Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/04

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Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 57-67).


IV

LA BARBARIE DE L’AMOUR


Au moment où Leconte de Lisle commence à écrire les poèmes qui formeront plus tard le recueil des Poèmes Barbares, quels sont chez lui les sentiments les plus violents, ceux du moins qui éprouvent les premiers le besoin de s’exprimer ? La réponse est claire. Le Runoïa paraît le 15 août 1854 dans la Revue de Paris ; le même numéro de la Revue des Deux-Mondes (15 février 1855) qui publie la Jungle publie les Damnés de l’Amour. Or, la Jungle dit la souffrance d’avoir à chercher laborieusement la nourriture quotidienne ; le Runoïa dit l’hostilité contre le christianisme ; les Damnés de l’Amour disent la douleur d’une trahison.

C’était la femme d’un ami. Le poète l’aimait. Elle l’avait aimé. Elle le trompa. La trahison de cette créature, belle mais vulgaire, le jeta dans un état d’anéantissement qui inquiéta ses amis[1].

La blessure en 1855 n’était plus sans doute toute récente. Dans un des Poèmes Antiques de 1852, qui devait plus tard être transporté dans les Poèmes Barbares, la Vipère, c’était, je pense, à la traîtresse qu’il songeait quand il s’imposait cette alternative :


Arrache de ton sein la mortelle vipère,
Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé !


Ni il ne put arracher le venin, ni il ne mourut, devenu un des damnés de l’Amour.

Ce sont ceux qui « sachant aimer n’en ont point su mourir ». Le vieil Amour les chasse à travers l’étendue infinie, les flagellant encore de désirs furieux.

Il ne se trompait point quand il affirmait en 1855, dans le Vent froid de la nuit, que la plaie ne se fermerait jamais :


Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?[2]


Onze ans plus tard, il pouvait dire (Les Spectres) :


Ces magnétiques yeux, plus aigus que des lames,
Me blessent fibre à fibre et filtrent dans ma chair[3].


Plus tard encore en 1871, dans le Dernier Souvenir, il avouait que l’horrible plaie, faite si longtemps auparavant, saignait toujours ;


Cela dut m’arriver en des temps très anciens.
Ô nuit ! Nuit du néant, prends-moi ! La chose est sûre,
Quelqu’un m’a dévoré le cœur. Je me souviens ![4]


Il n’aimait pas les « montreurs », parmi lesquels on regrette qu’il n’ait pas hésité à mettre Musset. La Nuit d’octobre lui déplaisait souverainement. Il s’en prenait surtout à la tirade :


Honte à toi qui la première
M’as appris la trahison[5].


Donc, lui-même se garderait bien de promener devant la plèbe carnassière son cœur ensanglanté, de lui vendre « ou son ivresse ou son mal ».

Sans doute, dans les quelques pièces citées plus haut, son mal lui arrache des cris si douloureux qu’on s’étonne que celui qui les pousse ait pu être qualifié d’impassible. Mais, même dans ces pièces, où la passion se manifeste directement, et avec violences combien la confidence reste discrète ! Et ce n’est pas là surtout qu’il nous a dit et son ivresse, et son mal, et ses regrets ; ce qu’il aimait ou haïssait dans la traîtresse ; ce qu’il aurait voulu trouver dans l’amour.

L’ivresse du premier baiser, il l’a dite dans les trois derniers vers du petit poème allégorique : le Colibri (1855). Le frisson qui secouait tout son être quand il revoyait des yeux ou en pensée la beauté sensuelle qui lui apprit la trahison, il l’a prêté à l’amant de Nurmahal. Et maintes fois il a raconté l’histoire qu’il accuse sa lâcheté d’avoir empêché d’être la sienne : l’histoire de celui qui sachant aimer en a su mourir.

Il l’a racontée d’abord dans Christine et dans les Elfes, les premiers lieds nordiques qu’il ait publiés (Poèmes et Poésies, 1855).

Déjà Louis Ménard avait composé des poésies allemandes, et Leconte de Lisle, dans une lettre du 18 avril 1851, engageait son ami à les publier[6]. Thalès Bernard en avait composé aussi, avant ou après Ménard on ne sait au juste[7]. Leconte de Lisle suivit l’exemple de ses amis.

Il refit à sa manière dans Christine le petit poème suédois La Puissance de la douleur que Xavier Marinier avait traduit dans les Chants populaires du Nord[8].

La petite Christine pleure son fiancé, qui est dans la tombe. Une nuit il frappe à sa porte. Elle ouvre. Ils se mettent au lit et causent. Au chant du coq, il doit rejoindre sa tombe. Elle l’accompagne à travers la forêt. Les cheveux du mort commencent à disparaître. La jeune fille s’assoit sur le tombeau et dit : — Je resterai jusqu’à ce que le Seigneur m’appelle. — Mais la voix du fiancé répond : — Retourne dans ta demeure ; chaque fois que tu laisses tomber une larme, mon cercueil est plein de sang ; chaque fois que ton cœur est gai, mon cercueil est plein de roses.

