Messaline (Jarry)/I/VI

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Le priape du jardin royal
MessalineXXII (p. 483-488).
Le priape du jardin royal
VI
le priape du jardin royal[1]

Oriens murrhina mittit. Inveniuntur enim ibi pluribus locis, nec insignibus, maxime Parthici regni : præcipua tamen in Carmania. Humorem putant sub terra densari.


L’escalier, dont la spire se déroulait comme vers une chambre encore plus secrète et close, se tronçonnait soudain au sommet d’une colline rase, où il sortit, ainsi qu’une langue, Messaline et son manteau de pourpre, hors d’une trappe, parmi le désert du jardin.

Elle n’eut pas plus de surprise du changement qu’à ses passages, lesquels n’avaient qu’une double porte à franchir, de sa chambre à coucher du Palatin, toute fraîche de sa sieste, au tumulte solaire du Plus-Grand-Cirque.

De même que l’escalier ne s’était point terminé, la colline l’échancrait, sans prévenir les pas, d’une faille immense et que l’on découvrait — en en scrutant le pourtour bien loin, d’où il revenait au moment où on croyait le perdre — concave et qui aurait fait penser à un cratère, si ce cratère n’avait été plutôt ovale que circulaire, et de tout point semblable à un amphithéâtre.

C’était l’hippodrome de Lucullus.

Et comme l’acquéreur moderne, dans une banlieue, d’un tout petit parc, laisse dessécher, s’il a d’autres soucis, le bassin des poissons rouges, l’Asiatique n’avait point fait attention à cette mare derrière ses futaies, et par la même négligence qu’il aurait permis aux herbes folles d’y enchevêtrer leur paraphe, il avait abandonné l’arène à perte de vue au creux du cirque de cent mille places, au caprice ordonné des jardiniers.

Et des saisons et des saisons avaient renouvelé des courses de charrues triges et quadriges, avant qu’elles eussent fini de soulever l’ancien sable de cristal mêlé à la terre noire de leurs sillons. Et selon l’enseignement d’Homère, en images sur le bouclier d’Achille, après chaque virage aux traces parallèles autour des deux bornes de porphyre vert surmontées par des œufs d’or, l’aurige laboureur vidait une grande coupe au fond de la grande coupe du cirque.

Et comme on nielle des danses de femmes et de déesses en bordure des coupes et cratères, Messaline courait, à la recherche d’une descente sans vertige, le long de la lisière des gradins supérieurs de l’escalier gigantesque dont chaque marche circulaire était, à mesure de la chute du regard plus loin dans l’abîme, une plus petite couronne, la dernière cerclant encore le front prosterné de la nuit, trop bas pour que l’impératrice pût découvrir si elle était aussi juste au sien qu’une perruque de courtisane.

La lune était dans son plein, mais elle ne montrait plus sa face au ciel, et c’étaient des nuages blancs, qui étaient gonflés du lait de la lune, de qui la lumière sous taie mouillait l’extrême marge de l’amphithéâtre, lui donnant couleur d’ivoire ou d’os.

Et Messaline comprit avec une croissante certitude qu’elle devait descendre, et que le lieu le plus précieux du jardin ne pouvait être que celui-là, où convergeait l’escalier centripète, vers les mystérieuses profondeurs sans doute du bûcher de l’Asiatique, assurément du temple du dieu !

Et une chose lui signifia, plus impérieuse, sa route, mais la lui barra pour un temps d’une horreur splendide de prodige.

À toutes les places de l’amphithéâtre de cent mille places, dans l’immobilité fascinées de spectateurs indistrayables, selon la hiérarchie des ordres sur les sièges du peuple, des soldats, des chevaliers, des magistrats et des vestales, des murrhins se dressaient dans la contemplation, au-dessous d’eux, de l’arène obscure.

Les murrhins, selon Pline, sont une humeur cuite de la terre comme le cristal en est une glacée.

