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Encyclopédie anarchiste/Illégalisme - Imitation

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 948-958).


ILLÉGALISME Le caractère anti-légaliste, de l’anarchie devant être traité aux mots loi et légalité nous n’examinerons ici, sous le vocable « illégalisme » que l’activité hors loi, le mode d’existence qu’ont choisi certains anarchistes, lesquels se procurent, en marge du code, les ressources nécessaires a leur subsistance. Cette attitude — en son essence — est indépendante des voies secrètes, extra-légales, que revêtent, à certaines heures et dans certaines conditions, voire en permanence, la propagande et l’action anarchistes. L’illégalisme « matériel » (si l’on peut dire) est uniquement un moyen individuel d’organiser la vie quotidienne. Il ne comporte pas, en soi, l’affirmation d’une philosophie, tout comme le fait de travailler a l’usine n’implique pas d’opinion « a priori ». Le pratiquent d’ailleurs, sans différenciation, des gens totalement étrangers à l’anarchisme. — S. M. S.

ILLÉGALISME (Le vol). La propagande pour l’illégalisme et le vol peut avoir quelque influence sur de jeunes écervelés. Elle expose ceux qui se laisseraient aller à ce moyen, commode en apparence, de « se débrouiller » à gâcher lamentablement toute leur existence. Même à ce point de vue personnel, au point de vue purement égoïste de se tirer d’affaire, le moyen ne vaut rien. Nous l’avons vu, il y a une douzaine d’années. Sauf exception rarissime, il ne donne aucun résultat. Le métier de joueur ne vaut pas grand chose. Celui de voleur est bien pire, car aucun enjeu ne vaut la perte de la liberté.

Un bourgeois vivra de ses rentes, c’est-à-dire en parasite. Mais un pauvre diable d’individualiste qui ne veut pas se prostituer dans le travail salarié, comment fera-t-il ? Il sera forcé de vivre d’expédients, c’est-à-dire que lui aussi vivra en parasite… J’ai entendu souvent discuter sur la légitimité ou non. de la reprise individuelle, sur l’utilité de certains gestes. Or, il y a un critérium très commode et que je n’ai jamais vu énoncer clairement. Pour juger si un homme vit d’une façon sympathique, il suffit de savoir s’il vit ou non en parasite : que ce soit un rentier, comme un bourgeois, ou que ce soit un simple estampeur, un escroc, un souteneur, etc. Tout être qui vit en parasite ne peut avoir notre sympathie. Il faut que chacun travaille selon ses forces. Les enfants, les vieillards, les malades, les convalescents, etc sont dispensés d’un travail productif. Ce qui froisse notre sentiment de justice, c’est l’existence du parasitisme social. C’est contre ce parasitisme que nous nous élevons ; ce n’est donc pas en ajoutant un parasitisme à un autre qu’on créera une nouvelle morale.

Notre morale, celle que nous opposons à la morale du parasitisme, est celle du travail. Bien entendu, il s’agit de travail productif, je veux dire de travail utile au point de vue social et non au point de vue du profit individuel. C’est ainsi qu’il ne suffit pas de travailler, il faut encore se rendre compte de la destination du travail. Un ouvrier qui fabrique des canons, un maçon qui participe à la construction d’une prison, un gardien de cette même prison, font du travail nuisible. Les travailleurs utiles sont exploités, c’est vrai, mais notre libération à tous et la possibilité d’une nouvelle morale sont justement dans l’effort des travailleurs contre cette exploitation. Il faut que le travail utile, le travail nécessaire (dont les humains ne peuvent s’affranchir, puisque notre vie en dépend) il faut que ce travail ne soit plus exploité par une classe parasite.

Le vol reste un moyen précaire et temporaire d’échapper à la faim et à la mort — il faut bien vivre — et, dans ce cas, la morale chrétienne absout le vol. A plus forte raison nous, anarchistes, n’avons pas contre les voleurs la répulsion que professent les honnêtes gens.

Nous savons, d’ailleurs, que la vie de ces honnêtes gens est fondée sur le vol et le parasitisme. La seule différence, c’est que le vol des bourgeois est légal. Un voleur nous semble donc tout aussi « honorable » qu’un financier, par exemple. Mais quant à faire du vol (illégal) un système, ce serait reconnaître le parasitisme ce serait élever à la dignité d’une morale de révolte un moyen individuel de se tirer d’affaire, sans que le principe de propriété en souffre la moindre atteinte… Le vol ne s’attaque pas à la cause de la propriété : il ne s’attaque pas aux conditions du travail. Le vol s’en prend à la propriété, à la richesse, une fois constituées, ou du moins à une infime partie de cette richesse. Mais il ne s’oppose pas à la naissance, au développement et à la reproduction de cette richesse, au contraire. Les pertes subies à la suite d’un vol ne font que pousser le patron à pressurer davantage le travail de ses ouvriers. Le voleur professionnel n’a même pas intérêt à anéantir la richesse bourgeoise : il en vit, à peu près comme le larbin de grande maison vit sur le coulage de l’office… Les voleurs n’ont jamais eu une action sociale. Ce n’est pas non plus en prenant l’habitude de faire du tort à autrui, quel qu’il soit, qu’on devient révolutionnaire….

Une société humaine, quelle qu’elle soit, ne peut vivre que par le travail, chacun travaillant à son métier, chacun. solidaire et dépendant du travail d’autrui. Une société ne peut pas être fondée sur le vol. Comment vivrait-elle ? Le vol ne produit rien. Les richesses produites par le travail attirent l’appétit des fainéants et des voleurs. Dans toute société il y a des voleurs légaux, des parasites. Nous cherchons à nous en débarrasser. Est-ce pour admettre d’autres parasites, les illégaux ?

Sous prétexte que la société est mal faite, quelques voleurs se posent en champions des opprimés ; ils se vantent de récupérer les richesses mal acquises (reprise individuelle). Mais ils ne changent rien à l’ordre social existant. Leur activité (si j’ose dire) ne supprime pas les causes du parasitisme ; au contraire, ils en profitent… Le vol entre au compte des profits et pertes dans toute entreprise capitaliste, mais, en définitive, c’est aux dépens des travailleurs…

Les illégalistes ne peuvent pas non plus se vanter de travailler au progrès moral : la duperie ne peut engendrer que la méfiance. Ils n’ont pas non plus à se parer d’une auréole héroïque. Pour vivre, pour réussir (temporairement) ils cherchent naturellement le moindre risque. Ils n’ont pas l’ambition de cambrioler Rothschild, c’est impossible ; donc ils cambrioleront les chambres de bonnes, au 6e, ils refileront de la fausse monnaie à de pauvres ménagères, ils abuseront de la confiance naïve de leurs propres camarades. Je n’invente rien. L’expérience du passé est là. — M. Pierrot.

ILLÉGALISME. Rien ne sert de le dissimuler, car, qu’on le reconnaisse ou non, il y a des anarchistes qui résolvent leur question économique de façon extralégale, c’est-à-dire par des moyens impliquant atteinte à la propriété, par l’usage constant ou occasionnel de différentes formes de violence ou de ruse, la pratique de métiers ou professions que la police ou les tribunaux désavouent.

C’est en vain que les doctrinaires, anarchistes communistes — et pas tous— veulent se désolidariser des « illégalistes », tonner contre « la reprise individuelle », qui remonte cependant aux temps héroïques de l’anarchisme, à l’époque des Pini, des Schouppe, des Ortiz, des Jacob. C’est en vain que les doctrinaires de l’anarchisme individualiste, tels les Tucker, combattront l’outlawry anarchiste : il y a eu, il y aura toujours des théoriciens de l’illégalisme anarchiste, spécialement en pays latins.

