Simple Histoire
Simple Histoire, suivi de Simple Histoire, suivi de Lady Mathilde, Jules Laisne, libraire, Ch. Vimont, libraire, (p. 1-242).
SIMPLE HISTOIRE.
CHAPITRE PREMIER.
Dorriforth avait reçu au collége de Saint-Omer une éducation aussi sévère que l’est elle-même la règle de cette maison ; il y prit les ordres, et devint prêtre catholique romain. Mais rejetant loin de lui tout ce qui n’était que superstition, et discernant avec justesse les vrais devoirs que lui imposait son état, il se fit des principes qu’auraient avoués les premiers défenseurs du christianisme. Toutes les vertus qu’il était appelé à prêcher aux autres, il s’efforçait de les mettre en pratique ; car il n’avait point promis à Dieu de se séparer du reste des hommes, et de fuir l’honorable emploi de réformer l’humanité ; il ne voulut point devoir aux murs du cloître un abri contre les tentations du monde. Le centre même de Londres fut pour lui un asile aussi sûr que la retraite, et c’est là qu’il sut acquérir, par lui-même, la prudence, la justice, la force et la tempérance.
Il touchait à sa trentième année, et il en avait passé près de cinq dans la capitale, lorsqu’il perdit un homme qui lui était bien cher, un ami plus âgé que lui, mais avec qui il était lié dès sa plus tendre jeunesse, et qui, en mourant, lui laissa la garde de sa fille, âgée de dix-huit ans.
Avant de le charger seul de ce dépôt, M. Milner, frappé à mort, et ne se dissimulant point son état, raisonna ainsi avec lui-même :
« Je n’ai, dans toute ma vie, formé qu’une seule liaison intime ; Dorriforth est le seul homme que j’aie bien connu et sur qui je puisse compter ; sûr de son cœur, je n’ai cherché à m’assurer d’aucun autre. J’aurais craint d’avoir à descendre de cette haute estime qu’il m’avait inspirée pour la nature humaine. — Dans ce moment où je ne me rappelle qu’en tremblant les pensées et les actions dont je vais rendre compte, toute vue, tout intérêt humain disparaissent devant moi, et je me crois déjà devant ce tribunal dont chaque instant m’approche. — À qui confierais-je l’unique enfant que je laisse au monde ? Voilà, dans ce terrible moment, l’important devoir qui me reste à remplir. Si je n’écoutais que ces affections terrestres qui m’attachent à cet enfant par les liens de la nature et de l’habitude, si j’en croyais ce qu’on appelle ordinairement amour paternel, je m’occuperais surtout de son bonheur présent ; je la livrerais aux soins de ceux qu’elle regarde comme ses plus chers amis ; mais ces amis ne le sont que dans la prospérité ; dès que la scène change, ils se retirent. Ma fille aura dans sa vie bien des momens de chagrins, de souffrances, de maladies ; comme épouse, comme mère, que de peines l’attendent ! et alors ils l’abandonneront. »
Ici les larmes de l’amour paternel l’emportèrent sur les angoisses de la nature expirante.
« Ainsi abandonnée, continua-t-il, d’où ma fille attendra-t-elle des consolations ? Ce secours puissant que l’on trouve dans la religion, et qui, au milieu des horreurs de l’agonie, soutient mon ame et la remplit de douces espérances, ce secours divin lui sera refusé. »
C’est ici le lieu de remarquer que M. Milner, quoique catholique romain, avait épousé une protestante, et qu’il avait été convenu entre eux que les fils seraient élevés dans la religion du père, et les filles dans celle de la mère. Une seule fille avait été le fruit de leur union, et c’est elle, c’est l’occupation de son bonheur futur qui répandait tant d’inquiétudes sur les derniers momens de ce tendre père. Fidèle à la promesse qu’il avait faite à son épouse, il lui avait abandonné l’éducation de sa fille, qui fut mise en pension dans une maison protestante, d’où elle sortit instruite de sa religion comme une personne dissipée l’est à son âge. La religion n’est pas ce qui avait occupé son jeune cœur. Miss Milner avait acquis toutes les grâces, tous les talens qui ajoutent à la beauté ; mais son esprit peu cultivé était resté tel que l’avait formé la nature, à quelques ravages près, que peut-être y avait fait déjà l’art, son rival et son ennemi.
Tant que son père avait été en pleine santé, il n’avait pu remarquer, sans la joie la plus vive, toutes les perfections de sa fille, à qui rien ne manquait de tout ce que peut donner au dehors le goût, les grâces et l’élégance ; il n’avait pas examiné si tout le reste était aussi parfait : mais sur son lit de mort, et prêt à l’abandonner à sa destinée, il commença à craindre d’avoir pu être aveugle, et les applaudissemens qu’il avait prodigués à sa fille, et le plaisir qu’il avait pris à lui voir ouvrir un bal ou charmer par son esprit ceux qui l’écoutaient, ne se présentèrent plus à sa mémoire que pour lui arracher un soupir de pitié et de mépris pour un mérite et des distinctions si frivoles.
« Ce qui est vraiment important, ajouta-t-il, ce qui est digne de mes plus sérieuses réflexions, c’est qu’elle puisse être préparée de bonne heure à son dernier moment, à ce moment fatal où je suis arrivé, où elle arrivera un jour. Puis-je donc la confier à ceux qui, dans toute leur vie, n’y songeront jamais pour eux-mêmes ? Non. Dorriforth est le seul de mes amis qui, unissant les vertus morales à celles de la religion, saura veiller sur elle sans la tyranniser, l’instruire sans la rebuter, la consoler sans la flatter, et peut-être inspirer un jour le goût de la vertu à ce cher objet des dernières pensées de son père. »
Dorriforth, qui était venu de Londres en toute diligence pour voir son malheureux ami, reçut ses volontés quelques minutes avant sa mort, et lui promit de les remplir ; mais M. Milner, en lui donnant cette preuve de sa parfaite estime, le conjura de ne jamais employer l’autorité pour faire renoncer sa fille à la religion qu’avait professée sa mère, et dans laquelle elle avait elle-même été élevée.
« Ne tourmentez jamais son ame par aucune idée qui puisse la remplir de trouble, sans la rendre meilleure. » — Tels furent ses derniers mots, et la réponse de Dorriforth dissipa toutes ses inquiétudes.
Miss Milner ne fut pas témoin de cette scène douloureuse : une amie, d’une complexion délicate et d’une extrême sensibilité de nerfs, qu’elle avait été voir à Bath, crut que, pour ne pas alarmer un cœur aussi sensible que le sien, il était bon de lui cacher, non-seulement que son père fût dangereusement malade, mais qu’il fût même indisposé. Cet excès de ménagement donna à la pauvre Miss l’insupportable chagrin d’apprendre que son père n’était plus avant même d’avoir su qu’elle dût craindre pour ses jours.
À cette affreuse nouvelle, elle courut rendre ses derniers devoirs aux restes d’un père chéri ; tristes fonctions dont elle s’acquitta avec la tendresse la plus vraie et la plus touchante, tandis que Dorriforth, rappelé par des affaires importantes, avait été forcé de revenir à Londres.
CHAPITRE II.
De retour chez lui, Dorriforth versa de nouvelles larmes sur le sort de son ami, et commença à envisager, non sans inquiétude, toute l’étendue de l’engagement qu’il avait contracté ; il savait quel était le genre de vie auquel on avait accoutumé sa pupille ; il craignit de la voir repousser ses avis ; il trembla à la vue d’une tâche trop pénible, peut-être, et trop au-dessus de ses forces, celle de conduire une jeune fille aimable et dissipée.
M. Dorriforth, proche parent d’un de nos premiers pairs catholiques, avait un revenu plus que suffisant pour le faire vivre dans l’aisance ; mais son cœur était si généreux, ses charités si étendues, ses propres désirs si modérés, que sa dépense était réglée avec une scrupuleuse économie. Il logeait chez une madame Horton, femme d’un certain âge, qui avait avec elle une nièce de quelques années plus jeune qu’elle, et qui n’était point mariée ; mais miss Woodley, quoiqu’à l’âge de trente-cinq ans, et avec une figure extrêmement commune, avait une humeur si douce et un fonds de bonté si inépuisable, qu’on n’avait point eu le courage de lui donner le titre et le ridicule de vieille fille.
Quand Dorriforth prit ce logement, M. Horton vivait encore ; mais à sa mort, il ne crut point nécessaire, malgré son vœu de continence, de fuir la société de deux femmes aussi peu dangereuses que madame Horton et sa nièce ; elles, de leur côté, le regardaient avec ce respect que les ames pieuses ont pour leur pasteur, et son séjour dans leur maison leur avait procuré non-seulement des avantages spirituels, mais une addition importante à leur fortune ; car la somme considérable qu’il payait pour sa nourriture et pour son loyer les avait mises en état de garder, après la mort de M. Horton, leur maison aussi spacieuse que commode.
À son retour, M. Dorriforth y fit tout préparer pour recevoir sa pupille, car Milner avait désiré que, pour un temps du moins, sa fille habitât la même maison que son tuteur, qu’elle reçût les mêmes visites, et cultivât les mêmes connaissances et les mêmes amis.
Dès que la jeune Miss fut instruite des dernières volontés de son père, elle s’y soumit sans aucune répugnance. Son esprit, accablé de la perte qu’elle venait de faire, ne se porta point sur l’avenir ; et elle laissa fixer le jour pour son arrivée à Londres, où elle devait vivre dans l’éclat qui convient à une riche héritière.
Madame Horton était charmée de ce surcroît de fortune. La bonne miss Woodley n’était pas moins contente ; elle se faisait une fête de posséder bientôt leur jeune hôtesse, et pourquoi ? elle n’aurait pu le dire. La vérité, c’est que sa bienveillance était si étendue, qu’il était toujours doux pour elle d’avoir un nouvel objet à aimer, et maintenant elle s’occupait délicieusement des moyens de rendre leur maison agréable, non pas seulement à la jeune Miss, mais encore à toute sa suite.
Les réflexions de Dorriforth n’étaient pas, à beaucoup près, aussi agréables ; les doutes, la crainte, les inquiétudes remplissaient son ame. Il aurait voulu, avant de voir sa pupille, connaître son caractère ; ils étaient tous les deux parfaitement étrangers l’un à l’autre. Un cercle de visites très multipliées avait entièrement occupé la jeune Miss dans le peu de temps qu’après son éducation finie, elle avait passé dans la maison de son père, et Dorriforth ne s’y était jamais trouvé avec elle.
La première personne à qui il parla de miss Milner, et dont il tâcha, mais avec beaucoup de réserve, de sonder l’opinion, fut lady Evans, la veuve d’un baronnet, qui venait souvent chez madame Horton.
Mais pour que le lecteur fasse entièrement connaissance avec Dorriforth, il n’est pas inutile de décrire sa personne.
Dorriforth était grand, son air était noble et distingué, et ses manières élégantes ; mais si on en excepte des yeux noirs pleins de feu, des dents fort blanches, et de beaux cheveux bruns bouclés naturellement et avec grace, de la manière qui convenait à son état, sa figure n’offrait rien qui pût exciter l’admiration ; seulement une teinte de sensibilité répandue sur tous ses traits leur donnait je ne sais quel charme, que bien des gens prenaient pour de la beauté, mais dont chacun éprouvait, plus ou moins, la douce impression ; en un mot, le charme dont je parle n’était que cet accord entre les traits du visage et les sentimens du cœur, cette expression qui le montre à découvert et en laisse saisir tous les mouvemens, soit rapides et pressés, comme dans la crainte et l’espérance, soit plus tranquilles et plus réguliers, comme ceux de la résignation. Telle était la figure de Dorriforth, le portrait de son ame ; et les vertus dont celle-ci était enrichie semblaient parer l’autre de leur propre beauté. De là cet éclat dont on était frappé en le voyant, de là cette force touchante et persuasive attachée à toutes ses paroles. Il suffisait de le fixer pour voir que son cœur s’ouvrait avec ses lèvres, et que chaque mot était l’image fidèle de sa pensée.
Il s’adressa donc à milady Evans, qui était venue chez madame Horton sans autre dessein que de savoir les nouvelles du jour ; et, avec un de ces regards touchans qui dévoilaient l’inquiétude de son cœur :
« Vous étiez à Bath, lui dit-il, le printemps dernier ; vous connaissez la jeune personne qu’on m’a fait l’honneur de confier à mes soins : de grâce…… »
Milady prévint elle-même la question. « Cher M. Dorriforth, ne me demandez pas mon opinion sur miss Milner ; quand je l’ai vue, elle était très jeune ; il est vrai qu’il n’y a pas plus de trois mois, et qu’elle ne peut être beaucoup plus âgée maintenant. »
— « Elle a dix-huit ans, répondit Dorriforth, rougissant de la réponse de Milady, qui ne faisait qu’augmenter ses inquiétudes.
— » Elle est très belle, et je puis vous l’assurer, ajouta-t-elle aussitôt. »
— « C’est le moindre mérite à mes yeux, » répondit Dorriforth, en se levant avec un trouble marqué.
— » Mais où il n’y a rien de plus, permettez-moi de le dire, la beauté est quelque chose. »
— « Souvent pire que rien, » répliqua Dorriforth.
— » Mais qu’au moins ce que j’ai dit ne vous effraie pas d’avance ; n’allez pas croire de miss Milner plus de mal qu’il n’y en a ; tout ce que je sais d’elle se réduit à ceci : elle est jeune, dissipée, indiscrète, étourdie, traînant à sa suite une douzaine d’adorateurs, petits-maîtres, gens de plaisir, quelques-uns sans engagement, d’autres mariés. »
Dorriforth tressaillit. « Au prix des premières années de ma vie, s’écria-t-il, vivement affecté, je voudrais n’avoir jamais connu son père. »
— En vérité, dit madame Horton, qui se flattait toujours que les choses devaient tourner selon ses désirs (car c’est en vain qu’une excellente éducation, que la meilleure société et qu’une longue expérience s’étaient réunies pour former le jugement de la bonne dame) ; « en vérité, je ne doute pas que M. Dorriforth ne sache bientôt l’éloigner des sentiers du vice. »
— « Du vice ! répliqua lady Evans, je suis sûre de n’avoir pas prononcé un tel mot ; au reste, pour ce que j’ai dit, je puis si l’on veut, citer mes auteurs, car ces observations ne viennent point de moi, je ne fais que les répéter. »
La bonne miss Woodley, qui travaillait près de la fenêtre sans se mêler à la conversation, dont pourtant rien ne lui était échappé, se hasarda jusqu’à prononcer exactement ces six mots : « Et bien ! ne les répétez plus. »
— « Changeons de conversation, » dit Dorriforth.
— « De tout mon cœur, répondit Milady, et miss Milner n’y perdra rien. »
— « Est-elle grande ou petite ? » demanda madame Horton, qui n’avait pas encore envie de terminer là cet intéressant chapitre.
— « On peut louer sa taille aussi bien que son visage ; mais je vous l’ai dit, sa figure est à l’abri de toute critique. »
— « Et s’il n’en est pas ainsi de son ame ! » s’écria Dorriforth, avec un soupir.
— « Les qualités de l’ame peuvent s’acquérir comme les grâces de l’extérieur, » dit miss Woodley.
— Non, ma chère, répliqua lady Evans ; il n’y a pas d’exemple que la nature, fortifiée par l’habitude, se soit jamais réformée. »
— Pardonnez-moi, dit miss Woodley ; une société choisie, de bons livres, et les malheurs des autres peuvent beaucoup plus pour former le cœur à la vertu que…… »
Miss Woodley ne put achever, car lady Evans se levant tout à coup, s’écria qu’elle aurait déjà dû être partie. « Un monde de visites m’attend chez moi. D’ailleurs, si je voulais entendre de la morale, ce serait de la bouche de M. Dorriforth et non de la vôtre. »
On annonça madame Hillgrave.
« Ah ! c’est vous, madame Hillgrave, continua Milady ; vous connaissez miss Milner, cette jeune personne qui a dernièrement perdu son père ? »
Madame Hillgrave était femme d’un marchand qui avait éprouvé beaucoup de malheurs : au nom de miss Milner, elle leva les mains au ciel et fondit en larmes.
« Eh bien ! s’écria lady Evans, faites-moi donc le plaisir de dire franchement ce que vous pensez d’elle ; je suis fâchée de ne pouvoir vous entendre moi-même, » et elle sortit aussitôt.
Après quelques minutes de silence, mistriss Horton, qui aimait à questionner autant que personne de son sexe, demanda à madame Hillgrave s’il était possible de savoir pourquoi le nom de miss Milner lui avait causé une telle émotion.
Cette question, qui renouvelait les craintes de Dorriforth, réveilla toute son attention.
« Miss Milner, répondit-elle, est ma bienfaitrice et la plus généreuse que j’aie jamais connue ; » en parlant ainsi, elle prit son mouchoir pour essuyer ses larmes qui coulaient en abondance.
« Qu’est-ce que j’entends ? » s’écria Dorriforth, prêt lui-même à pleurer de joie, comme madame Hillgrave pleurait de reconnaissance.
— « Mon mari, reprit-elle, au commencement de ses malheurs, devait une somme considérable à M. Milner, qui, las de la redemander en vain, s’était déterminé à faire saisir tous nos effets ; sa fille sut nous obtenir des délais, espérant qu’avec le temps nous pourrions nous acquitter. Quand elle vit que notre impuissance était toujours la même, et que son père était toujours décidé à user de rigueur, elle vendit ce qu’elle avait de plus précieux, paya notre dette et nous sauva de tous les malheurs dont nous étions menacés. »
Charmé de ce qu’il venait d’entendre, Dorriforth prit la main de madame Hillgrave, et lui dit qu’il y avait au monde un homme sur qui elle pouvait compter.
« Miss Milner est-elle grande ou petite ? » demanda une seconde fois madame Horton, qui, voyant que le silence avait succédé à ce récit, craignit qu’on ne changeât de sujet.
— « Je l’ignore, » répondit madame Hillgrave.
— « Est-elle laide ou jolie ? »
— « En vérité, je ne saurais vous dire. »
— « Il est bien étrange que vous n’ayez pas même remarqué… »
— « Pardon, j’ai bien remarqué, sans doute, mais je n’ose me fier à mon propre jugement. Elle m’a paru avoir la beauté d’un ange, peut-être parce que son action était belle, et mon cœur peut avoir trompé mes yeux. »
CHAPITRE III.
Grâce à madame Hillgrave, Dorriforth commençait à prendre une idée plus avantageuse des principes et du caractère de sa pupille. Enfin le 10 novembre arriva, c’était le jour où elle devait quitter la maison paternelle pour se rendre chez madame Horton. Son tuteur, accompagné de miss Woodley, monta en voiture pour aller à sa rencontre, et l’attendit dans l’auberge où elle devait s’arrêter sur la route.
Ce même jour, après avoir donné de nouveaux soupirs à la mémoire de son père, miss Milner arriva à l’endroit où Dorriforth et miss Woodley l’avaient devancée. Outre sa suite, elle avait avec elle deux parens éloignés du côté de sa mère, qui avaient cru de leur devoir de l’accompagner une partie du chemin ; mais ils enviaient trop à Dorriforth la tutelle de miss Milner pour se soucier de s’arrêter avec lui, et à peine ils l’eurent remise entre ses mains, qu’ils repartirent aussitôt.
Au bruit du carosse qui s’arrêtait à la porte de l’hôtellerie, au nom de miss Milner, Dorriforth pâlit ; quelque chose de semblable à un présage sinistre fit palpiter son cœur, et sur son visage, qui le trahissait toujours, se peignirent aussitôt la tristesse et l’effroi.
Il fallut tous les secours de miss Woodley pour ranimer ses esprits ; elle se crut elle-même obligée d’aller pour lui au-devant de sa belle pupille. — Belle en effet au-delà de toute expression.
Mais ce n’était pas cette miss Milner, si vive et si gaie, telle qu’on l’avait annoncée à son tuteur ; sa vivacité semblait s’être amortie par le sentiment de la perte qu’elle venait de faire ; une mélancolie douce en avait pris la place.
Au moment où M. Dorriforth lui fut présenté par miss Woodley, comme son tuteur et le meilleur ami de son père, elle fondit en larmes, se tint un moment à genoux, devant lui, et promit de lui être soumise comme à son père. Dorriforth avait son mouchoir sur les yeux, autrement ceux de miss Milner eussent aisément pénétré l’agitation qu’il éprouvait au fond de son cœur.
Après cette touchante entrevue, et quelques momens d’une conversation générale, on remonta en voiture : miss Milner dit adieu aux deux parens qui l’avaient accompagnée, et prit avec elle miss Woodley, tandis que Dorriforth occupa seul le carosse qui l’avait amené.
Pendant la route miss Woodley ne fit aucun frais pour gagner le cœur de celle qu’elle accompagnait, quoique peut-être elle ne désirât rien tant que de lui plaire. Elle fut avec miss Milner ce qu’elle était constamment avec tout le monde, et c’en était assez, auprès d’une femme aussi pénétrante, pour se concilier son estime.
Miss Milner distingua, du premier coup d’œil, le mérite simple et sans prétention de miss Woodley, et se sentit disposée à le récompenser de toute son amitié.
CHAPITRE IV.
Le lendemain de son arrivée à Londres, miss Milner se trouva plus tranquille ; l’impression que lui avait faite la mort de son père se fît sentir moins douloureusement ; ses pensées se portèrent sans peine, peut-être même avec quelque plaisir, sur ses nouveaux amis, et, ce qui lui était encore plus agréable, elle se trouvait à Londres, au sein de cette ville dont tant de fois son active imagination lui avait tracé des tableaux séduisans ; en un mot, après un sommeil doux et consolant, elle s’éveilla différente d’elle-même, ou plutôt rendue à son caractère et à sa gaîté naturelle, qui avaient cédé pour un temps à l’influence de la douleur filiale.
Si le jour précédent elle avait paru belle à miss Woodley et à Dorriforth, aujourd’hui, lorsque brillante de tous les charmes qu’elle venait de retrouver à son réveil, et avec ces grâces simples, mais nobles, qui ne l’avaient jamais quittée, elle entra dans la salle où le déjeuner l’attendait, ils ne purent la regarder sans admiration, ni se regarder l’un l’autre sans étonnement. Mistriss Horton, qui était assise au haut de la table, crut tout à coup n’être plus elle-même qu’une servante de la maison ; tant la beauté a d’empire, quand elle est, comme dans miss Milner, unie à l’esprit et à la vertu.
Que pourtant ce mot de vertu n’induise pas en erreur des lecteurs trop scrupuleux, et prêts à se former de tout des idées exagérées. La vertu de miss Milner n’allait point au-delà de ce que les faibles mortels en ont communément en partage ; peut-être encore trouverait-on, en l’examinant de plus près, qu’elle ne va pas même jusques-là ; mais il faut tout considérer ; si elle a fait plus de fautes que bien d’autres, plus que bien d’autres aussi elle a des droits à l’indulgence.
Dès son enfance, tous ses désirs avaient été accomplis ou prévenus. Gêne et refus étaient deux mots qu’elle avait en horreur.
Sa figure était charmante ; on ne le lui avait dit que trop souvent, et à ses yeux c’était un jour perdu que celui qui n’avait rien ajouté à ses conquêtes. Elle avait encore une sensibilité prompte, qui ne lui permettait pas de dissimuler une injure ni un manque d’égards et d’attention. Elle était d’ailleurs en possession de passer pour une femme d’esprit ; non pas qu’elle eût à l’esprit des prétentions réelles, quoiqu’en l’écoutant, le critique le plus habile eût pu s’y tromper. Mais ses réponses avaient tout l’effet de ce qu’on appelle répartie : sinon parce qu’elles étaient toujours ingénieuses, du moins parce qu’elles étaient vives, dictées par un sentiment rapide, et prononcées avec une ingénuité réelle ou apparente, des yeux baissés ou détournés à propos, et un sourire fin qui semblait à peine effleurer ses traits. Ce qu’elle disait, un autre eût pu le dire ; ce qu’elle avait de plus qu’un autre, c’était la manière de le dire, comme on voit la grace embellir des traits qui, sans elle, auraient paru communs et peu réguliers.
Mais laissons au lecteur à juger lui-même miss Milner par ses propres actions dans toutes les circonstances plus ou moins importantes où elle paraîtra sous ses yeux.
Pendant le déjeuner qui a commencé avec ce chapitre, la conversation fut vive et pleine de saillies du côté de miss Milner, sage quand Dorriforth parlait, douce et innocente quand c’était miss Woodley : des efforts pour n’être pas absolument nulle, c’est tout ce qui resta à madame Horton.
Dans le cours de la conversation, M. Dorriforth observa que, d’après ce qu’il avait entendu dire, il ne se serait pas attendu à trouver dans miss Milner tant de ressemblance avec son père.
« Ni moi, dit-elle, à vous trouver tel que je vous vois. »
— « Non ? Quelle idée vous étiez-vous donc formée de moi ? »
— « Celle de ce qu’on appelle un bon homme déjà avancé en âge et d’une figure commune. »
Cela fut dit de l’air du monde le moins signifiant, et rien pourtant ne signifiait mieux qu’elle trouvait son tuteur jeune et d’une figure aimable. Il répondit avec quelque embarras : « Un bon homme, c’est ce que vous me trouverez toujours dans toutes mes actions. »
— « En ce cas, vos actions et votre air ne se ressembleront pas. »
On voit qu’elle était, comme nos beaux-esprits, dans l’habitude de hasarder la première idée qui se présentait, pour peu que cette idée eût un air de vérité.
Pour lui faire à son tour un compliment du même genre, Dorriforth lui dit :
« Je croirais volontiers, miss Milner, que vous n’êtes pas bon juge dans cette partie. »
— « Et pourquoi ? »
— « Pensez-vous, par exemple, que la nature vous ait prodigué plus d’avantages qu’à d’autres ? Non, sans doute ; eh bien ! cela seul prouverait que votre jugement n’est pas sûr. »
— « Je le prouverais bien mieux, peut-être, si je me livrais au plaisir de me croire belle. »
D’un ton aussi sérieux que s’il eût fait une question très grave, Dorriforth continua de cette manière :
— « Ainsi, Miss, vous croyez sincèrement ne pas être belle. »
— « Sans doute, si je ne consultais que mon opinion ; mais, à cet égard, je ressemble aux catholiques romains ; ce que je n’ose croire d’après moi-même, je le crois sur la parole des autres. »
— « Eh bien ! j’en tire donc cette preuve, que notre manière de croire n’est pas la moins sûre, et que la parole des autres n’induit pas toujours en erreur ; mais ceci touche aux matières de religion. Écartons ce sujet, c’est celui sur lequel nous différons d’opinion, vous et moi ; j’espère que ce sera toujours le seul ; souffrez qu’il n’en soit plus question entre nous. À Dieu ne plaise que je vous tourmente jamais pour votre croyance ! mais cette liberté que je vous laisse, veuillez de grâce me l’accorder à votre tour. »
Miss Milner parut surprise de recevoir une réponse si sérieuse à quelques mots si légèrement échappés. La bonne miss Woodley fit tout bas une courte prière pour demander au ciel de pardonner à sa jeune amie l’erreur involontaire où on l’avait élevée. Madame Horton, sans être vue, du moins à ce qu’elle croyait, fit un signe de croix pour détourner la dangereuse contagion des opinions hérétiques. Cette pieuse précaution n’échappa point à miss Milner, qui parut si disposée à éclater de rire, que la bonne dame, emportée par son indignation, s’écria : « Dieu vous pardonne ! » À ces mots, l’objet de sa colère ne pouvant se contenir davantage donna un libre cours à sa joyeuse humeur, et s’abandonna à des éclats de rire tellement immodérés, qu’il ne resta bientôt plus dans la salle d’autre témoin de sa folie, que l’indulgente miss Woodley.
— « Ma chère, lui dit miss Milner, en se calmant un peu, je crains que vous ne me le pardonniez pas. »
— « Non, en vérité, répondit celle-ci ; non je ne puis plus vous le pardonner. »
Mais combien le ton et les regards sont souvent un langage plus vrai et plus expressif que les paroles mêmes ! miss Woodley, avec sa douce figure et le doux son de sa voix, tout en disant qu’elle ne pardonnerait point, faisait entendre qu’elle avait déjà pardonné ; tandis que la voix et les yeux enflammés de madame Horton, au moment même où elle implorait la clémence de Dieu pour miss Milner, disaient, plus clairement encore, qu’elle la croyait indigne de pardon.
CHAPITRE V.