Ce sont des pierres précieuses d’Orient (les plus beaux viennent de Carmanie) dont on fait des coupes ou des plateaux.

Leur couleur, c’est la pourpre et un blanc opaque, qui tordent leur sang et leur lait au milieu d’un feu.

Ils sont parfumés, et la tare le plus souvent les rehausse de grains et verrues sessiles, comme d’une peau humaine.

Quoique Properce (IV, v. 26) parle « des vases à boire murrhins cuits dans les foyers parthes », ce qui évoquerait des grès flammés ou des pâtes de verre, ou, selon l’hypothèse d’un historien contemporain, une sorte de porcelaine de Chine, il est constant que la matière des murrhins est l’œuvre de la terre et non des hommes ; ce sont des coupes creusées à même une pierre, très semblable à l’agate, que nous appelons aujourd’hui fluate de chaux ou fluorure de calcium.

Ils comptent entre les plus estimées de toutes les gemmes, car le seul murrhin où buvait Claude avait coûté à l’empereur trois cents talents, soit un million quatre cent soixante-seize mille francs.

Et sans que l’Asiatique y eût pris garde, sous la poussière cultivée des engrais secs et les toiles d’araignée des fleurs rares, qui leur faisaient des vêtements et des barbes, ils s’épanouissaient depuis que Lucullus (Néron renouvela sur le petit théâtre transtibérin de ses enfants imparfaitement ce faste) n’avait bâti toute l’étendue de son hippodrome que pour servir de dressoir à ses murrhins.

Leur tache de feu, qui se déplace avec la lumière comme l’étoile des saphirs étoilés, était à cet instant immobile, et de leur masse trapue (plusieurs atteignent la largeur d’un petit guéridon) en équilibre sur un pied d’or, ils siégeaient et lorgnaient, compagnie d’oiseaux cyclopes sur une patte.

Et inlassablement, vers le spectacle silencieux où joue le rôle du chœur la nuit noire, leur feu ouvre des yeux de convoitise ou des bouches avides de boire.

Alors Messaline, à qui la halte de sa stupeur fut un élan vers la course terrible, bondit du haut des gradins comme une bête à travers les formes sans prix, accrochant le vol de son manteau aux griffes d’or, culbutant ces autres bêtes qui étaient des gemmes, et celles qui roulèrent l’accompagnèrent de marche en marche, gémissant joyeusement de leur fêlure et d’arriver, comme l’impératrice, avec un sexe de femme en présence du dieu !

Le dernier gradin qu’elle franchit se limitait en avant par un podium qui était une haie de genévriers des bords de l’Amour et du Psitaras ; de grandes marguerites bleues (couleur primitive de ces fleurs du pays des Sères), plus hautes que des hommes, plus drues que les chaumes d’un champ de blé, couvraient uniformément l’arène horizontale ; et, selon les branches d’une étoile en allées régulières guidant les yeux de Messaline vers le centre, des tulipes insondables et des amarantes infinies imitaient des murrhins, les unes la forme, les autres l’immortalité.

Et au centre de l’arène, ou si l’on veut à l’un des foyers de sa surface elliptique, quelque chose comme un œuf énorme, plus immaculé qu’en son nuage de lait la lune, librait imperceptiblement ; et Messaline y démêla une tête qui reposait entre les fleurs par sa nuque sur un coussin de cheveux blonds, deux mains passées entre des cuisses et crispées sur des reins fauves, et deux pieds plus courts que des sabots de chèvre croisés derrière cette même nuque.

Les yeux de Messaline brillèrent de triomphe ; et tout autour d’elle jusqu’au sommet en corbeille de la colline de porphyre vert, et à ses pieds, au-dessous du défi de ses regards, les étoiles de feu des murrhins — quelques-uns fêlés et béants çà et là sur la pelouse de marguerites bleues, d’immortelles et de tulipes, les autres à leurs places, pareils à des champignons au parasol révulsé par un souffle des abîmes ou par trop vouloir s’épanouir — ouvrent des yeux de convoitise ou des bouches avides de boire.