Avant de nous enquérir de ce que disent ces « théoriciens » qui sont surtout des camarades qui cherchent à expliquer et à s’expliquer la tournure d’esprit de l’illégaliste anarchiste, il convient de faire remarquer que la pratique de l’illégalisme n’est ni à prôner ni à propager ; il offre de redoutables aléas. Il n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’il n’entrave pas l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un tempérament exceptionnel pour que l’illégalisme ne se laisse pas entraîner et finisse par être réduit au rang de déchet social.

Ces réserves faites et proclamées à son de trompe, s’il le faut, s’ensuit-il que le camarade qui se procure son pain quotidien en recourant à un métier stigmatisé par la coutume, interdit par la loi, puni par « la justice », ne doive pas être traité en « camarade » par celui qui accepte de se faire exploiter par un patron ?

Somme toute, tout anarchiste, adapté ou non, est un illégal, parce qu’il nie la loi. Il est illégal et délinquant toutes les fois qu’il émet et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il évolue.

Entre l’illégaliste intellectuel et l’illégaliste économique, il n’y a qu’une question d’espèce.

L’anarchiste illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse qui ne modifient en rien et pas plus que lui les conditions de vie économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un instituteur peuvent envoyer de la copie à un journal libertaire et faire des causeries dans de petits groupes d’éducation anarchistes, ils n’en restent pas moins les soutiens et les soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur métier.

La loi protège aussi bien l’exploité que l’exploiteur, le dominé que le dominateur, dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre eux et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; dès lors qu’ils obtempèrent aux injonctions du « contrat social » la loi ne fait pas de distinction entre eux. Qu’ils le veuillent ou non, les anarchistes qui se soumettent, petits artisans, ouvriers, fonctionnaires, employés, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission ; quand elles contraignent l’employeur archiste à payer demi-salaire au salarié anarchiste victime d’un accident de travail, les forces de conservation sociale se soucient peu que le salarié, intérieurement, soit hostile au système du salariat ; et la victime profite de cette insouciance.

Au contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social, l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale, quand il se met, pour « vivre sa vie », à brûler les étapes. Il court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit compensé par un résultat immédiat, si résultat il y a.

Tout anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade, celui d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire. On ne s’explique pas que cette attitude change quand il s’agit du refus de se laisser exploiter.

On conçoit fort bien qu’il y ait des anarchistes qui ne veuillent pas contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole comme ils le voudraient, qui limite leurs facultés de réalisation ou d’association dans quelque domaine que ce soit. Tout bien considéré, les anarchistes qui consentent à participer au fonctionnement des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré, sont des inconséquents. Qu’ils le soient, c’est leur affaire, mais qu’ils n’objectent pas aux « réfractaires économiques ».

Le réfractaire à la servitude économique se trouve obligé, par l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre, de s’approprier une parcelle de la propriété d’autrui. Non seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime, affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement, n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité. Maintenant qui est cet « autrui » auquel s’en prendra l’illégaliste raisonné, conscient, l’anarchiste qui exerce une profession illégale ? Ce ne sera pas aux écrasés de l’état de choses économiques. Ce ne sera pas non plus à ceux qui font valoir par eux-mêmes, sans recours à l’exploitation d’autrui, leur « moyen de production ». Cet « autrui », mais ce sont ceux qui veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe ou d’une caste sur une autre, ce sont les soutiens de l’État, des monopoles et des privilèges qu’il favorise ou maintient. Cet « autrui » est en réalité l’ennemi de tout anarchiste — son irréconciliable adversaire. Au moment où il s’attaque à lui, — économiquement, — l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui, ne veut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.

Ces explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste illégaliste qui se considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont préféré suivre un chemin moins périlleux que celui sur lequel lui-même s’est engagé.

A l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de suite son bien-être au point de vue économique, l’illégaliste lui rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le révolutionnaire économique attend de la révolution une amélioration de sa situation économique personnelle, sinon il ne serait pas révolutionnaire ; la révolution lui donnera ce qu’il espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même, quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une révolution que parce que l’on s’attend personnellement à un bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel, éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.

Quant aux objections de ceux qui font un travail de leur goût, qui exercent une profession qui leur plaît, il suffira de leur opposer cette remarque que me fit personnellement Élisée Reclus un jour qu’à Bruxelles, je discutais la question avec lui : « Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas. »

L’anarchiste dont l’illégalisme s’attaque à l’État ou à des exploiteurs reconnus n’a jamais indisposé « l’ouvrier » à l’égard de l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob qui s’en prit aux églises, aux châteaux, aux officiers coloniaux ; grâce aux intelligentes explications de l’hebdomadaire Germinal, les travailleurs amiénois se montrèrent très sympathiques à Jacob, récemment libéré du bagne, et aux idées de reprise individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à un banquier, à un gros usinier, à un manufacturier, à une trésorerie, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent quelque peu comme des laquais ou des mouchards les salariés qui s’obstinent à défendre les écus ou le papier-monnaie de leur exploiteur, particulier ou État. Des centaines de fois, il m’a été donné de le constater.

Bien que je ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux révolutionnaires indique que le chiffre des emprisonnés ou des tués, à tort ou à raison, pour faits d’agitation révolutionnaire (dont la « propagande par le fait » ) laisse loin derrière lui, le nombre des tués ou emprisonnés pour faits d’illégalisme. Dans ces condamnations, les théoriciens de l’anarchisme, du communisme, du socialisme révolutionnaire ou insurrectionnel ont une large part de responsabilité, car ils n’ont jamais entouré la propagande en faveur du geste révolutionnaire des réserves dont les « explicateurs » sérieux entourent le geste illégaliste.

Dans une société où le système de répression revêt le caractère d’une vindicte, d’une vengeance que poursuivent et exercent les souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui les menacent dans la situation qu’ils occupent — ou poursuit l’abaissement systématique de la dignité individuelle — il est clair qu’à tout anarchiste « l’enfermé » inspirera plus de sympathie que celui qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison. Sans compter que c’est souvent parmi ces « irréguliers », ces mis au ban des milieux fondés sur l’exploitation et l’oppression des producteurs, qu’on trouve un courage, un mépris de l’autorité brutale et de ses représentants, une force de résistance persévérante à un système de compression et d’abrutissement individuels qu’on chercherait en vain parmi les réguliers ou ceux qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.

Nous nourrissons la conviction profonde que, dans une humanité ou un milieu social où les occasions d’utiliser les énergies individuelles se présenteraient au point de départ de toute évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de la vie, où les plus irréguliers trouveraient faculté d’expériences multiples et aisance de mouvements, les caractères les plus indisciplinés, les mentalités les moins souples parviendraient à se développer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment de n’importe quel autre humain. — E. Armand.

ILLÉGALISME. « Exercice de métiers hasardeux non inscrits aux registres des professions tolérées par la police. » (E. Armand)

En principe, tous les anarchistes sont des illégaux, ou plus exactement, des a-légaux. Négateurs de l’autorité, des lois, ils tendent vers leur destruction et s’ingénient en attendant l’an-archie, à échapper à leurs contraintes.

En fait, une grande partie des anarchistes, tout en préparant la disparition progressive ou simultanée de tous les articles du Code des Lois, s’adapte au fait social, le subit. C’est ainsi qu’ils se plient aux lois sur la propriété, aux lois sur le service militaire, aux lois sur les mœurs, etc. L’attitude de ces anarchistes : illégaux par principe et légaux en fait, leur est dictée soit par le sentiment de leur impuissance devant les foudres de la loi, soit par préjugés, ou traditions, ou morales, soit par tempérament.