Six semaines s’étaient déjà écoulées depuis que miss Milner était à Londres. Les fêtes, les plaisirs remplissaient tous ses momens, et ceux de Dorriforth se passaient dans les alarmes ; il soupirait à la vue des périls dont elle était entourée ; il veillait sur elle avec l’inquiétude d’un père ; il priait ardemment le ciel de ne pas lui refuser son appui. Les amis de miss Milner, ceux de son tuteur, et les nouvelles liaisons qu’elle formait tous les jours, se succédaient chez elle avec une telle affluence, qu’à peine Dorriforth trouvait-il le moment de l’avertir des dangers qu’elle courait. Si par hasard il pouvait être seul avec elle, il se hâtait de lui faire observer combien il est nécessaire de ne pas consacrer tous ses momens à la société, d’en réserver quelques-uns pour la réflexion, pour la lecture, et pour la méditation des devoirs qu’elle aurait à remplir dans un autre état ; enfin, pour acquérir ces vertus qui, seules, pourraient un jour lui alléger le fardeau de la vieillesse. Dorriforth parlait avec une ame pénétrée ; et cette éloquence du cœur est si puissante, qu’elle commandait l’attention de miss Milner. Souvent ses yeux et tous ses mouvemens prouvaient qu’elle y était sensible ; quelquefois même, elle parlait le langage de la conviction ; mais dès que, de nouveau, elle entendait la voix du plaisir, ses bonnes dispositions se changeaient en plaisanteries, et même en plaintes sur l’espèce de gêne qui empêchait une femme de son rang et de sa fortune de jouir des agrémens de la vie.
Parmi tous ceux qui se disputaient l’honneur de la suivre partout, et d’assiéger, pour ainsi dire, ses pas, il y en avait un dont elle semblait s’occuper, même lorsqu’il n’était pas auprès d’elle ; c’était le lord Frédéric Lawnly, le dernier des fils du duc de ce nom, jeune homme très à la mode et le favori de toutes les femmes qui se connaissaient le mieux en mérite.
Il avait à peine vingt-deux ans ; sa figure était charmante, son esprit vif et plein de feu, ses manières élégantes. Il réunissait toutes les qualités aimables faites pour captiver des cœurs moins susceptibles d’amour que ne paraissait l’être celui de miss Milner.
On ne s’étonnera donc point si elle prenait plaisir à le voir, et si son orgueil était flatté de la préférence publique que milord lui donnait sur tant d’autres rivales. Le progrès de leur liaison n’échappa point à Dorriforth. Il le vit avec un mélange de peine et de plaisir ; car, s’il désirait que le mariage pût donner à miss Milner un autre protecteur que lui-même, il ne pouvait non plus penser sans frémir, que ce protecteur serait un jeune homme plongé dans tous les égaremens du monde où il vivait, sans aucune qualité morale, et dont la réforme ne pouvait être que l’ouvrage du temps et des circonstances. — Quel serait avec lui le sort de miss Milner ? Cette idée effrayait Dorriforth, et peut-être il craignait déjà que sa pupille n’eût engagé son cœur, sans même y être autorisée par aucune vue légitime de la part de Frédéric.
Dorriforth estimait donc trop peu ce jeune homme pour le voir sans peine auprès de sa pupille. Frédéric, de son côté, s’aperçut aisément des craintes qu’il inspirait au tuteur ; et toutes les fois qu’ils se trouvaient ensemble, l’embarras de tous les deux était visible ; miss Milner le remarqua, mais avec indifférence. Jusqu’à présent, une seule passion avait trouvé place dans son cœur, et cette passion, c’était la vanité, le désir, ou plutôt la fureur de briller, d’être admirée, d’augmenter ses conquêtes ; et, tout entière aux intérêts de sa gloire, elle ne songeait pas à plaindre ses victimes. Ce n’est pas que, malgré ses travers, son cœur fût étranger à ce qui est bon et honnête. Souvent même la vertu l’entraînait par des charmes puissans, mais dont l’impression était trop tôt effacée par de nouvelles folies.
Miss Woodley (dont les yeux charitables savaient toujours apercevoir un rayon de vertu, quelque faible qu’il pût être, tandis qu’avec le microscope de la calomnie, elle eût à peine distingué une faute), miss Woodley était au logis sa compagne inséparable, et son avocat auprès de Dorriforth, toutes les fois que miss Milner absente devenait le sujet de leur conversation. Sur les éloges qu’elle prodiguait à sa pupille, Dorriforth concevait des espérances qu’il lui fallait bientôt abandonner, avec le regret de voir combien ces louanges étaient peu méritées. Quelquefois il s’efforçait d’étouffer son indignation, et plus souvent encore de retenir les larmes de pitié que lui arrachait le sort à venir de miss Milner.
Cependant tous ceux qui connaissaient sa pupille ne parlaient plus de milord Frédéric que comme d’un amant déclaré. Les domestiques se le disaient tout bas, et même des feuilles publiques avaient fixé le jour du mariage.
D’autant plus alarmé qu’il n’avait reçu aucune ouverture à ce sujet, Dorriforth fit très sérieusement entendre à sa pupille que la prudence et le soin de sa réputation exigeaient d’elle qu’elle priât lord Frédéric de discontinuer ses visites. Elle ne put s’empêcher de sourire d’une telle prétention, qui lui semblait ridicule ; mais sur les instances réitérées de son tuteur, faites d’un ton qui ressemblait à celui de l’autorité, elle promit, non seulement d’obéir, mais de faire ce qu’elle pourrait pour que Milord lui obéît à elle-même.
En effet, la première fois qu’il vint chez elle, elle lui fit connaître les intentions de son tuteur, ajoutant que, par délicatesse, il lui avait permis de demander à Milord, comme une faveur, ce qu’il aurait eu, en qualité de tuteur, le droit d’exiger. Confondu, vivement offensé, Milord s’écria : « Par tout ce qu’il y a de plus sacré, je crois que M. Dorriforth vous aime ; il n’y a qu’un rival qui puisse me traiter de cette manière ! »
— « Ô honte ! Milord, s’écria miss Woodley, qui était présente, et que ce blasphème fit frémir d’horreur. »
— « Honte sur M. Dorriforth lui-même, s’il est vrai qu’il ne l’aime pas ! répondit milord, car quel autre qu’un sauvage peut voir tant de charmes et n’en être pas touché ? »
— « l’habitude, répliqua miss Milner, l’habitude est tout. M. Dorriforth voit tous les jours les charmes que vous vantez ; mais il est fort par l’habitude qu’il a de vaincre, comme vous êtes faible, Milord, par l’habitude de succomber. »
— « Ainsi vous ne croyez pas même que je doive rien à la nature, ni qu’elle m’ait fait un cœur capable de sentir l’amour. »
— « Je le crois, Milord, mais un amour tel que l’habitude de l’inconstance peut l’éteindre en un moment. »
— « À Dieu ne plaise qu’il s’éteigne jamais ! car je regarde comme un crime d’être insensible aux plaisirs divins que peut donner l’amour véritable. »
— « Ainsi, dit miss Milner, vous vous livrez à votre passion pour éviter un crime : eh bien ! c’est aussi dans la même vue que M. Dorriforth ne se livre pas aux siennes. » — « Il le devait du moins, pour rester fidèle à ses engagemens. Mais les vœux religieux sont comme ceux de mariage, faits pour n’être point observés ; et je suis sûr que toutes les fois qu’il est auprès de vous, ses désirs… »
— « Sont aussi purs, répliqua-t-elle vivement, que tous ceux qui sont jamais entrés dans l’âme de mon céleste tuteur. »
À l’instant même, Dorriforth entra : si déjà le teint de miss Milner s’était animé du feu avec lequel elle avait prononcé ces derniers mots, elle rougit bien autrement à l’aspect de celui qu’elle venait de louer ; ses lèvres devinrent pâles et tremblantes, sa confusion parut sur ses traits et dans toute sa contenance.
« Qu’y a-t-il, demanda Dorriforth, ému du désordre de miss Milner ? »
— « Quelques mots très flatteurs pour vous, répondit Frédéric, ont mis votre pupille dans l’état où vous la voyez. »
— « J’entends, dit Dorriforth, elle rougit ne n’avoir pas dit la vérité. »
— « Ah ! monsieur, cette réflexion n’est pas obligeante, s’écria miss Woodley ; car si vous eussiez été ici… »
— « Je n’aurais point dit ce qui m’est échappé, répliqua miss Milner ; mais laissez-le se venger lui-même. »
— « Me venger ? et de quoi ? qui donc aurait voulu offenser un homme qui désire aussi peu que moi de fixer l’attention ? »
— « Le tuteur de miss Milner, répliqua lord Frédéric, serait, à ce titre seul, fait pour la fixer. »
— « Eh bien, Milord, si l’on fait attention à moi, je n’ai rien à craindre, je pense, » répondit Dorriforth, d’un ton de voix si ferme et avec un regard si assuré, que Milord hésita un moment avant de répliquer.
Mais miss Milner voyant que son tuteur tournait les yeux d’un autre côté, pria tout bas Frédéric de chercher quelqu’autre sujet d’entretien. Celui-ci s’inclina en signe d’obéissance, et pour lui prouver aussitôt qu’il était prompt à obéir, il s’écria d’un ton ironique :
« Ô monsieur Dorriforth, que ne puis-je recevoir de vous l’absolution de toutes mes fautes, car je conviens qu’elles sont en grand nombre ! »
— « Arrêtez, Milord, n’allez pas les avouer devant ces dames, à moins que, pour exciter leur pitié, vous ne vous accusiez de celles que vous n’avez point commises. »
Miss Milner éclatait de rire à cette réponse, dont elle paraissait charmée, lorsque d’un ton railleur Frédéric se hâta d’ajouter :
« Ceci vient d’Abailard, et de lui, tout a droit de plaire à Héloïse. »
Soit que Dorriforth n’eût pas compris le sens de cette citation, ou qu’il se rendît témoignage qu’on ne pouvait la lui appliquer, il l’entendit sans aucune marque de colère ou de confusion ; mais miss Milner, piquée au vif et sentant expirer l’envie de rire qui lui avait si mal réussi, s’approcha de la fenêtre, pour cacher le trouble où ce peu de mots l’avait jetée. »
Heureusement pour elle, on annonça le comte Elmwood, jeune gentilhomme catholique. Il venait rendre une visite à son cousin, M. Dorriforth, et l’arrivée de ce nouveau personnage fit prendre un autre tour à la conversation.
CHAPITRE VI.
Dorriforth désirait trop vivement de voir sa pupille rompre tout-à-fait avec milord Frédéric, pour ne pas recevoir avec beaucoup de plaisir des propositions de mariage, relatives à elle, de la part de sir Edward Ashton. Sir Edward n’était ni beau ni jeune, on ne pouvait pas dire non plus qu’il fût vieux ni laid ; mais avec une fortune immense, il avait toutes les qualités morales qui pouvaient le rendre digne du bonheur auquel il aspirait : c’était de tous les hommes celui que Dorriforth aurait préféré pour l’époux de sa pupille ; quelquefois même il n’était pas sans espérance (uniquement sans doute parce qu’il le désirait) de le voir agréé par miss Milner ; il se promit bien, du moins, de faire l’essai de son pouvoir sur sa pupille, en appuyant auprès d’elle ce nouvel amant.
Malgré la différence d’opinions qu’il était facile de remarquer entre eux dans presque toutes les occasions, ils ne s’écartaient pourtant jamais l’un envers l’autre des plus strictes lois de la politesse ; Dorriforth, surtout, se conduisait à l’égard de miss Milner avec la plus scrupuleuse circonspection ; son attention, ses égards pour elle, semblaient être le résultat d’un plan qu’il s’était tracé, comme le seul moyen de la retenir dans les bornes qu’il s’imposait à lui-même. Toutes les fois qu’il s’adressait à elle, c’était avec un maintien plus réservé, des manières plus respectueuses, un son de voix plus doux qu’avec toute autre personne. On sentait bien que cette politesse recherchée était la suite nécessaire de ce qu’il croyait devoir à sa naissance et à sa situation, et que, d’ailleurs, le respect qu’il montrait à sa pupille lui répondait de celui qu’elle aurait pour son tuteur. Cette conduite eut tout l’effet qu’en attendait Dorriforth ; car bien que miss Milner eût dans l’esprit cette rectitude, ce goût exquis des convenances, qui auraient suffi pour lui apprendre ce qu’elle devait à un homme qui tenait la place de son père, cependant elle était en même temps si inconséquente et si vive, elle savait si peu maîtriser ses premiers mouvemens, qu’elle était toujours près de le traiter avec légèreté ; mais, promptement rappelée à elle-même par le ton et les manières de Dorriforth, elle aurait eu honte de ne point l’imiter.
Un matin qu’il était seul avec elle et avec miss Woodley, il fit naître l’occasion de lui parler de sir Edward et de ses espérances. Il commença par en faire l’éloge le plus touchant, et finit par déclarer à sa pupille qu’il croyait que d’elle seule dépendait le bonheur d’un homme de ce mérite. Un éclat de rire fut la réponse de miss Milner ; mais un regard sévère de Dorriforth l’en fit rougir aussitôt, et son tuteur se hâtant de reprendre sa première sérénité, « Je désirerais bien, lui dit-il, que vous fissiez plus d’honneur à votre goût, en vous pressant moins de rejeter sir Edward. »
— « Comment, monsieur Dorriforth, comment pouvez-vous attendre de moi que je fasse honneur à mon goût, quand sir Edward, que vous comblez d’éloges, en fait si peu lui-même au sien, par l’estime qu’il a pour moi ? »
Il était clair qu’elle attendait un compliment, et Dorriforth, qui ne voulait pas la flatter, chercha un moment ce qu’il avait à dire.
— « Vous ne répondez point à mon observation ? »
— « Mais, mademoiselle, dit Dorriforth, en regardant même comme vrai ce que votre modestie vous a fait dire de vous-même, je ne vois pas que ce soit une raison pour rejeter sir Edward ; car, dans un cas tel que le sien, où le cœur est fortement engagé, ce n’est pas la raison que l’on consulte. »
— « Fort bien, M. Dorriforth, on ne peut mieux justifier sir Edward ; mais si jamais mon cœur s’engage aussi, vous me permettrez de me servir à mon tour de la même excuse. »
— « Mais, répliqua-t-il vivement, avant que votre cœur se donne, vous vous servirez de votre raison. »
— « Oui, et dès ce moment j’en fais usage, en refusant d’épouser un homme que je ne pourrai jamais aimer. »
— « Jamais ? miss Milner : à moins que votre cœur ne soit plus à donner, comment pouvez-vous parler avec cette assurance ? »
En disant ces mots, il songeait à milord Frédéric, et il fixa sa pupille, comme pour lire dans son ame (non sans trembler d’avance de ce que, peut-être, il allait y trouver) : miss Milner rougit ; Dorriforth sentit redoubler ses craintes, et il allait porter son jugement, quand, pour le prévenir, elle se hâta de répondre d’une voix libre et ferme, qui rassura Dorriforth, avant même qu’elle eût achevé de parler :
— « Non, je n’ai point donné mon cœur, mais je crois pouvoir dire hardiment que sir Edward n’en occupera jamais la moindre partie. »
— « Je plains sir Edward, et j’en suis fâché pour vous-même ; mais puisque vos affections ne sont point engagées (et il parut charmé qu’elles ne le fussent point), permettez-moi de vous donner un avis, qui, peut-être, ne vous sera pas inutile un jour. Miss Milner, on ne peut livrer son cœur sans s’exposer à plus de dangers et de peines que peut-être vous ne vous en êtes figuré jusqu’à présent. Un autre en est-il maître, dès-lors nos pensées, nos actions ne sont pas plus à nous que notre cœur. » Il semblait, en parlant ainsi, se faire violence à lui-même, et il s’arrêta comme ayant encore beaucoup plus à dire, si l’extrême délicatesse du sujet le lui avait permis.
Dès qu’il se fut retiré, et que miss Milner eut entendu fermer la porte sur lui, « comment, dit-elle avec une inquiète curiosité, comment se fait-il que les gens de bien aient des notions si justes sur les passions et les faiblesses des autres hommes ? À entendre M. Dorriforth et ses leçons de prudence, dirait-on qu’il ait passé sa vie dans la retraite et dans la méditation ? Ne s’exprime-t-il pas comme un homme qui aurait été pris à ses amorces enchanteresses, qui aurait connu le repentir ? Avec quelle exquise sensibilité il parle de l’amour ? Ne semble-t-il pas lui prêter de nouveaux charmes, au moment où il le représente comme si dangereux ? Non, je ne crois pas que milord Frédéric, avec ses plus brillantes peintures de l’amour et de ses plaisirs, puisse le rendre plus séduisant que le fait M. Dorriforth, en peignant les peines et les chagrins qui le suivent. En vérité, s’il me parle souvent de cette manière, il faudra certainement que j’aie pitié de lord Frédéric, et ce sera l’ouvrage de l’éloquence de mon tuteur. »
Miss Woodley ne put entendre la conclusion de ce discours sans la plus vive inquiétude, « Hélas ! dit-elle, penseriez-vous sérieusement à milord Frédéric ? »
— « Mais, en supposant que j’y pensasse, pourquoi cet hélas ! miss Woodley… ? »
— « Parce que je crains que vous ne soyiez pas heureuse avec lui. »
— « C’est me dire clairement qu’il ne serait point heureux avec moi. »
— « Je ne puis parler du mariage par expérience, répondit miss Woodley, mais je crois deviner, à peu près, ce que ce peut être. »
— « Je ne puis, non plus, parler de l’amour par expérience, répliqua miss Milner, mais je crois deviner, à peu près, ce que ce peut être. »
— « Je vous en conjure, ma chère, gardez-vous d’aimer (s’écria miss Woodley, dans toute la simplicité de son cœur, comme si elle eût demandé à miss Milner une grâce qu’il fût en son pouvoir d’accorder) ; je Vous en conjure, n’aimez jamais sans l’aveu de votre tuteur. »
Sa jeune amie ne put s’empêcher de rire de cette prière, mais elle promit de faire son possible pour obliger miss Woodley.
CHAPITRE VII.
Dorriforth, avec les ménagemens les plus convenables, fit entendre à sir Edward que la jeune miss refusait ses propositions. Mais, loin de se décourager, sir Edward n’en devint que plus assidu, et ses visites chez madame Horton furent si fréquentes, qu’elles excitèrent la jalousie de Frédéric, et livrèrent ce cœur volage à des peines plus que suffisantes pour l’assurer de la violence et de la sincérité de sa passion. Toutes les fois qu’il en voyait l’aimable objet (car il venait toujours chez miss Milner, quoique moins souvent à la vérité), il peignait son amour avec tant d’ardeur, que miss Woodley, qui était présente quelquefois, et toujours, comme on sait, bonne et sensible, ne put s’empêcher de désirer qu’il réussît. Milord parla de mariage, il s’expliqua dans les termes les plus clairs, et il demandait qu’il lui fût permis de solliciter l’aveu de M. Dorriforth, mais c’est à quoi miss Milner ne voulut jamais consentir.
« D’où vient ce refus, se disait-il à lui-même ? est-ce du peu d’impression que j’ai fait sur elle ? Non, sans doute, je ne puis l’attribuer qu’à la crainte où elle est que mes propositions n’affligent son tuteur, dont elle connaît la partialité pour sir Edward. »
D’après ces réflexions, Frédéric n’en conçut que plus de haine contre Dorriforth, et il commença de craindre que, malgré tout le goût qu’il se flattait d’avoir inspiré à miss Milner, le tuteur ne parvînt à traverser et à déjouer ses espérances. De son côté, miss Milner lui déclara à lui-même et à miss Woodley que personne, jusqu’à présent, n’avait trouvé le chemin de son cœur. Il est vrai pourtant que la surveillante miss Woodley s’était, depuis un temps, aperçue de quelques soupirs involontaires échappés à miss Milner, et, au moment qu’elle lui communiqua cette remarque, la rougeur couvrit le visage de sa jeune amie. Miss Woodley soupçonna donc un combat secret entre l’amour et la raison ; la pitié lui rendit sa compagne encore plus chère, et même, au risque de déplaire à M. Dorriforth, elle l’engagea à se livrer à tous les amusemens de la ville, les croyant moins dangereux pour elle que le calme et la solitude.
Miss Milner fut de son avis ; les bals, les spectacles, une société nombreuse lui offrirent des distractions si multipliées, qu’à la fin son tuteur crut devoir se montrer plus sévère qu’il ne l’avait été jusqu’à présent. Toutes les nuits, son repos était troublé par l’image des dangers qu’elle courait loin de lui ; tous les matins, son sommeil était interrompu par le bruit qu’elle faisait en rentrant, et las de la voir consacrer tous ses instans au plaisir, sans qu’il en fût un seul pour la retraite et la réflexion, il crut devoir obtenir au moins, par autorité, quelque trève à tant de folles dissipations.
Une après-midi, qu’il la rencontra par hasard sur l’escalier, il lui dit : « J’espère, miss Milner, que vous passerez la soirée avec nous ? »
À cette question imprévue, elle rougit. — « Oui, » fut le seul mot qui se présenta. Elle savait bien pourtant qu’elle était engagée à une assemblée très brillante, et que même à ce sujet elle avait, depuis plus d’une semaine, consulté sa marchande de modes.
Cependant elle se flatta que tout se concilierait sans peine, et qu’en prétextant un défaut de mémoire, ou toute autre raison, elle s’excuserait facilement auprès de son tuteur, dès qu’il serait instruit de la vérité. Il le fut plus tôt qu’elle ne s’y attendait ; car, sur la fin du dîner, un de ses gens lui apporta un billet de sa marchande de modes, où il était question de la nouvelle parure qu’elle devait mettre ce soir même. Ce soir, rien n’était plus clair que ces deux mots.
Son tuteur la regardant d’un air étonné : — « Je croyais, miss Milner, que vous m’aviez promis de passer ici la soirée. »
— « C’est un oubli de ma part, car il y a long-temps que j’avais promis de la passer dehors. »
— « Tout de bon ? s’écria-t-il. »
— « Rien de plus vrai, et je crois qu’il est juste que je tienne mes premiers engagemens ; ne le pensez-vous pas ? »
— « Et ceux que vous avez pris avec moi, vous n’y attachez aucune importance. »
— « Beaucoup, au contraire, si vous y en attachez vous-même. »
— « Plus que vous ne croyez. »
— « Et plus que le sujet ne le mérite ; mais peut-être vous voulez le rendre plus grave en paraissant offensé. »
— « Je le suis réellement, vous verrez que je le suis ; » et ses regards le lui apprirent encore mieux.
Miss Milner ne put les soutenir, elle baissa les siens, et trembla de honte ou de dépit.
Madame Horton se lève, arrange les assiettes de fruits qui étaient sur la table, va, vient, souffle le feu, se rassied enfin, sans que d’aucun côté on eût prononcé un seul mot, et le silence, qu’avaient un moment interrompu les soins domestiques de la bonne dame, redevint tout aussi profond qu’auparavant.
À la fin, miss Milner se lève d’un air fort gai et se dispose à sortir de la salle, lorsqu’avec une voix ferme et d’un ton d’autorité, Dorriforth lui dit :
« Miss Milner, vous ne sortirez point d’aujourd’hui. »
— « Monsieur ! » s’écria-t-elle, comme doutant de ce qu’elle venait d’entendre. Sa main resta sans mouvement sur la clé qu’elle avait tournée à moitié, et elle parut incertaine si elle achèverait d’ouvrir pour braver son tuteur, ou si elle refermerait pour se soumettre à ses ordres. Avant qu’elle se fût décidée, Dorriforth se leva, et avec une force et un air d’empire auquel elle n’était point accoutumée :
« Je vous défends, lui dit-il, de sortir de toute la soirée. »
Et aussitôt il quitta la salle par une autre porte. La main de sa pupille, abandonnant alors la clé qu’elle tenait, retomba sans force ; la pauvre Miss semblait avoir perdu l’usage de ses sens, lorsque madame Horton, en la priant de ne pas trop s’affecter du traitement qu’elle recevait, la fit fondre en larmes ; son sein se soulevait, comme si son cœur eût été prêt à se fendre.
Miss Woodley lui eût de bon cœur adressé quelques mots de consolation, si les pleurs qu’elle versait elle-même lui eussent permis de parler. Ce n’est pas qu’elle eût aucun motif personnel de pleurer, mais il y avait dans les larmes des autres une vertu magnétique qui ne manquait jamais de faire couler les siennes.
Madame Horton jouissait de cette scène avec un plaisir secret, que, pourtant, elle ne s’avouait pas à elle-même, tant elle était sûre des bonnes intentions de son cœur et de la pureté de sa conscience.
Cependant elle déclara que, « pour elle, elle avait prédit, depuis long-temps, que les choses en viendraient là, mais qu’elle remerciait le ciel de ce qu’elles se passaient encore aussi doucement. »
— « Et que peut-il y avoir de pire ? s’écria miss Milner, ne suis-je pas privée d’un bal ou j’étais attendue ? »
— « Votre intention est donc de n’y point aller ? répondit madame Horton ; je reconnais là votre prudence, j’ose le dire ; vous en avez plus que la défiance de votre tuteur ne pourrait le faire supposer. »
— « Pensez-vous, répondit miss Milner avec une vivacité qui, pour un moment, arrêta ses larmes, pensez-vous que je puisse y aller malgré sa défense ? »
— « Ce n’est pas la première fois, je suppose, que vous ne vous êtes pas entièrement conformée à ses désirs, » répliqua madame Horton, prenant un ton d’autant plus doux que le sens de ses paroles l’était moins.
— « S’il est ainsi, madame, je ne vois rien qui puisse m’arrêter aujourd’hui, » et miss Milner se précipita hors de la salle, comme bien décidée à ne suivre que sa propre volonté.
— « De grâce, ma chère tante, s’écria miss Woodley, d’une voix alarmée, suivez-la, tâchez d’obtenir d’elle de ne point sortir aujourd’hui. »
— « À Dieu ne plaise ! répondit madame Horton, que je songe à l’en détourner : sa faute, si elle manque à son tuteur, tournera toute à son avantage ; elle forcera M. Dorriforth de chercher des moyens plus efficaces pour l’empêcher de courir à sa perte. »
— « En attendant, ma chère madame, empêchons-la de désobéir ; vos paroles étaient une véritable tentation, vous devez en prévenir l’effet, ou si vous vous y refusez, je vais moi-même… »
Miss Woodley allait sortir pour se rendre chez miss Milner, quand madame Horton, prenant de son mieux le ton qu’elle avait vu à M. Dorriforth :
« Ma nièce, je vous défends de bouger d’ici, de toute la soirée. »
Miss Woodley se rassied aussitôt, et quoique son cœur et ses pensées fussent dans la chambre de son amie, quoiqu’elle souffrît beaucoup, aucun mot, aucun regard ne témoigna son impatience.
À l’heure du thé, M. Dorriforth et sa pupille furent avertis comme à l’ordinaire. Le premier entra d’un air qui prouvait combien il était encore affecté. Ses regards attestaient sa distraction, et, quoiqu’en s’asseyant il eût ouvert un livre très intéressant, il était clair qu’il savait à peine ce qu’il avait entre les mains.
Madame Horton commença à préparer le thé, avec aussi peu d’attention à ce qu’elle faisait que M. Dorriforth à sa lecture. Elle attendait avec impatience le dénoûment de cette scène (car à un certain âge les plus petites choses deviennent importantes) ; et quoiqu’elle ne voulût point de mal à miss Milner, cependant elle songeait avec plaisir qu’elle allait voir quelque chose de nouveau, et cela sans sortir de sa maison ; mais de peur qu’un mot ou un regard imprudent ne fissent connaître le sujet dont elle était occupée, elle eut soin de ne pas ouvrir la bouche et de tenir les yeux attachés sur le thé qu’elle préparait ; on eût dit même qu’elle marchait plus légèrement, qu’elle remuait les tasses plus doucement qu’à l’ordinaire, pour qu’aucun bruit n’empêchât d’être attentif à ce qui allait arriver. De son côté, sa nièce crut qu’il était de son devoir de rester muette.
Le thé était prêt, lorsque miss Milner envoya faire ses excuses et dire qu’elle ne prendrait point de thé. On vit, au mouvement du livre, l’agitation de M. Dorriforth ; il ne douta point que miss Milner ne fût occupée à s’habiller pour le bal, et il ne songea plus qu’aux moyens qu’il avait à prendre pour prévenir sa désobéissance, ou pour l’en punir. Il toussa, prit une tasse, voulut se lever, mais il fut obligé de se rasseoir ; enfin il rouvrit son livre à la première page ; c’est ainsi que le temps s’écoula, et au bout de deux heures miss Milner entra dans la salle. Rien dans sa toilette qui annonçât des projets de bal. Elle était habillée précisément comme à l’heure du dîner. Dorriforth continua de lire sans lever les yeux sur elle, il craignait trop de voir ce qu’il n’aurait pu pardonner. Pour miss Milner, elle prit une chaise et s’assit près de la table, à côté de son amie, dont le cœur était au comble de la joie.
