui reconnaissent l’insuffisance de leur savoir comparé à tout ce qu’ils auraient encore à apprendre. « Reconnaître son ignorance est un beau témoignage de jugement », a dit Charron, et Voltaire a ajouté : « Nous sommes tous des ignorants ; quant aux ignorants qui font les suffisants, ils sont au-dessous des singes. » Mais on ne peut appeler « grands et bons esprits » ceux qui souscrivent à cette idée singulière qu’il peut y avoir « des limites imposées aux connaissances humaines ». Si sincères qu’ils soient, si bonnes que puissent être leurs intentions, — l’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions, — ils sont des esprits petits et dangereux qui, consciemment ou non, participent à la besogne de l’ignorantisme et de l’obscurantisme. Car, admettre que l’esprit humain ne peut dépasser un certain degré de connaissance, n’est qu’une forme captieuse de l’obscurantisme. Ce n’est pas s’opposer à la science, mais c’est lui dire : « à partir de tel moment, tu n’iras pas plus loin », c’est marquer l’heure de ce qu’on a appelé sa « faillite ». Comme conséquence, c’est borner les espérances de l’humanité, c’est aggraver ses motifs de désespoir en lui montrant le néant d’une rédemption par son propre effort. Et c’est, au nom de l’ignorance, prétendre en savoir plus que la connaissance humaine en apprendra peut-être jamais. C’est ainsi que l’ignorance des « grands et bons esprits » dont parle Bescherelle, a toute l’hypocrisie de l’humilité ignorantine, toute l’audace de l’imposture obscurantiste, qui opposent les impudentes affirmations de l’erreur aux scrupuleuses hésitations du doute.

L’ignorantisme a été l’œuvre des prêtres depuis le début des sociétés humaines. Il s’est organisé avec les religions, avec leurs mystères qui devaient rester impénétrables aux non initiés, à la masse des hommes, pour s’imposer à eux par la terreur et non par la raison. Ce sont ces motifs mystérieux qui font croire aveuglément aux dogmes et à leurs absurdités contre les vérités apportées par la science. L’ignorantisme, moyen des religions, était trop commode pour ne pas devenir celui des gouvernements. Les hommes ignorants sont plus faciles à gouverner que les hommes instruits. Leur ignorance les livre également au despotisme et à la démagogie des fausses démocraties, plus empressées à construire des casernes et des prisons que des écoles. Le même principe ignorantiste qui fait employer le latin dans les cérémonies de l’Église pour que les foules n’y comprennent rien, préside aux délibérations de la diplomatie secrète des États qui fait décréter ces mobilisations qui ne sont pas la guerre, mais envoient les peuples à la boucherie sans qu’ils sachent jamais pourquoi. L’ignorantisme a toujours été le plus sûr moyen de domination. C’est lui qui a formé cette patience et cette résignation des classes laborieuses sur lesquelles, disait Mme de Staël, « l’ordre social est basé tout entier. » Il a fait les « bons esclaves » de l’antiquité, les « bons serfs » du Moyen-Age. Il fait toujours les « bons croyants » fidèles de l’Église, les « bons ouvriers » soumis au patronat, les « bons citoyens » dévoués à l’État, les « bons soldats » défenseurs de la Patrie. Il fait les « bons civilisés » qui répandent la dévastation dans le monde au nom de Dieu, de la Liberté et du Droit. Voltaire demandait : « Pourquoi, seul de tous les animaux, l’homme a-t-il la rage de dominer sur ses semblables ? Pourquoi et comment s’est-il pu faire, que sur cent milliards d’hommes, il y en ait eu plus de quatre-vingt-dix-neuf immolés à cette rage ? » Il aurait pu répondre : « C’est par l’ignorantisme que cela a pu se faire. » Mais lui-même ne professait-il pas cet ignorantisme en disant qu’il fallait « une religion pour le peuple » ? Il fallait une religion pour le maintenir dans l’ignorance, mère de la soumission, qui lui inculquait la rage de l’immolation de sa race.

L’ignorantisme dans lequel les prêtres et les despotes ont toujours tenu les hommes, a trouvé son principal argument dans le dogme du péché originel. L’homme a été chassé du Paradis Terrestre parce qu’il a voulu goûter au fruit de l’Arbre de la Science. De cette ténébreuse histoire sont sortis tous les maux de l’humanité. Aussi, pour redevenir pur et digne de Dieu, l’homme doit-il bannir toute science. « Heureux les pauvres en esprit », ils goûtent la première des béatitudes. A la connaissance, qui est la source de ses malheurs, il doit substituer la foi, la confiance aveugle qui ne raisonne pas et qui est d’autant plus méritoire qu’elle ne s’exprime que par l’adoration. Credibile quia ineptum est, disait Tertullien à propos de la résurrection du Christ : « il faut le croire parce que cela est contre la raison. » Voilà le principe. Il a un défaut qui en marque souverainement l’imposture, c’est qu’il n’est qu’à l’usage des naïfs, des « ânes à deux pieds », comme disait Manzolli, qui se laissent prendre aux embûches des « ministres de fourberie ».

