Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/05

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Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 68-80).


V

DOUCEUR ET BARBARIE DE L’ÎLE NATALE


Quand le poète écrivit et publia l’Aurore, le Bernica, la Ravine Saint-Gilles, le Manchy, il n’avait certainement pas l’intention de nous présenter son île natale comme un pays barbare[1]. Il nous la présentait plutôt comme un paradis.

Il ne l’avait jamais oubliée[2].

Elle était souvent dans les Poèmes Antiques, sans que le lecteur en fût averti. C’était, en effet, baeucoup d’après la physionomie pittoresque de l’île Bourbon, qu’il avait imaginé celle de la Grèce[3]. Et, certes, il pouvait le faire. Dans les deux pays, la mer creuse profondément les rivages au pied de montagnes hautes et dentelées. Dans les deux, beaucoup de lumière, une chaleur modérée, des oliviers, des orangers, des palmiers, des abeilles et des oiseaux, la vie pastorale, point de fauves. C’était beaucoup aussi d’après l’île Bourbon que s’était faite son idée de la Grèce antique. Qu’était, en effet, pour lui ce pays privilégié ? Un Éden, une terre aromatique, lumineuse, chaude, bien arrosée, qui produisait des hommes beaux, sains, robustes, bons et aimants. Mais cet Éden, le poète, à bien des égards, l’avait trouvé dans son île, demeurée longtemps primitive, peu habitée, où la vie était abondante et facile, la population belle et saine, les mœurs douces, sauf quand les blancs maltraitaient les noirs. « N’est-ce pas un paradis ? » dit Marcie, l’héroïne d’une de ses nouvelles. Ce paradis qu’était encore l’île Bourbon au temps de sa jeunesse, Leconte de Lisle se figura que la Grèce antique l’avait été.

Ainsi il avait transporté l’île natale, simplifiée d’ailleurs et embellie, dans les poèmes grecs du premier recueil.

Et parfois aussi on pouvait en apercevoir l’image dans les poèmes indous du même recueil. Par exemple qu’est-ce que Valmiki découvre à ses pieds en s’élevant sur la montagne où il attendra la mort ? N’est-ce pas, agrandi, le paysage que le poète voyait se dérouler devant lui quand il escaladait les monts qui s’élevaient derrière la maison paternelle ?

Toujours présente à son esprit, même quand l’histoire de ses héros les situait en d’autres régions, l’île natale se présentait à sa mémoire quand il cherchait un refuge contre les déceptions de l’amour et de la politique. De là ces poèmes : l’Aurore, le Manchy, la Ravine Saint-Gilles, le Bernica.

L’Aurore a une conclusion amère. Le poète dit que c’en est fait des jours de sa jeunesse sacrée, des belles années de sa florissante vigueur ; lassé de voluptés, haletant du désir de mille chimères, il a désappris les hymnes que lui inspiraient les monts sublimes, les flots sacrés, les bois amis de cette nature, qui, elle, vit et palpite encore. Pourtant, quand au début du poème il décrit cette vie magnifique, comme on sent bien qu’elle l’enchante et l’enivre toujours, qu’elle sait l’adoucir et l’apaiser !

Aux derniers vers du Manchy, il songe tristement que le charme de ses premiers rêves repose maintenant sous le sable aridu des grèves parmi les morts qui lui sont chers. Pourtant, avec quelle douceur il a d’abord évoqué la vision des yeux d’améthyste sous les cils mi-clos, des boucles d’or sur l’oreiller, et de tout ce gai décor des matinées dominicales !

Dans le Bernica, le spectacle d’un monde charmant, heureux, invite l’âme du poète à s’en pénétrer, à s’y plonger, à y revêtir la robe de la pureté première, à s’y reposer en Dieu silencieusement.

Dans la Ravine, une nature, forte sans ivresse et sans emportement, apporte l’exemple d’opposer aux sanglots, aux rires et aux larmes, un cœur impossible et la puissance du rapide éclair que donne l’Espérance :


Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu.

Mais ce peu de lumière à ce néant fidèle,
C’est le reflet perdu des espaces meilleurs !
C’est ton rapide éclair. Espérance éternelle,
Qui l’éveille en sa tombe et le convie ailleurs !