Madame Horton s’était peu attendue à tant de résignation ; il lui fallut quelque temps pour se remettre de sa surprise ; et enfin elle lui demanda si, maintenant, elle voulait une tasse de thé.
« Non, Madame, je vous remercie, » répondit-elle d’une voix si languissante (du moins en la comparant à sa vivacité ordinaire), que Dorriforth leva les yeux, et voyant qu’elle n’avait rien changé à son habillement, il les baissa de nouveau sur son livre, plus confus, plus honteux que charmé de la victoire qu’il remportait.
Assurément la vue de miss Milner parée et disposée à lui désobéir lui eût fait beaucoup de peine, mais cent fois moins qu’il n’en éprouvait en ce moment. Il se regarda comme le seul qui méritât des reproches. Il craignait de l’avoir traitée avec trop de sévérité ; il admirait le sacrifice qu’elle venait de lui faire, il s’accusait lui-même de l’avoir exigé, il voulait lui en demander excuse, et il ne savait comment s’y prendre.
Une réponse fort gaie, faite par sa pupille à une question de miss Woodley, vint encore augmenter son embarras. Il aurait préféré de la voir chagrine et fâchée ; c’eût été, du moins, un prétexte pour lui de le paraître à son tour.
Au milieu de toutes ces idées qui se croisaient rapidement dans son esprit, il continuait, ou plutôt feignait de lire, comme peu occupé de ce qui se passait, lorsqu’un des gens de miss Milner vint lui demander à quelle heure elle voulait sa voiture ? elle répondit : « Je ne sortirai point de toute la soirée. »
Aussitôt Dorriforth quitta son livre, et dès que le domestique se fut retiré :
« Miss Milner, lui dit-il, je vous ai donné une preuve de mon attachement qui, je le crains bien, n’aura pu vous plaire. Telle est souvent la pénible tâche d’un véritable ami, il faut qu’il s’expose à devenir importun ; pardonnez-moi d’avoir rempli le devoir qui m’est imposé auprès de vous ; mais croyez que, quand ce devoir m’ordonne de vous priver de ce qui vous est agréable, je suis moi-même celui qui en souffre le plus. »
Cette apologie de sa conduite fut prononcée d’un ton si touchant et si vrai, que miss Milner, eût-elle été même très offensée, n’aurait pu qu’oublier sa colère ; elle voulut répondre, elle commença quelques mots, mais ce fut en vain, ses larmes ne lui permirent pas d’achever.
Alors son tuteur se lève, et s’approchant d’elle : « J’exige à présent, lui dit-il, une nouvelle preuve de votre obéissance. Habillez-vous, rendez-vous au bal où vous êtes attendue, et soyez sûre que désormais je serai moins prompt à vous faire connaître mes désirs, puisque vous-même vous êtes si prompte à vous y conformer. »
Cette miss Milner, si gaie, si fière, si dissipée, si hautaine, ne put soutenir ce langage de bonté ; ses pleurs coulèrent de nouveau avec plus d’abondance, et Dorriforth, aussi surpris que joyeux de lui trouver un cœur si sensible, si facile à gouverner, se prédit à lui-même le succès de ses soins, et les progrès infaillibles de sa pupille dans le chemin de la vertu.
CHAPITRE VIII.
Avec tant de mérite, Dorriforth n’était point parfait. Il avait une opiniâtreté naturelle que ses amis et lui-même appelaient force de caractère, et qui trop souvent, sans le secours de la religion et sans la bonté de son cœur, aurait rendu ses ressentimens implacables, lorsqu’il se croyait offensé.
Une sœur qu’il avait beaucoup aimée s’était mariée, malgré lui, à un jeune officier, et avait laissé, en mourant, un enfant âgé de trois ans qui ne pouvait espérer de secours que de la générosité de son oncle. Dorriforth en prit soin, mais il ne voulut jamais le voir.
Miss Milner, dont le cœur était ouvert à tous les infortunés, n’eut pas plutôt appris la triste histoire de madame Rhusbroock, mère de cet enfant, qu’elle voulut voir l’innocent objet de la colère de son tuteur.
Elle se rendit donc avec miss Woodley à deux milles de Londres, dans une ferme où on l’élevait ; la beauté de l’enfant, ses manières engageantes achevèrent de l’intéresser en sa faveur. Elle le regarda avec autant d’admiration que de pitié ; et l’enfant, sensible à ses caresses, au moment où elle lui disait adieu, la conjura d’un ton si touchant de l’emmener avec elle, que miss Milner, qui n’avait jamais su résister à un premier mouvement, soit qu’il fût louable ou répréhensible, se rendit à ses instances, détruisit les objections de miss Woodley, et résolut de prendre avec elle le petit Rhusbroock et de le présenter à son oncle.
Un présent qu’elle fit à la bonne femme l’engagea aisément à lui confier cet enfant pour deux ou trois jours, et la joie qu’il faisait éclater quand on le mit dans la voiture, paya d’avance miss Milner de tous les reproches qu’elle pouvait recevoir de son tuteur.
« D’ailleurs, disait-elle à miss Woodley, qui n’était pas encore sans inquiétude, ne devez-vous pas désirer que son oncle s’attache à lui par des liens plus tendres que ceux du devoir ? C’est le devoir seul qui engage M. Dorriforth à prendre soin de son neveu, et ne serait-il pas bien que dans ses soins, la tendresse entrât pour quelque chose ? N’est-ce pas à présent que cet infortuné est le plus fait pour exciter l’amour et la compassion ? »
Miss Woodley n’eut rien à répondre ; mais avant que d’arriver au logis, miss Milner commença à réfléchir sur ce qu’elle avait fait, et à se rappeler, non sans crainte, combien son tuteur était sévère, quand il croyait avoir droit de se plaindre. Son amie se le rappelait encore bien mieux et tremblait bien davantage : en entrant dans la rue où elles demeuraient, elles gardèrent toutes deux le silence, l’une n’osant reparler de ses inquiétudes, depuis qu’on lui avait prouvé qu’elle ne devait plus en avoir, et l’autre n’osant avouer qu’elle commençait à se défier des raisons victorieuses qu’elle avait données ; seulement, lorsque la voiture s’arrêta devant la porte, miss Milner s’humilia jusqu’à dire à miss Woodley :
— « Laissons ignorer à M. Dorriforth que cet enfant est son neveu, à moins qu’il ne paraisse se plaire à ses caresses ; alors nous pourrons tout avouer sans courir aucun risque. »
Miss Woodley fut du même avis ; dès que M. Dorriforth entra, on lui présenta le pauvre Harry Rhusbroock comme le fils d’une dame qui venait chez mistriss Horton. L’oncle le crut, il prit les mains de son neveu, joua avec lui, et charmé de ses manières et de la justesse de ses réparties, il le prit sur ses genoux, l’embrassa plusieurs fois. Miss Milner pouvait à peine contenir sa joie, lorsque, par malheur, Dorriforth s’avisa de dire à l’enfant :
« À présent, mon ami, apprends-moi comment l’on t’appelle. »
— « Harry Rhusbroock, » répondit celui-ci d’une voix claire et distincte.
Dorriforth avait les bras passés autour de l’enfant, qu’il tenait debout sur ses genoux. À ce nom fatal, il ne repoussa pas Rhusbroock loin de lui, mais il retira ses bras avec un mouvement si brusque, que pour ne pas tomber sur le parquet, l’enfant se jeta au cou de son oncle. Miss Milner et son amie se détournèrent pour cacher leurs larmes.
« Oh ! j’ai bien manqué de tomber, » s’écria le petit Harry, croyant n’avoir eu que cela à craindre ; mais son oncle se dégagea des deux petites mains qui le pressaient, et mit l’enfant à terre, sans donner aucune autre marque de son ressentiment, que de demander son chapeau, et de sortir sur-le-champ, quoique le dîné fût servi.
Miss Milner était indignée, mais elle n’en montra pas moins de tendresse au malheureux Rhusbroock ; elle le prit à table entre ses bras, et lui répétait souvent (quoique l’enfant ne pût la comprendre), qu’il aurait toujours en elle une bonne amie.
Dès que sa colère contre M. Dorriforth fut un peu calmée, elle reprit avec l’enfant le chemin de la ferme : nouvel acte d’obéissance qu’il tardait à miss Woodley de faire connaître à M. Dorriforth ; elle s’informa donc du lieu où il était, et lui écrivit que sa pupille avait remis l’enfant à sa nourrice, en tâchant de l’excuser de son mieux de l’avoir amené à la ville.
Le tuteur revint le soir ; il ne fut pas question de ce qui s’était passé, mais il était aisé de voir à sa contenance qu’il s’en souvenait encore et qu’il n’éprouvait pas la moindre pitié pour son pauvre neveu.
CHAPITRE IX.
Rien ne mortifie plus un esprit fier, que d’être, sans cesse, comparé à son désavantage ; pour une femme, surtout, c’est un supplice, et miss Milner l’éprouvait en ce moment.
Son tuteur lui fit faire connaissance avec miss Fenton, jeune personne de son âge, qui joignait à une beauté parfaite, des manières très nobles, un caractère extrêmement doux, et une conduite irréprochable. M. Dorriforth semblait la lui présenter comme un modèle à suivre ; car s’il ne le disait pas expressément, il le faisait entendre par la chaleur avec laquelle il louait dans miss Fenton celles de ses vertus qui manquaient évidemment à sa pupille. Miss Milner sentait son infériorité, du moins dans tout ce qui servait de texte aux louanges de son tuteur, et son cœur s’ouvrit à des sentimens, non pas d’émulation, mais de jalousie.
Il était impossible de ne pas admirer miss Fenton ; il n’y avait pas moyen de trouver des défauts dans sa figure, ni dans son caractère ; mais se prendre d’amour pour elle, c’est ce qui n’était pas plus facile.
Le calme continuel de son ame répandait sur son visage une tranquillité monotone, qui enchantait au premier coup d’œil et fatiguait au second. Elle eût gagné à paraître quelquefois enflammée de colère, enivrée de joie, ou plongée dans l’abattement ; mais son âme était supérieure à ces émotions, et l’on était tenté plutôt de la révérer comme une sainte, que de l’aimer comme une femme. Dorriforth, dont le cœur n’était pas formé pour l’amour (ou qui du moins ne le connaissait pas encore), ne la regardait qu’avec les yeux de l’amitié, et voyait en elle un modèle pour tout son sexe.
Lord Frédéric fut d’abord frappé de sa beauté, et miss Milner craignit de lui avoir elle-même présenté sa rivale ; mais il ne l’eut pas vue trois fois, qu’il l’appela la plus insupportable des créatures célestes, et il jura qu’il y avait dans les traits de miss Woodley cent fois plus de mouvement et de variété.
Miss Milner avait toujours été portée à aimer les personnes de son sexe, même les plus distinguées par leur beauté ; mais soit esprit de contradiction, soit que dans la bouche de son tuteur des éloges prodigués à d’autres l’eussent affectée plus sensiblement, soit que la réserve de miss Fenton la repoussât et fût incompatible avec la franchise de son caractère, il est certain qu’elle avait beaucoup de plaisir à l’entendre rabaisser, ou tourner en ridicule, surtout quand M. Dorriforth était présent. Celui-ci, au contraire, ne pouvait alors dissimuler son mécontentement ; peut-être voyait-il avec peine que l’éloignement de miss Milner pour miss Fenton marquait une différence de sentimens qui l’alarmait pour sa pupille. D’ailleurs outre son rare mérite, miss Fenton avait encore d’autres droits à son amitié ; elle était sur le point d’épouser milord Elmwood, le parent le plus proche et le plus cher à M. Dorriforth.
Comme il ne fallait que des yeux pour voir que miss Fenton était belle, le jeune lord Elmwood s’en était aperçu comme un autre. Quant aux charmes de son ame, son précepteur les lui avait fait distinguer : il lui avait démontré aussi combien la fortune de miss Fenton rendait cette union convenable ; et le jeune homme, docile à ses conseils, ne se permit pas de douter un seul moment de toute l’excellence du choix qu’on faisait pour lui. Il est vrai que ce précepteur gouvernait avec un empire si absolu les passions de son élève, que personne, ni le jeune lord lui-même, n’aurait pu dire au juste s’il avait quelques passions.
Ce rigide mentor du comte Elmwood se nommait Sandford. Il avait été élevé chez les jésuites, avant la destruction de leur ordre, dans le même collége que Dorriforth, dont il avait été le préfet. Devenu, depuis, précepteur de son cousin, il avait, comme on voit, plus d’un titre à la considération de toute cette famille ; comme jésuite, c’était un homme très instruit, doué de la constance nécessaire pour ne point renoncer à une entreprise sans en avoir assuré le succès, et assez adroit pour gouverner des hommes plus puissans, mais moins habiles que lui. Le jeune comte s’était, dès son enfance, accoutumé à le craindre comme son maître ; depuis, il avait toujours reçu ses conseils avec docilité et reconnaissance, et il avait fini par l’aimer comme son père. Ces sentimens de crainte et de respect, Dorriforth lui-même n’avait pu les perdre entièrement pour son ancien instituteur.
M. Sandford s’entendait très bien à manier les passions des hommes ; mais sa maxime n’était point qu’il faut chercher à se concilier tous les cœurs. Il y en avait, au contraire, dont la haine lui paraissait digne d’être soigneusement recherchée ; et quand c’était là son but, il était à peu près sûr d’y parvenir plus promptement qu’à se faire aimer. Il réussit, par exemple, à devenir odieux à miss Milner, même au-delà de ses espérances.
Elle avait été élevée en Angleterre dans une maison protestante, et n’avait pas la moindre idée de cette subordination que, de bonne heure, on apprend à observer dans les colléges étrangers ; d’ailleurs, comme femme, elle croyait avoir le privilége de tout dire, et comme jolie femme, le droit de compter sur l’admiration pour tout ce qu’elle disait.
Sandford connaissait aussi le cœur des femmes, quoiqu’il eût passé bien peu de temps dans leur société. Du premier coup d’œil, il saisit le caractère de notre jeune Miss ; il vit que cette tête charmante renfermait bien des travers dont il devait chercher à la guérir ; mais il crut que son premier soin devait être de s’en faire détester, dans l’espérance de l’amener, peu à peu, à se détester elle-même ; il ne s’amusa point à lui prodiguer des remontrances dont il prévoyait l’inutilité ; c’eût été compromettre, sans fruit, sa réputation et l’opinion, bien précieuse pour lui, que tout le monde et surtout ses amis avaient de ses talens ; mais il était expert dans l’art de mortifier l’amour-propre. Il se fit remarquer de miss Milner, en paraissant ne point la remarquer ; il parlait d’elle, en sa présence, comme d’une personne qui était à peu près nulle pour lui ; quelquefois il ne pouvait trouver son nom, quand il s’agissait de la nommer, ensuite il lui demandait pardon, en disant qu’il n’avait pu se le rappeler, et semblait en être si confus, que cet oubli, qui ne pouvait paraître volontaire et prémédité, n’en devenait que plus mortifiant pour miss Milner.
Partout elle était l’ame des sociétés ; personne n’excellait comme elle à soutenir la conversation, à arranger une partie ; elle était toujours celle qui chantait avec le plus de goût, qui dansait avec le plus de grace. Mais auprès de M. Sandford, ses talens étaient en pure perte. Quelquefois elle voulait ne regarder le peu de cas qu’il faisait d’elle que comme l’effet d’une mauvaise éducation, mais ce n’était point un homme mal élevé. Il était né gentilhomme ; il avait toujours vécu dans la bonne compagnie. On ne pouvait lui refuser du sens et des connaissances ; « et un tel homme me mépriser, se disait-elle, sans songer même qu’il me méprise ! » car elle n’avait pas encore assez approfondi toutes les ruses, toutes les ressources de la dissimulation, pour soupçonner qu’un mépris, en apparence si naturel et si vrai, fût le résultat de l’étude et de l’art.
Cette conduite de M. Sandford eut tout l’effet qu’il s’en était promis. Elle humilia miss Milner à ses propres yeux, plus que n’auraient pu faire tous les sermons possibles sur le peu de prix réel de la jeunesse et de la beauté. Elle se douta, pour la première fois, que ces biens étaient frivoles ; elle en rougit intérieurement, et peut-être eût-elle été pour jamais guérie de sa vanité, si elle n’avait eu un caractère plus ferme que ne l’est ordinairement celui des femmes, et que ne l’avait attendu d’elle M. Sandford lui-même, malgré toute sa pénétration. Elle résolut donc de se venger de lui, en le traitant comme un ennemi déclaré ; c’était d’ailleurs le plus sûr moyen de sauver sa réputation et d’expliquer à tout le monde pourquoi M. Sandford n’avait pas reconnu l’empire de ses charmes, comme tant d’esclaves qu’elle y avait soumis.
Elle commença les hostilités contre lui, ne faisant grace à aucun de ses argumens, à aucun trait de son érudition, à aucune des sentences qu’il aimait à débiter ; et sans autres armes que celles du ridicule, qu’elle maniait avec adresse, elle mit la patience du révérend Père à des épreuves plus rudes que toutes les pénitences qu’auraient pu lui imposer ses supérieurs. Quelquefois il souffrait avec la résignation d’un martyr ; d’autres fois son courage l’abandonnait, et alors il avait recours à Dorriforth, son ancien élève, pour imposer silence à sa pupille. Elle se justifiait en disant qu’elle n’avait eu d’autre dessein que d’éprouver la vertu de M. Sandford ; que s’il avait combattu contre elle quelques minutes de plus, il aurait, à ses yeux, passé pour un saint ; mais que, puisqu’il s’était fâché de ses plaisanteries, il pouvait s’attendre à d’autres épreuves semblables.
Si Dorriforth admirait miss Fenton, Sandford allait pour elle jusqu’à l’adoration ; au lieu de la proposer à miss Milner comme un modèle à suivre, il n’en parlait que comme d’un ange qu’il était impossible d’égaler.
« Non, disait-il quelquefois avec un soupir et en secouant la tête, non, je ne suis pas aussi exigeant que votre tuteur. Je ne vous demande que d’aimer miss Fenton, et non pas de lui ressembler ; cela n’est pas en votre pouvoir. »
De pareilles réflexions étaient si désobligeantes, que miss Woodley ne pouvait les entendre sans souffrir pour sa jeune amie ; mais à peine celle-ci avait répliqué, que miss Woodley ne s’intéressait plus qu’à M. Sandford. Madame Horton au contraire prenait toujours parti pour le révérend Père, et elle pouvait à peine s’empêcher de se mêler à la conversation et de parler en sa faveur.
CHAPITRE X.
M. Sandford, témoin de toutes les peines que causait à son ami la conduite de sa pupille, et persuadé qu’elle ne se réformerait jamais, conseilla à Dorriforth de la marier le plus tôt possible, et de remettre en d’autres mains le soin d’une personne si dangereuse. M. Dorriforth convint de la sagesse de cet avis, mais il lui représenta combien il était difficile de faire agréer aucun amant à la jeune Miss, qui avait déjà refusé sir Edward Ashton et beaucoup d’autres.
« Ne doutez point, s’écria Sandford, ne doutez point que son cœur ne soit engagé ; mais il est à propos de savoir quel est l’amant préféré. » Dorriforth croyait le connaître, et il nomma lord Frédéric, mais en avouant qu’il n’avait que des soupçons et nulle déclaration positive de la part de Milord ni de sa pupille.
« Eh bien ! emmenez-la avec vous à la campagne, répondit Sandford, et si Milord ne la suit pas, ce sera une preuve que vos soupçons ne sont pas fondés. »
— « Il ne me sera pas facile de déterminer miss Milner à quitter la ville, dans le moment où Londres est le plus brillant. »
— « Vous pouvez du moins l’essayer, répliqua Sandford, et si elle marque trop de répugnance à s’en éloigner à présent, fixez votre départ à l’automne prochain, et soyez ferme dans votre résolution. »
— « Mais l’automne, répondit Dorriforth, est le temps où Milord va lui-même à la campagne ; et, comme la terre de son oncle est voisine du lieu que nous habiterons, il ne paraîtra pas s’y être rendu précisément pour miss Milner. Ce n’est qu’en partant à présent même, que nous pourrions être sûrs des sentimens de Milord. »
Il fut donc résolu qu’on proposerait à miss Milner le séjour de la campagne ; et, au grand étonnement de tout le monde, cette proposition inattendue fut reçue d’elle sans aucune objection ; elle y consentit si facilement que son tuteur se répandit en éloges sur sa propre condescendance.
« Votre approbation, monsieur Dorriforth, répondit-elle, est, au monde, ce dont je fais le plus de cas ; et je dois me soumettre d’autant plus volontiers à ce qui peut vous plaire, qu’il est bien rare que vous me le fassiez connaître ; car depuis que miss Fenton et M. Sandford sont à Londres, voilà, je crois, la première preuve que vous m’ayez donnée de votre intérêt pour moi. »
Si c’eût été en badinant qu’elle eût prononcé ces derniers mots, personne ne les aurait remarqués ; mais un coup d’œil lancé à M. Sandford lui apprit, mieux que n’eût fait un volume de ses plaisanteries ordinaires, combien elle était irritée contre lui.
Dorriforth en fut interdit ; mais ce qu’il y avait de flatteur pour lui-même dans tout ce qu’elle venait de dire l’empêcha de relever cette espèce de sortie contre son ami. Madame Horton fut scandalisée de la manière dont elle traitait M. Sandford ; et miss Woodley le regarda avec un sourire de bienveillance qu’elle crut propre à l’adoucir ; elle se trompa, car M. Sandford répliqua, quoique du ton le plus calme :
« Je vois que l’air de la campagne a déjà indisposé miss Milner ; mais il est heureux, du moins, que ces variations qu’on remarque dans l’humeur et dans les volontés de quelques femmes, ne leur permettent pas non plus de chercher long-temps à nous tromper. »
— « Vous tromper ! s’écria miss Milner ; en quoi ai-je donc prétendu vous tromper ? M’a-t-on jamais vue montrer pour vous la moindre estime ? »
— « Ce n’eût pas été me tromper, car sûrement je ne l’aurais attribuée qu’à votre politesse. »
— « Je n’ai jamais su, monsieur Sandford, sacrifier la vérité à la politesse. »
— « Excepté quand on vous a proposé de quitter Londres, et que vous avez cru qu’il était de la bienséance d’en paraître charmée. »
— « Et je l’étais réellement jusqu’au moment où je me suis rappelée que, sans doute, vous seriez de la partie. »
— « Ne craignez rien, mademoiselle, je sais que la campagne où vous devez aller vous appartient, et je vous promets de ne jamais entrer dans une maison dont vous serez la maîtresse. »
— « Ni dans toute autre, sans doute, où vous ne seriez pas le maître. »
— « Que voulez-vous dire, mademoiselle, interrompit M. Sandford en élevant la voix (ce qu’il ne s’était pas encore permis jusqu’alors), suis-je le maître ici ? »
— « Vos serviteurs, répliqua-t-elle en regardant la compagnie, ne vous le diraient pas, mais moi je vous le dis. »
— « Eh bien ! eh bien ! miss Milner, s’écria M. Dorriforth (et il ne pouvait rien dire qui fît plus de peine à sa pupille), puisque ma proposition d’aller à la campagne vous a mise ainsi hors de vous, je n’en parlerai plus. »
Au milieu de tous ces mouvemens de dépit et même de colère auxquels se livrait souvent notre jeune Miss, jamais elle ne s’écartait du respect dû à son tuteur, jamais elle ne se permettait contre lui de répartie offensante. Un mot sévère de la part de Dorriforth, au lieu d’aigrir sa pupille, ne manquait jamais de calmer son ressentiment, et cette occasion en offrit un nouvel exemple. Les derniers mots de son tuteur l’avaient blessée au cœur ; mais ne se sentant pas le courage de lui répondre comme elle crut qu’il le méritait, elle fondit en larmes. Au lieu de lui montrer ce tendre intérêt avec lequel il partageait toujours ses moindres peines, M. Dorriforth fut offensé de ses pleurs, il les regarda comme un nouveau reproche pour Sandford, et il crut qu’il ne pouvait en paraître touché sans paraître en même temps désapprouver la conduite de son ami. Miss Milner lut dans l’ame de son tuteur, et se hâtant d’essuyer ses larmes, elle s’excusa en disant qu’elle n’avait jamais pu supporter avec indifférence une accusation injuste.
— « Pour me prouver que j’étais injuste, en effet, répliqua Dorriforth, faites-moi voir que vous êtes prête à quitter Londres sans regret et sous peu de jours. »
Elle s’inclina pour marquer son consentement ; on fixa le jour du départ, et tandis qu’avec une joie apparente, miss Milner arrangeait d’avance l’emploi de leur temps à la campagne (semblable à ceux qui, en se conduisant comme ils le doivent, songent moins à leur devoir qu’au plaisir de mortifier leurs ennemis), elle jouissait intérieurement du chagrin qu’elle espérait que son obéissance causerait à M. Sandford.
Le public fut bientôt instruit qu’elle allait abandonner Londres ; et comme on trouve une douceur secrète à inspirer la pitié, quand le malheur qui nous l’attire n’est pas réel, la jeune Miss entendait avec plaisir répéter autour d’elle, quelle était bien à plaindre, qu’il y avait de l’injustice et de la barbarie à forcer tant de charmes à s’ensevelir à la campagne, tandis que la ville était remplie de ses admirateurs, qui languiraient dans son absence autant qu’elle-même dans sa solitude. Toutes ces preuves d’un intérêt général, répétées cent fois et de cent manières, flattèrent sa vanité, mais ne la firent point changer de résolution.
Cependant il lui échappait plus souvent de ces soupirs involontaires que miss Woodley avait déjà remarqués. Quelquefois même ses yeux se remplissaient de larmes, et miss Woodley s’en était encore aperçue, Étaient-ce des symptômes d’ennui ou de chagrin ? miss Woodley ne pouvait le croire ; car son amie, tout en se livrant à sa mélancolie, ne paraissait ni ennuyée, ni affligée. Elle en conclut donc que ses premiers soupçons étaient fondés, et que l’amour, quoiqu’elle ne connût l’amour que de nom, était maître du cœur de miss Milner. « Ses yeux auront été séduits par les grâces de Frédéric, et sa raison, qui n’a pu s’aveugler sur les défauts du jeune lord, lui reproche son amour pour lui. »
« Oh ! s’écriait-elle, oh ! pourquoi son tuteur et M. Sandford ne peuvent-ils connaître, comme moi, tous les combats qui se passent en elle ! combien leur paraîtrait digne d’admiration cette miss Milner qu’ils condamnent si souvent ! »
Persuadée qu’elle avait deviné juste, et sûre que ses intentions étaient bonnes, miss Woodley ne manqua pas de faire part à l’un et à l’autre de l’état où elle ne doutait pas que ne fût le cœur de sa jeune amie, et des motifs qu’elle avait pour croire que l’amour seul causait ses peines. Dorriforth, à ce récit, fut vivement affecté. Sandford y vit une raison de plus pour presser le départ. En effet, quelques, jours après, miss Milner quitta Londres avec madame Horton, miss Woodley, M. Dorriforth et miss Fenton, que, par attention pour son tuteur, elle invita à demeurer auprès d’elle jusqu’au moment fixé pour son mariage. Lord Elmwood devait, de son côté, se rendre à son château, qui n’était qu’à quelques milles de la campagne de miss Milner, et y passer une grande partie de l’été avec M. Sandford son précepteur.
Il y avait aussi dans le voisinage, comme nous l’avons dit plus haut, une terre qui appartenait à l’oncle de milord Frédéric. Les amis de la jeune Miss ne doutaient pas qu’il n’y vînt passer quelques jours, et c’est à l’espérance qu’elle pouvait en avoir elle-même qu’ils attribuaient l’air de satisfaction qui brillait sur son visage, à l’instant du départ.
CHAPITRE XI.
Il y avait déjà six semaines qu’elle était à la campagne, et elle paraissait s’y plaire autant que ceux avec qui elle vivait. Rien ne troublait sa tranquillité ; son tuteur n’avait plus besoin de la traiter avec sévérité, soit pour la ramener à son devoir, soit pour la mettre en garde contre les séductions du monde et des plaisirs ; en un mot, elle se trouvait si contente et si heureuse, que ses manières s’en ressentirent, même à l’égard de miss Fenton, et qu’elle vécut avec elle dans la plus parfaite intelligence.