Ainsi, pour conserver à la fiancée la vie et les joies de la vie, le fiancé s’adresse à l’amour même qu’elle lui porte.

Leconte de Lisle change le dénouement. Quand le fiancé demande à la fiancée qu’elle le quitte, elle refuse :


— Adieu, quitte-moi, reprends ton chemin ;
Mon unique amour, entends ma prière ! —
Mais Elle au tombeau descend la première
Et lui tend la main.


Et le poète ajoute :


Dans la même tombe ils dorment tous deux.
Ô sommeil divin dont le charme enivre !
Ils aiment toujours. Heureux qui peut vivre
Et mourir comme eux !


Quel est le dénouement le plus touchant ? Ce n’est peut-être pas le nouveau. Mais le nouveau est assurément celui que le poète français eût voulu donner à sa propre histoire.

Les Elfes : encore une histoire d’amants qui, ayant su aimer, ont su en mourir.

Entre les versions assez nombreuses de la légende, Leconte de Lisle a choisi celle que Henri Heine avait reproduite dans son livre De l’Allemagne[9]. Il en a modifié le dénouement.

Un beau chevalier traverse la forêt où dansent les Elfes. Leur reine l’invite à danser avec elle. Il refuse : sa fiancée l’attend. En vain, pour le séduire, la reine lui offre-t-elle les présents les plus beaux. Il refuse encore. Alors, de son doigt elle le touche au cœur. Il fuit, mais tout à coup il frissonne : une forme blanche lui tend les bras. C’est sa fiancée, morte. La reine l’a tuée en touchant le cœur qui était sien. D’amour, alors, lui-même, le chevalier tombe mort.

Le jeune être qui ayant aimé a su en mourir, le voici encore ; le voici dans l’antique Égypte : il porte le nom poétique de Néférou-Ra, la beauté du Soleil.

Quand il écrit Néférou-Ra, poème publié le 15 septembre 1861 dans la Revue Européenne, Leconte de Lisle a divers desseins. D’abord, il est séduit par le décor égyptien, dont plus que personne sans doute Théophile Gautier, dans le Roman de la Momie et dans Émaux et Camées, lui a révélé le pittoresque. Or, une stèle, dont la Bibliothèque Nationale vient de faire, pour l’Exposition Universelle de 1857, une reproduction magnifique, lui offre un tableau tout prêt à être transporté dans un poème : un roi casqué brûle de l’encens devant une barque sacrée, portée sur les épaules de dix prêtres ; au milieu de la barque est un naos fermé où repose un dieu.

Si le tableau retient l’attention du peintre, le dieu intéresse au plus haut point l’historien des religions que le poète est devenu depuis quelques années. Une inscription, que le vicomte de Rougé a longuement commentée, explique qui est le dieu et où va la barque[10].

Le roi d’Égypte envoie Khons le dieu guérisseur à son allié le prince de Baktan, dont il a épousé la fille, Néférou-Ra. Le prince sollicite le secours du dieu pour une autre fille, gravement malade. — Voilà ce que raconte l’inscription.

Chez Leconte de Lisle, la malade est la propre fille de Ramsès, Néférou-Ra. Un mal mystérieux consume sa vie. Quel mal ? Toute l’Égypte se le demande. Le poète, lui, a deviné :

Ô lumineuse fleur, meurs-tu d’avoir aimé ?

Khons la guérit. Il la guérit en la rendant à la vie immortelle, et le poète console le père : il sait bien que la mort est le seul remède de l’amour :


Ne gémis plus, Ramsès ! Le mal était sans fin
Qui dévorait ce cœur blessé jusqu’à la tombe ;
Et la mort, déliant ses ailes de colombe,
L’embaumera d’oubli dans le monde divin !

Typhaine et Komor, encore deux êtres chez qui l’amour a su être plus fort que l’amour, plus fort même que la religion[11].

La légende de Tiphaine et de Comorre, connue par le Foyer Breton d’Émile Souvestre[12], n’a fourni que les noms des héros. Les souvenirs du paysage breton, très familier au poète, a fourni le décor ; lui-même a inventé l’histoire.

C’était par une nuit orageuse. La lune par moments éclairait la tour de Komor, qui regardait la mer comme un cormoran. Au dehors, la grêle, le vent, des houx et des chênes. Dans une salle de la tour, un grand Christ, une cloche, une épée nue sur un bloc bas. Au feu d’une torche plantée en un flambeau grossier, un vieillard marchait, les bras croisés sur sa cotte d’acier.

Un moine parut et dit : — J’ai fait selon votre commandement. — C’est bien, dit le Jarle ; elle doit mourir, ayant trahi sa foi ; mais la main d’un serf ne la touchera pas.