Dès les premiers temps du christianisme et pendant tout le Moyen-Âge, cet ignorantisme a fait la guerre à la science, détruit les œuvres et les bibliothèques, banni la culture grecque qui dut se réfugier pendant quinze siècles chez ceux qu’on appelait les « barbares », falsifié la pensée et la langue latines, persécuté les savants et brûlé leurs œuvres quand il ne brûlait pas les auteurs en même temps. Tout ce qui était nouveau était une invention du diable, particulièrement l’imprimerie qui allait permettre de propager la pensée à l’infini. Ph. Chasles a dit de l’imprimerie : « L’indépendance de l’esprit en est la conséquence nécessaire et la facilité de l’insurrection s’y rattache. Tout comprendre, tout savoir ! l’arbre de la science accessible à tous ! » Il n’en fallait pas tant pour qu’elle fût abominable, aussi : « Dès le commencement du xvie siècle, les puissants virent ce qu’elle était. Ils en eurent peur… On détruisit les livres et même les imprimeries ; on brûla et l’on pendit à Londres, à Paris, à Rome, à Naples, à Sarra-gosse ; résistance frivole et impuissante, prolongée inutilement pendant deux siècles. » (Ph Chasles : Le Moyen-Age.) A la veille de la Révolution, on brûlait encore les œuvres de J.-J. Rousseau, de même qu’on brûlait le chevalier de La Barre. Aujourd’hui, comme l’a démontré une récente enquête du journal Comœdia, il y a toujours des gens qui veulent brûler des livres, ceux de Rousseau en particulier. C’est une tradition qui s’est transmise dans les collèges catholiques et les séminaires depuis la Restauration, attribuant tous les malheurs de la France (lisez, de ces privilégiés) aux Encyclopédistes.

Il est tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire ;
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau.

Les cléricaux disent volontiers que l’Église a organisé l’enseignement puisque c’était elle, jadis, qui tenait les écoles. Ils devraient dire qu’elle a organisé l’ignorantisme. Les écoles ont été d’abord uniquement destinées à former des religieux, à recruter des adeptes, « le besoin de perpétuer les traditions religieuses et de transmettre les rites ayant rendu nécessaire une préparation méthodique des clercs destinés à recueillir la doctrine et le culte, longtemps avant que le prix de la culture pour elle-même fût reconnu des particuliers et qu’elle s’imposât aux cités comme un objet d’intérêt public. » (H. Marion : La Grande Encyclopédie). Lorsque, sous la poussée d’un esprit universitaire laïque, l’Église fut tenue d’adopter une certaine science, pour ne pas rester trop en arrière du progrès et ne pas perdre tout crédit, elle prétendit renfermer la connaissance dans ces limites dont parle Bescherelle et que les « grands et bons esprits » respectent. Elle adopta l’aristotélisme, science d’Aristote qui avait été, de nombreux siècles avant, l’homme qui « savait tout », mais que l’antiquité elle-même avait dépassé bien avant que le christianisme fût né, et elle s’y attacha désespérément, le défendant pied à pied contre le flot toujours montant du progrès.

Toutes les découvertes scientifiques ont vu l’Église dressée contre elles pour défendre l’édifice artificiel de la science prétendue « divine » établie par ses docteurs. On connaît l’histoire de Galilée ; elle est la plus caractéristique de la lutte de l’Église acharnée contre la vérité. Les conceptions de Galilée n’étaient pas nouvelles. Sans remonter aux pythagoriciens qui avaient déjà montré que le système de Ptolémée de la fixité de la Terre était faux, dès le xve siècle, le belge Nicolas de Cues avait enseigné que la Terre tournait. Cinquante ans avant Galilée, sa théorie était celle de l’allemand Widmanstadt et de l’italien Célio Calcagnini ; enfin, elle était à la base du système de Copernic. Tout cela n’empêcha pas l’Église de traiter Galilée en « hérétique » et de l’obliger à se rétracter parce qu’il avait dit que la Terre tournait ! Depuis, d’autres découvertes ont démontré surabondamment que Galilée disait vrai et que l’Église « infaillible » errait : elle n’en persista pas moins, autant qu’elle le put, contre cette évidence scientifique. Stendhal a raconté à ce sujet une anecdote amusante dans la Vie de Henri Brulard qui est son autobiographie. Il avait eu pour précepteur un abbé Raillane. « Un jour, dit Stendhal, mon grand-père dit à l’abbé Raillane :

— Mais, monsieur, pourquoi enseignez-vous à cet enfant le système céleste de Ptolémée que vous savez être faux ?