Ces poèmes où l’île Bourbon nous apparaît donc comme un refuge enchanteur contre la souffrance, l’auteur les a pourtant fait entrer dans le recueil des Poèmes Barbares. Il a placé le Bernica entre les Jungles et le Jaguar, l’Aurore entre la Panthère et les Jungles, la Ravine après les Hurleurs, le Manchy entre la Forêt Vierge et le Sommeil du Condor. C’est que toute l’île Bourbon est bien, comme il le dit du Bernica, un « lieu sauvage ». Elle est sauvage par le caractère particulier de sa nature et de ses habitants. Elle est barbare par son exotisme.

À cet exotisme, il avait été d’abord assez insensible. Il l’avait même presque systématiquement exilé des poésies que l’île lui inspirait.

Le plus ancien de ses poèmes sur l’île Bourbon qui sont entrés dans les recueils définitifs est la Fontaine aux lianes. Il parut dans le tome VI de la Phalange en 1847. Il ne fut pas recueilli par les Poèmes Antiques. Il prit place plus tard, assez remanié, dans les Poèmes Barbares, et c’est le seul poème du recueil qui soit antérieur aux Poèmes Antiques.

Or, l'exotisme en est à peu près banni. Le poète nous transporte dans un bois de son pays, et il nous le dit : « Ô bois natals ! » Mais si les palmiers n'étaient pas nommés une fois, si les lianes ne l'étaient pas dans le titre et de nouveau plus loin, rien ne nous inviterait à fixer la scène dans une île tropicale : les fleurs y sont des roses et des nénuphars ; les animaux, des abeilles et des oiseaux, dont ni la couleur, ni la forme ne sont déterminées :



Au bord des nids, ouvrant ses ailes longtemps closes
L’oiseau disait le jour avec un chant plus frais.


Il semble qu'éliminer la couleur locale soit à ce moment chez Leconte de Lisle un parti-pris, qu'il vise comme un classique au général, et c'est ce qui fera dire à Flaubert après les Poèmes Antiques : « Il lui manque la faculté de faire voir ; le relief est absent[4]. »

D'un caractère plus général encore est Nox des Poèmes Antiques. On y trouve la mer et des forêts. Mais quelle mer et quelles forêts ?

Il y a un peu plus d'exotisme, pas beaucoup plus, dans deux nouvelles en prose publiées en 1846 par la Démocratie pacifique : Marcie, dont les paysages sont manifestement l'ébauche du Bernica, et Saccatove, qui est l'ébauche de l'Aurore[5].

Ainsi, même dans ses nouvelles en prose, Leconte de Lisle ne semble pas s’attacher d’abord à peindre ce que la flore et la faune de son pays ont de particulier. Il réagit contre le romantisme par la recherche du général plutôt que par celle d’un exotisme moins artificiel.

Mais après les Poèmes Antiques il n’en est plus ainsi.

Le Manchy, le Bernica, la Ravine Saint-Gilles : voilà des noms particuliers. Manchy est un mot local qui désigne un objet utilisé à Madagascar et dans les îles voisines. La ravine Saint-Gilles et le Bernica sent des lieux déterminés. L’exotisme des pièces commence donc avec les titres.

Et il est abondant.

Dès la première strophe de la Ravine et dès le premier vers nous sommes sous les bambous grêles. À la troisième strophe, nous voyons la liane suspendre ses cloches roses ; à la quatrième, le cactus éclater près des vétivers, les aloès fleurir, le cardinal écarlate troubler les colibris. À la cinquième, surviennent les vertes perruches ; à la sixième, des bœufs, mais qui sont de Tamatave ; à la septième, une sauterelle, mais qui est rose ; à la neuvième, la caille et le chat s’agitent dans la savane. Et voici, pour garder les bœufs, un homme qui n’est de chez nous, ni par sa couleur, ni par son costume, ni par sa chanson, ni par son rêve :


Et quelque Noir, assis sur un quartier de lave,
Gardien des bœufs épars paissant l’herbage amer,
Un haillon rouge aux reins fredonne un air saklave
Et songe à la grande Île en regardant la mer.


Peut-être doit-on dire qu’il y a dans la Ravine plus qu’un site de l’île Bourbon, mais toute la flore, toute la faune, toute la lumière, toute la géologie de l’île.

Le Manchy n’est pas moins plein d’exotisme. Dès les premières strophes, le manchy descend pendant que le vent berce les cannes. Bijoux, coiffure, attitude, tout est exotique chez les porteurs du lit, comme le lit lui-même l’est par sa nature et par son origine :


Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,
Et le mouchoir jaune aux chignons
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes de Manille.


Exotique encore, le décor traversé : le nom et la forme des habitations, le mélange des races, le nom et l’origine des instruments de musique :


Le long de la chaussée et des varangues basses,
Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des Noirs ils s’animaient
Au bruit des bobres Madégasses.