Le moine sortit. À l’appel de la cloche, une femme entra, très belle, aux tresses blondes. — Il faut mourir, Tiphaine. — Je suis prête. — Priez encore auparavant.

Et Tiphaine pria sous ses longs cheveux d’or.

Elle s’oublia dans un rêve enchanté. Elle revit sa jeunesse, ses courses dans la lande, ses offrandes à l’autel de la Vierge, puis le premier éveil de l’amour, et alors le vieil époux au lieu du jeune amant, le retour de l’aimé, les combats, les remords, la passion plus forte, la chute et son enivrement. Tout est fini maintenant, et Tiphaine peut mourir, puisque le sang du jeune homme a déjà coulé.

— Femme, te repens-tu ? — Frappe. Je l’aime encore.

— Meurs donc dans ton impureté.

Tiphaine soulève ses cheveux d’or et pose sa tête sur le bloc, L’épée siffle et Tiphaine tombe. Le Jarle prend le corps dans ses bras et, montant sur la tour, le jette dans les flots hurlants. Alors, il fait un signe de croix et avec un cri sauvage il saute dans la mer, qui ne rejeta pas ses os sur le rivage.

Et le poète approuve, envie ces deux martyrs de l’amour.

Brunhild, elle aussi, sait mourir ayant aimé.

Mais la Mort de Sigurd a un autre intérêt que de nous apporter encore un exemple d’une amante qui ne survit pas à sa passion.

Le roi Sigurd est mort.

Son sang ruisselle, tiède, et la salle en est pleine.

Sa veuve, Gudrune, est là, inconsolable. Mais d’autres reines lui rappellent leurs propres peines, qui leur paraissent pires. Herborga a vu ses frères égorgés, leurs membres liés aux crins des étalons, leurs crânes pendus aux arçons des vainqueurs. Elle-même, prise par un chef, a durant dix ans, sous sa tente de peaux, nettoyé sa chaussure ; elle montre sur elle l’immonde flétrissure du fouet. Ullranda conte la mort de ses enfants, tous couchés dans les limons amers ; aucun petit-fils ne sourira à l’aïeule mourante.

Brunhild soulève le drap qui couvre le corps du roi ; elle livre aux regards de la veuve les dix fentes ouvertes sous le col que la mort fit au héros endormi.

À cette vue, Gudrune gémit ; elle raconte comment lui fut apportée la nouvelle que le roi Sigurd était sur sa dernière couche et que les loups altérés buvaient son sang rouge.

Brusquement, Brunhild se lève : — Si je laissais hurler le sanglot de mes veilles, que deviendraient vos cris, ô corneilles bavardes ? dit-elle. J’aimais le roi Sigurd ; ce fut toi, Gudrune, qu’il aima. Le haine arma mon bras. Ces dix plaies m’ont vengée.

Alors, écartant les trois femmes sans voix, elle se plonge dix fois une lame dans le sein.

Tel est le récit que nous fait Leconte de Lisle.

Il a combiné ensemble les deux chants de Gudrune. Mais il les a corrigés. C’est chez lui qu’on voit le sang ruisseler jusqu’à remplir la salle ; c’est chez lui que la reine des Huns est livrée vierge à un chef ennemi et qu’au lieu d’émouvoir la pitié de son maître comme dans le lied scandinave, elle ne reçoit de lui que des coups de fouet ; c’est chez lui que les crânes des vaincus sont pendus aux arçons et leurs membres liés à la queue des chevaux ; chez lui que les sanglots de Brunhild sont des hurlements.

La Mort de Sigurd est un des deux premiers poèmes que Leconte de Lisle ait qualifiés, en les publiant le 31 octobre 1858 dans la Revue Contemporaine, de Poésies Barbares. L’autre était la Vision de Snorr. Or, l’on voit bien qu’il a voulu que le qualificatif parût justifié. Il parut justifié en effet. Et il l’était : car le poème était tout à fait conforme à l’idée qu’un lecteur de 1858, nourri de romantisme, pouvait se faire d’un poème barbare.



  1. Voir Calmettes, p. 82 et Flottes, p. 89 et suiv.
  2. Poèmes et Poésies, 1855.
  3. Parnasse, 1866.
  4. Poèmes Barbares, 1871,
  5. Voir Calmettes, p. 103.
  6. Lettre publiée par Peyre, Louis Ménard, p. 132 avec l’autorisation de M. Perray.
  7. Après, pense Calmettes, p. 17.
  8. La traduction complète de Marmier est dans Vianey, Les Sources, p. 148.
  9. Œuvres de Henri Heine, Paris, Renduel, 1835, t. VI, p. 143.
  10. Étude sur une stèle égyptienne appartenant à la Bibliothèque nationale, Paris, 1858. — On a reconnu depuis que la stèle est un faux du temps où les prêtres d’Amon voulaient reconquérir leur autorité.
  11. Le Jugement de Komor paraît le 28 février 1859 dans la Revue Contemporaine.
  12. Paris, Coquebert, 1845.