— Mais il explique tout, et, d’ailleurs, est approuvé par l’Église. »

Tout le procédé de l’ignorantisme est là, révélé par cette anecdote. Stendhal ajoute que cette réponse de son précepteur, répétée souvent par son grand-père, acheva de faire de lui « un impie forcené ». A côté de Stendhal, combien recevaient le même enseignement qui n’avaient pas un aïeul capable de leur montrer la tromperie et qui, sur ce sujet comme sur tous les autres, devaient devenir les victimes des « ministres de fourberie » !… Certes, dans ses grandes écoles — (et c’est une des nombreuses contradictions de ses principes avec son intérêt, du « spirituel » avec le « temporel » ) — l’Église affecte d’être plus que quiconque au courant de la vérité scientifique et de l’enseigner, se réservant seulement par sa casuistique, d’en dénaturer le véritable sens ; mais encore aujourd’hui, combien d’enfants pauvres, que leurs parents sont contraints d’envoyer dans les écoles libres s’ils ne veulent pas être privés de travail par des patrons « bien pensants », apprennent toujours d’un ignorantin que la Terre est le centre de l’univers de même que Dieu a fait le monde en six jours ! On peut ainsi se faire une idée de ce que devait être l’enseignement lorsque l’Église en était entièrement maîtresse.

Le plus longtemps possible, l’Église n’ouvrit des écoles que pour former des clercs. Lorsque, malgré elle, l’éveil des esprits fit de l’instruction une nécessité d’État et que, sous Charlemagne, en 789, exactement mille ans avant l’éclatement de la Révolution française, furent créées les premières écoles pour les nobles et les hommes libres, elle s’assura le privilège de tenir ces écoles. Après, quand les villes et des particuliers en ouvrirent à côté des siennes, son privilège s’étendit sur elles pour leur surveillance et pour la vérification de leur enseignement. De tout temps l’enseignement de l’Église fut dénoncé comme celui de l’ignorantisme et de l’obscurantisme par ceux qui cherchaient la vérité. Ce fut, d’abord, dans les querelles scolastiques, par les montanistes, les ariens, les iconoclastes, les sabelliens, qui furent « les premiers protestants », dit Ph. Chasles. Puis, dans la jeune Université qui opposa Aristote à l’Église avant qu’elle l’adoptât, Dun Scott, Abélard, Arnaud de Brescia, Occam et Thomas d’Aquin lui-même avant qu’on en eût fait un saint et « le maître par excellence de la théologie et de la philosophie. » Dans les œuvres des troubadours, les prêtres étaient appelés fals prophetas (faux prophètes), maistres mensongiers (maîtres mensongers), ministros de tenebras (ministres des ténèbres), sperits d’erros (esprits d’erreur), arbres auctomnals morts (arbres d’automne morts). Dante, Pétrarque, Boccace et bien d’autres, en Italie, les jugeaient avec la même violence ; bien avant Luther, le pape fut appelé par eux l’antechrist. L’Église n’en parvenait pas moins à faire condamner ses adversaires comme, hérétiques par la justice des parlements, et cela jusqu’à la Révolution. Le prétendu gallicanisme de Louis XIV ne l’empêcha pas de révoquer l’Edit de Nantes. Les rois avaient trop besoin de l’Église pour tenir les peuples dans la soumission. Malgré tous les démêlés qu’ils eurent avec les Jésuites, les collèges de ces derniers ne cessèrent de prospérer. Lorsqu’on chassait les jésuites par la porte, ayant changé d’habit ils rentraient par la fenêtre. On le savait et on laissait faire, sachant aussi que, suivant ce qu’écrivait le cardinal d’Ossat à Henri IV : « eux seuls ont-ils plus d’industrie, de dextérité et de moyen pour contenir les peuples en l’obéissance et dévotion que les sujets doivent à leur roi, que n’ont possible tous les autres ordres et religions ensemble. »