La critique des bases d’autorité, au service de tempéraments combatifs, logiques, débarrassés des préjugés courants sur la morale et l’honnêteté, a donné naissance à une catégorie d’anarchistes, qui ont affirmé une théorie de vie illégaliste.

A la force sociale ou gouvernementale, ils opposeront leur audace, leur science et leur ruse. Ce qu’ils ne peuvent réaliser socialement, ils le réaliseront individuellement. Face à l’autorité qui fait le Bien et le Mal, qui commande au nom de sophismes ou de sa force, tout est Bien, pourvu qu’on soit le plus fort ; il n’y a de Mal que d’être insuffisamment armé. Si l’exploité voulait, il n’y aurait plus d’exploitation. Attendre qu’il le comprenne, et ose se refuser à être exploité, c’est apporter, ou au moins conserver, sa part d’acceptation à l’édifice autoritaire. Or, eux, ont compris, ils oseront, ils vivront en dehors de la loi, contre la loi.

Travailler, c’est consolider l’État ; être soldat, c’est défendre le Capital. Ils veulent que disparaisse l’État et le Capital : ils ne seront pas soldats ; ils ne travailleront pas. Personnellement, ils s’insurgent ; ils n’acceptent pas la loi. Ils n’ont pas d’instruments de production, pas de matière première sur laquelle exercer leur activité. Ils prendront leur part de la richesse sociale, du capital produit, amassé, par les générations disparues et monopolisé par quelques individus.

Et comme l’actuel possesseur de ces capitaux ne voudra pas se laisser exproprier, on emploiera les moyens adéquats : tantôt des moyens directs : le vol ; tantôt indirects : escroqueries, fabrication de fausse monnaie, etc., etc. Nul n’est obligé, en droit, de se soumettre à un contrat unilatéral, qu’il n’a pas été appelé à discuter, qu’il n’a pas contresigné.

D’autre part, le minimum de bien-être et de liberté, nécessaire à tout individu évolué, ne peut être que très rarement acquis par des procédés légaux. De ce fait, le produit du travail de chacun ne lui reste pas intégral, et le travail devient une duperie. C’est ainsi que Guizot a pu dire avec juste raison : « Le travail est une garantie efficace contre la disposition particulière des classes pauvres. La nécessité incessante du travail est le côté admirable de notre société. Le travail est un frein ! »

Fatigué, exténué, sale souvent, l’ouvrier, le travailleur, rentre dans un logis dont le loyer n’est pas trop élevé, c’est-à-dire : un taudis. Pas de place, pas d’air, pas de meubles ; une nourriture insuffisante ou de mauvaise qualité ; le souci continuel de ne pas dépenser plus que ce qu’il gagne ; la maladie qui le guette, le chômage ; enfin la continuelle et terrible insécurité du lendemain.

Ah ! échapper au salariat ; être propriétaire de son champ, de son atelier, de sa maison ! Le travail ne pouvant nous libérer, nous nous débrouillerons en dehors des limites de la loi.

Pour vivre la vie libre que nous voulons, il nous faut mener une campagne de tous les instants contre les institutions sociales. Il nous faut créer un milieu de « nôtres » considérable ; émanciper le plus grand nombre possible de cerveaux, afin d’être plus forts pour résister à l’oppression. Mais notre presse est chlorotique : faute d’argent ; nos conférenciers ne peuvent se déplacer : faute d’argent ; nos livres ne peuvent être édités : faute d’argent ; nos écoles ne peuvent subsister : faute d’argent. Faute d’argent, telle est la litanie ; car le travailleur, qui a déjà grand peine à se nourrir, se vêtir, se loger avec son salaire, ne peut distraire pour la propagande que des sommes ridiculement minimes.

Ah ! si nous avions de l’argent ; si nous pouvions disposer de ce levier formidable pour révolutionner les esprits, comme notre vie pourrait s’épandre. Or, nous voulons vivre, et tout de suite. Il n’y a pas de Ciel ni d’Enfer pour nous recevoir après notre mort. Il faut vivre maintenant !

Par le travail rarement la libération est possible ; nous serons donc : illégalistes.

Mais ici, il est bien nécessaire de s’entendre. L’illégaliste ne pose pas ses actes comme révolutionnaires. Il sait : qu’une escroquerie, un estampage, un vol, etc., ne modifient en rien les conditions économiques de la société. Il sait qu’en ne se rendant pas à la caserne, il n’a pas détruit le militarisme. Non plus, l’illégaliste, parce qu’échappant à l’usine, à l’atelier, ou à la ferme, parce que ne « travaillant » pas, n’est un paresseux.

L’illégaliste-anarchiste choisit un travail non accepté par les lois, donc dangereux, comme moyen de vie économique, comme pis-aller. Il est toujours prêt à faire un travail utile, à condition qu’il puisse jouir du produit intégral de ce travail.

Aussi, il est entendu que « en tous cas, jamais la pratique des « gestes illégaux » ne saurait, à nos yeux, diminuer intellectuellement ou moralement qui s’y livre.. C’est même le « critérium » qui permettra de savoir à qui on a affaire. Nul individualiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue « d’illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement des idées qu’il prétend siennes. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l’individualiste anarchiste. « Entre Rockfeller et Cartouche, c’est Cartouche qui a sa sympathie. » (E. Armand : Initiation individualiste, p. 131.)

Ainsi donc, il y a deux sortes d’illégalistes : l’Illégaliste anarchiste, qui lutte illégalement, par raison et par tempérament, qui accomplit des « actes illégaux » de la même manière que travaille chez un patron quelconque l’anarchiste non « illégaliste », c’est-à-dire en s’appliquant à sauvegarder son intégrité intellectuelle et éthique ; l’Illégaliste bourgeois qui s’insoucie totalement du milieu social, du bien-être de ses compagnons, qui ne lutte pas contre l’Autorité sauf pour son cas tout spécial, qui « se débrouille » par tempérament sans plus.

Seul le premier nous intéresse réellement. Ce n’est point la profession, mais la mentalité, qui fait d’un individu : notre camarade.

La théorie illégaliste apparaît souriante à l’anarchiste : lutte active contre les lois ; profits permettant une plus sérieuse propagande ; évasion de ces enfers abrutisseurs que sont l’usine et l’atelier ; plus de patron. Mais il faut bien comprendre que tout cela ne va pas sans de sérieux inconvénients. La société est trop bien organisée, trop anciennement policée pour qu’elle n’ait pas prévu cette porte de sortie pour les salariés. Aussi est-elle terriblement armée contre les réfractaires et féroce dans la répression.

Pour l’illégaliste, même avec des qualités et un tempérament extraordinaires, il y a infiniment plus de chances pour qu’il ne réussisse pas que pour le succès de son entreprise. La conséquence, c’est l’échafaud parfois ; la balle d’un policier souvent ; en tout cas c’est l’emprisonnement. Pour vivre plus libre, quatre murs ; pour bien vivre, du pain et de l’eau. Et la satisfaction ultime de cracher un dernier « blasphème » à la gueule de la société, ne vaut pas, certes, toutes les possibilités qui vont s’éteindre.

Mais l’illégaliste-anarchiste n’a pas agi à la légère ; il sait les risques, connaît bien son ennemi, se sent bon lutteur : il va.