Exotiques, les arbres et les fleurs ; exotiques, le costume et l’attitude de la jeune fille :


Et tandis que ton pied sorti de la babouche,
Pendait rose au bord du manchy
À l’ombre des Bois-noirs touffus et des Letchi
Aux fruits moins pourprés que ta bouche,…

On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l’oreiller.

Aussi, comme la Ravine est plus qu’un paysage particulier, le Manchy est plus qu’une femme particulière vue en un certain jour de la semaine : c’est, dans le décor de leur vie, les costumes, les mœurs, le caractère des habitants d’un pays.

Après avoir lu ces pièces, Flaubert ne pouvait plus dire : « la faculté de faire voir lui manque. » Il dut admirer, au contraire, que l’exotisme y fût traité avec tant d’art. Car chez l’auteur de la Ravine et du Manchy, comme chez l’auteur de Salammbô, les choses d’un pays sont associées harmonieusement à celles de tous les pays. Association fort diverse. Des strophes sont tout exotiques :


Sur les rebords saillants où le cactus éclate
Errant des vétivers aux aloèsfleuris,
Le cardinal vêtu de sa plume écarlate
En leurs nids cotonneux trouble les colibris.


Mais il en est qui ne le sont point. Telle ne l’est que par un mot qui fixe en un lieu précis un spectacle de tous les lieux :


Sous les réduits de mousse où les cailles replètes
De la chaude savane évitent les ardeurs,
Glissant sur le velours de leurs pattes discrètes,
L’œil mi-clos de désir, rampent les chats rôdeurs.


Dans ces pièces, par conséquent, le particulier n’exclut pas le général, et à travers l’île Bourbon on ne cesse pas d’entrevoir la nature entière.

Sauvage par son exotisme, l’île natale du poète le fut longtemps par une des pires barbaries : l’esclavage.

Leconte de Lisle avait grandi au milieu des noirs. Il admirait leur vigueur, leur patience, leur fidélité, leur résignation. Il détestait la cruauté des répressions dont il était témoin : le claquement des fouets s’abattant sur les épidermes à vif, les cris de grâce sortant le soir des cases, la paresse châtiée par le supplice de tourner la meule à la place du cheval, l’oreille coupée ou le jarret brisé au fugitif qu’on avait repris après une battue. Autour de lui bien des blancs assistaient impassibles à ces scènes atroces. Les jeunes femmes en riaient. Sa propre grand mère savait donner l’exemple des sévérités impitoyables. Mais lui-même avait les nerfs malades. La nuit, il se réveillait en sursaut, croyant entendre le bruit des lanières et les appels de détresse. Quand il fut en France il frémissait encore au souvenir de ces souffrances. Il les racontait avec horreur à ses amis[6].

Dès que la deuxième République eut affranchi les nègres, il rédigea, au nom des créoles présents à Paris, une lettre d’adhésion. Il forma même le projet de faire dans les colonies une tournée de propagande contre l’esclavage. Mais ses compatriotes n’étaient pas préparés à la loi qui libérait leurs travailleurs. On le dénonça comme un ennemi de sa patrie. Sa famille ruinée lui supprima sa pension.

De sa sympathie pour les noirs et de sa révolte contre l’esclavage il est passé quelque chose dans les Poèmes Barbares.

Une strophe du Manchy nous fait entrevoir la gaîté enfantine des Noirs, jouant des instruments grossiers rapportés de Madagascar.

Une strophe de la Ravine, citée plus haut, adresse notre pitié au berger noir, à peine vêtu, qui chante mélancoliquement en rêvant à la grande île d’où on l’a tiré.

On reverra ce berger dens les Taureaux, petit poème publié dans les Poèmes Barbares en 1871.

C’est un des poèmes animaliers les plus justement populaires de l’auteur, un des plus fortement composés, un de ceux où en peu d’espace il a condensé le plus de vie, un de ceux que Maurice de Becque a illustrés en 1923.

