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composa ? Je crois que la nature même des mètres dont il s’est servi peut nous donner à cet égard des indications précises. Nous voyons qu’il n’a pas osé reproduire tous ceux dont usait Horace. Une seule fois il a employé la strophe saphique ; mais ce genre de strophe est plus simple que les, autres, et nous savons que les Romains s’y étaient aisément accoutumés. Quant à la strophe alcaïque et aux autres, qui étaient plus compliquées, il s’en est abstenu. Seuls, les savans qui avaient fait de la métrique ancienne une étude approfondie auraient été capables de le goûter, et il est clair que cette élite de lecteurs ne lui suffisait pas. D’un autre côté, il ne se borne pas, comme saint Ambroise, au dimètre iambique, dont le rythme est si facile et si frappant, et que le peuple même était capable de comprendre. Il se sert de vers plus savans et plus rares, qui, en ce moment, où la connaissance de la quantité des syllabes se perdait, ne pouvaient pas être saisis de tout le monde. On doit en conclure que, s’il ne s’adresse pas uniquement à un petit cercle d’érudits de métier, il faut pourtant avoir reçu quelque instruction pour le saisir. Il écrit donc pour des gens qui ne sont pas tout à fait étrangers aux combinaisons de la métrique, c’est-à-dire qui sortent des écoles du grammairien, et du rhéteur : à cette époque, où l’instruction était si répandue, c’était toute la bourgeoisie de l’empire.

Ce que les hymnes de Prudence nous font entrevoir, sa réponse à Symmaque achève de le prouver. Quand cet ouvrage fut composé, il y avait près de vingt ans que Symmaque s’était adressé à l’empereur pour faire rétablir l’autel de la victoire et que saint Ambroise lui avait répondu. Depuis longtemps l’affaire était vidée en faveur des chrétiens. A quoi bon la reprendre après tant d’années ? Quelle nécessité pour les victorieux de recommencer une lutte où il semble qu’ils n’avaient plus rien à gagner ? Ou comprend d’autant moins cette reprise d’hostilité contre le paganisme qu’à entendre Prudence il ne restait presque plus de païens. « C’est à peine, nous dit-il, si quelques retardaires (pars hominum rarissima) ferment encore les yeux à la lumière. Voilà longtemps que ceux qui habitent les étages élevés des maisons, et qui se promènent à pied dans les rues de Rome, — il veut dire le peuple, — se pressent devant la tombe de Pierre, au Vatican. Le sénat a fait une plus longue résistance ; mais enfin il vient de céder. Les descendans des plus illustres familles fréquentent l’église de ces Nazaréens dont ils se moquaient et laissent Jupiter tout seul dans son Capitole. « Il faut avouer que, si les choses étaient comme il les dépeint, s’il n’y avait presque plus de païens dans Rome, il ne valait guère la peine d’écrire près de deux mille vers pour les combattre.