Il aura à terrasser un ennemi bien plus subtil que la police, s’il veut rester anarchiste. Comme toute fonction sous un régime autoritaire, l’illégalisme déforme son homme, lui donne des habitudes, des tendances, et il est évident que le passage de l’illégalisme-anarchiste à l’illégalisme-bourgeois est des plus aisés. Nous pensons cependant avec E. Armand, que « se placer sur le terrain de la « déformation professionnelle » pour critiquer la pratique de l’illégalisme comme l’entendent les individualistes, n’est pas non plus ni très adroit, ni très concluant. L’individualiste qui a choisi comme pis-aller le travail exploitation subit une déformation professionnelle aussi marquée que « l’illégal ». Se dissimuler sans cesse et toujours devant l’exploiteur, accepter, par crainte de perdre son emploi, tous les caprices, toutes les fantaisies de l’employeur, demeurer silencieux devant les actes d’arbitraire, de tromperie, de canaillerie dont on est témoin, de peur d’être mis à la porte de l’atelier ou du chantier où on travaille, tout cela crée des habitudes dont l’exploité n’a guère à faire étalage.

L’illégaliste-anarchiste est donc notre camarade, au même titre que l’anarchiste-ouvrier, l’anarchiste-écrivain, l’anarchiste-conférencier, etc. Quand les anarchistes-moralitéistes auront révolutionné la société, ils seront tout surpris de trouver au premier rang des producteurs les illégalistes-anarchistes. — A. Lapeyre.

ILLÉGALISME. (Son aspect, sa pratique et ses aboutissants.) Le vol ? le crime ?… D’un côté le larcin — illégal, et individuel, et désordonné du miséreux sans pain, du chômeur sans ressources, du travailleur à l’index, du misérable aussi que sa naissance y prédestine, le vol, somme toute, du pauvre volant pour vivre. De l’autre, le rapt — légal, habile et socialement organisé — des bénéficiaires d’un régime accumulant le superflu : les riches volant pour emplir des coffres-forts. D’un côté les hécatombes des antres du dividende, du taudis, de la guerre qui, par privation, surmenage, consomption, violence, immolent, sur l’autel du profit, les multitudes abusées ; l’assassinat, méthodique et quotidien, d’une société pour qui les affaires valent plus que les hommes. De l’autre, le geste isolé de quelque malheureux que les circonstances entraînent à l’acte criminel et qui, en petit, renouvelle à la vie d’autrui des atteintes partout regrettables… Pour les uns — les maîtres — l’approbation des codes et des mœurs, la considération de l’opinion. Pour les autres — les esclaves — l’anathème public et la rigueur des lois. Honneur au vol, au crime d’en-haut : contre ceux d’en-bas, répression féroce !… Nous laissons aux hypocrites morales le privilège des réprobations unilatérales ; nous laissons aux « honnêtetés » officielles les démarcations qui, comme par hasard, sont des justifications intéressées d’appétits ; nous laissons aux régimes d’arbitraire une « justice » qui toujours poursuit dans le faible un délinquant, absout et encense les puissants ; nous laissons aux professionnels du jugement le triste courage et la honte du châtiment : leurs consciences et les nôtres ne connaissent pas les mêmes tourments… Nul n’a plus que nous, anarchistes, la préoccupation aiguë — et générale — de la vie humaine. Mais, dans la balance de la justice véritable — laquelle ne s’asservit ni aux intérêts, ni aux classes, ni aux haines — combien les vols et les crimes des déshérités sont légers et menus en définitive — et plus près des vitales exigences — en regard des vols et des crimes, et des maux sans nombre, que multiplie la rapacité souveraine des grands…

Il ne s’agit donc ici, à aucun moment et sous quelque face, d’épouser l’âme du juge et de faire des dosages de criminalité entre ceux qui, las d’être écrasés, se retournent contre la société qui les broie, et rusent et soustraient, frappent parfois, et ceux qui, quotidiennement, honorés et le sourire aux lèvres, dans la normale des conditions actuelle, du travail, raflent, volent et font périr des milliers de leurs semblables. Il est question moins de morale d’ailleurs que de pratique et moins de responsabilités que de conséquences. Et nous étudions l’illégalisme systématique bien plus que l’accidentel et la décision, de celui qui, privé des richesses amoncelées sous ses yeux et insultant à son droit, demande aux voies « délictueuses » des satisfactions qui se dérobent, plutôt que l’attitude de celui qui ravit par hasard et sous la poussée impérieuse des nécessités… Situant la voie, à peine choisie que les forces de « l’ordre » lui reprochent, un illégaliste déclare : « Je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de faire des victimes ? Les patrons, lorsqu’ils renvoient des ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ?… Que peut-il faire, celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir… Alors on jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre. C’est ce que j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire contrebandier, faux-monnayeur, voleur, etc., etc. J’aurais pu mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos lois, qui font un délit de la misère… J’ai travaillé pour vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis le travail a manqué et avec le chômage est venue la faim. C’est alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me reprochez… » Et il ajoute : « Si tous les nécessiteux au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant… »

Aux repus et aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance — si l’on peut dire — favorise d’un travail régulier, à tous ceux à qui le hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles, l’existence paisible — sinon heureuse — dans la légalité, il opposait — illégalité involontaire — l’argument de la vitalité éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abondance, que les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses monstrueuses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours suprême et passager aux détournements illégaux…

Mais d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la production et ne leur consent que le plus minime de la répartition, se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien. Déniant au système en vigueur (qui, sans débat préalable et sans libre acceptation, le rive à un labeur sans contre-partie équitable), le caractère de consentement mutuel qui en justifierait l’observance, ils réclament — et là commence le sophisme — au nom de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du moins l’excuse de puiser — par pratique constante — à même les biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans contrainte, des possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette argumentation ne vise cependant à élever le vol à la hauteur d’un principe ou d’une propagande et aux vertus positives d’une rénovation que dans le domaine individuel. Il demeure un moyen — amené au niveau évidemment contestable du métier — tendant à assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une résolvation limitée, étroitement particulière, de la « question sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en fait une manière d’accommodement, un acquiescement de convenance aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le plan de la légalité…

D’autres, enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolutionnaire, qui s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions idéologiques, non seulement en face d’une infériorité économique imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en recherche de stabilité, en réaction réformatrice contre un déséquilibre général et organique, la justification de leur entrée dans les magasins prohibés de la richesse.

Et l’acte illégal ainsi nous préoccupe, non plus uniquement du point de vue de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment d’élémentaire solidarité humaine, générateur d’indulgence et de compréhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire, aux fins individuelles et sociales, et d’un problème tactique dont ils ne peuvent — tant pour son esprit que pour ses aboutissants, tant pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose — éluder l’examen…



Un individu, plutôt que d’être un salarié, privé souvent du nécessaire d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait et récupérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui. A part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse d’avoir été longtemps la victime, en quoi son procédé diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons, de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie » jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi et la considération l’enveloppe. L’autre s’empare, en marge des textes, et la vindicte le poursuit… Nous ne pouvons nous rendre à cette argumentation simpliste — et d’ailleurs évidemment inexacte — qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les codes réprouvent. La contre-partie des institutions légalistes ne constitue pas mécaniquement l’édifice de notre idéologie. N’est pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et les souffrances démesurées, quoique unilatérales — si elles nous rapprochent d’un homme — ne modifient pas la valeur intrinsèque d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le second larron a dupé — en soutirant, aux fins d’utilisation personnelle, l’équivalent monétaire du produit — le premier ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale qui laisse intacte la nature de la frustration ?…

Le vol illégal — tout comme le vol-métier que régularise la loi et qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un droit de cité de vertu et d’honnêteté — est en désaccord avec les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en nous le sentiment de la justice. Nous le rencontrons sous notre critique et il encourt notre réprobation à l’examen des inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à l’illégaliste anarchiste — tout comme au patron, au commerçant anarchistes, entre autres — cette clarté, cette logique et cette propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté (très éloignée de celle que prônent les manuels d’une éthique asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état presque introuvable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de l’anarchisme qui veut que les biens issus de la productivité générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus forte raison, des non-producteurs…