Car le but de l’école ignorantiste n’est pas d’instruire ; il est d’apprendre à obéir. Pour cela, elle met à sa base l’infaillibilité de ses professeurs et de son enseignement ; elle interdit la discussion, combat l’esprit critique et le libre examen ; elle commande la foi et l’obéissance passive. Obéir ! Pour obtenir ce résultat, l’école ignorantiste emploie tous les moyens de dressage, depuis la privation de dessert au réfectoire jusqu’à la torture dans les cachots. Saint Augustin disait au ve siècle : « Plutôt la mort que le retour à l’école de notre enfance ! » Au xxe siècle, on fait faire à des fillettes des croix de langue sur des sièges de cabinets, on retrouve encore de petits cadavres dans des placards, et des malheureux traînent toute leur vie les stigmates d’ignobles tortures subies dans leur enfance. C’est par un système de terreur et d’abrutissement continus qu’on arrive à la soumission absolue du jésuite qui n’a plus de pensée, de conscience, d’activité personnelles, et qui est livré à ses maîtres perinde ac cadaver (comme un cadavre). L’ignorantisme d’État n’est pas moins abrutissant pour obtenir l’obéissance complète du soldat. Comme disait Larousse : « On pourrait inscrire le perinde ac cadaver sur la porte de toutes les casernes. »

C’est pour lutter contre le protestantisme que Barré fonda les écoles chrétiennes. (Voir Ignorantin.) Ce protestantisme, après avoir jeté un flot de lumière dans les basses-fosses de l’obscurantisme catholique, se rallia peu à peu à l’ignorantisme en même temps qu’au conservatisme social. Il y a longtemps qu’il ne proteste plus. Genève se montra trop souvent digne de Rome dans l’intolérance et la persécution de la pensée. La monstrueuse célébrité de Torquemada semble avoir empêché Calvin de dormir.

Les Indépendants, les Anabaptistes anglais, au xviie siècle, étaient hostiles à l’instruction : « bien qu’ils eussent parmi eux des lettrés accomplis tels que John Milton, le colonel Hutchinson, et d’autres, il régnait dans leurs rangs une défiance profonde à l’égard de l’instruction, et elle a été constatée par des écrivains de toutes les nuances politiques. Dans ses Sermons, le Dr South fait remarquer que toute instruction était décriée au point que chez eux les meilleurs prêcheurs étaient les gens qui ne savaient pas lire, les meilleurs théologiens, ceux qui ne savaient pas écrire. Dans toutes leurs prédications, ils avaient de si hautes prétentions à l’Esprit-Saint que certains d’entre eux étaient incapables de déchiffrer une lettre. Pour eux, l’aveuglement était la qualité essentielle d’un guide spirituel… Une Ballade loyaliste disait ceci :

Nous détruirons les Universités,
Où l’on répand l’instruction,
Parce qu’elles emploient et encouragent
Le langage de la Bête.
Nous mettrons les Docteurs à la porte,
Ainsi que les talents, quels qu’ils soient ;
Nous décrierons tous les talents, toute l’instruction,
Et holà ! alors nous nous élèverons.

(Conan Doyle : Les Recrues de Monmouth.)

On retrouve cet état d’esprit dans certaines déclarations « ouvriéristes » de notre temps.