M. Sandford, qui arriva quelque temps après, avec le jeune comte, au château d’Elmwood, observa si scrupuleusement sa promesse de ne jamais entrer dans une maison qui appartiendrait à miss Milner, qu’il s’abstint même d’y rendre visite à son ami Dorriforth. Si dans leurs promenades, elle et Sandford se rencontraient quelquefois, ils avaient l’un et l’autre le plus grand soin de ne pas se dire un seul mot.
Assurément miss Milner n’aimait pas M. Sandford, mais son cœur pardonnait si facilement, elle avait d’ailleurs si peu de motifs réels pour être implacable à l’égard d’un homme dont elle estimait les vertus et les principes, qu’elle ne put voir sans peine le silence qu’il gardait avec elle, quoique persuadée que s’il l’eût rompu, ce n’eût été (suivant sa coutume) que pour lui faire des reproches. Un matin, qu’après une longue promenade elle revenait avec sa compagnie ordinaire et milord Elmwood, qu’elle avait invité à dîner, elle ne put cacher sa peine en voyant Sandford s’arrêter près de la maison et retourner sur ses pas, en leur disant adieu.
Elle avait bien la générosité de pardonner un affront, mais elle était trop fière pour faire des avances, et elle sentait qu’il en faudrait beaucoup pour amener à un accommodement cet orgueilleux jésuite ; cependant le désir qu’elle en avait n’échappa point à M. Dorriforth. Il vit avec un plaisir secret combien le cœur de sa pupille était excellent, et il sentit pour elle plus d’admiration qu’elle ne lui en avait encore inspiré. Elle lui fit même entendre une fois qu’il pourrait devenir médiateur entre elle et M. Sandford ; mais il n’eut pas le temps de chercher à les réconcilier. Un incident vint troubler la paix dont on avait joui jusqu’alors ; ce fut l’arrivée de sir Edward Ashton au château d’Elmwood, où il parut à miss Milner n’avoir été invité que pour renouveler ses persécutions.
Elle était à dîner chez milord Elmwood, lorsqu’on annonça sir Edward comme un convive inattendu. À son nom, elle pâlit tout à coup ; Dorriforth ne put la voir changer de couleur sans laisser échapper quelques marques de compassion. Mais Sandford semblait triompher ; et ne cessant de répéter au baronnet qu’il était le bien venu, il faisait assez comprendre combien il était charmé de le voir. Cette conduite de M. Sandford ranima dans miss Milner la haine qui commençait à s’éteindre ; elle soupçonna le jésuite d’avoir pressé lui-même l’arrivée de sir Edward, et loin de cacher son mécontentement, elle ne songea qu’à le marquer de la manière la plus mortifiante. Dans la conversation, sir Edward ayant demandé si dans le voisinage il y avait des personnes de connaissance, elle répondit, avec l’air de la joie la plus vive, que milord Frédéric Lawnly était, de jour en jour, attendu chez son oncle. Sir Edward rougit ; Dorriforth resta immobile ; les yeux de Sandford étincelaient de rage.
« Mais, demanda celui-ci à Dorriforth, le lord Frédéric vous a-t-il prévenu qu’il dût bientôt se rendre ici ? »
— « Non, » répondit le tuteur.
— « Mais moi, j’espère, monsieur Sandford, que vous me permettrez d’en savoir quelque chose, » dit miss Milner. Elle n’avait point hésité à prononcer ces paroles, dites exprès pour tourmenter Sandford ; celui-ci, dont les intentions n’étaient pas plus pacifiques, n’hésita pas davantage à répondre.
« Non, mademoiselle, s’il ne dépendait que de moi, vous ne le sauriez pas. »
— « Ni cela, ni toute autre chose, apparemment ; vous auriez soin de me tenir dans l’ignorance la plus absolue, »
— « Oui, mademoiselle. »
— « Et pour votre intérêt, monsieur Sandford, afin que j’en eusse pour vous plus de respect. »
Quelques-uns éclatèrent de rire ; madame Horton toussa ; miss Woodley rougit ; lord Elmwood rit du bout des lèvres ; Dorriforth fronça le sourcil ; miss Fenton se montra — précisément la même qu’elle était auparavant.
On se hâta de changer la conversation, et miss Milner retourna chez elle avec toute sa société le plus tôt qu’il lui fut possible.
Elle venait d’entrer dans sa chambre et elle commençait à se déshabiller, quand le domestique de M. Dorriforth la fit prévenir que son maître était dans son cabinet d’étude et désirait lui parler ; elle se sentit trembler de tout son corps ; elle se rappela aussitôt sa conduite au château d’Elmwood ; elle pressentit que son tuteur allait lui faire des reprocher, et sa conscience lui disait qu’elle n’en avait jamais reçu de lui qui ne fussent bien mérités.
À ce moment, miss Woodley entra chez elle, et tel était l’effroi de miss Milner, que celle-ci la pria de vouloir bien l’accompagner chez son tuteur, et lui fournir deux ou trois mots dans l’occasion, pour l’aider à se justifier.
« Comment donc, ma chère, répondit miss Woodley ; il n’y a pas trois heures que vous n’avez eu besoin de personne pour tenir tête à tant de gens, dont quelques-uns même étaient vos ennemis déclarés, et il vous faut un second vis-à-vis de votre tuteur, qui vous a toujours traitée avec tant de douceur ? »
— « Et c’est cette douceur qui m’effraie d’avance et qui ne me permettra pas de parler. Puis-je répondre par d’impertinentes plaisanteries aux reproches polis et tendres de M. Dorriforth ? et, si je n’ai point cette ressource, quel sera mon rôle, sinon de me tenir devant lui comme une créature coupable et faisant l’humble aveu de ses fautes. »
Elle pria donc de nouveau son amie de venir avec elle ; mais, sur le refus de miss Woodley, qui crut que cette démarche serait déplacée, elle fut enfin obligée d’y aller seule.
Combien la différence des objets dont on est environné peut changer, non-seulement les manières, mais j’oserais presque dire la figure de certaines personnes ! Miss Milner, au château d’Elmwood, entourée de gens qui l’écoutent et qui l’admirent (car ses ennemis mêmes ne pouvaient la regarder sans admiration), miss Milner, brillante et applaudie, ne ressemble point du tout à celle que nous voyons en ce moment, privée de l’éclat que lui prêtait la faveur d’un cercle nombreux, restée seule avec sa conscience qui la condamne, et sur le point de recevoir les justes réprimandes d’un tuteur et d’un ami. Elle est toujours belle, mais son visage n’est plus le même ; son teint est plus pâle, ses joues plus alongées ; sa taille même semble s’être raccourcie ; son air, l’ensemble de ses traits, tout est changé.
Dès qu’elle fut arrivée à la porte du cabinet, elle ouvrit avec une agitation dont à peine elle eût pu se rendre raison à elle-même, et elle parut aux yeux de Dorriforth dans l’état d’altération où nous venons de la représenter. Celui-ci était bien décidé à lui parler sévèrement, et son air annonçait d’avance sa résolution ; mais, dès qu’il eut jeté les yeux sur sa pupille, il se fit un changement subit dans son ame et sur son visage.
Miss Milner s’arrêta, comme n’osant approcher. Dorriforth hésita, comme cherchant ce qu’il devait lui dire. Au lieu de retrouver le ton qu’il s’était préparé à prendre, il sentit sa voix s’adoucir d’elle-même, et, sans trop savoir ce qu’il disait, il commença ainsi :
« Ma chère miss Milner. »
Elle s’attendait à le trouver irrité, et dans la prévention où elle était, la douceur de son tuteur fut perdue pour elle ; elle s’imagina que les mots qu’il avait prononcés devaient être des mots sévères, et elle continua de trembler, quoiqu’il l’assurât plusieurs fois qu’il n’avait que des avis à lui donner, et non des reproches à lui faire.
« Quant à ces petites altercations entre M. Sandford et vous, lui dit-il, je serais partial si je vous blâmais plus que lui. J’avouerai pourtant que, vu son âge et son caractère, la manière libre dont vous le traitez parait beaucoup plus sérieuse que les torts qu’il peut avoir envers vous. Cependant, s’il provoque vos répliques, c’est à lui d’en souffrir, et je n’entreprendrai point de décider entre vous. Mais j’ai une question à vous faire, et à laquelle je vous demande une réponse précise : Attendez-vous dans ce pays-ci milord Frédéric ? »
Elle répliqua, sans hésiter :
« Oui, monsieur, je l’attends. »
— « J’ai une seconde question à vous faire, mademoiselle, et j’espère que vous y répondrez avec la même franchise : Lord Frédéric est-il l’homme que vous pourriez agréer pour votre époux ? »
À cette demande si claire, si pressante, elle fit voir plus d’embarras qu’elle n’en avait encore montré, et d’une voix altérée elle répondit :
« Non, il ne l’est pas. »
— « Vos paroles me disent une chose, répartit Dorriforth, et votre ton m’en fait entendre une autre ; auquel de ces deux langages faut-il que je croie ? »
— « À celui que vous voudrez, répliqua-t-elle avec un mélange de dépit et de dignité. » Cette réponse étonna Dorriforth et n’éclaircit point ses doutes.
— « Pourquoi donc, miss Milner, l’encouragez-vous à vous suivre ici ? »
— « Et pourquoi, dit-elle en fondant en larmes, fais-je cent folies à tous les instans de ma vie ? »
— « Ainsi, vous augmentez ses espérances sans aucun dessein de les couronner jamais. Une pareille conduite ne peut durer plus long-temps, et je serais coupable de souffrir que vous trompassiez davantage, ou Milord, ou vous-même. Dès qu’il sera arrivé, j’exige que vous refusiez de le voir, ou que vous consentiez à l’épouser. »
À cette alternative ainsi proposée, elle hésita ; elle parut également éloignée de l’un et de l’autre parti, et au lieu de s’expliquer, elle laissa son tuteur aussi embarrassé, après cet entretien, à juger du véritable état de son cœur, qu’il l’était auparavant ; mais la résolution qu’il avait prise et qu’il venait d’annoncer à sa pupille ne servit pas peu à calmer son esprit.
CHAPITRE XII.
Sir Edward Ashton, sans être invité par miss Milner, se permettait souvent d’aller chez elle ; quelquefois il accompagnait milord Elmwood ; d’autres fois il venait pour rendre visite à M. Dorriforth, qui ne manquait presque jamais de le présenter aux dames. Mais sir Edward était si éloigné de vouloir causer la moindre peine à l’objet de son amour, et si intimidé par son air sévère, que rarement il lui adressait un seul mot, hors les complimens d’usage en entrant et en sortant. Cette crainte d’offenser, sans aucune espérance de plaire, jetait une teinte de ridicule sur les manières du respectable baronnet. Il y avait quelque chose de si bizarre dans le moyen qu’il prenait pour arriver au cœur de miss Milner, je veux dire dans cette attention continuelle à ne lui parler, à ne la regarder jamais, de crainte de lui déplaire, qu’elle-même ne pouvait quelquefois s’empêcher d’en sourire, quoique plus souvent encore le nom seul de sir Edward fût capable de l’attrister. Elle le regardait comme la cause de la précipitation avec laquelle on exigeait qu’elle déclarât son choix, avant d’avoir eu le temps de consulter son cœur ; d’ailleurs l’amour que sir Edward avait pour elle l’importunait d’autant plus, qu’elle ne pouvait en tirer vanité ; tandis qu’au contraire, les hommages de milord Frédéric faisaient le plus grand honneur à ses charmes.
Celui-ci venait d’arriver, et s’était présenté chez miss Milner. M. Dorriforth aperçut de loin sa voiture, comme elle entrait dans l’avenue, et il ordonna aux gens de dire que leur maîtresse n’y était pas, mais que M. Dorriforth y était. Lord Frédéric laissa son nom et partit.
Les dames avaient aussi reconnu son équipage et sa livrée. Miss Milner court à sa glace, ajuste sa coiffure : chacun de ses traits exprimait l’impatience et l’agitation ; mais en vain ses yeux étaient fixés sur la porte de son appartement, — lord Frédéric ne parut point.
Enfin, après quelques minutes d’attente, la porte s’ouvre et elle voit entrer son tuteur. Ce n’était pas lui qu’elle attendait ; il s’en aperçut aisément, et son maintien et ses regards en devinrent plus sérieux. Elle se rappela aussitôt l’assurance que lui avait donnée M. Dorriforth de ne point souffrir que sa liaison avec Frédéric continuât comme auparavant ; également chagrine et confuse, elle ne savait quelle contenance prendre devant lui.
Quoique les dames fussent présentes, Dorriforth lui dit, sans le moindre ménagement : « Peut-être, miss Milner, m’accusez-vous d’en avoir agi trop librement, en défendant votre porte à milord Frédéric, mais tant que je n’aurai pas eu un entretien particulier avec lui, ou que vous n’aurez pas vous-même déclaré vos vrais sentimens pour Milord, je crois qu’il est de mon devoir de mettre fin à ses visites. »
— « Je sais, M. Dorriforth, que vous remplirez toujours votre devoir, soit que j’y consente ou non. »
— « Mais je le remplirais avec bien plus de plaisir, si j’étais sûr de ne point contrarier vos inclinations. »
— « Ou je ne serai pas maîtresse de mes inclinations, ou elles seront parfaitement conformes aux vôtres. »
— « Souffrez que je les dirige, et je vous réponds qu’elles le seront. »
Un domestique entra dans ce moment, « Milord Frédéric, monsieur, est revenu sur ses pas, et il serait, dit-il, charmé de vous voir. » — « Conduisez-le dans mon cabinet, » dit M. Dorriforth, avec beaucoup de vivacité ; et se levant aussitôt il suivit le domestique.
« J’espère qu’ils ne se querelleront pas, dit madame Horton, d’un ton qui signifiait, je crois qu’ils vont se quereller. »
— « Je suis fâchée, miss Milner, de voir votre tranquillité ainsi troublée, » dit miss Fenton, de l’air le plus calme et le plus froid.
Le temps était si mauvais, que, ne pouvant faire leur promenade du matin, les dames s’étaient occupées à travailler jusqu’à l’heure du dîner. « Croyez-vous, dit alors tout bas miss Milner à miss Woodley, croyez-vous que lord Frédéric soit parti ? »
— « Je ne le crois pas. »
— « Eh bien ! demandez aux gens, chère fille. » — Miss Woodley sortit, et revint bientôt lui dire à l’oreille :
— « Le voilà qui remonte dans sa voiture ; je viens de le voir traverser la salle d’un pas précipité ; il semblait fuir. »
— « Mesdames, le dîner est servi, » dit madame Horton.
On se rendit dans la salle à manger, où M. Dorriforth entra un moment après, et chacune tourna sur lui toute son attention. Il paraissait troublé, et contre sa coutume, il ne prononça pas une seule parole ; sur la fin du dîner, il sembla un peu revenu à lui-même, quoique toujours avec l’air rêveur et mécontent ; il s’excusa d’accompagner les dames à la promenade, et quelque temps après, on l’aperçut de loin engagé avec M. Sandford dans une conversation, dont le sujet devait être très sérieux, car souvent il restaient plus d’un quart d’heure dans le même endroit, comme si l’attention qu’ils se prêtaient mutuellement les eût rendus immobiles.
Milord Elmwood, qui avait joint les dames, les accompagna jusque chez elles ; et presqu’au même instant, Dorriforth rentra beaucoup moins sombre qu’auparavant ; il dit à milord qu’il lui demandait à dîner le lendemain, pour lui et pour les dames, et cette partie fut arrêtée de part et d’autre.
On voyait bien que M. Dorriforth n’était pas tranquille, mais on n’en put savoir la cause que le lendemain après dîner. Environ une heure avant que la compagnie dût quitter le château d’Elmwood, un domestique vint prier miss Milner et miss Woodley de passer dans un appartement séparé, où elles trouvèrent MM. Dorriforth et Sandford qui les attendaient. Le premier demanda pardon à miss Milner de l’espèce de solennité qu’il paraissait mettre à cet entretien, mais il espérait que son excuse auprès d’elle se trouverait dans l’importance même des choses qu’il avait à lui dire, et dans la crainte où il était de se tromper sur les sentimens réels de sa pupille, qui ne pouvait être heureuse sans les lui faire connaître positivement.
« Je sais, miss Milner, continua-t-il, qu’en général, le monde permet à une personne qui n’est pas mariée, de ne pas s’expliquer sur la préférence que son cœur peut donner à un amant ; moi-même je suis disposé à pardonner quelque légère dissimulation inspirée par la modestie, qui sied toujours à une femme, toutes les fois qu’il est question du mariage. Mais comme ici j’ai à craindre que vous n’étendiez ce droit au-delà des limites justes et raisonnables, et qu’il ne serait point impossible que je ne connusse pas parfaitement les dispositions de votre cœur, même après que vous m’auriez répondu, je vous demande encore une fois quelles sont vos vues, au sujet du mariage, et je désire vous entendre en présence d’une personne de votre sexe, afin qu’elle me donne le vrai sens de vos paroles, et qu’elle m’aide à former un jugement. »
À ce discours si grave, miss Milner, pour toute réponse, se tourna vers M. Sandford, et lui demanda s’il était la personne de son sexe dont l’opinion devait diriger celle de son tuteur.
« Mademoiselle, répliqua Sandford avec colère, vous n’êtes venue ici que pour traiter une affaire sérieuse. »
— « Très sérieuses, en effet, M. Sandford, seront pour moi toutes les affaires où vous serez pour quelque chose, et même très désagréables. Cette épithète aurait pu convenir aussi bien que l’autre. »
— « Miss Milner, lui dit son tuteur, je ne vous ai point appelée ici pour disputer avec M. Sandford. »
— « Pourquoi donc l’y avoir appelé ? car partout où nous sommes l’un et l’autre, ne faut-il pas que nous disputions ensemble ? »
— « Je l’ai fait venir ici, mademoiselle, ou plutôt je vous ai amenée vous-même au château d’Elmwood, pour qu’il pût être présent à cet entretien, m’y aider de ses lumières, et me tranquilliser sur un soupçon que mes propres observations n’ont pu encore ni détruire, ni confirmer. »
— « Y a-t-il d’autres témoins que vous veuillez appeler, monsieur, pour vous rassurer sur ma véracité ? De grâce, envoyez-les chercher avant de commencer l’interrogatoire. »
Il secoua la tête. — Elle continua :
« Je ne m’oppose point à ce que le monde entier entende ce que je dis, ni à ce que chacun me juge comme il lui plaira. »
— « Cher miss Milner, s’écria miss Woodley, d’un ton qui l’avertissait de mesurer davantage ses paroles.
— « Peut-être, miss Milner, lui dit Dorriforth, n’êtes-vous pas disposée maintenant à répondre aux questions que j’aurais à vous faire ?
— « Ai-je jamais refusé, monsieur, répliqua-t-elle avec un air de complaisance et d’approbation pour elle-même, « ai-je jamais refusé de me soumettre à tout ce que vous avez jugé à propos d’exiger de moi ? Pourquoi supposer qu’aujourd’hui je serai moins docile ? »
Il allait répondre, quand M. Sandford le prévint brusquement, et s’avançant vers la porte, s’écria : « Quand vous entrerez en matière, vous m’enverrez chercher une seconde fois. »
— « Restez ici, lui dit Dorriforth, et vous, miss Milner non seulement je vous conjure, mais je vous commande de me dire si vous avez fait quelque promesse, ou si vous avez donné votre cœur à milord Frédéric Lawnly. »
Elle rougit et répliqua : « Je croyais que la confession devait être toujours secrète ; cependant, quoique je ne sois pas de votre communion, je veux bien me soumettre aux questions d’un hérétique, et voici ma réponse : — Lord Frédéric n’a aucune promesse de moi, ni aucune part dans mes affections. »
Sandford, Dorriforth et miss Woodley se regardèrent avec une surprise qui les rendit muets pendant quelques instans. À la fin, Dorriforth lui dit : « Et vous êtes bien décidée à ne lui accorder jamais votre main ? »
— « Je le suis en ce moment. »
— « En ce moment ! présumez-vous donc que vous pourrez changer de sentiment ? »
— « Les femmes en changent quelquefois. »
— « Mais avant que ce changement ait pu se faire, vous aurez cessé de voir milord Frédéric, car tel est le second point sur lequel je dois insister ; vous n’avez aucune raison pour recevoir ses visites. »
— « J’aimerais mieux qu’il pût les continuer. »
— « Et pourquoi ? s’écria Dorriforth. »
— « Parce qu’il m’amuse. »
— « Ô honte ! ô honte ! répliqua-t-il, ce serait compromettre votre réputation et votre repos ; cependant il en est temps encore, ne souffrez pas que je l’éloigne de vous, si vous ne pouvez renoncer à lui qu’au prix de votre bonheur. »
— « Non, répondit-elle, milord Frédéric peut contribuer à mon amusement, mais il ne peut jamais faire mon bonheur. »
— « Miss Woodley, demanda M. Dorriforth, donnez-vous aux paroles de votre amie le sens littéral et positif que je leur donne moi-même ? »
— « Oui, monsieur, assurément. »
— « Et de grâce, miss Woodley, sont-ce là les sentimens que vous supposiez à votre amie ? »
Miss Woodley hésita.
Il continua. — « Ou bien cet entretien vous a-t-il fait changer d’opinion ? »
Elle hésita encore ; enfin elle répondit :
« Cet entretien m’a fait changer d’opinion. »
— « Et vous n’avez plus aucun doute ? » s’écria Sandford, la regardant avec mépris.
— « Non, monsieur, je n’en ai plus, » répliqua miss Woodley.
— « Il vous en reste donc, M. Sandford, » demanda le tuteur.
— « Je ne vous en conseillerai pas moins d’agir comme si je n’en conservais aucun, » répondit Sandford.
— « Eh bien ! miss Milner, dit M. Dorriforth, vous ne verrez plus milord Frédéric, et j’espère que j’ai votre agrément pour l’instruire de cette résolution. »
— « Je vous le donne, monsieur, » lui dit-elle d’une voix ferme et avec un maintien très libre.
Son amie la regarda, et ne découvrit rien en elle qui pût démentir cette déclaration. Sandford fixa aussi sur miss Milner ses yeux pénétrans, comme pour lire au fond de son ame, et n’y apercevant aucune émotion, il se hâta de dire :
« Eh bien ! pourquoi n’écrirait-elle pas elle-même à milord Frédéric, afin de vous épargner, M. Dorriforth, de nouvelles contestations avec lui. »
— « En effet, miss Milner, lui dit son tuteur, ce serait m’obliger, car j’ai une véritable répugnance à parler sur ce sujet à milord Frédéric. Dans le dernier entretien que j’ai eu avec lui, il a montré beaucoup d’impatience et de vivacité ; il a cru pouvoir traiter un prêtre avec une légèreté, une impolitesse que je n’aurais pu souffrir par tout autre motif que celui du respect que je me dois à moi-même et à mon état. »
— « Dictez ce qu’il vous plaira, M. Dorriforth, et je l’écrirai, répondit-elle avec un empressement qui prouvait que son cœur était peu intéressé dans cette affaire ; et puisque vous avez la bonté, continua-t-elle, de me laisser absolument libre de refuser des hommes que je ne puis aimer, je crois devoir, de mon côté, vous délivrer des impertinences de celui contre qui vous pouvez avoir des objections. »
— « Mais, répondit-il, soyez sûre que je n’ai à faire aucune autre objection importante contre milord Frédéric, si même c’en est une, que cette alternative que vos liaisons m’ont forcé de vous proposer, et que je vous proposerais à l’égard de tout autre homme, si les circonstances étaient les mêmes ; cependant, comme vous venez de consentir librement et de la manière la plus obligeante à la mesure qu’il paraît à propos de prendre pour rompre avec lui, je ne vous parlerai plus sur un sujet dont je vous ai si longtemps entretenue ; mais je ne puis finir sans vous assurer que votre prompte condescendance m’a extrêmement satisfait. »
— « J’espère, M. Sandford, dit miss Milner en souriant, que vous n’êtes pas moins satisfait de moi ? »
Sandford, qui ne pouvait dire oui, mais qui aurait eu honte de dire non, prit le parti de ne répondre que par ses regards, qui étaient pleins de défiance et de soupçons. Cependant elle lui fit une profonde révérence, et donnant la main à son tuteur pour sortir de son appartement, elle monta avec lui et avec miss Woodley dans la voiture qui l’attendait pour la ramener chez elle.
CHAPITRE XIII.
Malgré la facilité apparente avec laquelle miss Milner avait renoncé pour jamais à milord Frédéric, elle parut en chemin avoir beaucoup perdu de sa gaîté ordinaire ; elle était rêveuse, une fois même elle soupira profondément.
Dorriforth commença de craindre qu’elle n’eût sacrifié son amour et manqué à la vérité ; mais par quel motif ? il ne pouvait le comprendre.
Comme on entrait dans un chemin étroit et difficile, où la voiture ne marchait que lentement, miss Milner avança, par hasard, la tête hors de la portière, et ses yeux s’animèrent tout à coup ; au même instant, on vit paraître milord Frédéric à cheval ; il s’approcha de la portière, et le cocher s’arrêta.
« Miss Milner, s’écria milord (avec un accent qui ne pouvait venir que du cœur) ; oh ! combien je suis heureux de vous voir, quoique le hasard seul me procure ce bonheur ! »
On vit bien que miss Milner était enchantée de cette rencontre ; mais la vivacité avec laquelle milord s’exprimait l’avertit de se tenir elle-même sur ses gardes, et elle répondit d’un air froid et contraint, qu’elle était charmée de voir milord.
Ce ton de réserve fit soupçonner à Frédéric quel homme était avec elle, et rencontrant dans la voiture l’œil sévère de Dorriforth, il détourna brusquement la tête, sans daigner le saluer. Miss Milner en rougit ; miss Woodley était sur les épines ; Dorriforth, seul, parut insensible à cette extrême incivilité.
La jeune miss appela un de ses gens, et lui ordonna de faire avancer le cocher.
« Non, s’écria lord Frédéric, non, tant que vous ne m’aurez point dit quand je pourrai vous revoir. »
— « Je vous écrirai, milord, répliqua-t-elle d’une voix troublée ; je vous promets une lettre, dès que je serai chez moi. »
Comme s’il eût deviné ce qu’elle devait lui marquer, il s’écria avec plus de force : « Songez, mademoiselle, songez à la manière dont vous me traiterez dans cette lettre ; et vous, M. Dorriforth (s’adressant à lui), songez bien à ce qu’elle contiendra ; car si c’est vous qui la dictez, c’est à vous que j’enverrai ma réponse. »
Dorriforth, sans répliquer, sans jeter les yeux sur lui, s’avança à la portière opposée, et d’un ton de colère, dit au cocher : « Comment osez-vous ne pas avancer, malgré l’ordre de votre maîtresse ? »
La colère de Dorriforth était quelque chose de si nouveau pour ses domestiques, qu’elle fit sur le cocher l’effet du tonnerre, et il partit aussitôt avec une telle rapidité, qu’en un moment lord Frédéric fut laissé bien loin en arrière. Dès qu’il fut revenu de la surprise où l’avait jeté l’ordre donné par Dorriforth, il courut à toute bride après la voiture, qu’il suivit jusqu’à la maison de miss Milner ; là, s’abandonnant à son amour pour elle, ou à sa rage contre Dorriforth, pour le mépris qu’il venait de lui marquer, il sauta à bas de son cheval, au moment où miss descendait de voiture, et saisissant sa main, il la conjura de ne point l’abandonner par complaisance pour les volontés d’un prêtre hypocrite.
Dorriforth était trop près pour ne pas entendre ces paroles, mais il garda le silence avec une contenance ferme et dédaigneuse.
Miss Milner, de son côté, s’efforçait de dégager sa main, en priant Milord de trouver bon qu’elle ne lui répondit pas en ce moment ; mais lui, au lieu de quitter la main qu’il tenait, il la porta à ses lèvres avec ardeur et semblait vouloir la dévorer, quand Dorriforth, emporté par un mouvement aussi prompt qu’irrésistible, s’élance sur Frédéric et lui applique un violent soufflet. La surprise et la force du coup firent chanceler Milord ; il abandonna la main de miss Milner, et Dorriforth s’en saisit aussitôt pour faire entrer sa pupille dans la maison.