La jouissance sans production (il n’est nullement question, je le répète, de contester le droit — imprescriptible — de toute unité humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est un pis-aller accidentel, un expédient momentané ; chronique, elle n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conservatrice, de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés des biens détenus, n’ont rien de plus pressé que d’en poursuivre — avec une frénésie accrue — la récupération…

Le mérite est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées. Mais peu nombreux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes. Mais, s’il serait arbitraire le faire entrer dans l’anarchisme le commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le « débrouillage » du réfractaire économique plus ou moins conscient. Il y a la, de part et d’autre, pour chacun, toute une série de moyens particuliers propres à sauvegarder son existence d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand nous défendons ainsi le champ actuel de notre être, il n’y a qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens de notre mouvement et ses fins attendues. Mais nous ne nous insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits à la force et au milieu sous les injonctions de nos besoins ou la sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir — dans le domaine des relativités — reconquis l’équilibre que nous ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes…



Que l’anarchiste qui demande le soutien de son existence aux artifices et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement parasitaire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent notre attitude à l’égard des individus. Mais nous présenter les pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la balance des situations. Car — j’y reviens à dessein — la « reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des modes de ravissement et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre — quoique par préhension secondaire — les autres hommes de l’avoir social. Il ne vise pas au redressement des répartitions disproportionnées d’un système et au rétablissement de l’harmonie. Il ne concourt (toujours en tant qu’illégaliste « terre-à-terre », bien entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui, tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les autres des richesses indûment acquises), les bases du régime demeurent incontestées et inébranlées.

En la quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette occasion, ses principes à l’étal. Il n’en revendiquera point quelque légitimité. Il a tout intérêt à ne pas attirer l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie, adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi ou préférence délibérée, sa « carrière » demeurera cachée, inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses agissements spéciaux et clandestins. Ni le dépouillé, ni l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement qui tait la propagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne sera anarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui ne cesse d’être compromettant par-delà les « heures de travail » le fera s’écarter de la propagande ouverte. Redoutant le coup de filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes, la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action, la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres, un mirage. Partout le risque l’accompagne et, comme tant d’insoumis, de déserteurs — autres réfractaires, et de philosophie parfois plus avérée cependant, et de plus sûre base anarchiste — ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous tâchons de garder des superficielles préconisations et des choix précipités : nous ne condamnons point et chacun reste juge de ses options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions, vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales destinées et nombre qui, au départ, en louvoyant, voulaient vivre, se sont éteints dans ses bras.

Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Tout ce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme…

A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure — avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal — une exploitation indirecte du producteur et consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif ou l’abusif pavillon… Le vol d’ailleurs, même en dehors du blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières où opèrent des chantages d’envergure sont, sur ce point, particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans le traitement subi par les opérants. Contre les uns, le régime (dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tourner les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épargne pas les autres : le menu fretin et les en-dehors.

Pour donner le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder d’inquiétantes généralisations, pour sauver enfin la façade d’une morale (tournée vers le peuple, comme la religion) qu’il a besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opérations, le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs émissaires…

Mais si l’illégalisme d’en bas — qu’anime ou non une philosophie de révision sociale — porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps, incompris et honnis), si ses attitudes sont parfois à cet égard satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au passage quelques confuses et circonspectes sympathies, ce sont celles qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exaltaient déjà les fabliaux et le Roman de Renart. Cet illégalisme s’apparente, pour la masse, à l’éternelle réaction frondeuse contre le règne et les choses établies et traduit sourdement le fondamental individualisme de notre race. Mais l’anarchisme de ses commettants n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà, sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances criminelles. Et l’anarchisme traîne après lui — plus ombre que lumière ! — la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentissants s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à en faire aimer les desseins. Et l’anarchie — dressée en libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents, revendiquant la vie fière et fraternelle — frappe surtout les esprits comme un faisceau de brutalités vengeresses, agrippeuses et, sans scrupules…



Je ne dirai qu’un mot de ce que l’exercice de l’illégalisme comporte, éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de tendances irrégularistes, etc. Il a sa contre-partie de mensonge, de dissimulation, de fourberie et de violence… Ses tares et ses déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère et l’indépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une mise à la merci d’enchaînements tout aussi déformants. Et l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépendances coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs insoupçonnés. Reconnaissons toutefois que la pratique de l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire (cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux et le don désintéressé. Un certain détachement de la propriété caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart de la thésaurisation, les rend plus aptes à l’aide large et spontanée.

On a cité souvent des traits de sacrifice et de dévouement qui dénotent que leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel de la sociabilité. Si de lâches dénonciations — nombreux sont les réguliers qui ne leur cèdent rien en laideur policière — ont amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs campagnes, des fidélités inflexibles et des confiances intrahies jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un niveau de loyauté droite et d’abnégation qui ne fleurissent pas d’abondance — il s’en faut — chez maints desséchés légalistes, honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de l’État. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une flamme inattendue quelques figures proscrites et méconnues… Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste illégaliste qui lutte pour conserver à sa personnalité les caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de tolérance ou de sympathie, il faut souvent du courage et de la ténacité — et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance morale de tous les instants — à l’anarchiste « régulier » qui asseoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insidieuse et envahissante, et le maintien final de convictions quotidiennement disputées, n’en sont pas moins valeureuses…

S’il ne cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois, tout comme les pratiquants plus ou moins incorporés à diverses catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il conserve, lui aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son potentiel anarchiste, c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie. Où sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel, est vraiment une réalisation anarchiste, pure de compromissions ? Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui possible, puisque tous sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns et les autres, sans amputer, dans une mesure variable, notre idéal ?… Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste, d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie, en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ; elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches : elle ne peut être altération ; elle est solidarité : elle ne peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous avons à le vaincre et à le repousser. L’illégalisme de l’économie quotidienne — aussi bien que le légalisme — est dans la nature et la, vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est un étranger, corrupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé de lutter pour se conserver… Nous ne pouvons, aux uns et aux autres, d’ailleurs — légaux ou illégaux — accorder ce caractère anarchiste sur la foi d’allégations superficielles et de confusions nominales et sur la similitude des terminologies. A qui prétend être des nôtres, nous demandons — au moins pour un minimum qui est notre critérium et notre garantie morale — dans la mentalité générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts avec l’environ, dans ce qu’il a — en lui et autour de lui — réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse, anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des fidélités proclamées… Et si nous demeurons, à quiconque, et par-delà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité, nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos propres yeux nous avons tant de peine à mériter…



Il est un facteur — un facteur réaliste — qui doit nous rendre circonspects à l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour les tentations, à certains yeux riantes, de ses abords. À l’encontre d’affirmations entachées de légèreté et insuffisamment documentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les traquenards et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause. Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle meute il vient — par un seul parfois, mais irréparable premier acte — de jeter à ses trousses. Il n’a pas, généralement, soupçonné, évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre, et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée. Les jeunes surtout — recrues courantes et faciles — n’en ont vu que les dehors aisément triomphants et la séduction d’une trompeuse — et hélas ! combien précaire — liberté ! Et quand ils y ont engagé leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage, compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour ressaisir leur jeunesse prise dans l’engrenage…

Combien, pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir jusqu’aux perspectives du retour à la plus banale des vies contemporaines. Que de forces gâchées, que de fortes et précieuses individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères. Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies inconsidérées — parmi lesquels se glissent parfois peut-être quelques manœuvres canailles de police — et qui, pour quelque rapt « en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse monnaie : « crime contre la sûreté de l’État », le bougre tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur geste terriblement enfantin quand on songe aux conséquences ? Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête au bourreau, d’autres agonisent dans les pénitenciers, se consument dans les geôles. O jeunesse sacrifiée ! Pour un vol de ciboire — en groupe — dans une église — un ciboire vendu cent sous à un receleur ! — j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai qu’ils savaient