L’Église continue, avec une persévérance inlassable, l’œuvre d’ignorantisme poursuivie à travers les siècles par toutes les religions. Elle est l’aigle légendaire qui ronge sans cesse le foie de Prométhée, père de la civilisation qu’elle tient enchaînée dans les superstitions et qu’elle empêche de se développer librement et pour tous. C’est le même esprit d’obscurantisme qui fit déchirer Orphée par les Ménades, boire la ciguë à Socrate, périr Hypathie au ve siècle, brûler Etienne Dolet au xvie, qui, au xxe, prêche encore le massacre des hérétiques à Notre-Dame de Paris et même la lutte contre l’école laïque qu’il appelle « l’école du vice » ! Et c’est, quoi qu’on en puisse dire, le même esprit qui dirige le mouvement néo-catholique manifesté depuis la Grande Guerre grâce à ce triple concours : désarroi moral des classes laborieuses déséquilibrées par le détraquement général ; offensive capitaliste contre toutes les idées et revendications de justice sociale ; corruption des « intellectuels » asservis à l’argent et au succès. Dans tout cela, très peu de science et encore moins de conscience, malgré les apparences dont les charlatans religieux enrobent leurs pilules. Ce sont d’abord les conversions bruyantes, sinon carnavalesques, de cabotines à la mode, mûries dans la galanterie après une carrière aussi longue que tourmentée. Ce sont aussi celles d’anciens hommes de lettres, plus ou moins anarchisants, qui disaient jadis, avec Adolphe Retté, le plus violent d’entre eux : « Ayant la République, nous avons la gale. Ayant la monarchie cléricale et militaire, nous aurions la peste. Nous préférons la gale. » Aujourd’hui, comme Retté, ils préfèrent la peste et ils travaillent pour la ramener. Mais ce sont surtout, dans le domaine de l’ignorantisme supérieur, les jeunes « intellectuels » qui avancent en escadrons de plus en plus serrés, pour « défendre la liberté dans les disciplines romaines », celles de l’ancien empire romain (lisez fascisme), et celles du catholicisme (lisez inquisition), pour retrouver une ère de foi et d’unité dans la « spiritualité d’un nouveau Moyen-Age » qui serait la soumission à Dieu, le ce surrationnalisme » et l’internationalisme « dans le règne de grâce divine qui seule concrétise la vie. » C’est ce pathos, dont la formule est donnée dans des livres récents, qu’on développe dans des centaines de volumes et de conférences, qui est présenté comme la science nouvelle. Il n’a rien d’original, car il nous ramène aux temps où la vraie culture étant bannie, et la véritable science étant considérée comme sorcellerie, les théologiens discutaient de gloses fuligineuses comme celle-ci : « Savoir si une chimère, bombinant dans le vide, peut manger les intentions secondes. » Mais il satisfait admirablement le snobisme. Et celui-ci « bombine dans le vide » tout à son aise, tel un chœur de crapauds bombinants (bombinator igneus), au restaurant, aux courses, au dancing, chez le manucure, comme à l’église ; en prenant le thé, en fumant des drogues, en faisant l’amour comme en se confessant. Il parle indifféremment, dans la plus spirituelle des confusions, du boxeur, du danseur, du couturier, du coiffeur, de l’escroc à la mode et des pères de l’Église ; il mêle upercut, charleston, ondulation, cochons argentés et sermons. Les matches de boxe, les revues nègres, les boîtes de nuit, les garçonnières, les prédications de Carême, réunissent les mêmes clients au luxe trop raffiné, aux mœurs trop douteuses, aux cervelles trop vides. Ce snobisme fut jadis « anarchisant » ; il fut ensuite — « bergsonien » ; il est devenu « thomiste », et Thomas d’Aquin est son prophète entre une « championne » de tennis et une danseuse noire qui s’habille avec des bananes. Tel est le tryptique symbolisant la foi nouvelle et qu’un peintre du jour devrait réaliser pour remplacer dans l’imagerie sulpicienne les Ecce Homo, les Angélus, les Pietà, et autres sujets démodés de « l’art religieux ». Le « docteur angélique » (Thomas d’Aquin) serait plutôt éberlué s’il se voyait parmi de tels disciples. Un saint Jérôme constaterait que sa satire ne servit pas à grand’chose, bien qu’elle cingla vigoureusement la corruption des faux chrétiens qui, de son temps, allaient chercher la volupté païenne jusque dans le désert.

Voilà le nouvel avatar des modernes sophistes qui oublient, ou feignent d’oublier, que pour amener la régression sociale à laquelle ils s’emploient, il faudrait l’aveuglement d’une foi que le catholicisme lui-même a éteinte par ses agissements. On pourrait leur répéter ce que Voltaire disait au Pédagogue chrétien et aux loueurs de chaises de sa paroisse : « Vous ne sauriez croire quel tort vous faites à la religion par votre ignorance, et encore plus par vos raisonnements. On devrait vous défendre d’écrire, à vous et à vos pareils, pour conserver le peu de foi qui reste dans le monde. » La foi de tous ces bons apôtres, soucieux uniquement d’attitudes avantageuses, se mesure à l’importance de leur compte en banque, à la voracité de leurs appétits et, à leur défaut total de charité et d’humilité.

La besogne de l’ignorantisme catholique actuel puise son inspiration dans l’Encyclique Quanta Cura, du 8 décembre 1864, où la liberté de conscience est qualifiée de « délire et de liberté de perdition », et dans l’Encyclique Quas Primas, du 11 décembre 1925, disant que « la peste de notre temps, c’est le laïcisme, ses erreurs et ses tentatives impies. » Ce sont ces Encycliques complétant le Syllabus qui donnent les mots d’ordre de toute la campagne de ruse, d’intimidation et de violence menée par l’Église contre l’enseignement qui n’est pas le sien. On voit que depuis dix-neuf siècles sa mentalité n’a pas changé malgré les apparences de son opportunisme.

Mais, qui veut trop prouver ne prouve rien, et il ne suffit pas de menacer les gens d’excommunications plus ou moins majeures ou du bûcher, lorsqu’on dispose de ce moyen, pour avoir raison. « Frappe mais écoute », a dit Thémistocle. Il faut empêcher l’Église de frapper et, si elle ne veut pas écouter, ça n’a aucune importance pourvu que ses victimes puissent entendre. L’Église reproche entre autres choses à l’école laïque d’être « complice du fléau de la dépopulation ». Quand on pense que la chasteté est ce qu’elle recommande comme l’état de grâce le plus parfait, on se demande comment elle peut concilier deux choses aussi contraires : chasteté et repopulation. Car il faut choisir l’un ou l’autre ; on ne peut être chaste et avoir des enfants. Une seule femme a réussi ce miracle, et encore devons-nous le croire sur parole, avec la foi non avec la raison. Le dilemme est impitoyable, sauf pour l’Église qui a des explications. Mais elles ne sont pas pour ceux qui doivent croire aveuglément, pour les pauvres gens à qui un curé promet l’enfer s’ils n’ont pas beaucoup d’enfants et qui ira, lui, en paradis parce qu’il n’en aura pas.