Elle était effrayée plus qu’il n’est possible de le dire, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à la conduire chez elle sans l’y porter entre ses bras. Dès qu’avec le secours d’une de ses femmes, il l’eut placée sur un siége, ne pouvant plus résister aux mouvemens de honte et de confusion qui l’agitaient, il tomba à genoux devant elle, et la supplia de lui pardonner l’action grossière dont il s’était rendu coupable en sa présence. — L’effroi qu’il avait causé à sa pupille, l’atteinte qu’il avait portée au respect religieux qu’il croyait lui devoir, étaient, de toutes les circonstances de son action, les seules qui le frappaient alors.
Miss Milner ne put soutenir l’humiliation où son tuteur s’était abaissé devant elle. Elle crut voir son père prosterné à ses pieds, et avec une émotion, une agitation qu’il n’est pas facile de peindre, elle le conjura de se lever, répétant cent fois que, moins il avait été maître de lui-même, plus il lui avait prouvé l’intérêt qu’il prenait à elle.
Miss Woodley entra dans ce moment. Les infortunés avaient toujours droit à ses soins ; aussi venait-elle de les prodiguer à milord Frédéric ; elle était restée auprès de lui, et avec les meilleures intentions du monde, elle l’exhortait à la patience, tandis que ce jeune homme ne sentait encore que trop bien la douleur et surtout la honte du soufflet qu’il avait reçu. D’abord sa fureur s’exhala en menaces contre les domestiques qui l’entouraient et qui ne voulurent jamais lui permettre d’entrer ; il voulut les traiter comme il l’avait été lui-même ; mais songeant bientôt à l’amende honorable qu’il obligerait Dorriforth à lui faire, il se calma un peu, et remontant à cheval, il s’éloigna du lieu de sa disgrâce.
Dès que miss Woodley parut, M. Dorriforth lui remit le soin de sa pupille, et courut à l’endroit où il avait laissé milord Frédéric, s’occupant peu de ce qui pourrait arriver, s’il l’y trouvait encore. Mais ayant appris qu’il était parti, il alla se renfermer chez lui, dans un état plus digne de pitié que celui où il avait mis son adversaire.
Livré à tous les remords de sa conscience, ses premières réflexions furent celles-ci : « J’ai violé la sainteté de mon caractère, la dignité de mon état et de mes sentimens ; je me suis manqué à moi-même. Je ne suis plus le philosophe que j’étais, mais un vil spadassin. J’ai fait un impardonnable outrage à un jeune homme respectable par sa naissance, dont le seul crime était l’amour et le désir bien naturel de plaire à celle qu’il aime. Je dois le satisfaire comme il l’exigera. Les lois de l’honneur et de la justice (quoique en cette occasion contraires à celles de la religion) m’ordonnent de lui donner ma vie, s’il la demande. Hélas ! que ne l’ai-je perdue ce matin, avant qu’elle fût souillée par cette faute qu’à peine ma mort pourra expier. »
Il s’arrête un moment, puis il s’écrie : « J’ai rempli d’épouvante et d’horreur le cœur d’une femme charmante, qu’il était de mon devoir de protéger contre ces emportemens et ces violences dont je viens moi-même de la rendre témoin.
» J’ai appelé sur moi les justes reproches de mon instituteur et de mon ami, de l’homme dont l’approbation faisait ma plus douce récompense. — Et ce qui m’accable encore plus, je me suis exposé à tous les reproches de ma conscience.
» Où fuir pour m’éviter moi-même ? » s’écriait-il, en se promenant à grands pas dans sa chambre. « Descendrai-je auprès des dames ? Je suis indigne de leur société. Comment passer cette longue nuit ? Le sommeil n’approchera pas de moi. Irai-je reposer mon ame agitée dans le sein de Sandford ? Je n’oserais lui avouer la cause de ma peine. — Irai-je trouver lord Frédéric, m’humilier devant lui, demander qu’il me pardonne ? — Il me mépriserait comme le dernier des lâches. Non. » — Et levant les yeux au ciel : « Ô toi ! dont la grandeur et la sagesse égalent la toute-puissance, toi que j’ai offensé, c’est à toi seul que j’ai recours dans ce moment d’angoisse ! c’est de toi seul que j’attends les secours que nul être ne peut me donner ; et la confiance avec laquelle je t’implore, cette confiance devenue plus vive par le long commerce que mon état m’a permis d’entretenir avec toi, me paie bien en ce moment de tant d’efforts imparfaits, mais sincères, que j’ai faits toute ma vie pour me rendre digne de te servir. »
CHAPITRE XIV.
Quoique miss Milner n’eût pas prévu qu’aucun événement funeste dût résulter de l’outrage fait à milord Frédéric, cependant elle passa une nuit bien moins tranquille qu’à son ordinaire. Dès qu’elle commençait à s’endormir, mille images vaines, mais pénibles, s’offraient à son imagination ; quelquefois son cœur lui disait : « Lord Frédéric est pour jamais banni de ta présence. » À peine elle avait éloigné cette fâcheuse et importune idée, que, s’éveillant en sursaut, elle voyait Frédéric frappé par Dorriforth ; — bientôt c’était son tuteur lui-même à genoux devant elle et la priant de lui pardonner. Elle soupire, elle tremble, elle est saisie d’effroi.
Un peu soulagée par ses larmes, elle s’endort le matin, mais ce sommeil est léger. Elle s’éveille encore pour retrouver les mêmes objets qui se présentent ensemble à son esprit. Elle ne sait auquel s’arrêter, jusqu’à ce qu’un seul, dissipant les autres, s’empare de toute son attention. Elle n’avait jamais su se fixer sur aucune idée ; aussi ne conçoit-elle pas pourquoi il en est en ce moment qui s’obstinent à la poursuivre, malgré tous ses efforts pour s’en défaire.
Elle se lève enfin si languissante, si fatiguée, qu’au déjeûner son abattement frappa M. Dorriforth, dont il augmenta les peines.
Au moment où, le déjeûner fini, M. Dorriforth sortait de la salle, un officier lui apporta un cartel de la part de milord Frédéric. Il répondit à l’officier :
« Peut-être, monsieur, qu’en ma qualité d’homme d’église, et surtout de l’église romaine, je serais autorisé à ne faire aucune réponse à un pareil message ; mais puisque j’ai été assez faible pour offenser, je dois une réparation, et je ne réclame aucun titre pour m’en dispenser. »
— « Ainsi, monsieur, dit l’officier, vous vous trouverez au rendez-vous indiqué par milord Frédéric ? »
— « Oui, monsieur, et je vais de ce pas chercher un ami qui consente à m’accompagner. »
Resté seul, Dorriforth n’osa se livrer à ses réflexions. Pour la première fois, elles lui étaient devenues pénibles, et même dans le court trajet qu’il eut à faire pour se rendre au château d’Elmwood, la solitude, jusque-là ses délices, lui parut pire que la mort ; il fut obligé, pour se distraire de lui-même, de causer avec son domestique.
Arrivé au château, il trouva Sandford dans la salle, et sa vue fut pour lui un nouveau supplice. Il savait combien les principes qui guidaient sa démarche actuelle étaient contraires aux principes de ce respectable ami, et, quoique ce dernier ignorât tout ce qui s’était passé, sa présence semblait un reproche à Dorriforth. Il resta avec Sandford le moins qu’il lui fut possible, et, passant aussitôt chez son cousin, il lui révéla le sujet qui l’amenait ; c’est-à-dire le choix qu’il avait fait de lui pour être son second. Le jeune comte tressaillit ; il voulait, avant de répondre, consulter son précepteur ; mais Dorriforth s’y opposa de tout son pouvoir, et, à force de raisons que son cousin ne put parvenir à réfuter, il lui fit promettre de raccompagner le soir même, à sept heures, au lieu du rendez-vous, qui n’était qu’à quelques milles du château.
Dès que le jeune comte lui eut donné sa parole, Dorriforth retourna chez lui pour faire toutes les dispositions nécessaires, en cas que l’événement ne lui fût pas favorable. Il écrivit des lettres à plusieurs de ses amis ; il en fit une pour sa pupille, et, en l’écrivant, toute la fermeté de son ame fut près de l’abandonner.
Sandford, qui venait d’entrer dans le cabinet de son élève, témoigna sa surprise de n’y plus trouver Dorriforth. Le jeune homme répondit d’abord à ses questions de manière à lui faire entendre qu’on lui avait confié un secret, et il finit par avouer franchement ce qu’il avait promis à son cousin de ne point révéler.
Sandford entra en fureur (autant du moins qu’un saint homme peut devenir furieux). Il condamna, sans ménagement, Dorriforth pour avoir provoqué ce duel, et surtout pour l’avoir accepté. Il loua son élève de la confiance qu’il avait eue en lui, et se félicita lui-même, comme étant appelé en ce moment non seulement à sauver la vie de son ami, mais encore à prévenir le scandale d’un pareil rendez-vous.
Dans la ferveur de ce pieux dessein, il se hâta d’aller chez miss Milner ; il entra dans cette maison qu’il s’était interdite depuis si long-temps, et il y entra dans un moment où il était le plus mal avec la maîtresse du lieu.
Il courut à l’appartement de M. Dorriforth et commença par répandre sur son ami toute l’amertume de son ame. Celui-ci avoua ses torts ; mais ni l’éloquence de Sandford, ni ses argumens, ni ses insinuations, ni ses menaces, rien ne put l’engager à retirer la parole qu’il avait donnée. Sa conscience était du parti de Sandford ; il convenait que la religion l’enchaînait par des liens plus sacrés que ceux de l’honneur ; mais il persista dans sa résolution avec cette inflexibilité de caractère dont il avait donné plus d’une preuve. Au bout de deux heures, Sandford le quitta, désespéré de n’avoir rien obtenu, mais bien déterminé à ne pas souffrir que lord Elmwood devînt son complice, et, d’après cette déclaration, Dorriforth résolut de chercher quelque autre pour l’accompagner.
En traversant la maison pour en sortir, Sandford rencontra par hasard madame Horton, miss Milner et les autres dames, qui revenaient du jardin. Miss Milner fut surprise de le voir chez elle ; mais, sans en rien faire paraître, elle alla droit à lui, et avec cette bienveillance qui lui était naturelle, elle prit une de ses mains et la serra d’une manière qui exprimait plus d’affection que tout ce qu’elle aurait pu dire.
Celui-ci, sans y paraître sensible, et comme pour s’excuser d’avoir manqué à ses engagemens, lui dit : « Je vous demande pardon, mademoiselle ; mais je n’ai point balancé à venir ici pour prévenir un meurtre. »
— « Un meurtre ! » s’écrièrent toutes les dames.
— « Oui, répondit-il, en s’adressant à miss Fenton, et votre futur époux est de la partie ; il doit servir de second à M. Dorriforth, qui, non content du soufflet qu’il a donné hier, veut, ce soir même, donner la mort à milord Frédéric, ou la recevoir de lui. »
— « Dieu nous garde de ce malheur ! » dit miss Woodley, levant les yeux au ciel.
Tandis que miss Milner, sans proférer un seul mot, tomba évanouie.
On se hâta de la relever et de la porter dans la salle qui donnait sur le jardin ; elle fut bientôt revenue à elle-même, car l’agitation de ses esprits ne permettait pas qu’elle en perdît long-temps l’usage. Elle voulut, malgré sa faiblesse, se rendre à l’instant même chez son tuteur pour le détourner de son funeste dessein ; mais elle ne put aller jusques chez lui ; elle s’évanouit une seconde fois. On la mit dans un fauteuil, et miss Woodley se chargea d’aller chercher M. Dorriforth.
Aux premiers mots de miss Woodley, il la suivit avec une tendre inquiétude pour la santé de sa pupille, en se reprochant amèrement d’être la cause de l’état où elle était. Dès qu’il entra dans la chambre, Sandford voyant du premier coup d’œil combien il était alarmé, s’écria : « Miss, voilà celui à qui on vous a confiée, » en appuyant avec affectation sur ce dernier mot.
Dorriforth était trop occupé de sa pupille pour répondre à Sandford. Il s’assit à côté d’elle, et dans les termes les plus tendres, les plus respectueux et les plus touchans, il la conjura de s’inquiéter moins de cette malheureuse affaire, dont tout le blâme ne tombait que sur lui, et qui pouvait encore s’arranger à l’amiable.
« Monsieur Dorriforth, lui dit-elle, j’ai une grace à vous demander, c’est que vous me donniez votre parole, mais une parole solennelle, et je sais que vous n’y manquez jamais, de ne pas voir milord Frédéric. »
Il hésita.
« Oh ! mademoiselle, dit Sandford, ce n’est plus le même homme ; je ne me fierais pas à sa parole, quand même il vous la donnerait. »
— « Vous auriez tort, monsieur, répliqua Dorriforth avec aigreur, car je tiendrai celle que je vous ai donnée. Milord Frédéric aura de moi toutes les satisfactions qu’il exigera. — Mais, ma chère miss Milner, n’en concevez aucune alarme, nous pouvons différer de nous voir, d’ici à quelques jours. Pendant l’intervalle, une heureuse explication peut prévenir tout ce que vous craignez ; considérez d’ailleurs combien il y a peu de duels vraiment funestes, et enfin quelle perte légère ferait la société, si…
— « Cette perte, interrompit miss Milner, ferait couler mes larmes pendant toute ma vie, ou plutôt, je ne survivrais point à l’un ou à l’autre de vous deux. »
— « Quant à moi, répondit Dorriforth, je crois que milord Frédéric, que j’ai offensé, a autant de droits sur ma vie qu’en ont sur les coupables les lois de notre pays. L’honneur est la loi de la plus noble partie du genre humain ; dès qu’on ose violer cette loi, on mérite d’être puni. Cependant, miss Milner, ce rendez-vous ne doit pas avoir lieu incessamment, et je n’ai aucun doute que tout ne se termine comme vous le désirez. Croyez-vous que je paraîtrais aussi tranquille, ajouta-t-il en souriant, si je devais bientôt rencontrer milord Frédéric ? »
— « Oui, oui, » s’écria Sandford, d’un ton à faire entendre qu’il était mieux informé.
— « Vous ne nous quitterez pas de la journée, » lui dit miss Milner.
— « Je suis engagé à dîner, répondit-il. Cela est malheureux. — J’en suis fâché. — Mais vous me reverrez ici de très bonne heure. »
— « On vous reverra mort, s’écria Sandford, ou teint du sang d’un homme ! »
Les dames levèrent les mains au ciel, miss Milner tomba aux genoux de son tuteur.
— « Hier, vous vous êtes prosterné devant moi ; c’est à moi, maintenant, à me prosterner devant vous. Me voici à vos pieds, pour ne plus me relever si vous persistez dans votre dessein. Je suis faible, légère, inconséquente ; mais j’ai un cœur d’où certaines impressions ne peuvent jamais — oh ! non, jamais — être arrachées. »
Il s’efforçait de la relever, mais elle resta toujours à ses genoux, et ce fut dans ce moment que la terreur dont elle était saisie et les tourmens qui déchiraient son cœur lui firent connaître toute la force d’un sentiment dont elle avait douté jusqu’alors.
— « Non, continua-t-elle, je ne prétends pas dissimuler plus long-temps un amour que je ne puis vaincre. — J’aime milord Frédéric Lawnly. »
Son tuteur tressaillit.
— « Oui, je l’aime (et elle semblait hors d’elle-même) ; je rougis en faisant cet aveu, mais il est nécessaire… mais le danger !… Je vous conjure d’épargner sa vie. »
— « Voilà précisément ce que je pensais, » dit Sandford, d’un air de triomphe.
— « Bon Dieu ! » s’écria miss Woodley.
— « Mais cela me paraît assez naturel, » dit madame Horton.
— « J’avoue, répondit Dorriforth, frappé d’étonnement et la relevant cette fois avec une force à laquelle elle ne put résister, j’avoue, miss Milner, que je suis profondément affecté et même blessé de voir tant de contradictions dans votre caractère. »
— « Eh bien ! reprit Sandford, ne vous l’avais-je pas toujours dit ? »
— « Cependant, continua Dorriforth, je vous promets, et je ne vous tromperai pas, quoique vous-même vous m’ayez si souvent trompé, que milord Frédéric ne court aucun danger ; pour l’amour de vous, je ne voudrais pas, au prix du monde entier, mettre sa vie en péril ; mais du moins, que ceci vous apprenne… »
Et il allait continuer du ton le plus sévère lorsque, s’apercevant de la confusion de sa pupille et des reproches qu’elle semblait se faire elle-même, il perdit tout à coup une partie de sa colère, et lui dit d’un ton plus doux :
— « Que ceci vous apprenne comment vous devez désormais vous conduire avec ceux qui ne veulent que votre bonheur. Vous m’avez précipité dans une erreur qui aurait pu me coûter la vie, ou vous priver pour jamais de l’homme qui vous est cher, et vous exposer ainsi à d’éternels regrets pires que la mort. »
— « Je ne suis pas digne de votre amitié, M. Dorriforth, lui dit-elle en sanglotant, et dès ce moment abandonnez-moi. »
— « Non pas, mademoiselle, non pas dans ce moment, qui, le premier, me fait connaître comment je puis vous rendre heureuse. »
L’entretien paraissant alors tourner de manière à ne pouvoir être entendu de tout le monde, chacun se retirait, excepté M. Sandford, quand miss Milner arrêtant miss Woodley, lui dit : — « Ne m’abandonnez pas ; jamais je n’eus plus besoin de votre amitié. »
— « Peut-être qu’à présent vous pourriez vous passer de la mienne, » lui dit Dorriforth. — Elle ne fit aucune réponse. Il l’assura une seconde fois qu’elle n’avait rien à craindre pour les jours de milord Frédéric, et il sortait de la salle, quand, se rappelant dans quel état d’humiliation il laissait sa pupille, il se retourna vers elle, en ajoutant :
« Et soyez assurée, mademoiselle, que mon estime pour vous sera la même qu’auparavant. »
Sandford qui le suivait, salua miss Milner, et répétant, les propres paroles de M. Dorriforth :
— « Soyez assurée, mademoiselle, lui dit-il, que mon estime pour vous sera la même qu’auparavant. »
CHAPITRE XV.
Quelque piquant que fût cet adieu de M. Sandford, miss Milner y fit peu d’attention ; toutes ses idées étaient fixées sur un sujet bien autrement important que l’opinion que M. Sandford avait d’elle. Dès qu’elle se vit seule avec son amie, elle se jeta dans ses bras, et lui demanda avec inquiétude ce qu’elle pensait de sa conduite. Miss Woodley n’approuvait pas la dissimulation dont elle avait usé jusqu’alors ; mais dans le dessein de la réconcilier avec elle-même le plus qu’il lui serait possible, elle loua hautement la franchise avec laquelle elle avait enfin avoué son amour.
« Ma franchise ! s’écria miss Milner, dans la plus vive agitation ; ma franchise, ma chère miss Woodley ! il n’y a rien de vrai dans tout ce que je viens de dire. »
— « Comment, miss Milner ?
— « Oh ! miss Woodley, reprit-elle, en cachant ses larmes dans le sein de son amie, plaignez les tourmens de mon cœur, d’un cœur que la nature avait formé sincère. Mais, hélas ! tel est le fatal penchant auquel il s’est livré, que j’aime mieux descendre aux plus honteux mensonges que d’avouer la vérité. »
— « Que signifie ce langage ? » s’écria miss Woodley, avec les marques du plus grand étonnement.
— « Croyez-vous que j’aime milord Frédéric ? Croyez-vous que je puisse l’aimer ? Oh ! courez, empêchez mon tuteur d’induire Frédéric dans une pareille erreur. »
— « Que signifie ce langage ? » répéta miss Woodley, « je vous assure que vous m’effrayez, » car tant de contradictions dans les paroles de miss Milner, lui faisait croire que son esprit s’égarait.
— « Courez, reprit l’autre, prévenez les suites inévitables d’un tel mensonge, qui nous plongerait dans des embarras plus grands que tous ceux que nous avons éprouvés. »
— « Mais quel motif a pu vous déterminer, ma chère miss Milner ? »
— « Ce qui détermine toutes mes actions. — Un pouvoir irrésistible — une fatalité qui me rend pour jamais la plus malheureuse des femmes ; et vous, — oui, vous-même, ma chère Woodley, vous n’aurez plus pitié de moi. »
Miss Woodley la serra dans ses bras, en lui protestant que, puisqu’elle était malheureuse, quelle que fût la cause de ses peines, elle était sûre de toute sa pitié.
— « Allez donc trouver M. Dorriforth ; empêchez-le de tromper lord Frédéric. »
— « Mais l’erreur où est M. Dorriforth est le seul moyen de prévenir ce funeste duel. Dès que je lui aurai dit que votre aveu en faveur de milord n’était point sincère, rien ne pourra plus l’arrêter, il acceptera le défi. »
— « Eh bien ! quoi qu’il arrive, je suis donc perdue. — Mais ce duel est horrible, plus horrible encore que tout le reste ! »
— « Et pourquoi ? lui dit miss Woodley, dès que vous ne prenez aucun intérêt à milord Frédéric. »
— « Mais, répliqua miss Milner, en la regardant avec des yeux égarés, êtes-vous si aveugle ? pensez-vous que je n’en prenne aucun à M. Dorriforth ? Oh ! miss Woodley ! je l’aime avec toute l’ardeur d’une amante, avec la tendresse d’une épouse ! »
À ces mots, miss Woodley tomba sur une chaise, qui, heureusement était près d’elle, car jamais elle n’eût eu la force de l’aller chercher ; elle frissonna ; elle pâlit ; — miss Milner lui prenant la main, ajouta :
— « Je vois quels sont vos sentimens ; je vois ce que vous pensez de moi. Combien vous me haïssez ! Combien vous me méprisez. Mais le ciel m’est témoin de tous les combats que je me suis livrés ; je ne me serais jamais avoué à moi-même ma folle préoccupation, si la vue du danger qui le menace…
— « Arrêtez, » s’écria miss Woodley, saisie d’horreur.
— « Et même à présent, reprit miss Milner, à quel autre qu’à vous l’ai-je révélée ? Pour le cacher à tout le monde, ne me suis-je pas jetée dans de nouvelles difficultés, dont il me sera impossible de sortir ? Hélas ! puis-je entretenir quelque espérance ? Non, miss Woodley, je ne le puis ni ne le veux ; mais laissez-moi vous faire l’aveu de ma faiblesse, conjurer votre tendre amitié de m’aider à me vaincre moi-même. Ô mon amie, ne me refusez pas vos conseils ! sauvez-moi de tant d’écueils qui m’environnent ! »
Miss Woodley était toujours pâle et toujours muette.
On dit que l’éducation est une seconde nature, mais l’éducation commune et bornée que miss Woodley avait reçue était devenue en elle plus puissante que la nature même. Comme, à ses yeux, rien n’était plus saint que les vœux, les personnes et les choses consacrés au ciel, les profaner était aussi à ses yeux, sinon le plus énorme, du moins le plus révoltant des crimes.
Cette façon de penser n’était point étrangère à miss Milner ; elle avait trouvé de pareilles opinions établies dans sa famille. D’ailleurs, sa propre raison lui disait que des vœux solennels, quelle que fût leur nature, devaient être sacrés ; et plus elle respectait les vertus de son tuteur, moins elle pouvait douter qu’il ne restât fidèle à ses engagemens religieux. Son estime pour lui s’étendait sur tous ses principes, même sur ceux qui avaient la religion pour objet ; cependant cette malheureuse passion, qui avait jeté de fortes racines dans son cœur, n’y aurait pas germé, si sa croyance n’eût été différente de celle de M. Dorriforth ; si on lui eût appris dès son enfance combien étaient sacrées les obligations d’un ecclésiastique romain ; toute l’estime, toute l’admiration que lui inspiraient les grandes qualités de son tuteur, se seraient renfermées dans de justes bornes, et l’éducation l’eût préservée de prendre de l’amour pour lui, aussi facilement qu’elle élève une barrière entre le frère et la sœur.
Malheureusement pour elle, l’éducation n’était donc pas venue à son secours, et le seul sentiment intérieur qui l’avertît que son amour était coupable, c’est la certitude où elle était que son tuteur n’en recevrait l’aveu qu’avec épouvante et horreur.
Miss Woodley se remit un peu de sa première surprise et de la douleur que lui avait causée son amie (car jamais son cœur sensible ne fut si vivement affecté) ; quoiqu’elle détestât la passion de miss Milner, elle sentit que la pitié était encore la plus forte. Les tourmens de sa jeune amie la réconcilièrent avec ses fautes ; et la regardant de nouveau avec la même amitié, elle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour la rendre moins infortunée.
— « Faites-moi oublier, répondit miss Milner, tous les momens qui se sont écoulés depuis que je vous ai vue pour la première fois. Chacun de ces momens m’a conduite à un abîme de peines où je resterai plongée pendant toute ma vie. »
— « Et même après la mort, répliqua miss Woodley ; n’espérez pas plus de repos, si un long repentir n’a effacé vos fautes. » Elle allait continuer, mais tous les chagrins de miss Milner ne pouvaient lui faire oublier le danger qui menaçait Dorriforth ; malgré la promesse que celui-ci lui avait faite, elle craignait que rien ne pût prévenir le duel, s’il joignait milord Frédéric.
Cédant à ses alarmes, elle sonne et demande si M. Dorriforth était chez lui ; on lui répondit qu’il était sorti. « Vous vous rappelez, lui dit miss Woodley, qu’il ne devait pas dîner ici, il nous en a prévenues lui-même. » Cette réflexion ne rassura point miss Milner ; elle envoya deux domestiques après lui, leur ordonna de prendre chacun une route différente ; et, sans leur cacher le sujet de ses craintes, elle les chargea de s’opposer à son duel avec milord Frédéric. Sandford avait aussi, de son côté, pris des précautions, mais quoiqu’il sût à quelle heure le rendez-vous était fixé, il ne savait pas précisément en quel lieu ; car c’est ce que le lord Elmwood, dans sa surprise, avait oublié de demander.
La frayeur et l’inquiétude extraordinaires que miss Milner montra dans cette occasion furent attribuées, par tous ceux qui en furent témoins, à son amour pour milord Frédéric ; et personne, excepté miss Woodley, n’eut le moindre soupçon de leur véritable cause.
Madame Horton et miss Fenton, qui étaient restées ensemble, s’occupaient à gémir sur la dissimulation et la mauvaise foi tant reprochées à leur sexe, et dont miss Milner venait de donner un nouvel exemple. Mais, malgré tout l’intérêt de cette conversation, il leur tardait qu’elle fût interrompue par l’arrivée de la pauvre et faible créature qu’elles chargeaient de leurs innocentes calomnies ; innocentes, sûrement, car n’étaient-elles pas l’une et l’autre ses amies ? Elles désiraient impatiemment de voir si elle oserait les regarder en face, après leur avoir tant de fois protesté qu’elle n’avait pas le moindre attachement pour milord Frédéric, et qu’elle ne tenait à lui que par des motifs de vanité.
Ce fut donc avec plaisir qu’elles entendirent annoncer que le dîner était servi ; mais miss Milner ne leur donna pas à table toute la satisfaction qu’elles s’étaient promise ; car celle-ci était si loin de songer à ces dames, qu’elles ne purent remarquer en elle le plus léger embarras occasionné par leur présence. Ce n’était point devant elles qu’elle avait fait le seul aveu qui pût la faire rougir ; peu lui importait celui qu’elles avaient entendu ; elle eût désiré, au contraire, qu’il eût été conforme à la vérité. Miss Woodley était la seule dépositaire de son fatal secret. C’est devant elle seule qu’elle pouvait se sentir de la honte, et cette douce et bonne amie, à qui elle avait jusqu’alors, sans peine, confié tous ses torts, avait à présent le pouvoir de lui faire baisser les yeux de crainte et de confusion.
On sortait de table lorsque milord Elmwood entra ; cet innocent jeune homme leur dit que M. Sandford lui avait fait beaucoup de peine en l’empêchant d’accompagner son cousin, car il craignait que M. Dorriforth ne se précipitât sur l’épée de milord Frédéric, sans avoir auprès de lui un seul ami dont il pût attendre du secours. Un regard sévère de miss Woodley, qui, depuis quelques instans, avait acquis de l’empire sur miss Milner, empêcha celle-ci de laisser voir toute la frayeur que ces mots lui avaient causée. Miss Fenton répliqua : « Mais, à présent, milord, je ne vois pas, pourquoi M. Dorriforth et lord Frédéric ne seraient point amis. »
— « Assurément, dit madame Horton, car dès que milord Frédéric sera instruit de l’aveu fait par miss Milner, il doit oublier tout ressentiment. »
— « Quel est donc cet aveu ? demanda lord Elmwood. »
Miss Milner, pour ne pas entendre répéter ce qu’elle ne pouvait même se rappeler sans chagrin, se leva pour passer chez elle ; mais ses forces l’abandonnèrent ; elle retomba sur sa chaise, et il fallut que son amie et milord Elmwood la portassent dans son cabinet de toilette. Quoiqu’on l’y eût laissée seule avec miss Woodley, elle garda le silence près d’une demi-heure, et enfin la conversation commença entre elles, mais sans que le nom de Dorriforth fût prononcé une seule fois. Elles étaient devenues l’une et l’autre réservées et circonspectes ; toutes deux craignaient également de le nommer.