À l’âge où l’on se précipite dans les bras accueillants de l’illégalisme (ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne sait pas, on croît savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe. On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression, leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense » brusquement posée devant la fuite du cambrioleur, la « précaution » ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres : les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais en lui l’incapable, ni le malchanceux. C’est comme à la guerre : s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là… On a aussi répété devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier, comme la brute ignare, l’imbécile et la poire. Et l’on a fait, de l’herbe dans la main, la culture de la dignité. Et le moindre effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme ? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions, une promenade romanesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré du moi — faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux intellectualisme — les éducations et les aberrations conjuguées, servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes inéclairés et sans conscience de l’illégalisme mangeur de jeunesse et la proie des vindictes aux aguets… Rien n’est plus traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne vous rend, si chèrement payée, la faculté de vos mouvements que l’illégalisme. Pas une branche d’activité peut être où le passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte, pas de rêts qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de se reconquérir… Des nôtres égarés sur les pentes fatales de l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute les enfonce : la société, presque toujours, les achève ! — Stephen Mac Say.


ILLÉGITIME adj. Qui n’a pas les qualités requises par la loi. Qui est injuste, déraisonnable.

On emploie souvent le mot illégitime dans le mariage ; par exemple on appelle un enfant illégitime l’enfant né hors du mariage.

S’il fallait tracer une limite entre ce qui est légitime et ce qui est illégitime, on serait souventes fois bien embarrassé. Prouver d’abord la légitimité de la loi serait une besogne ardue et sujette à maintes controverses. Pour nous, anarchistes, est illégitime tout ce qui est en dehors de la raison, de la logique et qui s’impose par autorité. Le patronat, la propriété, le commerce, l’autorité (Voir ces mots.) sont illégitimes. Tout ce qui fait pression sur l’individu, tout ce qui le régente, l’exploite, le spolie, le brime, mutile son autonomie est illégitime.


ILLOGIQUE adj. Ce qui est contraire à la logique Comme ce qu’on appelle la logique (voir ce mot) est une chose fort complexe, eu égard que chacun a, à peu près, sa logique particulière, il est fort malaisé de définir ce qui est illogique.

Tel acte, telle chose peuvent paraître à d’aucuns parfaitement logiques, alors qu’à d’autres, suivant leur objectivité particulière, ils semblent foncièrement illogiques.

Cependant certains faits semblent, pour qui veut bien se donner la peine de réfléchir, d’un illogisme flagrant.

N’est-ce pas, par exemple, illogique que de se donner toute une multitude de représentants dans d’innombrables assemblées délibérantes alors qu’on pourrait tout aussi bien s’en passer ? N’est-ce pas illogique d’accumuler armements sur armements pour obtenir le maintien de la paix universelle, alors qu’il serait beaucoup plus simple de supprimer totalement les armées ? N’est-ce pas illogique que le maçon qui construit des maisons habite dans un taudis ? etc., etc. Du reste, tout ce qui se passe dans la société actuelle, la société elle-même, les hommes qui la composent ne sont-ils pas illogiques ?

Faire appel à la simplicité dans nos rapports et dans notre manière de vivre, éviter tout appareil compliqué de l’existence, voilà la meilleure façon de supprimer l’illogique.


ILLUSION n. f. (du latin illusio ; de illudere, tromper). Erreur des sens ou de l’esprit qui fait prendre l’apparence pour la réalité. Pensée chimérique.

Le cerveau humain est un véritable laboratoire d’illusions — l’homme aime à se forger des mensonges avec lesquels il garnit son existence. On dirait qu’il a peur de contempler la vie sous son véritable jour.

Il y a des illusions collectives qui sont bien les plus néfastes et les plus préjudiciables au progrès social. Telle est l’illusion parlementaire (voir les mots : abstention, élection, parlement, etc.) qui fait que des nations entières, malgré qu’elles aient été trompées, bafouées, dupées, exploitées, saignées plusieurs fois par les hommes en qui elles avaient eu confiance, croient encore pouvoir par les élections transformer leur sort et l’améliorer. C’est particulièrement dans le peuple que cette illusion est néfaste — car elle est le frein qui l’empêche de se révolter.

Faire illusion a quelqu’un : le tromper. Exemple : les politiciens d’extrême-gauche font illusion à la classe ouvrière en se présentant comme des révolutionnaires qui cherchent à assurer le bonheur du prolétariat, alors qu’ils ne rêvent qu’à décrocher des mandats législatifs et les portefeuilles ministériels.

Perdre ses illusions à l’égard de quelqu’un : reconnaître que tel qu’on croyait intègre ou bon n’est qu’une crapule ou un méchant.

Beaucoup de gens désabusés ou enrichis qui, jadis, par snobisme ou jeunesse militaient, et qui, après position faite, se sont retirés, disent : « Oh ! j’ai perdu mes illusions ». Le mot illusion a, dans cette phrase, le sens de combativité, espoir, conviction — car l’homme qui parle ainsi ne veut que fournir une raison à sa désertion de la lutte ou à la disparition de sa foi dans l’idéal.

Mais cet homme ne fait illusion à personne, car l’on sait très bien que ses « illusions » ne furent jamais ancrées bien solidement en lui et que son égoïsme est la seule cause de sa béatitude ou de son indifférence présentes.

« Avoir perdu ses illusions » dans ce sens, c’est avoir acquis une mentalité de résigné… ou de jouisseur.


IMAGINATION n. f. Faculté de se représenter les objets par la pensée. Faculté d’inventer, de créer : on vante, par exemple, l’imagination d’un écrivain.

Chose imaginée ; idée, conception : l’imagination d’une société anarchiste, c’est-à-dire vivre, par la pensée, une société libertaire.

Au sens figuré, le mot imagination veut dire opinion sans fondement. Exemple : croire que de l’autorité peut naitre la liberté, c’est une pure imagination.

Dans la vie courante, l’imagination échafaude des faits qui n’ont pas existé et qui, cependant, sont offerts sous les auspices de la véracité. Ici intervient souvent la vanité (la sotte gloriole de faire croire qu’on a vu ou qu’on sait) ou la malfaisance (intention de nuire) parfois même, et d’autant plus souvent que le cas est plus grave, plus saisissant, la suggestion. On a vu, sous son empire, des individus, après avoir vulgarisé des récits de toute fausseté, être pris à leur propre piège et arriver à se tromper eux-mêmes à force d’entrer « dans la peau du personnage ». Parfois la part volontaire de l’imagination disparaît même totalement et, de bonne foi, dominés par la suggestion seule, des gens garantissent l’authenticité des événements qu’ils décrivent, des spectacles dont ils croient avoir été le témoin. La conscience elle-même se trouve ainsi abusée et le mensonge des faits imaginés se déroule dans la plus complète irresponsabilité. Dans maintes causes célèbres, les tribunaux ont été influencés par des dépositions de cet ordre et il n’est pas rare que des innocents, enveloppés à la fois dans le réseau des imaginations calomnieuses et les dénonciations sincères de la suggestion, aient payé de leur liberté ou de leur vie la légèreté d’accueil des professionnels du jugement. L’impressionnabilité des névropathes, la coalition malsaine et moutonnière du voisinage hostile ont donné prestige d’évidence à des apparences ou des coïncidences malencontreuses. Et des tracés fictifs, des précisions d’ordre imaginatif ont trouvé, dans l’insouciance sereine des « machines à condamner » ou dans le bloc influençable d’un jury qui vient, lui aussi, « de la rue », les conditions et l’atmosphère d’un nouveau crime…