Et elle vit le murrhin de la loge impériale.


Or Lucullus, las de toute substance potable, même l’or, avant qu’il eût osé le poison, préférait à boire mordre au vin plus épais de la précieuse pierre de Carmanie.

Les murrhins rongés en deviennent plus inestimables.

Et maintenant c’était la basse et large coupe déchiquetée, ostentatrice héritière des dents du maître de même qu’une cire s’atteste veuve du sceau, qui, par son ombre dont la projection du haut de la loge impériale amplifiait l’envergure de mordre, mangeait la confuse silhouette humaine fondue dans la boule blanche du baiser de Narcisse, de tout son profil de nain couronné de créneaux.

De ces morsures, celle de la propre bouche de l’homme nu lové parmi les fleurs fut la plus longue, mais Messaline l’interrompit, car elle commença d’étendre une main qui glissa sur la toison de son dos et en rapporta l’idée d’un toucher pareil aux plumes du poitrail des oiseaux nocturnes. Il déplia sa poitrine, où son menton bourru avait imprimé une tache rose, son ventre et ses jambes de Pan ; et toute sa stature renversée se détira, les pieds joints en l’air, les bras et la tête encore sur leur socle de fleurs. Puis ses pieds, paresseusement, redescendirent derrière sa tête et se posèrent, et il fit, avec une douceur successive, craquer toutes ses jointures pour la seconde fois, mais debout dans une posture naturelle ; et des pétales de marguerite plurent de ses cheveux, en désordre sur son front, et de sa courte barbe.

L’impératrice reconnut dans la face du dieu les traits du pantomime Mnester, ancien familier de Caligula, célèbre et qu’elle avait applaudi au Cirque.

Et, selon la rumeur publique, amant de Poppée plutôt que l’Asiatique.

Mais elle ne cessa pas de croire qu’elle fût bien en présence du dieu.

Et elle fut heureuse que le dieu fût plus amoureux de son propre corps que de celui de Poppée.

Le dieu debout fit quelques pas maladroits au hasard, comme chancellerait un homme qui, pour la première fois, essayerait de se tenir, à l’imitation de Mnester, la tête en bas ; ou peut-être comme ont fait les dieux à leurs premiers pas sur la terre ; et Messaline étendit les mains, moins par curiosité ou désir que par geste de se garer d’un corps qui tombe.

Et comme Priape lui-même, ou un jongleur acrobate, se fatigue à la fin de tenir en équilibre un grand arbre, — le sexe du dieu chut entre les mains de l’impératrice.


Ce fut si brutal et si lourd et si épouvantablement la présence réelle de Phalès, que Messaline s’enfuit, à course empêtrée dans les fleurs, par la prairie de pétales bleus, cependant que Mnester, son long corps ondulant de la même reptation qu’une lamproie, cette sangsue assez monstrueuse pour être belle, plus pâle que l’ivoire, allait se tapir au proche temple de nouvelles amarantes, avec lenteur, comme un démiurge roule un monde.

Et Messaline ne le revit pas, jusqu’au Cirque.


Il parut aussi impossible à l’impératrice de gravir avant le jour les gradins de l’hippodrome illuminés de murrhins que de grimper à un firmament clouté de fer rouge.

Et en errant, elle traversa un espace sans fleurs et sans arbres qui était le second centre de l’arène en ellipse,… qui en avait été le second foyer : car une petite chose craqua sous son talon, avec un bruit infiniment moins perceptible que la fêlure des coupes murrhines, une petite chose d’où s’épancha, quand elle la prit, une ténue poussière d’ombre ; elle ne sut pas si c’était le crâne d’un pavot ou cette capsule d’ivoire dont le bûcher précieux avait, mieux que des doigts de ciseleur sère, élaboré la fragilité : la tête du Maître des Arbres.


  1. Voir La revue blanche des 1er et 15 juillet 1900.