Les vanités du monde, le néant des richesses, le charme de la retraite et d’autres lieux communs firent, pendant près de deux heures, le sujet de leur entretien et non l’occupation de leurs pensées. La première fois que M. Dorriforth est enfin nommé, c’est par un domestique qui, ouvrant la porte avec vivacité, s’écrie : « M. Dorriforth, madame. »
Dorriforth entra aussitôt et s’approcha avec empressement de miss Milner. Miss Woodley vit briller sur le visage de son amie la joie et l’amour ; elle ne se leva pas pour céder sa place à M. Dorriforth, comme c’était sa coutume, quand elle était assise auprès de la jeune miss et que son tuteur venait pour lui parler. Il fut donc obligé de se tenir debout pour faire le récit de ce qui s’était passé dans son entrevue avec milord Frédéric.
Mais, transportée comme elle était du plaisir de revoir son tuteur plein de vie, elle oublia de demander des nouvelles, de lord Frédéric, de l’homme pour qui, d’après son propre aveu, elle devait avoir un amour si violent ; toutes les marques de la joie la plus vive étaient peintes sur son visage, au moment où Dorriforth venait peut-être de lui ôter la vie. Miss Woodley sentit toute l’inconséquence de cette conduite, et elle en rougit ; mais Dorriforth, qui était bien éloigné d’avoir le moindre soupçon de son amour pour lui, ou de son indifférence pour milord, donna aisément une interprétation favorable à cet oubli, en lui disant :
« Vous voyez à ma contenance que tout s’est terminé heureusement, et vous me souriez d’avance, quoique je n’aie pas eu le temps de vous dire ce qui s’est passé. »
Cette réflexion rappela miss Milner à elle-même ; et pour réparer sa faute, elle chercha, d’un air contraint, à exprimer des craintes qu’elle ne sentait pas.
Il l’assura de nouveau que Frédéric était sain et sauf, « L’affront que je lui ai fait, ajouta-t-il, a été entièrement effacé par quelques gouttes de mon sang ; » et il porta la main à son bras gauche, qu’il tenait comme en écharpe.
Elle y jeta les yeux, et voyant l’endroit où la balle était entrée, elle poussa un cri involontaire et se laissa aller sur son fauteuil. Miss Woodley, au lieu de montrer cette tendre sympathie qui lui faisait toujours partager les moindres peines de la jeune Miss, lui dit : « Miss Milner, vous savez que milord Frédéric est plein de vie, il ne doit donc plus vous rester aucun sujet d’alarme ; » et elle ne s’empressa pas de lui présenter un flacon, ni de soutenir sa tête. Son tuteur la voyant près de s’évanouir, sans que son amie lui portât aucun secours, voulait lui en donner lui-même ; mais alors miss Woodley se hâta de le prévenir, et prenant miss Milner dans ses bras, elle assura Dorriforth que ce n’était qu’une de ces faiblesses auxquelles sa pupille était sujette ; qu’elle allait sonner sa femme de chambre, qui, à l’aide de quelques gouttes, ne manquait jamais de la faire revenir en peu d’instans. Tranquillisé par cette assurance, Dorriforth se retira chez lui, où le chirurgien l’attendait pour panser sa blessure.
CHAPITRE XVI.
Miss Woodley était, de toutes les femmes, la moins capable d’abuser d’un secret ; mais elle ne l’était pas moins de partager, par une molle complaisance, le crime de son amie ; car, le meurtre excepté, elle n’en voyait pas de plus grand que cet amour, si jamais il était heureux. Peut-être sa raison eût pu lui dire que l’adultère avait des suites bien plus fatales à la société ; mais, pour une ame pieuse, quoi de plus horrible que le mot sacrilège ? Des promesses faites au ciel lui paraissaient plus sacrées que des engagemens contractés avec un homme. D’ailleurs, l’infidélité entre époux est devenue si commune, que l’habitude d’en entendre parler rend ce crime moins odieux à un esprit ordinaire ; mais des exemples de sacrilèges, elle n’en connaissait point qui n’eussent été marqués par la vengeance divine, et le châtiment miraculeux qui avait à l’instant suivi ces attentats, dévoués encore dans l’autre monde à des punitions éternelles, ne pouvait qu’augmenter l’horreur qu’ils lui inspiraient.
Ainsi cette miss Woodley qui pouvait, qui savait pardonner à miss Milner, était celle qui voyait sa passion de l’œil le plus sévère ; aussi résolut-elle de ne négliger aucun moyen, quelque rigoureux qu’il pût être, pour guérir sa malheureuse amie ; et ce qui lui faisait espérer de réussir, c’est qu’elle était bien sûre que cet amour, tout profond qu’il était dans miss Milner, ne serait jamais partagé par son tuteur. Cependant, malgré sa confiance en M. Dorriforth, elle prit toutes les précautions possibles pour qu’il ignorât toujours les sentimens de sa pupille : elle désirait épargner à son ame tranquille le trouble où l’aurait jeté une pareille découverte ; elle ne voulait pas qu’il eût même à se défendre des atteintes de l’imagination, ni qu’il pût se reprocher la fatale passion que, sans le vouloir, il avait inspirée à sa pupille.
Elle engagea facilement son amie à veiller attentivement sur elle-même ; rien n’était plus conforme à la modestie naturelle de miss Milner ; mais il restait à celle-ci un dernier effort à faire, auquel elle était bien loin de songer : — je veux dire de se séparer absolument de son tuteur. Elle s’était dès le commencement livrée à son penchant, sans le moindre espoir de retour ; elle était préparée à ne jamais voir Dorriforth sous un rapport plus intime et plus cher que celui d’un tuteur et d’un ami ; mais ne le point voir du tout, — c’est à quoi elle n’était point préparée.
Miss Woodley réfléchit quelque temps sur la nécessité de cette mesure, avant de lui en parler ; mais elle la lui proposa ensuite avec une fermeté qui aurait fait honneur même au caractère de M. Dorriforth.
Pendant le peu de jours qui s’écoulèrent entre son aveu en faveur de milord Frédéric et cette proposition de miss Woodley, rien ne fut plus opposé, plus contradictoire que les résolutions que prenait miss Milner pour se soustraire au mariage qui la menaçait avec milord Frédéric, et pour cacher, en même temps, la passion honteuse dont elle brûlait ; elle fut même tentée une fois de déclarer qu’elle aimait sir Edward Ashton.
Dans le combat qui avait eu lieu entre Frédéric et Dorriforth, celui-ci avait essuyé le feu de son adversaire, et il avait refusé de tirer sur lui ; de cette manière, il s’était montré fidèle à sa promesse de ne pas mettre en danger la vie de Frédéric, et il avait presque réconcilié Sandford avec sa conduite.
Ce dernier, qui avait une fois manqué à l’engagement pris de ne pas entrer chez miss Milner, ne faisait plus difficulté d’y venir, quoiqu’il évitât toujours la maîtresse de la maison ; mais si, par hasard, il la rencontrait, ses paroles et ses regards lui faisaient assez entendre qu’elle était dans son esprit aussi mal que jamais.
Il alla chez Dorriforth le soir même de son rendez-vous, et le lendemain matin il vint dans sa chambre déjeûner avec lui. Miss Milner n’avait pas vu son tuteur depuis le moment où il était venu la rassurer sur les suites de ce duel ; mais elle avait demandé à son domestique des nouvelles de son maître, et elle avait été charmée d’apprendre que sa blessure n’était que légère. — Encore, cette question, n’avait-elle point osé la faire devant miss Woodley.
Quand Dorriforth parut le lendemain, il était aisé de voir qu’il s’était délivré d’un pesant fardeau, et, quoique ses dernières peines eussent laissé sur son visage des traces de langueur, une douce satisfaction se faisait sentir dans le son de sa voix, dans ses manières, dans chacune de ses paroles et de ses actions. Bien loin de garder contre sa pupille aucun ressentiment du péril où son imprudence l’avait engagé, il semblait plutôt avoir compassion de sa faiblesse, et vouloir calmer le trouble où paraissait la jeter le souvenir de sa propre conduite ; il y réussit sans peine. Miss Milner paraissait plus calme dès qu’il lui adressait la parole, et si l’œil vigilant de miss Woodley ne l’eût sans cesse rappelée à elle-même, elle eût montré clairement combien elle était enivrée du plaisir de revoir son tuteur, après le danger qu’il avait couru.
Mais peu s’en fallut que ces vives émotions ne devinssent trop fortes pour elle, lorsqu’au moment où l’on se retirait, après le dîner, son tuteur lui dit d’une voix basse, mais de manière pourtant à être entendu de tout le monde : « Voulez-vous, miss Milner, me faire la faveur de passer un moment dans mon cabinet, cette après-midi ; j’ai à vous parler d’affaires qui vous intéressent. »
— « Oui, monsieur, » répondit-elle, et ses yeux brillèrent de toute la joie que lui inspirait d’avance cet entretien.
Cependant, que le lecteur ne s’imagine point que miss Milner eût alors aucune pensée que la plus pure de toutes les âmes soumises à l’amour n’eût pu se permettre sans reproche.
L’amour véritable, du moins dans le cœur d’une femme délicate, est souvent heureux de ces jouissances légères qui irriteraient les désirs et feraient le désespoir de tout autre. La passion pure, sincère et réservée de miss Milner, n’imaginait rien de plus doux que d’être auprès de l’objet aimé, et, comme ses désirs ne s’étendaient point au-delà de ses espérances, le comble du bonheur se trouvait pour elle dans un entretien où elle serait seule avec son tuteur.
Miss Woodley avait entendu, comme tout le monde, ce qu’avait dit M. Dorriforth ; mais seule, elle concevait tout le plaisir qu’il avait dû causer à sa pupille.
Pendant que les dames étaient restées dans la même chambre que Dorriforth, miss Milner n’avait guère songé qu’à lui. Dès qu’elles eurent passé dans une autre, elle se souvint de miss Woodley, et tournant aussitôt la tête, elle rencontra les yeux de son amie. Il était facile d’y lire la défiance et le chagrin. D’abord elle y fut sensible ; mais se rappelant que dans deux heures elle verrait son tuteur, qu’elle serait seule avec lui, qu’elle lui parlerait, qu’il ne répondrait qu’à elle ; cette idée absorba toutes les autres, et elle devint indifférente à la douleur et à la colère de son amie.
Rendons pourtant justice au cœur de miss Milner ; sûrement elle ne désirait pas d’attirer M. Dorriforth dans les piéges de l’amour ; et si un pouvoir surnaturel lui en eût donné les moyens, et qu’il lui eût fait connaître, en même temps, tous les malheurs qui résulteraient de cet effet de ses charmes, elle aurait eu assez de vertu pour ne vouloir pas de cette funeste victoire ; mais, sans se demander à elle-même quel était son but, jamais elle ne devait se trouver avec lui, sans s’être occupée d’avance à rassembler tous les moyens qu’elle avait de plaire ; et, dans ce moment même, sans écouter tout ce que les yeux et la contenance de miss Woodley semblaient lui dire, elle courut à une glace pour donner à sa parure les formes qu’elle crut les plus séduisantes.
Les momens s’écoulaient et amenèrent enfin celui qu’elle avait tant désiré ; seule devant son tuteur, n’ayant personne auprès d’elle dont la présence assurât son maintien, toutes les graces qu’elle avait étudiées pour augmenter l’impression de ses charmes, son trouble les lui rendit inutiles ; elle devint une beauté naïve, n’ayant plus, au lieu des secours de l’art, que ceux de la franchise et de la raison. Ainsi forcée par un ascendant irrésistible à n’être que ce qu’elle était réellement, peut-être ne fut-elle jamais plus dangereuse que dans ces momens de timidité, de respect et d’embarras.
Dans ces sortes d’entretiens, M. Dorriforth avait toujours remarqué en elle ce respect et même cet embarras. Aussi, des deux côtés ne se prononçait-il jamais alors un seul mot d’aigreur ou de reproche.
Dans cette occasion, il commença par lui témoigner la véritable satisfaction qu’elle lui avait donnée, en lui faisant enfin connaître les dispositions sincères et réelles de son cœur.
« Tout considéré, miss Milner, ajouta-t-il, je me réjouis que vos sentimens soient tels que vous les avez déclarés ; car, quoique milord Frédéric ne soit pas précisément l’homme que j’aurais désiré pour que vous fussiez parfaitement heureuse, cependant, d’après les idées de bonheur telles qu’elles sont reçues dans le monde, votre choix aurait pu se fixer d’une manière moins convenable, et, dans ce cas-là même, ma répugnance à contrarier vos inclinations ne m’eût point permis de n’y pas souscrire. »
Cela ne demandait point de réponse ; aussi bien miss Milner n’aurait été capable d’en faire aucune.
« À présent, mademoiselle, ma seule vue, en vous demandant cet entretien, a été de savoir de vous-même quelle mesure vous croyez à propos de prendre pour instruire milord Frédéric que, malgré votre dernier refus, il peut concevoir quelque espérance d’obtenir un aveu favorable. »
— « Différez de l’en instruire, » répliqua-t-elle vivement.
— « Je vous demande pardon. Je ne me prêterai à aucun délai. — Puis-je d’ailleurs approuver une conduite si peu digne de la bonté de votre cœur ? Je désirais même si ardemment de rendre heureux l’homme qui vous aime, qu’au moment où je l’ai vu armé contre ma vie, je lui aurais révélé vos sentimens, si je n’avais pensé que cet aveu pourrait lui paraître le prix dont je voudrais acheter sa clémence pour moi. Après notre combat, l’impatience où j’étais de vous rassurer sur son sort ne m’a pas permis de m’occuper de tout autre soin ; j’avouerai de plus, qu’après ses refus qu’il a plusieurs fois essuyés de vous, cette déclaration devient extrêmement délicate ; je vous conjure donc de me dire votre avis sur la forme qu’il conviendrait de lui donner. »
— « M. Dorriforth, ne pouvez-vous rien accorder à ce premier mouvement de surprise, de pitié, où m’avait jetée la vue d’un danger imminent ? et pourquoi me pressez-vous d’exprimer à milord Frédéric des sentimens dont, plus calme en ce moment, je n’oserais garantir la vérité ? »
— « Il n’y avait, ma chère miss Milner, rien d’équivoque dans vos expressions ; si, comme je le crois, vous étiez hors de vous, quand vous avez parlé avec tant de chaleur de milord Frédéric, il reste d’autant moins de doutes sur la vérité des sentimens que ces paroles exprimaient. En vain une modestie mal entendue peut-être vous porterait à vous rétracter, rien ne peut me faire changer d’opinion.
— « J’en suis extrêmement fâchée, » répliqua-t-elle, confuse et tremblante.
— « Pourquoi fâchée ? Allons, chargez-moi de faire connaître vos dispositions, je ménagerai votre délicatesse. Une légère insinuation de ma part suffira. L’espérance, surtout d’un amant, est toujours prompte à interpréter en sa faveur les mots même les moins signifiants. »
— « Je n’ai jamais donné d’espérance à milord Frédéric. »
— « Mais jamais, non plus, vous ne l’avez réduit au désespoir. »
— « Non, puisqu’il a continué à me rendre des soins ; mais il n’y a rien de plus dont il puisse tirer avantage. »
— « Quelque légère que vous ayez pu être sur des sujets frivoles, je dois avouer, miss Milner, que dans une matière aussi grave, je m’attendais à plus de stabilité dans vos sentimens. »
— « Ils sont stables, monsieur ; si j’ai pu varier, c’est dans une malheureuse circonstance où j’avais comme cessé d’être moi-même. »
— « Ainsi, vous assurez de nouveau n’avoir aucune inclination pour milord Frédéric. »
— « Pas assez pour devenir sa femme. »
— « L’idée du mariage vous effraie, et je n’en suis pas surpris. Cela prouve que vous portez vos yeux sur l’avenir ; cette prudence vous fait honneur ; mais, ma chère, n’y a-t-il aucun danger à craindre dans l’état opposé ? Si j’en puis juger, miss Milner, il me semble que pour une jeune personne douée de tous vos avantages, il y en a beaucoup plus que sous la protection d’un mari. »
— « Mon père, M. Dorriforth, a cru que la vôtre devait me suffire. »
— « Plutôt pour diriger votre choix que pour vous éloigner d’en faire aucun. Permettez-moi de vous présenter une observation que, peut-être, je n’ai déjà faite que trop souvent en votre présence, mais que je dois vous offrir de nouveau, c’est miss Fenton qui me la fournit. Sa fortune n’est pas aussi considérable, ses moyens de plaire sont moindres que les vôtres… »
Ici un soudain rayon de joie et de reconnaissance pour une opinion exprimée si négligemment et avec tant de vérité, colora le visage de miss Milner. Tout son sang, si je puis le dire, se porta rapidement à l’extérieur, et chacune de ses fibres palpita du secret plaisir qu’elle éprouvait à être jugée par Dorriforth plus belle que la belle miss Fenton.
S’il remarqua sa rougeur, il n’en pénétra pas la cause, et il continua en ces termes :
« D’ailleurs, il y a dans le caractère de miss Fenton une tranquillité qui rendrait moins dangereux pour elle le parti qu’elle prendrait de vivre seule ; cependant, comme elle n’a aucune envie de se retirer du monde ; elle croit qu’il est de son devoir d’accepter un époux ; et par docilité pour les conseils de ses amis, elle doit se marier dans quelques semaines. »
— « Miss Fenton peut se marier par obéissance, mais non pas moi. »
— « Vous voulez dire que l’amour seul pourra vous déterminer. »
— « Oui, monsieur. »
— « Si vous voulez traiter un sujet sur lequel je sois très peu capable de raisonner et que je ne connaisse que par théorie, assurément c’est celui de l’amour ; pourtant, le peu que j’en sais me fait voir clairement que ce que vous avez dit hier, au milieu de vos alarmes pour la vie de milord Frédéric, devait être inspiré par le plus violait, par le plus tendre amour. »
— « Eh bien ! le peu que vous en savez vous a trompé, M. Dorriforth ; si vous en aviez su davantage, vous auriez jugé autrement. »
— « Je veux croire à la justesse de cette réponse ; mais sans me porter pour juge en aucune façon, j’en appellerai à ceux qui vous ont entendue aussi bien que moi. »
— « Est-ce madame Horton, est-ce M. Sandford que vous croyez connaisseurs ? »
— « Non, je prendrai pour juges miss Fenton et miss Woodley. »
— « Je crois, répliqua-t-elle en souriant, je crois que la théorie serait, de même, la règle de leur jugement. »
— « Ainsi, de tout ce que vous venez de me dire, mademoiselle, je dois conclure que vous refusez encore d’épouser le lord Frédéric. »
— « Oui, monsieur. »
— « Et vous consentez à ne jamais le revoir ? »
— « J’y consens. »
— « Et rien de ce que vous m’avez dit hier n’était donc conforme à la vérité ? »
— « Je n’étais pas alors maîtresse de moi-même. »
— « Si cela est, vous avez donc dit la vérité. Ô honte ! ô honte ! »
En ce moment la porte s’ouvrit, et M. Sandford entra ; il recula en voyant miss Milner ; il allait même se retirer, mais M. Dorriforth l’arrêta et lui dit avec beaucoup de feu :
— « Apprenez-moi, M. Sandford, par quel pouvoir, par quelle persuasion, je puis déterminer miss Milner à m’accorder la confiance qu’on doit à un ami, à m’ouvrir son cœur, enfin à se fier à moi, quand je l’assure que mon seul désir est de la rendre heureuse le plus promptement qu’il me sera possible. »
— « M. Dorriforth, vous connaissez mon opinion sur mademoiselle, répondit Sandford ; ce que j’ai pensé d’elle au premier moment où je l’ai vue, je l’ai toujours pensé depuis. »
— « Mais apprenez-moi comment je puis lui inspirer de la confiance, reprit Dorriforth ? comment je peux lui faire sentir ce qui doit être avantageux pour elle. »
— « Vous n’avez pas le don des miracles, répondit Sandford ; vous n’êtes pas un assez grand saint pour cela. »
— Mais ce don, répliqua Dorriforth, assurément ma pupille le possède ; car quel pouvoir, s’il n’était surnaturel, pourrait lui faire démentir aujourd’hui ce que devant vous et devant tant d’autres témoins, elle a positivement déclaré hier. »
— « Et vous appelez cela un miracle ? s’écria Sandford ; le miracle eût été qu’elle ne se fût pas conduite ainsi ; car n’a-t-elle pas démenti hier ce qu’elle avait assuré le jour d’avant ? et demain ne désavouera-t-elle point ce qu’elle a dit aujourd’hui ? »
— « Plaise au ciel qu’elle le désavoue ! » répliqua Dorriforth d’une voix plus douce ; car il s’aperçut des larmes que faisaient verser à sa pupille le ton rude et les reproches sévères de Sandford ; et il commençait à partager la peine qu’elle éprouvait.
— « Pardon, s’écria Sandford, pour la manière dont j’ai parlé de la maîtresse de la maison. Nulle affaire ne m’appelle ici, je le sais ; mais partout où vous serez, monsieur Dorriforth, à moins qu’on ne me mette à la porte, je me ferai toujours un devoir d’y venir. »
Miss Milner s’inclina, comme pour lui faire entendre qu’il serait toujours le bien-venu. — Il continua.
« J’étais inexcusable de m’être abstenu, par une délicatesse mal entendue, d’entrer dans cette maison et de vous laisser si long-temps privé de mes conseils. Qu’est-il arrivé ? vous avez couru le risque d’être tué, et, ce qui est pire encore, excommunié ; car si vous vous étiez oublié au point de répondre au feu de votre adversaire, tout mon crédit à la cour de Rome n’aurait pu vous faire remettre la peine due à votre crime. »
Miss Milner, quoique baignée de larmes, ne put s’empêcher de sourire.
« Et maintenant, reprit Sandford, je me hasarde à venir ici, comme un missionnaire au milieu des sauvages ; mais si je puis seulement vous sauver de la pointe de leurs armes, si je puis vous mettre à l’abri de tous les chagrins que mademoiselle vous prépare, je me trouve suffisamment récompensé. »
Sandford avait parlé avec beaucoup de feu, et jamais miss Milner ne vit son amour sous un jour plus affreux, que lorsque, sans le savoir, Sandford y faisait allusion.
Les chagrins que mademoiselle vous prépare. — Ces mots retentirent à ses oreilles comme un son funèbre ou = le cri sinistre d’un oiseau de la nuit ; et quand il parla de meurtre, elle crut voir les funestes effets de sa passion sacrilège. L’effroi et la superstition vinrent saisir son cœur, et peu s’en fallut qu’elle ne tombât comme anéantie.
Dorriforth s’aperçut de la peine qu’elle avait à se soutenir ; il vint à elle, lui présenta le bras avec la plus tendre inquiétude, et lui dit : — « Je vous demande pardon ; en vous priant de passer ici, j’étais bien loin de songer à vous causer le moindre chagrin, et soyez sûre… »
Sandford allait l’interrompre, « C’est assez, M. Sandford, reprit-il, cette dame est sous ma protection, et je ne sais pas si vous ne seriez point dans le cas de lui faire, ainsi qu’à moi, des excuses pour ce que vous avez déjà dit. »
— « Vous m’avez demandé mon opinion, autrement je ne vous l’aurais pas fait connaître. Voudriez-vous qu’à son exemple j’exprimasse ce que je ne pense point ? »
— « N’en dites pas davantage, monsieur, s’écria Dorriforth ; » et conduisant affectueusement miss Milner jusqu’à la porte, comme pour la garantir des traits de la malignité de Sandford, il lui dit qu’il prendrait un autre moment pour renouer cet entretien.
CHAPITRE XVII.
Quand Dorriforth fut seul avec Sandford, il lui expliqua ce qu’il n’avait pu que lui faire entendre auparavant ; ce savant jésuite avoua franchement que l’esprit d’une femme était trop au-dessus, ou trop au-dessous de sa pénétration ; il ne se trompait pas assurément, car toute sa sagacité, et il en avait beaucoup, n’était pas capable de pénétrer dans les replis du cœur de miss Milner.
Miss Woodley, qu’elle informa de tout ce qui s’était passé entr’elle, son tuteur et Sandford, profita de l’agitation où elle était encore, pour augmenter ses alarmes par des menaces prophétiques, et c’est alors qu’elle lui représenta, pour la première fois, combien il était nécessaire que M. Dorriforth et elle ne demeurassent pas plus long-temps sous le même toit. À ces mots, miss Milner crut voir le coup de la mort suspendu sur sa tête, et elle s’efforça de le détourner par ses promesses ; son amie l’aimait avec trop de sincérité pour se laisser désarmer.
« Mais comment, s’écria la jeune Miss, comment amener cette séparation ? car, jusqu’au moment de mon mariage, mon père ne m’ordonne-t-il pas de rester avec lui ? »
— « Miss Milner, répondit miss Woodley, je respecte la volonté d’un homme mourant, mais la considération de votre bonheur présent et futur, et de celui de M. Dorriforth, est encore plus sacrée à mes yeux. C’est un point résolu, il faut vous séparer. Si vous n’en trouvez pas les moyens, je me charge, moi, de les trouver ; et sans aucun effort, je vois déjà comment je dois m’y prendre. »
— « Et comment ? » demanda vivement miss Milner.
— « Je révélerai à M. Dorriforth l’état de votre cœur, et les inconséquences de votre conduite actuelle ne le lui confirmeront que trop.
— « Vous ne m’exposerez pas à tant de honte ! » s’écria-t-elle avec des yeux égarés.
— « Non, répliqua miss Woodley, non, je ne le voudrais pas pour le monde entier, si vous savez de vous-même vous séparer de lui ; mais, encore une fois, il faut vous séparer, et si vous ne trouvez bientôt quelque moyen d’y parvenir, j’emploierai celui qui vous cause tant d’effroi. »
— « Bon Dieu ! miss Woodley, est-ce là votre amitié ? »
— « Oui, et la preuve la plus sincère que je puisse vous en donner ; voyez à quoi je me condamne pour l’amour de vous deux, quand je me charge de l’instruire de votre faiblesse ! Quel seront son étonnement et sa confusion ! Quelle douleur je lis déjà sur son visage ! Je l’entends qui vous prodigue les noms les plus outrageans ; je le vois qui vous fuit pour jamais, comme l’objet de toute son horreur. »
— « Oh ! cessez de m’offrir cette affreuse image ! Me fuir pour jamais ! m’avoir en horreur ! — Oh ! ma chère miss Woodley, ne me retirez pas votre tendresse et je consens à tout. — Ordonnez, je vais fuir. — Hélas ! sans l’amitié de M. Dorriforth, la vie ne me serait plus qu’un pesant fardeau. »
Miss Woodley commença donc à chercher quelque prétexte à cette séparation ; et malgré tous ses efforts, elle n’en put trouver qu’un seul qui lui parût naturel.
Ce fut que, dans une lettre à une parente éloignée qu’elle savait à Bath, miss Milner se plaindrait de la vie ennuyeuse de la campagne à laquelle son tuteur l’avait condamnée, et prierait cette dame de lui écrire une invitation fort pressante pour aller passer chez elle un mois ou deux. Cette invitation serait mise sous les yeux de M. Dorriforth, et appuyée fortement par les deux amies. Dès que ce plan fut arrêté entre elles, la lettre partit pour Bath, et miss Woodley attendit la réponse avec patience, mais sans perdre de vue un seul moment la conduite de son amie.
Dans l’intervalle, miss Milner reçut de milord Frédéric une lettre remplie des plaintes les plus tendres. Comme elle n’y fit aucune réponse, milord engagea son oncle, chez qui il était, à lui rendre visite, dans l’espérance qu’elle s’expliquerait avec lui ; car il se flattait toujours que la crainte qu’elle avait de son tuteur, qui peut-être même avait intercepté sa lettre, était la seule cause de l’indifférence apparente de miss Milner. Ce vieux seigneur se présenta donc chez elle et chez M. Dorriforth, et il reçut de l’un et de l’autre une réponse si claire, que son neveu ne douta plus de l’inutilité de sa constance et de ses démarches.