Les faibles d’esprit sont, plus que d’autres, à la merci des divagations de « la folle du logis ». Ils se créent, par son jeu, des périls et des maux imaginaires… La superstition — élément de la thaumaturgie et alliée naturelle des religions — rend, par les voies du miracle et du surnaturel (apparitions, confidences, prophéties, simples déclarations) des visites intéressées à la crédulité. Et les fantaisies de l’imagination, en l’occurrence, (relations tendancieuses du passé, mensonges enrôlés, présent altéré, « accommodé », propos et attitudes falsifiés, agencements et hypothèses post-mortem, etc.), les combinaisons fantasques et incontrôlées des règnes, des ambitions et des sectes quittent les sphères de l’invention particulière pour celles de la « certitude » générale. Et la fable, à travers les religions et les religiosités, portée par l’ignorance et la passivité des masses, devient l’histoire…

En philosophie, on appelle imagination (ou imaginative : faculté d’imaginer) la faculté de se représenter mentalement des choses absentes. C’est la propriété de l’esprit qui permet le rappel de l’image et la capacité de dissocier les éléments des sensations conservées pour échafauder des constructions purement fictives, ordonner des conceptions sans correspondant réel et, par la suite, plus ou moins concrétisées. L’imagination revêt plusieurs formes ou caractères (classification spéculative, bien entendu, sériation d’étude) selon la nature et l’étendue de ses opérations. Elle est tour à tour reproductrice, destructrice, combinatrice ou créatrice.

Dans le premier cas (reproductrice) elle est dite aussi passive et se confond pour ainsi dire avec la mémoire (voir ce mot) dont elle est un des aspects. On ne pourrait d’ailleurs sans subtilité la distinguer que par la vivacité de l’image, en laissant à la mémoire le privilège de la localisation, du rejet dans le temps. L’imagination reproductrice (ou mémoire imaginative) ne fait que rappeler en son intégralité — le rappel incomplet n’est ici qu’un vice, une faiblesse de la faculté imaginative — la sensation première, et non seulement des formes et des couleurs, mais encore des sons, des contacts et même des saveurs et des odeurs, etc., ainsi que les événements psychiques passés. C’est l’image telle que nous l’avons emmagasinée lorsque l’objet nous est apparu ou que les faits nous ont frappés. Telle l’image complète d’un cheval… L’image, violente au point de se confondre avec la sensation initiale et d’être prise pour elle s’appelle hallucination. La succession des images dans le sommeil constitue le rêve (voir ce mot). Dans l’état de veille, les images (traces des sensations anciennes) peuvent se mêler aux sensations présentes et former un tout actualiste plus ou moins conscient : nous avons alors les illusions ; les rêveries, l’extase, etc.

L’imagination est davantage active (ces dénominations d’active et de passive conservent un sens relatif, mais facilitent l’exposé) dans les trois autres cas qui sont l’imagination proprement dite. L’imagination destructrice ou analytique décompose les images réelles en leurs différentes parties. Elle distinguera par exemple le buste humain et le corps du cheval. L’imagination combinatrice assemble dans un ordre quelconque, et non nécessairement harmonieux, les éléments fournis par l’imagination destructrice. Ces deux opérations sont le plus souvent mêlées au point de nous apparaître comme simultanées. On obtiendra ainsi, en unissant le corps du cheval au buste humain, l’image du Centaure. On combine de même la chimère, la sirène, l’aigle bicéphale, etc. En un certain sens, le rêve est un résultat de l’imagination combinatrice mais dont l’action, toute automatique, se déroule dans l’inconscient, ou du moins dans le subconscient. L’imagination combinatrice d’exercice volontaire est apte aux manifestations de l’art, mais elle demeure une transposition fragmentaire du réel, la coordination fantaisiste d’éléments exacts reconnaissables…

L’imagination créatrice (où l’esthétisme a son domaine le plus étendu) est une forme intensifiée, et souvent idéalisée, de l’imagination combinatrice. Elle a en celle-ci ses bases et sa naissance, mais elle s’enrichit d’un facteur nouveau. Elle groupe, elle aussi, après dissociation préalable des réserves imagées, les éléments de la réalité, mais à un tel degré, parfois, qu’elle en rend impossible l’identification. Et elle opère d’après une ordonnance rationnelle (raison propre à l’individu créateur, à l’artiste) et dans un dessein esthétique. Le tout imaginé — orienté par une idée directrice — comporte son harmonie, ou au moins sa recherche, sa tendance. Il doit exprimer une idée, traduire un sentiment, éveiller, du sensuel au cérébral, les vibrations les plus variées, faire naître l’émotion, la joie, l’enthousiasme, suggérer aussi l’inhabituel, etc. L’œuvre d’art devient ainsi un symbole, car un signe matériel représentant une idée immatérielle (sit syrnbolum translucens) ce n’est plus une combinaison, un « jeu de patience » en quelque sorte, l’ingéniosité sans boussole de quelque arlequinade, c’est une harmonie dans le sens platonicien, un arrangement dont la raison accuse la maîtrise et balance et fixe la ligne… La poésie, le roman, les arts picturaux et plastiques, la religion, la sociologie, etc., ont recours aux artifices imaginatifs. Les agglomérations, les agrégations nouvelles, imprévues, originales et en même temps expressives et, en principe, sensées de l’artiste ou du théoricien sont parfois de véritables anticipations. Les sources scientifiques ou les données rationnelles des « imaginations » d’un Jules Verne, d’un Bellamy, d’un Wells, laissent une porte ouverte à l’improbabilité. Et la féerie — sans être prescience — peut se trouver d’accord avec l’avenir…

Malgré la parenté originelle de l’imagination et de la mémoire, et bien que l’imagination soit, à proprement parler, la faculté des images, et que ce terme soit emprunté au sens de la vue, on peut dire qu’il y a une imagination de tous les sens. Il y a une imagination des notions auditives, comme de la gamme chromatique. On se rappelle mentalement les airs que l’on a entendus et un musicien compose de tête. L’art musical de la composition arrive à s’affranchir de la présence du son… Il y a même une imagination du tact. L’aveugle reconnait les lettres au toucher ; l’aveugle de naissance peut être géomètre, il a une géométrie tangible, comme nous avons une géométrie visible. Sans doute on évoque difficilement une saveur, une odeur. Cependant le dégustateur, au moment où il goûte un vin, se représente le bouquet d’autres vins et compare la sensation actuelle à la sensation antérieure retenue par la mémoire imaginative…