Il arrive alors, par un juste retour des choses, que l’ignorantisme abêtit non seulement ceux qui le subissent, mais aussi ceux qui le professent. La faute des ignorantistes porte son châtiment en elle-même. Et que les bêtes nous pardonnent quand nous parlons d’abêtissement, elles ne tombent jamais si bas que ces messieurs, lorsque la vilaine bête qui est en eux se manifeste contre leur prétention à la chasteté (voir Ignorantin), ou qu’ils falsifient leur catéchisme pour envoyer les hommes à la guerre. Il en est de même pour les ignorantins supérieurs. « Ce n’est pas impunément qu’on lit de mauvais livres », disait Victor Hugo ; ce n’est pas impunément, non plus, qu’on en écrit et qu’on en répand la substance. Les « intellectuels » qui, en 1914, ont laissé « mobiliser leurs consciences », comme l’a montré Demartial dans un livre vengeur, se sont à jamais disqualifiés, souillés dans l’océan de boue et de sang où ils ont contribué à précipiter les hommes. Seul, celui d’entre eux qu’ils ont voulu chasser, déchirer, flétrir, parce qu’il resta pur au-dessus de leur impureté, humain en dehors de leur bestialité, Romain Rolland, laissera un nom que la mémoire des hommes conservera avec toujours plus d’amour et de reconnaissance. On a honte pour ces savants, ces penseurs, ces artistes, devant les divagations où les a conduits leur intellectualité en délire et surtout leur lâcheté de caractère. Ils ont mobilisé avec leurs consciences la science, la pensée, l’art qu’ils prétendaient pompeusement représenter. Ils ont fait français, allemand, anglais ou turc, suivant les nations encerclées par le fer et la sottise, ce qui était, au-dessus de tout, universel. Dieu lui-même fut mobilisé, mis au service des gouvernements ; les églises s’emplirent de drapeaux et des chrétiens portèrent la croix de guerre. Ils soutiennent aujourd’hui, dans l’Europe mutilée, des sophistications qui, si on les laisse faire, la ramèneront à la décomposition et à la pourriture où sombra l’empire romain.

A côté des savants véritables, ne recherchant que la vérité et faisant cette union de « science et conscience » réclamée par Rabelais, il y a les savants d’église. M. Guignebert écrivait, à leur sujet (Œuvre, 19 avril 1927), à l’occasion de la célébration des soixante-dix ans d’Alfred Loisy : « En principe, l’Église aime la science et de cet amour elle proteste en toute occasion, la main sur son cœur, mais il ne s’agit jamais que de la science définie et régentée par elle, celle dont elle escompte les services ou, à tout le moins, la neutralité bienveillante. Pourtant la science n’est rien, elle n’est pas là où elle ne trouve point la liberté absolue de sa recherche, la libération totale de toute autorité, la pleine sécurité de ses conclusions. Lui reconnaître les droits qu’elle réclame, ce serait, pour le dogmatisme nécessaire de l’orthodoxie, accepter son propre suicide. Durant quelques années, sous l’œil soupçonneux de censeurs vigilants et d’espions zélés, Loisy a essayé de gagner l’impossible gageure : servir à la fois la science désintéressée et l’Église romaine. Sa sincérité était parfaite et il croyait encore que les autorités qui gouvernaient le grand corps catholique finiraient par se rendre compte qu’il ne-suffit pas de décider pour avoir raison et que les faits positivement reconnus portent en eux une force de persuasion contre quoi il n’est pas de théologie qui puisse prévaloir. Et, quand il a dû quitter son illusion, quand il a été rudement mis en demeure de choisir entre ce qu’on lui affirmait et ce qu’il avait appris à la sueur de son front, c’est la science qu’il a suivie. Il n’a pas cherché à résister à la volonté de sa conscience et il a enduré le déchirement affreux de ses affections contraires jusqu’au jour où, au terme du progrès ininterrompu de ses réflexions, il a trouvé le repos dans une autre certitude : celle qu’apporte à tout homme qui cherche âprement le vrai l’assurance de l’avoir trouvé. »

Nous constatons donc que le fondement de l’ignorantisme et de son corollaire l’obscurantisme, se trouve dans les religions, dans leur imposture, dans leur haine de la vérité scientifique et de la liberté humaine. Grâce à leur concours, les puissants de la terre ont pu organiser l’ignorantisme d’État qui sévit dans toutes les formes de gouvernements, autocratiques ou démocratiques, religieux ou laïques, car, à peu d’exceptions près — et ici, dans les faits, l’exception confirme la règle, — il n’y a dans les gouvernements, comme dans toutes les prétendues élites préposées à la conservation de l’ordre social, que de ces « prétendus penseurs », comme a dit Larousse, « gens égoïstes et prudents, qui se mettent en garde, par la propagation de l’obscurantisme, contre les dangers que la diffusion des lumières peut faire courir aux positions injustement acquises, et conservées par l’ignorance des masses. » (Larousse Universel).