Devant la mer immobile et nue, sous le rose brouillard qui se tord au faîte dentelé des monts silencieux, sur les versants moussus de la savane, des taureaux paissent l’herbe salée. Ce sont des êtres magnifiques, musculeux, à l’œil sanglant, aux poils lustrés, aux cornes hautes. Tout à coup le chef de la bande farouche tend son mufle camus et beugle sur les flots. Son titre de chef est mérité ; c’est bien lui qui dirige et qui commande, lui qui sait ; c’est lui qui a senti venir l’ombre et l’heure de l’enclos, lui qui dit adieu à la lumière et donne le signal de la retraite. Les chefs du troupeau ne peuvent être les bergers noirs. Pendant que les bêtes paissent, ils demeurent inertes : en eux, rien n’est mobile que la fumée de leurs pipes ; de leurs figures, rien d’autre ne vaut d’être noté que les mâchoires ; ils sont abêtis :


Deux nègres d’Antongil[7], maigres, les reins courbés,
Les coudes aux genoux, les paumes aux mâchoires,
Dans l’abaissement d’un long rêve absorbés,
Assis sur les jarets fument leurs pipes noires.


Et voilà ce qu’ont fait de ces hommes l’exil et l’esclavage !

À l’image de l’île natale devait s’associer facilement chez Leconte de Lisle celle de la mer qui l’y ramenait ou qui l’emportait loin d’elle. Mais, tandis que dans sa mémoire l’île demeurait un paradis lumineux et embaumé, le souvenir des traversées lui rappelait surtout d’interminables ennuis et des spectacles monotones. Parmi les paysages les plus barbares qu’il eût recueillis, il classait certainement ces paysages marins sans caractère, où il ne voyait rien, parce que rien ne s’offrait qui arrêtât les yeux :


La mer est grise, calme, immense,
L’œil vainement en fait le tour.

Rien ne finit, rien ne commence :
Ce n’est ni la nuit, ni le jour.

Point de lame à frange d’écume.
Point d’étoiles au fond de l’air.
Rien ne s’éteint, rien ne s’allume :
L’espace n’est ni noir, ni clair.

Albatros, pétrels aux cris rudes,
Marsouins, souffleurs tout a fui.
Sur les tranquilles solitudes
Plane un vague et profond ennui.
............
Et le long des cages à poules,
Les hommes de quart, sans rien voir,
Regardent, en songeant, les houles
Monter, descendre et se mouvoir[8].


Parfois, c’était, autre paysage barbare, la tempête sur l’océan noir, le fracas des vents et le sabbat des monstres marins autour des matelots éperdus :


Souffleurs, cachalots et baleines,
Mâchant l’écume, ivres de bruit,
Mêlent leurs bonds et leurs haleines
Aux convulsions de la nuit.
............
Et nul astre au ciel lourd ne flotte ;
Toujours un fracas rauque et dur
D’un souffle égal hurle et sanglote
Au travers de l’espace obscur[9].

Non moins barbare était, nous l’avons vu dans un autre chapitre, le spectacle de la côte africaine, de sa plage aride aux odeurs insalubres, où hurlaient des chiens ; spectacle lugubre en soi et rendu plus lugubre d’évoquer dans l’esprit la vision de l’océan polaire et celle de l’immense désert de sable où les lions ont faim :


Sans borne, assise au Nord, sous les cieux étouffants,
L’Afrique, s’abritant d’ombre épaisse et de brume,
Affamait des lions, dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d’éléphants[10].


S’il n’y a rien dans la nature qui puisse être plus barbare que la mer, il n’est pas étonnant que les barbaries de l’océan où Leconte de Lisle navigua ait trouvé en lui un poète capable de nous en dire toute l’horreur.



  1. L’Aurore a été composée, d’après M. Leblond, en 1857, mais sans qu’il en donne la preuve. Le Manchy et la Ravine paraissent dans les Poésies Nouvelles en 1858 ; Le Bernica, le 15 mai 1858 dans la Revue Contemporaine.
  2. Voir Virginie Demont-Breton, Les maisons que j’ai connues, Paris, Plon, 1927, t. II, p. 129.
  3. C’est ce qu’a bien montré M. Leblond, p. 432. — C’est aussi ce qu’a bien vu M. H. Foucque, Discours prononcé au Lycée Leconte de Lisle, le 22 octobre 1918, à l’occasion du Premier Centenaire du poète : Saint-Denis, 1918. — Voir encore ; Gaston Deschamps, La Vie et les Livres, 2e  série, p. 206.
  4. Lettre à Mme X., 1853, tome II de la Correspondance ; Œuvres complètes, Conard, p. 239-240.
  5. C'est ce qu'a reconnu M.-A. Leblond, p. 446.
  6. Voir Calmettes, p. 6-12.
  7. Baie, au N-E. de Madagascar.
  8. Clairs de Lune. III.
  9. Effet de lune. Nous retrouverons plus loin ce beau poème.
  10. Les Hurleurs.