Ce serait trop nous étendre ici que d’analyser l’imagination, d’en scruter minutieusement la matière et le mécanisme. Retenons que partout elle est, comme les Grecs le disaient des Muses, « fille de Mnémosyne ». Plus riche sera notre magasin sensoriel, plus nous aurons entreposé d’images, et plus sera aisée et féconde l’activité de « la reine de la fantaisie »… Elle étend ses matériaux du physique au mental, de l’extérieur à l’interne. Elle met à contribution le sentiment, comme la raison. L’intelligence la seconde, qui l’épure et en ordonne le champ. L’habitude en assouplit l’usage… Outre qu’elle est toute-puissante dans l’art, l’imagination favorise aussi l’essor des sciences abstraites comme celui des sciences de la nature. Elle manie l’hypothèse, comme l’expérience. Elle est la mère des plus délicates comme des pires inventions. Elle est, avec l’art, sur le chemin des préhensions sensibles qui élargissent et tonifient nos connaissances. Elle vient en aide, dans la vie, aux bâtisseurs d’utopie, ces réalités de demain. Car elle est, au premier chef, la faculté de l’idéal… Le savoir véritable en restreint les dangers, en discipline les écarts, met un frein de vérité à ses vagabondages erronés. « Moins l’esprit comprend, dit Spinoza, plus grande est la faculté qu’il a de feindre ; et plus il comprend, plus cette faculté diminue ». L’imagination demeure, pour l’homme sain, le vaste monde inexploré, la zone sans borne des jouissances affinées. Elle est, pour l’homme enchaîné, la région où l’acharnement même des bourreaux ne peut se saisir de sa liberté. Jusqu’au sein des prisons l’homme, dans la vie imaginative, trouve le refuge suprême qui souvent lui conserve la vie… Et pourtant, si nous lui devons « la parole ailée », l’imagination a servi la découverte de ces horreurs destructives que sont les « gaz asphyxiants », triomphe des hécatombes prochaines. Et cependant, quand nous nous penchons sur l’environ résigné et que nous voyons, prostrés en cohortes innombrables, les malheureux dont les religions, les politiques ont, comme disait Fournière, « chloroformé leur douleur de vivre » par la promesse de demains apaisants et d’au-delà compensateurs, nous ne pouvons nous empêcher de penser que si elles n’avaient pu, — ces victimes —, par l’illusion imaginative, s’échapper parfois de la souffrance et de la médiocrité où elles languissent, elles en auraient depuis longtemps tari les causes. Et la révolte elle-même, leur salut pourtant, n’aurait plus d’objet… — S. M. S.

Ouvrages a consulter : H. Spencer : Psychologie. — Th. Ribot : L’Imagination créatrice. — Bain : Les Sens et l’Intelligence. — Rabier : Philosophie. — G. Séailles : Le Génie dans l’Art. — Taine : L’Idéal dans l’Art. — Wundt : Psychologie Physiologique. — Boirac : Philosophie. — Guyau : Esthétique. — P. Janet : L’Automatisme psycho. — Luys : Le Cerveau et ses fonctions. — J. Sully : Les Illusions des Sens et de l’Esprit. etc…


IMBROGLIO n. m. Mot italien qui veut dire confusion, embrouillement. Situation confuse et très compliquée. Exemple : le recueil des lois est un véritable imbroglio dans lequel même les légistes se perdent. Tel aussi l’imbroglio, à point renforcé par les intéressés, des responsabilités de la guerre.


IMITATION n. f. (du latin imitatio). L’imitation consiste dans la reproduction d’une chose semblable : mouvement, œuvre, etc. Parmi les êtres animés qui avoisinent l’homme, le singe nous donne les exemples les plus parfaits, aux confins de la conscience, de l’imitation humaine susceptible d’éducation. On obtient de curieuses imitations du même ordre avec les animaux les plus divers : chiens, chats, chevaux, oiseaux, otaries, jusqu’aux grenouilles. Chaque catégorie d’animaux a, du reste, ses imitations spécifiques. Mais l’imitation qui nous intéresse le plus ici est celle qui se fait parmi nos semblables… Elle est, pour l’enfant, aux portes mêmes de la vie et parmi les premières effectivités de la connaissance. Avec elle se vainquent les premières timidités et se fait l’apprentissage de l’action, les tâtonnants essais du langage. L’imitation le poursuit d’ailleurs inéluctablement. Jusqu’au terme éducation qui désigne la codification savante de ses influences et renferme le dessein d’amener à imiter. Tout concourt à retenir la jeunesse dans les lisières de l’imitation et l’homme fait ne s’en évade jamais complètement… L’imitation est à l’origine de presque tous nos édifices et c’est une condition de nos habitudes. Les arts mêmes lui doivent leur essor. « L’esprit d’imitation a produit les beaux-arts », rappelle Rousseau. Peinture, sculpture ont conservé cette désignation même « d’arts d’imitation ». Néanmoins, l’art qui, dans ses éléments, ne peut couper les ponts autour de lui, s’élève et s’épure à mesure qu’il se personnalise et conquiert ses propres formes d’expression comme la liberté même de ses sujets. « Trop d’imitation éteint le génie », disait Voltaire.

« La faculté d’imitation est tellement inhérente à la nature humaine qu’on la considère généralement comme le résultat d’un mécanisme tout simple. Or il n’en est pas de plus complexe dans la physiologie. C’est une question encore controversée que de savoir, dans telle manifestation d’un individu quelle est la part de l’hérédité et quelle est la part de l’imitation. Beaucoup d’auteurs ont affirmé que les oiseaux, par exemple, chantent et font leur nid par simple instinct héréditaire. Wallace prétend, au contraire, que les jeunes oiseaux apprennent de leurs parents le chant spécifique et la nidification… Quoi qu’il en soit, si l’on ignore encore quelle est la part de l’hérédité dans le chant spécifique des oiseaux, du moins est-il bien certain que beaucoup d’oiseaux peuvent apprendre à chanter comme d’autres oiseaux, quand ils sont assez jeunes. Là, il y a sûrement imitation, comme dans le cas de l’enfant qui apprend à parler la langue qu’on lui enseigne, même si ce n’est pas la langue de ses parents. » (Larousse)

Si féconde, à l’aube, soit l’imitation, il faut savoir, dans la vie individuelle et sociale, s’affranchir de sa paralysie, de sa stagnation. Rien ne mesure la faiblesse d’une époque, d’une race comme l’étendue de sa capacité imitative : « N’attends rien de bon du peuple imitateur », disait La Fontaine. Il entendait ainsi la foule, telle encore que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses terribles flux et reflux moutonniers. Le grand nombre a besoin qu’on lui trace un chemin, qu’on lui assigne un but, qu’on l’enserre dans une série de gestes collectifs, qu’on galvanise sa marche par des exemples. L’humanité suiveuse (cette vaste enfance), qui se regarde dans autrui et y cherche le signe de son destin, enferme son horizon aux bornes de la copie. La masse amorphe, crédule et tremblante, encline à s’immobiliser dans les préjugés et l’accoutumance, attachée à dire, à reproduire imitativement plus qu’à modifier, à innover, à révolutionner, n’a guère qu’une vie répéteuse et sensiblement mécanique. Les anarchistes se heurtent, en l’esprit d’imitation, à un des obstacles les plus sérieux dressés devant leur propagande. Penser, agir par soi-même exige des intéressés la mise en œuvre d’une somme d’énergie que la plupart trouve plus commode (loi du moindre effort) d’user en contraintes au jour le jour. L’imitation, si elle a pour rançon la souffrance collective, la misère et l’oppression, ne leur demande pas de sortir du troupeau. Elle n’appelle pas un acte volontaire qui est pour eux un véritable arrachement. Elle répond au contraire à leur apathie foncière, à un besoin insurmontable peut-être — du moins insurmonté — d’effacement, de nivellement. Ceux-là qui sortent de la masse en arrivistes ne cessent pas, à leur manière, d’être des imitateurs quoiqu’ils mettent quelque ténacité à resserrer leur zone — une zone admise — d’adaptation. Car l’idée d’émerger vraiment, d’être autre, d’être un, de s’exposer aux feux croisés du sarcasme et de la réprobation, de la répression peut-être, donne à la généralité le vertige. Elle s’étonne d’ailleurs qu’on dépense son courage pour une originalité dont elle n’a pas le goût et dont elle conçoit à peine les joies… Augmenter toujours le nombre de ceux que passionne une vie personnelle, fière et libre, est cependant la tâche à laquelle est lié l’avenir même de l’anarchisme. — Lanarque.

A consulter. Le Dantec : Le Mécanisme de l’Imitation. P. Bonnier : L’Orientation. G. Tarde : Les lois de l’Imitation. etc…