À peu près dans le même temps, sir Edward Ashton vint prendre congé d’elle ; et il eut le chagrin de voir que la plus tendre preuve qu’il pût donner de son amour à miss Milner, était de s’éloigner pour toujours de ses yeux.
Après le refus positif et formel qu’elle venait de faire de milord Frédéric, Dorriforth fut plus étonné que jamais. Dès le commencement, il avait soupçonné que milord était cher à sa pupille ; mais depuis qu’elle avait elle-même déclaré qu’elle l’aimait, il ne doutait pas qu’elle ne finît par lui accorder sa main. Trompé de nouveau dans son opinion, il déplora, il condamna tant de caprices, et il crut à propos de lui en marquer son mécontentement, en changeant de conduite avec elle. Il devint donc plus réservé, plus sévère qu’elle ne l’avait jamais vu ; car le respect tendre et constant qu’il avait toujours cru devoir lui montrer avait chaque jour, par un changement involontaire et imperceptible, adouci ses manières.
Quoiqu’il ne fût plus le même pour elle, cependant l’idée que bientôt elle serait loin de lui livra miss Milner à la plus sombre mélancolie. Miss Woodley l’aimait trop pour ne pas être aussi triste qu’elle ; et le ton de gravité, quelque-fois même la rigueur de M. Dorriforth, tout contribuait à rendre cette société moins heureuse qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. Un incident nouveau vint encore troubler les esprits. Milord Elmwood tomba dangereusement malade ; miss Fenton en fut aussi affligée qu’elle pouvait l’être. MM. Sandford et Dorriforth témoignèrent la plus vive inquiétude.
Dans cet état de tristesse et d’alarmes, la lettre d’invitation demandée à milady Luneham arriva de Bath. On la fit voir à Dorriforth, qui, pour prouver à sa pupille qu’il était trop irrité contre elle pour prendre à ce qui la regardait le même intérêt qu’auparavant, répondit avec indifférence, que miss Milner était la maîtresse de faire ce qu’elle jugerait à propos. Miss Woodley ne se le fait pas redire, récrit à Milady, et fixe le jour où son amie doit se rendre chez elle.
Miss Milner n’avait que trop remarqué les manières froides et désobligeantes de M. Dorriforth. Elle en est blessée au cœur ; mais il lui en coûterait trop de recourir au seul moyen de regagner son estime. Seule, ou devant son amie, elle soupire, elle pleure ; Dorriforth est frappé des marques de chagrin qui lui échappent ; mais il ignore s’il ne doit pas attribuer ce chagrin au départ de Frédéric, qui vient de retourner à Londres.
Deux jours avant celui de miss Milner pour Bath, Dorriforth reprit, par degrés, sa première conduite, si même il n’y avait pas dans ses manières une politesse plus attentive et plus tendre que jamais ; c’était la première fois qu’il allait se trouver séparé de miss Milner depuis qu’il était son tuteur, et il sentit que son cœur s’opposait à cet éloignement. Il avait été irrité contre elle ; il ne le lui avait pas caché, et maintenant il s’en repent. « Elle n’est pas heureuse, se disait-il ; tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait ne le prouve que trop ; je puis avoir été trop sévère et avoir augmenté ses peines ; enfin nous nous séparerons dans de meilleures dispositions. Je sens que ma considération pour miss Milner est telle, que je ne puis me séparer d’elle autrement. »
Elle s’aperçut bientôt de ce retour d’affection de la part de son tuteur, et sa bonté était une douce chaîne qui l’eût pour jamais attachée près de lui, si miss Woodley ne fût restée inexorable.
« De quoi servira une absence de quelques mois ? disait miss Milner à son inflexible juge. Ces quelques mois s’écouleront, il me rappellera près de lui, et quel aura été le fruit de cette séparation ? »
— « Pendant l’intervalle, répliqua miss Woodley, nous trouverons quelque moyen d’en prolonger la durée. » C’était enfoncer le poignard dans le cœur de la jeune Miss ; mais elle répondit seulement qu’elle était résignée, et elle prépara tout pour son départ.
Dorriforth se donnait mille peines ; il entrait dans tous les détails de ce voyage ; il avait d’avance les attentions les plus recherchées pour lui en adoucir les fatigues ; il voulait qu’elle n’eût rien à désirer ; il voulait surtout lui bien persuader qu’il lui avait entièrement pardonné, et il l’aurait accompagnée une partie du chemin, si l’état désespéré de son cousin ne l’eût pas forcé de passer la plus grande partie des jours et toutes les nuits au château d’Elmwood.
Le jour du départ, Dorriforth donna la main à miss Milner et la conduisit à la voiture. Tout le temps quelle fut avec lui, elle eut peine à retenir ses larmes ; mais, au moment de le quitter, c’étaient des sanglots convulsifs, qui la suffoquaient. Il fut vivement affecté de l’état où il la voyait, et, quoiqu’il lui eût déjà dit adieu, il la tira doucement par la main, et du ton le plus tendre :
« Ma chère miss Milner, lui dit-il, nous séparons-nous contens l’un de l’autre ? Oui, nous sommes amis, je l’espère. Soyez bien sûre que si je vous ai jamais causé quelques peines, c’est, en ce moment, le plus vif de mes regrets. »
— « Je n’en doute pas. » C’est tout ce qu’elle put dire, car elle se hâta de s’éloigner de lui, de peur que son œil pénétrant ne découvrît la cause d’une agitation si extraordinaire ; mais elle avait tort de craindre. Le cœur de Dorriforth était trop pur pour en concevoir le moindre soupçon ; il lui dit adieu une troisième fois et la voiture partit.
Miss Fenton et miss Woodley l’accompagnèrent près de trente milles, et ayant rencontré sir Harry et Lady Luneham, ils la remirent entre leurs mains. Les adieux des deux amies furent presque aussi touchans qu’entre Dorriforth et sa pupille. Miss Woodley, qui, depuis quelques semaines, avait traité miss Milner avec une sévérité dont elle se serait à peine crue capable, oublia dans ce moment toute sa rigueur. Elle pria son amie de lui pardonner ; elle lui promit de lui écrire exactement, et de faire, pour la consoler, tout ce qui dépendrait d’elle, hors de flatter son funeste amour ; mais c’était à cet égard seulement que miss Milner avait besoin de consolation.
CHAPITRE XVIII.
Miss Milner, arrivée à Bath, eut peine à reconnaître ce lieu ; tout lui parut changé autour d’elle ; elle se trompait, il n’y avait de changé que son cœur.
Les promenades y étaient tristes, les compagnies insipides, les bals fatigans ; car elle avait laissé loin d’elle tout ce qui pouvait lui plaire ou du moins charmer ses ennuis ; mais quoiqu’elle sentît très bien qu’elle n’était pas aussi heureuse à Bath qu’elle l’avait été autrefois, elle n’eût pas voulu reprendre sa première indifférence, quand elle eût dû retrouver en même temps tout le bonheur qu’elle avait perdu ; car elle eût cru cesser d’être, si elle avait cessé d’aimer.
Seule, et n’ayant que des chagrins à prévoir, miss Milner s’arrêtait pourtant à une idée consolante, et que son imagination lui présentait même comme une source de plaisirs, je veux dire la correspondance de miss Woodley. Les lettres de son amie parleraient nécessairement du sujet qui intéressait son cœur, et en quelques termes que ce fût, ce serait un soulagement à ses peines.
Une lettre arrive ; — elle la dévore des yeux ; le timbre, le nom de la terre de Milner écrit au haut de l’adresse, l’occupèrent d’abord délicieusement ; elle lut lentement chaque ligne de cette lettre, pour prolonger la douce attente où elle était de trouver le nom de Dorriforth. Enfin son œil impatient le saisit d’avance à trois lignes au-delà ; et un attrait irrésistible lui faisant, malgré elle, sauter ces trois lignes, la fixa sur ce nom chéri.
Miss Woodley avait été sévère jusques dans son indulgence ; elle avait parlé de Dorriforth, mais pour n’en dire presque rien ; elle marquait seulement qu’il était extrêmement affecté, et même très abattu de l’état désespéré où il voyait son cousin Elmwood. Ce passage si court, et sur un incident si ordinaire, n’en parut pas moins à miss Milner le plus important de la lettre ; elle le lut, le relut, le médita long-temps. « Abattu, se disait-elle, qu’est-ce que ce mot signifie exactement ? ai-je jamais vu M. Dorriforth abattu ? Je m’étonne, en vérité, qu’il puisse paraître abattu ! » Voilà ce qui l’occupait, tandis que la cause de son abattement, quoique décrite ailleurs par miss Woodley d’une manière très pathétique, pût à peine l’arrêter un moment. Elle lut rapidement tout ce qui ne concernait que l’état du lord Elmwood. Elle le plaignit assurément, tant qu’elle pensa à lui, mais elle n’y pensa pas long-temps. Mourir, c’était une cruelle destinée pour un jeune homme d’une naissance distinguée, en possession d’une fortune immense, et à la veille d’épouser une femme d’une rare beauté ; mais miss Milner crut que le ciel valait encore mieux que tous ces avantages mondains, et elle ne douta pas que le jeune lord ne dût y aller tout droit. L’espèce de veuvage qui attendait miss Fenton aurait pu exciter sa pitié, mais elle savait que miss Fenton avait toute la résignation nécessaire pour soutenir ce triste événement, et qu’une épreuve si digne de son courage, serait plus précieuse pour elle que le titre même de comtesse Elmwood : en un mot, elle ne voyait pas de malheur comparable au sien, parce qu’elle ne voyait personne moins capable qu’elle de supporter le malheur.
En répondant à miss Woodley, elle s’étendit beaucoup, précisément sur le sujet dont son amie n’avait point parlé. C’était une licence sur laquelle miss Woodley ferma les yeux ; ce commerce épistolaire devint l’unique plaisir de la jeune Miss ; car ce n’en fut pas un pour elle que d’accompagner lady Luneham dans ses visites ; elles lui parurent toutes très ennuyeuses.
Enfin son tuteur lui écrit ; rien n’était plus fait pour attrister, que le sujet de cette lettre, et cette lettre causa pourtant la plus grande joie à sa pupille. Les sentimens qu’il y exprimait n’avaient rien de particulier, et ils lui parurent les plus touchantes effusions de la confiance et de l’amitié. Sa main trembla, son cœur palpita tout le temps qu’elle écrivit sa réponse, quoiqu’elle sut bien que cette réponse ne serait pas reçue avec une seule des émotions qu’elle éprouvait en l’écrivant.
Dans sa seconde lettre à miss Woodley, elle la priait instamment de ne pas la tenir plus long-temps éloignée ; et, semblable à l’insensé qui ne connaît point sa folie, elle protestait, dans un langage passionné, qu’elle était guérie de sa passion ; mais son amie lui répliqua que ses expressions mêmes faisaient voir la violence de son mal, et que le seul moyen de lui prouver qu’elle était guérie, c’était de placer ailleurs ses affections.
La troisième lettre instruisit miss Milner de la mort du jeune Elmwood. Miss Woodley était trop touchée de ce triste événement pour lui parler d’autre chose. Miss Milner fut elle-même frappée en lisant ces mots : — Il est mort, elle songea aussitôt combien étaient passagères toutes les choses de ce monde. — « Dans quelques années je ne serai plus, et qu’alors je serai heureuse, si j’ai pu résister aux séductions des plaisirs ! » Le bonheur d’une mort paisible fut pendant près d’une heure l’objet de ses méditations ; mais les sentimens de vertu, de piété qu’elles firent naître dans son cœur, ne servirent qu’à lui rappeler toutes les maximes édifiantes qu’elle avait entendues de la bouche de son tuteur. Ses pensées se fixèrent de nouveau sur lui, et elle ne put s’occuper que de lui.
Sa santé ne tarda pas à succomber aux agitations de son cœur. Une fièvre violente la mit dans le plus grand danger ; et durant un court accès de délire, elle ne cessa de répéter les noms de miss Woodley et de son tuteur. Lady Luneham se hâta de leur écrire ; ils accoururent à Bath, et arrivèrent au moment où sa maladie venait de prendre un caractère moins alarmant.
Son premier soin, quand la connaissance lui revint, fut de demander, car elle se défiait de son cœur, ce qu’elle avait dit dans son délire. Miss Woodley, qui était au chevet de son lit, la conjura de n’en prendre aucune inquiétude, et l’assura, ce qui était vrai, que, d’après le rapport de tous ceux qui l’avaient secourue pendant cette crise dangereuse, elle avait parlée, dans les termes de l’amitié, des personnes qui lui étaient chères.
Miss Milner aurait bien voulu s’informer si son tuteur était venu pour la voir, mais elle n’osait pas faire une pareille question devant son amie, qui craignait à son tour que le nom de Dorriforth ne l’affectât trop vivement. Quelques momens après, sa femme de chambre entra et parla bas à miss Woodley ; miss Milner lui demanda avec empressement ce qu’elle disait.
« Madame, répliqua doucement la femme de chambre, milord Elmwood demande à entrer et à vous voir un moment, si vous le permettez. »
À ces mots, miss Milner tressaillit.
« Je croyais, dit-elle, je croyais que milord Elmwood n’était plus. — Mon délire dure-t-il encore ? »
— « Non, ma chère, répartit miss Woodley. C’est celui qui porte à présent le nom de milord Elmwood qui désire vous voir. Celui que vous avez laissé malade à votre départ est mort il y a quelque temps. »
— « Et qui donc est le nouveau lord Elmwood, demanda-t-elle ? »
Miss Woodley hésita un moment, et répondit :
« Votre tuteur. »
— « Oui, oui, s’écria miss Milner, il était son plus proche héritier. — Je ne m’en souvenais plus. Mais est-il possible qu’il soit ici ? »
— « Oui, répondit miss Woodley d’un ton grave, comme pour tempérer cet élan de joie qui tout à coup anima les yeux languissans de son amie et la pâleur de son teint. Oui, comme il a su que vous étiez malade, il a cru de son devoir de se rendre auprès de vous. »
— « Il est bien bon, répondit-elle, et des larmes remplirent ses yeux. »
— « Vous plairait-il de voir milord ? demanda la femme de chambre. »
— « Pas encore, pas encore, répliqua-t-elle, laissez-moi me recueillir un moment ; » et elle jeta sur son amie un regard timide qui lui demandait ce qu’elle devait faire.
Miss Woodley put à peine soutenir cette humble, déférence à son jugement, qu’elle lisait sur le visage décoloré de la pauvre malade ; et lui prenant la main, elle lui dit tout bas : « Faites ce qu’il vous plaira. » Le moment d’après, milord Elmwood fut introduit.
Aux yeux de l’amour, toute situation nouvelle est toujours à l’avantage de l’objet aimé. Ainsi, l’acquisition d’un titre et d’une fortune immense rendait Dorriforth encore plus cher à la jeune Miss, non parce que de la fortune et un titre sont en effet des biens, mais parce que toute révolution dans la destinée de celui qu’elle aimait, au lieu de diminuer sa passion, ne pouvait servir qu’à l’augmenter, quand même cette révolution eût réduit Dorriforth à la plus extrême indigence.
Au moment où il entra, elle n’eut pas la force de soutenir sa vue ; après le premier coup d’œil, elle détourna la tête. Encouragée par le son de sa voix, elle le regarda de nouveau ; enfin elle fixa tout à fait ses yeux sur lui.
« Ma cher miss Milner, lui dit-il à demi-voix et avec douceur, il m’est impossible de vous exprimer toute la joie que j’éprouve à vous voir absolument hors de danger. »
Mais ce qu’il ne lui était pas possible d’exprimer par ses paroles, ses yeux le faisaient très bien comprendre. Dans l’excès de sa joie, il saisit la main de sa pupille et la tenait entre les siennes. Il ne le savait pas, mais elle, elle le savait bien.
« Vous avez prié pour moi, milord, je n’en doute pas, » lui dit-elle, et elle sourit comme pour l’en remercier.
— « Oui, avec zèle, avec ferveur, » répliqua-t-il ; et la ferveur de ses prières sembla se répandre dans tous ses traits.
— « Mais je suis protestante, vous le savez, et si j’étais morte, croyez-vous que ma religion ne m’eût pas fermé le ciel ? »
— « Non, assurément, elle ne vous l’eût pas fermé. »
— « Mais M. Sandford ne pense pas ainsi. »
— « Il le devrait pourtant ; car s’il espère y aller lui-même, c’est surtout par la charité. »
Pour garder plus long-temps son tuteur auprès d’elle, elle paraissait disposée à prolonger l’entretien ; mais sa tendre et vigilante amie fit signe à milord Elmwood qu’elle pourrait en être fatiguée, et il se retira.
Avant de quitter Bath, il eut une seconde entrevue avec sa pupille, dont les forces étaient revenues si vite, qu’elle était levée lorsqu’elle le reçut ; il ne put rester avec elle que très peu de temps, la mort de son cousin lui ayant laissé de nombreuses affaires qui le rappelaient à Londres. Miss Woodley ne quitta point son amie, qu’elle ne l’eût vue entièrement rétablie ; milord Elmwood avait été souvent le sujet de leurs entretiens particuliers, et miss Milner avait plus d’une fois amené miss Woodley à avouer que si M. Dorriforth avait pu prévoir la mort prématurée du jeune lord Elmwood, comme il était à présent le dernier rejeton de cette ancienne famille catholique, il aurait dû, pour l’honneur même de la religion qu’il professait, préférer le mariage au célibat.
CHAPITRE XIX.
Au moment du départ de miss Woodley, miss Milner la conjura instamment de l’emmener avec elle, et lui promit non seulement de veiller avec la plus grande attention sur toutes ses démarches, mais même de renfermer jusqu’à ses pensées dans les limites que miss Woodley lui prescrirait. Celle-ci voulut bien lui dire qu’aussitôt que milord Elmwood serait parti pour l’Italie, où elle avait appris de lui-même qu’il serait forcé de se rendre bientôt, elle ne s’opposerait plus au retour de miss Milner. — « Et si pendant cette longue absence de votre tuteur, ajouta-t-elle, vous parvenez à vaincre entièrement votre amour, alors je hasarderai de vous laisser habiter les mêmes lieux que lui. »
Elle quitta miss Milner après lui avoir donné cette assurance, et, comme l’hiver approchait, elle retourna à Londres dans la maison de sa tante, d’où cependant celle-ci se préparait à sortir pour prendre soin de celle de milord Elmwood, située dans Grosvenor-Square, que le dernier comte de ce nom avait occupée ; sa nièce aussi devait l’y suivre.
Si milord Elmwood ne pressait pas miss Milner de quitter Bath et de revenir auprès de lui, c’était à cause des affaires multipliées qui l’occupaient alors ; c’était aussi parce qu’il s’était attaché M. Sandford en qualité de chapelain, et qu’il craignit que si sa pupille et Sandford vivaient sous le même toit, leur antipathie naturelle ne s’accrût jusqu’à l’aversion. Cette crainte l’avait même fait songer à prier Sandford de chercher un autre logement. Mais le plaisir qu’il trouvait dans la société de cet ami, joint au chagrin qu’il prévoyait que cette proposition ne manquerait pas de lui faire, l’empêcha de lui en parler.
Pour miss Milner, elle s’occupait bien plus des objets de son affection que de ceux de sa haine. Sandford ne se présenta pas une seule fois à son esprit, tandis que l’image de milord Elmwood ne la quittait jamais. Un matin qu’elle était avec lady Luneham, causant sur différens sujets et ne songeant qu’à un seul, sir Harry Luneham entra avec M. Fleetmond, un de ses amis. On parla du peu de probabilité que naguère il y avait que le nouveau lord Elmwood dût à son âge hériter du titre et des biens qui étaient devenus son partage. « Indépendamment de la fortune, ajouta M. Fleetmond, ce changement dans sa position doit être très agréable à M. Dorriforth. »
« Point du tout, répondit sir Harry ; car si l’on met de côté la fortune, ce changement doit être pour lui une source de regrets ; il doit gémir à présent de la folie qu’il a faite en s’engageant dans les ordres. Le voilà privé de toute espérance d’avoir un héritier, et son titre s’éteindra avec lui. »
— « Non, non, répliqua M. Fleetmond, il peut avoir un héritier, car je ne doute point qu’il ne se marie. »
— « Qu’il ne se marie ! s écria le baronnet. »
— « Oui, répondit l’autre, et je songeais à son mariage, quand j’ai dit que la fortune n’était pas ce qu’il trouverait de plus agréable dans sa nouvelle position. »
— « Comment peut-il se marier ? dit lady Luneham, est-ce que ses vœux ne l’engagent pas au célibat ? »
— « Ils l’y engagent, répondit M. Fleetmond, mais il n’y a point de vœux dont le souverain pontife, qui est à Rome, ne puisse relever ; les nœuds qu’a serrés l’église, l’église peut les rompre ; quand l’honneur de la religion le demande. Sa Sainteté croit qu’il est de son devoir d’accorder de pareilles dispenses, et assurément il est avantageux pour la religion que son titre ne sorte pas d’une famille catholique ; en un mot, je parierais volontiers que milord Elmwood est marié dans un an. »
Miss Milner, qui écoutait attentivement cet entretien, crut, que tout ce qu’elle avait entendu n’était qu’illusion, ou que M. Fleetmond la trompait peut-être en affirmant ce qu’il pouvait ignorer. — Cependant il n’avait rien dit qui ne fût vraisemblable ; il était lui-même catholique romain ; il devait donc connaître parfaitement la matière dont il parlait.
Si elle eût appris les plus affreuses nouvelles, elle n’eût pas été dans une plus grande agitation de corps et d’esprit. Elle sentait à chaque mot le froid circuler dans ses veines. Le plaisir était trop vif pour ne pas apporter aussi avec lui un vif sentiment de peine, et même si douloureux que, pendant quelques momens, elle aurait désiré n’avoir rien entendu de tout ce qu’on venait de dire, quoique bientôt après elle n’eût pas voulu, pour le monde entier, en avoir perdu un seul mot.
Dès qu’elle fut revenue de cet excès de surprise, d’agitation et de joie, elle écrivit à miss Woodley tout ce qu’avait dit M. Fleetmond, et voici la réponse qu’elle reçut de son amie.
« Je suis fâchée qu’on vous ait si bien instruite, car je me faisais un plaisir d’être la première à vous apprendre ce que vous avez su de M. Fleetmond ; mais j’ai craint que votre santé ne fût trop faible encore pour supporter les espérances que vous devez en concevoir. Je différais de vous en faire part pour ménager votre cœur, et je vois que l’on m’a prévenue. Cependant, comme vous doutez encore de la vérité de ce que vous avez entendu, je puis vous dire que la confirmation n’en est peut-être pas éloignée, et ce qui en est une nouvelle preuve, ce sont les vives instances que je vous fais pour que vous reveniez au milieu de nous, dès que vous pourrez honnêtement prendre congé de lady Luneham.
« Venez, ma chère miss Milner ; celle qui fut une fois un mentor sévère ne sera plus pour vous qu’une fidèle confidente. — Je ne vous menacerai plus de révéler un secret que vous m’avez confié ; mais je laisserai le soin de le deviner à la pénétration, à la sensibilité de son cœur qui doit à présent chercher à lire dans les nôtres, pour y trouver celui qui s’accorde avec le sien. Loin de condamner encore vos sentimens, je vous en loue, je vous en félicite, et tous mes vœux seront désormais pour que votre amour obtienne le retour qu’il mérite. »
Cette lettre fut encore un de ces plaisirs déchirans auxquels la santé de miss Milner ne résista qu’avec peine. Elle perdit l’appétit, et ce fut en vain que plusieurs nuits de suite elle appela le sommeil. Elle s’occupait tellement de la nouvelle perspective qui s’ouvrait à ses yeux, qu’elle n’était pas capable de songer à autre chose, pas même d’imaginer une raison pour quitter lady Luneham avant les deux mois qu’elle avait encore à passer auprès d’elle. Elle écrivit donc à miss Woodley pour implorer le secours de son invention, pour lui reprocher d’avoir été si longtemps discrète et mystérieuse, et pour la remercier de lui avoir enfin appris ce secret d’une manière si digne de son amitié. Elle la conjurait encore de lui faire savoir de quel œil M. Dorriforth, car elle lui donnait toujours ce nom, envisageait cette soudaine révolution dans sa destinée.
Miss Woodley se hâta de lui marquer qu’il était nécessaire qu’elle revînt à Londres pour des affaires pressées, et, sans entrer dans aucune explication, elle en dit assez pour ne pas permettre à lady Luneham de chercher à retenir plus long-temps miss Milner.
Voici ce qu’elle répondait à la demande de son amie concernant milord Elmwood. « C’est un article dont il parle très rarement. Il paraît exactement le même que vous l’avez toujours vu, et rien dans sa conduite ne ferait croire qu’il change d’état. »
« Tant mieux, s’écria miss Milner, je suis charmée qu’il soit toujours le même ; s’il avait pris un autre langage et d’autres manières, je sens que je l’aurais moins aimé : » — et elle aurait dit encore précisément la même chose, si miss Woodley lui avait écrit qu’il était entièrement changé. On fixa enfin le jour de son départ ; il lui tardait d’être à cet heureux jour. Elle comptait les momens avec impatience, et quand le jour fut arrivé, elle se trouva si malade de l’avoir attendu, qu’il lui fallut différer encore de toute une semaine.
Enfin la voici à Londres dans la maison de son tuteur, et ce tuteur n’est plus lié par ses premiers vœux. Le mariage est devenu un de ses devoirs. Il lui parut, comme à miss Woodley, le même qu’auparavant, ou peut-être encore plus fait pour être aimé ; car c’est la première fois qu’elle le voyait avec les yeux de l’espérance. M. Sandford, au contraire, lui sembla changé ; il est vrai qu’il ne mettait dans sa conduite avec elle ni plus d’égards, ni plus de respect, mais elle ne s’en aperçut pas ; il était devenu traitable, doux et poli. Voilà, du moins, comme elle le voyait à travers la joie dont son cœur était rempli ; car il en est de la joie comme de certaines maladies, où nos yeux prêtent à chaque objet leurs propres couleurs.
CHAPITRE XII.
Milord Elmwood se disposait à se rendre à Rome pour y être relevé formellement de ses vœux ; cependant il évitait avec soin de parler de son voyage, ou si quelque circonstance imprévue le forçait d’en dire quelques mots, c’était sans aucune marque de plaisir ou de chagrin.
L’orgueil de miss Milner commençait à s’alarmer. Tant que son tuteur avait été M. Dorriforth, un prêtre condamné au célibat, l’indifférence qu’il avait montrée pour ses charmes, loin d’être un sujet de reproche, lui faisait honneur auprès de sa pupille, et s’il faut tout dire, elle l’admirait pour cette preuve d’insensibilité. Mais au moment de recouvrer sa liberté et de faire un choix… que ce choix ne tombât pas aussitôt sur elle, il y avait là de quoi l’offenser. Elle avait été accoutumée à recevoir l’hommage de tous les hommes qui la connaissaient, et c’était une cruelle humiliation de ne pas obtenir celui de l’homme dont surtout elle désirait d’être aimée ; elle se plaignait à miss Woodley, qui l’exhortait à la patience ; mais la patience était une des vertus dont elle faisait le moins d’usage.
Cependant, encouragée par son amie dans ses justes efforts pour gagner les affections de celui qui avait toutes les siennes, elle ne négligea rien pour ne pas manquer sa conquête. Mais elle avait commencé par ne pas douter du succès, et elle n’en fut que plus sensible au chagrin de ne point réussir ; ou plutôt elle se découragea d’avance, comme d’avance elle s’était flattée. Son cœur, tour à tour heureux et déchiré, passait en un moment de l’espérance au désespoir.
Ces variations successives influaient puissamment sur son humeur ; tantôt elle était vive et gaie, tantôt triste et abattue. Elles donnèrent à sa conduite l’air du caprice, que ses inconséquences mêmes ne lui avaient jamais donné.
Ce n’était pas le moyen d’arriver au cœur de milord Elmwood. Elle le savait, et devant lui elle veillait un peu plus sur elle-même ; le changement qui se faisait alors dans ses manières fut remarqué de Sandford, et il n’hésita pas d’ajouter à la liste de tous les défauts qu’il trouvait en elle, le vice de l’hypocrisie. Il était aisé de voir que, de jour en jour, M. Sandford faisait moins de cas d’elle, et comme en même temps il était celui qui avait le plus d’influence sur l’opinion de son tuteur, miss Milner se sentit bientôt passer pour lui, du dégoût à une véritable horreur.