Pour se rendre compte de la puissance de l’ignorantisme, il n’est que de l’observer à travers les siècles dans la survivance des superstitions. On rit des nègres qui portent à leur cou des amulettes ou qui frappent sur des calebasses pour faire fuir les mauvais esprits ; mais on porte sur soi des médailles et des scapulaires et on fait des processions pour amener la pluie. Au temps des Croisades, des troupeaux humains semaient de leurs os les routes de Terre Sainte ; ils continuent à se grouper à Rome, à Lourdes, dans tous les lieux de pèlerinages. Dieu voulait la guerre, jadis ; aujourd’hui la veulent avec lui les grands principes républicains : Liberté, Justice, Droit, dont on a fait, comme de Dieu, des entités maléfiques. Au nom de la Paix, l’ignorantisme a établi la sophistique nationaliste : Si vis pacem para bellum — « Si tu veux la paix prépare la guerre » — et il vient de lui donner sa suprême consécration par la loi militaire Buat-Boncour qui, de l’aveu même des journaux conservateurs les moins suspects de démagogie, tel le Temps, livre au militarisme et à la guerre tous les Français des deux sexes, depuis le berceau jusqu’à la tombe. D’accord avec les ignorantistes religieux du passé, ceux du présent, démocrates, libres penseurs et pacifistes officiels, soutiennent que cette loi est en harmonie, non seulement avec les principes pacifistes, mais encore avec ceux du socialisme et de l’Internationale Ouvrière !… On voit par là que les sophismes politiciens sont dignes des sophismes religieux ; ils se complètent en se rejoignant pour la même besogne obscurantiste. Les partis politiques de toutes les opinions, les journaux de toutes les nuances, la poursuivent pour l’abrutissement populaire. Le cabaret, le cinéma, le dancing, servent l’alcool, la fausse sentimentalité, le cabotinage, qui abrutissent triplement. Ils détournent la jeunesse de l’étude, des bibliothèques, des musées ; ils l’excitent aux violences sportives, qui ne sont que des entreprises de préparation militaire, et font se repaître la foule des brutalités appelées athlétiques et de la sanglante barbarie des corridas de toros. On perpétue aussi des spectacles de férocité et de lâcheté comme les chasses à courre. Sous la haute présidence d’une duchesse devenue lieutenant de louveterie de la République, et comme sous le « Grand Roi », on invite les foules à assister à la curée du cerf ! On voit alors dix mille « citoyens », comme disent les flagorneurs de cette populace, accourir pour applaudir à l’étripement d’une bête, comme on y voyait jadis dix mille « manants » et comme, bien avant encore, dans les cirques romains, des milliers d’ « esclaves » s’amusaient en regardant dépecer ceux d’entre eux qu’on livrait aux bêtes. Composée d’esclaves, de manants ou de citoyens, la foule humaine a toujours la même inconscience et la même cruauté entretenues par le même ignorantisme.

L’ignorantisme cumule la crasse physique sur les corps et la crasse morale dans les cerveaux. On entend des mères dire des poux qui grouillent dans les tignasses incultes de leurs progénitures : « C’est un signe de santé !… » Pauvres gosses, qui ont une telle santé ! Encore au berceau, ils sont déjà la proie de parasites. On leur fait prendre ainsi l’habitude pour plus tard, lorsque s’abattra sur eux la vermine patronale, militariste et politicienne. C’est le culte de la crasse. Il n’est pas encouragé seulement par les religieux, qui ignorent ou condamnent les soins de propreté et proposent à l’admiration publique l’exemple de saints et de saintes qui furent dévorés d’ulcères et se nourrirent d’excréments. Il l’est aussi par les propriétaires « philanthropes » qui tirent de larges revenus des taudis sans air et sans lumière où les prolétaires entassés vivent dans l’ordure et sont la proie de toutes les maladies. Et des « esthètes » admirent les tignasses pouilleuses et les vêtements en loques sur des corps crasseux. Des « artistes » protestent contre la démolition des vieilles bâtisses où les maladies sociales continuent leurs ravages. Des « amateurs d’âmes » s’extasient et tomberaient à genoux si les cailloux n’étaient si durs, devant les théories de pèlerins portant des cierges et chantant des cantiques. « N’est-ce pas vraiment une cruauté que d’apporter des lumières à cette barbarie si poétique et d’opposer les conclusions glaciales de la science à tant d’illusions consolantes », disent avec M. Henry Eon (Paysages Bretons) tous ces « grands et bons esprits » qui aiment tant la saleté, la misère et l’ignorance pour les autres.

Si l’enseignement n’est plus le privilège de l’Église, l’ignorantisme n’en continue pas moins son œuvre dans l’éducation et l’instruction. Elle se poursuit non seulement dans les écoles libres, mais aussi dans les établissements officiels, à l’humble école primaire même où tant d’instituteurs, âmes ardentes et cœurs généreux qui voudraient répandre la lumière dans les jeunes cerveaux prolétariens, sont obligés, par les programmes qui leur sont imposés, à « bourrer les crânes » laïquement et à faire besogne d’ignorantins de robe courte. (Voir Instruction populaire). L’ignorantisme sévit tout particulièrement, et cela se conçoit, dans l’enseignement de l’Histoire. De la plus petite école de village jusqu’en Sorbonne, on « plutarquise » plus ou moins grossièrement. M. Bouglé, un des professeurs les plus « avancés » de l’Université, — il est du moins vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, — écrivait dernièrement qu’il serait « prématuré » de demander un enseignement de l’Histoire « enfin réformé, qui ferait prédominer sur les haines nationales, dans l’esprit des citoyens du monde de demain, le sentiment de la solidarité humaine ». M. Bouglé ajoutait : « On ne trouverait en tout cas, à l’heure actuelle, aucune autorité morale — fût-ce celle de la Société des Nations — pour le recommander. Ni non plus aucune autorité scientifique. » (Œuvre, 3 avril 1927). M. Bouglé se trompe ; il y a eu des « autorités morales et scientifiques » non seulement pour recommander, mais pour entreprendre, un enseignement d’honnêteté et de sincérité, de vérité et de solidarité, un, entre autres, de ce savant qui fut Élisée Reclus et qui a laissé cette œuvre impérissable : l’Homme et la Terre. Mais. ils sont ignorés ou méprisés des savants officiels, religieux ou laïques également dévoués au mensonge, qui font passer les « convenances d’États » avant l’exactitude historique. C’est ainsi que les mêmes faussetés enseignées sur les origines de toutes les guerres ont été répétées à propos de la guerre de 1914 pour entretenir chez les peuples les haines nationales indispensables aux Intérêts des impérialismes souverains. L’heure n’est pas venue — elle ne vient jamais pour les gouvernements et pour les historiens mercenaires — de dire aux hommes une vérité qui leur ouvrirait les yeux sur les entreprises criminelles de leurs exploiteurs. Si on veut connaître cette vérité sur la Grande Guerre, il faut lire, non l’histoire écrite par les pontifes officiels, mais les ouvrages des Mathias Morhardt, Demartial, Dupin, pour ne citer que des écrivains français, qui ont dénoncé et prouvé les falsifications et toute l’œuvre ténébreuse des criminels internationaux responsables de cette guerre et décidés à continuer l’œuvre d’obscurantisme qui amènera la prochaine.

Dans toute société basée sur l’autorité, c’est-à-dire dans tous les États modernes, l’instruction officielle est une forme de l’ignorantisme. Elle peut être laïque et même anticléricale, elle n’entretient pas moins les individus dans l’ignorance de la vérité qui seule peut fournir une base solide à leur bonheur en leur enseignant les vrais devoirs qui leur incombent envers eux-mêmes et envers les autres. Elle les berce dans l’illusion d’une souveraineté de carnaval pour les livrer perinde ac cadaver, comme jadis le faisaient les hommes noirs, aux profiteurs de l’imposture.

Seule, une société où ne régnera d’autre autorité que celle de la science mise au service de la justice et de la bonté, pourra faire disparaître l’ignorantisme et l’obscurantisme. Les hommes ignoreront toujours beaucoup de choses ; tout au moins, dans une société où ils n’emploieront plus leur savoir à s’exploiter les uns les autres, pourront-ils travailler efficacement à s’instruire pour obtenir plus de bonheur. Leur lutte contre l’ignorance sera d’autant plus productive que, comme tout savant scrupuleux, ils sauront pratiquer le doute, ce « mol oreiller » de Montaigne, qui interdit d’affirmer ou de nier ce qu’on ignore, et qu’ils se garderont de l’erreur, instrument de l’ignorantisme et de l’obscurantisme, qui affirme ou nie sans preuve et a produit ainsi toutes les servitudes, toutes les douleurs, toutes les hontes dans lesquelles l’humanité est toujours plongée. — Edouard Rothen.