Quand ils se trouvaient ensemble, leurs dispositions mutuelles se découvraient dans chacune de leurs paroles et de leurs actions ; mais lorsque Sandford était absent, le cœur de miss Milner, toujours bon, toujours incapable de malignité, ne lui permettait pas de prononcer un seul mot qui pût nuire à son ennemi auprès de milord Elmwood. La charité de Sandford ne s’étendait pas si loin ; et un soir que miss Milner était à l’Opéra et qu’il parlait d’elle désavantageusement, sans autre dessein, disait-il, que d’ouvrir les yeux de son tuteur sur tous les défauts de sa pupille, milord Elmwood lui répondit :
« Il en est un pourtant, M. Sandford, que je ne puis lui reprocher. »
— « Et quel est-il, milord, s’écria son ami, quel est le défaut dont miss Milner soit exempte ? »
— « Jamais, répliqua milord, je ne l’ai entendue, en votre absence, dire une seule parole qui vous fût défavorable. »
— « Elle n’ose, milord, parce qu’elle vous craint, parce qu’elle sait que vous ne le souffririez pas. »
— « Cela prouve donc qu’elle a pour moi plus d’estime que vous-même, car vous la censurez librement, et vous ne mettez pas en doute que je ne le souffre. »
— « Milord, répliqua Sandford, je vois que je me suis trompé, et désormais je ne prendrai plus cette liberté. »
Milord Elmwood avait toujours montré à Sandford le plus grand respect ; il craignit de lui en avoir manqué dans cette occasion, et peu s’en fallut que ce qu’il venait de dire, au lieu d’être avantageux à miss Milner, ne finît par tourner contre elle ; car, s’apercevant que son ami était offensé, milord commença lui-même, comme par forme de réparation, à déplorer la légèreté, l’inconséquence de sa papille, et Sandford, lui pardonnant aussitôt, se hâta de joindre, et de bon cœur, ses plaintes à celles qu’il entendait, en ajoutant :
« Le premier de vos soins doit être de la presser, ou de se marier, ou de retourner à la campagne. »
Elle revint de l’Opéra précisément comme cet entretien finissait ; dès qu’elle entra, Sandford prit son flambeau pour se retirer. Miss Woodley, qui avait été au spectacle avec miss Milner, s’écria :
« Quoi donc, M. Sandford, seriez-vous indisposé, que vous nous quittez si vite ? »
— « Non, répondit-il, mais j’ai mal à la tête. »
Miss Milner, qui jamais n’entendait quelqu’un se plaindre sans en être touchée, se leva aussitôt, et lui dit :
« Je ne me souviens pas, M. Sandford, que vous vous soyez jamais plaint de maux de tête. Voulez-vous d’un spécifique que j’ai chez moi ? c’est vraiment un remède infaillible. Je vais vous le chercher. »
Elle sort en courant, et revient avec une bouteille qu’elle lui dit être un présent de lady Luneham et d’un effet aussi sûr que prompt. Elle la lui offrit avec tant d’empressement, que toute l’incivilité de Sandford ne put se refuser à l’accepter.
Miss Milner n’avait fait que remplir un de ces devoirs de société dont un ennemi se dispense à peine à l’égard de son ennemi ; mais le mérite était dans la manière ; c’était de la bienveillance sans affectation, c’était une sollicitude obligeante qui faisait valoir cette action. Milord Elmwood oublia aussitôt tous les torts qu’il venait de lui trouver, et ne se sentit plus pour elle que de l’admiration. Sandford lui-même n’y fut pas insensible, et en se retirant, il lui souhaita le bonsoir.
Aux yeux de miss Milner et de son amie, qui ne savaient rien de ce qui avait été dit en leur absence, ce qu’elle avait fait paraissait fort simple. Mais milord Elmwood y attachait un prix infini ; aussi, dès que Sandford se fut retiré, il parut beaucoup plus gai qu’à son ordinaire. D’abord, il reprocha aux dames de ne lui avoir pas offert une place dans une loge à l’Opéra.
« Y seriez-vous venu, milord ? » demanda miss Milner, charmée d’un reproche si agréable.
— « Certainement, si vous m’y aviez invité. »
— « Eh bien ! dès ce moment, je vous invite pour tous les jours d’opéra, et je ne recevrai dans ma loge que les personnes qui vous conviendront. »
— « Cela est bien obligeant, » répondit-il.
— « Et vous, milord, reprit miss Milner, qui n’avez encore entendu que de la musique d’église, vous en serez plus sensible à la douce mélodie de l’amour. »
— « Quels plaisirs enchanteurs vous me promettez ! répliqua milord, je ne sais pas si je pourrai les supporter. »
Sa pupille le regardait. Elle vit dans ses yeux, qu’il tenait fixés sur elle, une expression de sensibilité extraordinaire. — Surprise, enchantée, elle voulait le regarder encore ; mais elle ne put soutenir le feu de ses yeux, elle baissa les siens et rougit. Milord, frappé de cette rougeur subite, se hâta de reprendre son air accoutumé, et garda le silence.
Miss Woodley, qui observait sans rien dire, crut qu’en ce moment un mot ou deux de sa part seraient plutôt agréables qu’importuns.
« De grace, Milord, lui dit-elle, quand devez-vous aller en France ? »
— « En Italie, vous voulez dire, mais je n’irai point ; j’aurais dû, en effet, me rendre à Rome, et c’était mon dessein ; mais tant d’affaires demandent ma présence en Angleterre, et mes supérieurs sont si indulgens, que les formes indispensables ont été suppléées ici. »
— « Ainsi vous n’êtes plus dans les ordres ? » lui dit miss Woodley.
— « Non, depuis cinq jours. »
— « Milord, recevez mes vœux pour votre bonheur, » lui dit miss Milner.
Il la remercia, en ajoutant avec un soupir : « Si j’ai quitté un état où j’étais heureux, pour vouloir être plus heureux encore, peut-être finirai-je par perdre au marché. » À ces mots, il leur souhaita le bonsoir et se retira.
Quoique miss Milner fût heureuse de l’entendre et d’être auprès de lui, ce ne fut pourtant pas sans plaisir qu’elle le vit s’éloigner ; car son cœur était impatient de répandre ses espérances dans le sein de miss Woodley. Elle prit congé de madame Horton, et, ayant passé chez son amie, elle se livra à toute l’effusion de son amour, à toute la joie que lui inspirait la certitude d’être aimée. Elle décrivait tous les sentimens qu’elle avait lus dans les yeux de milord Elmwood, et, quoique son amie eût pu y lire comme elle, l’imagination de miss Milner lui exagérait si bien l’expression de chaque regard, et par degrés elle leur donnait une interprétation si conforme à ses désirs, que si miss Woodley n’eût su réduire le tout à sa juste valeur, elle n’aurait pas douté, d’après les transports de son amie, qu’elle n’eût reçu la déclaration la plus positive, l’aveu le moins équivoque.
Miss Woodley crut donc qu’il était de son devoir de la retirer de cette ivresse, et de lui représenter qu’elle pouvait encore être trompée dans ses espérances ; que, même en supposant que son tuteur lui donnât la préférence sur toute autre femme, de grands obstacles s’opposeraient à leur union. Sandford, qui dirigeait les actions et même les pensées de milord, ne serait-il pas consulté dans cette occasion ? et, s’il l’était, de quoi pouvait se flatter miss Milner, à moins que son tuteur ne brûlât pour elle du plus ardent amour ; mais cet ardent amour, devait-on supposer qu’un homme tel que milord Elmwood fût capable de le ressentir et de s’y livrer ? Ainsi parlait miss Woodley, pour prémunir son amie contre les événemens les moins favorables ; mais, au fond de son cœur, elle doutait à peine que tout ne dût réussir au gré de leurs vœux ; ce qui suit prouve combien elle se trompait.
Un jeune homme de qualité et fort riche se mit sur les rangs pour épouser miss Milner, et son tuteur, loin de montrer pour lui-même aucune vue sur elle, parla en faveur de ce nouvel amant, avec encore plus de zèle qu’il n’avait fait pour sir Edward et pour milord Frédéric ; ainsi s’évanouirent toutes les chimères de bonheur dont s’était bercée la pauvre miss Milner.
Aussi la plus sombre tristesse devint son humeur habituelle ; elle se confina chez elle, et fit même refuser sa porte à tous ceux qui venaient la voir ; peut-être elle-même n’aurait-elle pu dire si ce parti qu’elle prenait était l’effet de sa mélancolie ou d’un reste d’espoir de plaire à son tuteur par cette conduite, paisible et cette vie retirée qu’elle savait être de son goût ; ce qu’il y a de sûr, au moins, c’est que son tuteur remarqua ce changement, et crut qu’il devait lui en parler et l’en féliciter.
Un matin qu’elle était à travailler avec miss Woodley, il entra chez elle ; il l’entretint d’abord de sujets indifférens, et sa pupille lui répondait d’une voix languissante et d’un ton abattu. Enfin il lui dit : « Peut-être me trompé-je, miss Milner ; mais il me semble que depuis quelque temps vous êtes plus pensive qu’à votre ordinaire. »
Elle rougit, comme elle faisait toujours quand il était question d’elle.
Il continua :
« Votre santé paraît entièrement rétablie, et pourtant j’ai observé que vous ne prenez plus de plaisir à ce qui vous en causait beaucoup auparavant. »
— « En êtes-vous fâché, milord ? »
— « Non, j’en suis charmé, au contraire, et j’allais vous en féliciter ; mais permettez-moi de vous demander à quel heureux hasard nous pouvons attribuer ce changement dans vos goûts ? »
— « Vous pensez donc que tout ce que je puis faire de bien ne doit être imputé qu’au hasard, et que je n’ai aucune vertu qui me soit propre ? »
— « Pardonnez-moi, je pense que vous en avez beaucoup… » Il prononça ces mots avec emphase, et elle rougit encore davantage.
Il reprit : « Comment puis-je douter des vertus d’une jeune personne, quand je les vois en ce moment empreintes sur son visage ? Croyez-moi, miss Milner, tant qu’au milieu de la vie la plus dissipée, vous continuerez de rougir ainsi, je croirai devoir révérer vos sentimens intérieurs. »
— « Oh ! milord, si tous mes sentimens vous étaient connus, il en est, je le crains bien, que vous ne pourriez pardonner. »
Ces mots allaient si directement au but, que miss Woodley commençait à s’alarmer ; elle avait tort. Miss Milner aimait d’un amour trop sincère pour se trahir devant l’objet aimé.
Il répondit :
« Et si tous les miens vous étaient connus, peut-être il en est que vous trouveriez de même impardonnables. »
Elle pâlit, et sa main n’eut plus la force de conduire son aiguille ; aveuglée par ses espérances, elle s’imagina que l’amour de milord pour elle était un de ces sentimens dont il parlait. Comme son trouble l’empêchait de répondre, milord continua :
« Nous avons beaucoup à nous pardonner l’un à l’autre, et je ne sais pas si l’ami officieux qui veut absolument qu’on suive ses bons avis, n’est pas aussi répréhensible que celui qui s’obstine à ne pas les entendre. Après cette préface, qui peut d’avance vous servir d’apologie, dussiez-vous encore vous refuser à mes conseils, je vais hasarder de vous faire connaître ce que je désire. »
— « Milord, je n’ai jamais refusé de suivre vos avis, si ce n’est lorsque mon propre bonheur y était tellement intéressé, que trop de déférence de ma part eût été condamnable. »
— « Eh bien ! mademoiselle, je me soumets à vos propres déterminations, et je ne m’opposerai plus au parti que vous paraissez vouloir prendre de ne point vous marier. »
À ces paroles, qui ne prouvaient que trop combien il songeait peu à lui demander sa main pour lui-même, miss Milner fut profondément affligée ; elle lui lança un regard plein de reproches. Il n’y fit pas attention.
« Tant que vous ne serez point mariée, il me semble que la volonté de votre père vous prescrit de rester avec moi ; mais comme j’ai dessein de faire désormais mon séjour ordinaire à la campagne, répondez-moi franchement : Croyez-vous pouvoir vous y trouver heureuse, au moins pendant neuf mois de l’année ?
Elle hésita un moment et répondit :
« Je n’ai aucune objection à faire. »
— « Je suis charmé de vous entendre parler ainsi, reprit-il vivement, car mon désir le plus ardent est de vous avoir avec moi ; votre bonheur m’est plus cher que le mien, et si nous étions loin l’un de l’autre, mon ame serait en proie à des craintes continuelles. »
Miss Milner fut attendrie du ton avec lequel il prononça ces mots. Il s’en aperçut, et pour la convaincre, pour la pénétrer encore plus de l’intérêt qu’il prenait à elle, il ajouta avec une nouvelle chaleur :
« Si vous prenez la résolution de ne pas vivre à Londres, pendant le temps dont j’ai parlé, je n’oublierai rien de tout ce qui pourra vous rendre le séjour de la campagne tel que vous pourrez le désirer ; je prierai miss Woodley de nous y accompagner pour vous et pour moi ; et ce ne sera pas seulement moi qui m’étudierai à vous former une société agréable, mais je vous réponds que ce sera aussi le premier soin de lady Elmwood.
Il allait continuer ; mais le coup était porté au cœur de miss Milner.
Il vit qu’elle changeait de couleur.
— Il la regarda fixement.
L’altération de ses traits n’indiquait pas seulement un simple passage de la joie au chagrin, du plaisir à la peine ; c’était de la douleur, c’était une angoisse véritable que ressentait miss Milner et que son visage exprimait.
— Elle ne pleurait pas, mais elle appela miss Woodley auprès d’elle, d’une voix qui faisait comprendre tout ce qu’elle souffrait.
— « Milord, s’écria miss Woodley, qui le voyait consterné et qui craignait qu’il ne pénétrât le secret de sa pupille, Milord, miss Milner vous a encore trompé, ne lui parlez plus de quitter Londres, voilà ce qui lui a fait tant de mal. »
Il parut encore plus affligé de sa mauvaise foi que de l’état où elle était. — « Bon Dieu ! s’écria-t-il, comment remplirai-je jamais ses désirs ? que dois-je faire ? comment saurai-je ce qu’elle veut, si, au lieu de se fier à moi, elle continue toujours ainsi à me tromper ? »
Elle s’appuyait, pâle comme la mort, sur l’épaule de miss Woodley ; son œil était fixe, elle paraissait insensible à tout ce qu’on lui disait. — Il continua :
« Le ciel m’en est témoin, oui, si je le savais, si je concevais quelque moyen de la rendre heureuse, mon bonheur même, je le lui sacrifierais. »
— « Milord, dit en souriant miss Woodley, peut-être quelque jour vous rappellerai-je cet engagement. »
La confusion de ses pensées ne lui permit pas de chercher le sens de ces paroles, mais il reprit avec feu : « Parlez, je suis prêt à le tenir ; parlez, vous verrez si je saurai le tenir. »
Quoique miss Milner sût très-bien qu’elle ne pouvait, en conscience, se prévaloir contre lui de cette déclaration, cependant l’ardeur avec laquelle il l’avait faite ranima ses esprits. Elle éprouva cette sorte de plaisir qu’on ressent quelquefois, en songeant qu’on possède quelque chose de précieux, quoiqu’on soit bien décidé à n’en jamais faire usage. — Elle leva la tête et la soutint de sa main en l’appuyant sur la table, mais sans dire un mot, et comme abîmée dans les plus sombres réflexions. Cependant son état devenait moins alarmant, et la pitié, les inquiétudes de son tuteur firent de nouveau place au ressentiment. Quoiqu’il ne le dît pas, il était et il paraissait offensé.
En ce moment parut M. Sandford.
Il n’était pas besoin de toute sa pénétration, pour voir combien chacun était triste et mécontent. Tout autre serait entré, peut-être, dans les dispositions qu’on lisait sur les visages ; mais lui, après avoir considéré successivement tous les acteurs de cette scène, se montra fort gai.
« Vous me semblez affligé, milord ? » dit-il en souriant.
— « Vous semblez ne pas l’être, vous, monsieur Sandford, » répliqua milord Elmwood.
— « Non, milord, et je ne le serais pas davantage, si j’étais à votre place. Qu’est-ce qui doit troubler un homme de sens, si ce n’est un objet qui en soit digne ? » et il jeta les yeux sur miss Milner.
— « Il n’y a point ici d’objets indignes de nos soins. »
— « Il en est du moins, interrompit Sandford, pour qui tous nos soins sont inutiles : vous en conviendrez, milord. »
— « Je n’ai jamais désespéré de personne, M. Sandford. »
— « Et pourtant il y a des personnes de qui, sans trop de présomption, l’on ne peut rien espérer. »
— « Auriez-vous mal à la tête, miss Milner, » lui demanda son amie, voyant qu’elle la tenait appuyée sur sa main ?
— « J’y ai bien mal, » répondit-elle.
— « Monsieur Sandford, dit miss Woodley, auriez-vous pris toutes les gouttes que miss Milner vous a données pour une pareille indisposition ? »
— « Oui, répondit-il, je les ai toutes prises. » Mais cette question parut l’embarrasser un peu.
— « Et j’espère qu’elles vous ont soulagé, » dit miss Milner, du ton le plus obligeant, en se levant et sortant à pas lents de la chambre.
Quoique miss Woodley la suivît, et que M. Sandford, resté seul avec milord Elmwood, eût pu librement continuer ses malignes insinuations, ses lèvres en ce moment restèrent closes, il baissa les yeux, regarda le tapis, s’agita sur sa chaise, et parla du temps qu’il faisait.
CHAPITRE XXI.
Après s’être livrée au plus violent désespoir, miss Milner se laissa de nouveau aller à l’espérance. Elle trouvait qu’il n’y avait pas d’autres moyens de supporter la vie, et pour adoucir ses peines, son amie se montra bien moins sévère que miss Milner ne s’y était attendue. Aux yeux de miss Woodley, les engagemens entre mortels n’étaient pas, à beaucoup près, aussi sacrés que ceux que l’on prenait avec le ciel. Quelques promesses que milord pût avoir faites à une autre femme, elle supposait, avec raison, qu’il n’était aimé d’aucune autant que de miss Milner, et que l’amour de celle-ci était antérieur à tout autre. C’était là un double titre pour disputer au moins le cœur de milord, et dans cette lutte, quelle rivale oserait paraître devant miss Milner ?
Il n’était pas difficile de deviner quelle était cette rivale, ou s’il leur restait encore quelque doute, miss Woodley arriva bientôt à la certitude, grace à M. Sandford. Celui-ci, qui ne pénétrait pas le motif des questions de miss Woodley, se hâta de lui répondre, « que la future lady Elmwood n’était autre que miss Fenton, et que leur mariage serait célébré dès qu’on aurait quitté le deuil du dernier lord Elmwood. » Miss Woodley ne put entendre sans frisonner, que l’époque était déjà fixée ; cependant elle rendit mot pour mot à miss Milner ce que Sandford lui avait dit.
« Heureuse ! heureuse femme, s’écria miss Milner, au nom de miss Fenton ; c’est elle qui, la première, a fait palpiter son cœur ! c’est elle qui a joui du bonheur délicieux de lui apprendre à aimer ! »
— « Que dites-vous ? répliqua miss Woodley, qui n’imaginait rien de plus propre à consoler son amie ; ne croyez pas que leur union soit l’ouvrage de l’amour. C’est un devoir, un arrangement de famille ; le choix, même de l’épouse n’en est-il pas la preuve ? Milord Elmwood avait regardé miss Fenton comme un parti convenable pour son cousin ; ce sont les mêmes convenances qui la lui auront fait choisir pour lui-même. »
Miss Milner désirait trop que son amie dît vrai, pour ne pas la croire aisément.
« Oh ! s’écria-t-elle, que ne puis-je opposer les feux de l’amour à ces froids arrangemens de convenance ! Croyez-vous, ma chère miss Woodley, » et ses regards étaient si pressans qu’il était impossible de ne pas répondre comme elle le désirait, « croyez-vous que je serais coupable à l’égard de miss Fenton, si j’allumais dans le cœur de son futur époux un amour qu’elle peut ne lui avoir pas inspiré, et que je la crois incapable de sentir elle-même ? »
Après un moment de silence, miss Woodley répondit non ; — mais elle hésita en prononçant ce mot ; elle dit, non, et semblait se reprocher de n’avoir pas dit, oui. Miss Milner ne lui donna pas le temps de se reprendre ou d’interpréter ce qu’elle avait dit ; mais elle se hâta de déclarer que, puisque telle était l’opinion de son amie, elle se sentait un nouveau courage, et qu’elle ferait tout ce qui dépendrait d’elle pour supplanter sa rivale. Cependant, pour se justifier à leurs propres yeux et surtout pour tranquilliser la conscience de miss Woodley, il fut décidé entre elles que le cœur de miss Fenton n’entrait pour rien dans son mariage projeté avec milord Elmwood ; qu’ainsi il lui était indifférent que ces nœuds fussent formés ou rompus.
Depuis la mort de son premier amant, miss Fenton n’était point venue à Londres, et le nouveau comte Elmwood n’avait pas approché du lieu où elle vivait, depuis le jour où son cousin était mort. Il était impossible que ce jour-là même il eût songé à lui faire une déclaration d’amour. S’il l’avait faite depuis, ce ne pouvait être que par lettres ou par l’entremise de Sandford, que les deux amies n’ignoraient pas avoir été à la campagne rendre visite à miss Fenton ; mais aussi combien M. Sandford était peu propre à faire valoir une déclaration d’amour ! C’était une réflexion consolante.
C’est ainsi que de conjectures en conjectures, dont les unes étaient fondées et les autres ne l’étaient pas, nos deux amies reprenaient courage ; mais dès le lendemain même un nuage vint obscurcir leurs nouvelles espérances ; car à l’heure du déjeûner, M. Sandford leur dit :
« Miss Fenton, mesdames, me charge de vous présenter ses complimens. »
— « Est-elle à Londres ? » demanda madame Horton.
— « Elle y est arrivée hier au soir, répondit Sandford ; elle demeure chez son frère, rue d’Ormond. Milord et moi, nous y avons soupé hier ; voilà pourquoi nous sommes rentrés si tard. »
Milord Elmwood parut aussitôt, et saluant sa pupille, il confirma ce qu’elle venait d’entendre, en lui disant que miss Fenton l’avait chargé pour elle, de ses plus tendres respects.
« Et comment avez-vous trouvé la pauvre miss Fenton ? » demanda madame Horton à milord.
Sandford se hâta de répliquer : — « Belle, aussi belle que jamais. »
— « Elle a donc su vaincre son chagrin ? » dit madame Horton, ne songeant pas qu’elle parlait devant son nouvel amant.
— « Son chagrin ! répondit Sandford, miss Fenton affligée des épreuves que le ciel envoie ! cela serait indigne d’elle. »
— « Mais il est de certains événemens que les femmes supportent avec peine, » répliqua innocemment madame Horton.
Lord Elmwood demanda à miss Milner si elle comptait monter à cheval, par le beau temps qu’il faisait.
« Il y a deux sortes de femmes, dit Sandford, en s’adressant à madame Horton, et il y a autant de différence entre elles, qu’entre les bons et les mauvais anges. »
Lord Elmwood demanda une seconde fois à miss Milner si elle sortirait.
Elle répondit que non.
« Et la beauté, continua Sandford, dont furent doués les anges rebelles ne prouve que mieux leur insigne méchanceté. Lucifer était le plus beau des anges. »
— « Qu’en savez-vous ? » dit miss Milner. — « Sa beauté, continua Sandford, en dédaignant de répondre à la question, aggrava son crime, car elle fit voir en lui une double ingratitude envers l’Être suprême qui la lui avait donnée. »
— « Puisque vous voilà sur le chapitre des anges, dit miss Milner, je voudrais bien avoir des ailes, je m’envolerais aussitôt pour faire le tour du parc. »
— « Et assurément l’on vous prendrait pour un ange, dit milord Elmwood. »
Sandford irrité de ce petit compliment, répliqua d’une manière si outrageante, que miss Milner, qui déjà n’était pas de bonne humeur, s’en trouva extrêmement choquée, et en appela, pour ainsi dire à son tuteur, presque les larmes aux yeux, « Milord, s’écria-t-elle, M. Sandford ne me traite-t-il pas avec indignité ? »
— « Assurément, je pense comme vous, » et il regarda Sandford d’un air mécontent.
Ce fut pour elle un triomphe si agréable, qu’elle pardonna aussitôt cette offense ; mais celui qui l’avait faite ne lui pardonna pas si aisément son triomphe.
« Bonjour, mesdames, » dit milord Elmwood, se levant pour sortir.
— « Milord, dit miss Woodley, vous avez promis à miss Milner d’aller avec elle à l’Opéra ; il y a opéra ce soir. »
— « Viendrez-vous, milord ? » demanda miss Milner, d’un ton si engageant, que milord parut tout à la fois vouloir et ne pouvoir refuser.
— « Je dîne aujourd’hui chez M. Fenton, répliqua-t-il, et s’il consent à y aller, ainsi que sa sœur, et que vous ayez la bonté de leur donner des places dans votre loge, je vous promets d’y venir. »
C’était une condition qu’elle ne devait pas être tentée d’accepter. Cependant, comme elle sentit la curiosité de le voir dans la compagnie de sa future épouse, s’imaginant qu’alors il lui serait facile de démêler les vrais sentimens de milord, sa réponse fut assez gracieuse. « Volontiers ; mes complimens à monsieur et à miss Fenton ; j’espère qu’ils me feront l’honneur de venir dans ma loge. »
— « Eh bien ! mademoiselle, s’ils y viennent, vous pouvez compter sur moi ; autrement, je ne puis vous rien promettre. » Il les salua, et sortit.
Cette journée se passa, de la part de miss Milner, dans une attente inquiète de ce que le soir même lui devait apprendre ; car c’est de la découverte qu’elle ferait qu’allait dépendre sa conduite future. Si elle voyait dans les regards, dans les expressions, dans les empressemens de milord, qu’il aimât miss Fenton, elle se flattait que, dès l’instant même, il cesserait de lui être cher ; mais si elle ne lui trouvait auprès de sa rivale qu’un air indifférent, dès l’instant même aussi, elle pourrait s’abandonner aux plus flatteuses espérances.
Pour ces deux ou trois heures de la soirée, son miroir fut consulté tout le jour. Cette alternative de crainte et d’espérance où flottait son cœur anima son teint et ses yeux d’un nouvel éclat. Jamais elle n’avait été plus belle ; mais tous ses charmes, et le soin qu’elle avait pris de les orner, tout lui devint inutile ; c’est en vain que ses yeux restèrent attachés sur la porte de sa loge, dans l’espérance qu’elle la verrait s’ouvrir. Milord Elmwood ne parut pas.
L’orchestre alla tout de travers, le spectacle fut détestable ; en un mot, tout était pour elle un sujet de déplaisance.
Elle attendait donc impatiemment que la toile se baissât, parce qu’elle ne se trouvait pas bien où elle était ; cependant elle se demandait à elle-même : « Serai-je moins malheureuse au logis ? Oui. Au logis je verrai milord Elmwood, et cela même est le bonheur ; mais il me regardera avec indifférence, et je souffrirai encore. L’homme ingrat ! je ne veux plus penser à lui. » Si, en y pensant, elle avait pu séparer son image de celle de miss Fenton, sa peine eût été plus supportable ; mais lorsqu’elle se les représentait ensemble, comme deux amans, il n’y a guère de tourmens comparables à ceux qui déchiraient son cœur.
Peu de personnes savent ce qu’est réellement la jalousie, parce que peu de personnes ont ressenti un véritable amour. Dans ceux qui sont livrés à ces deux passions, non seulement la jalousie affecte l’ame, mais encore, si je puis le dire, la machine tout entière ; chaque fibre de miss Milner devenait sensible, toutes les fois qu’elle se peignait miss Fenton adorée de milord Elmwood et l’objet de ses empressemens.
Au moment où l’opéra finit, elle se hâta de descendre comme pour fuir sa loge et les tourmens qu’elle y avait endurés, et au lieu d’entrer au café, ainsi que l’en pressait miss Woodley, elle attendit sa voiture à la porte.
Le cœur brisé, et plein de dépit et de ressentiment contre celui dont elle avait à se plaindre, elle ne faisait aucune attention à tout ce qui se passait autour d’elle ; en ce moment une main presse doucement la sienne, et une voix respectueuse et tendre lui dit : — « Voulez-vous bien me permettre de vous accompagner jusqu’à votre voiture ? » À ces mots, elle sort de sa rêverie, regarde, et voit à ses côtés milord Frédéric. Soit que son cœur, attendri par son amour pour un autre, fût plus accessible qu’auparavant ; soit qu’animé par le ressentiment, il se hâtât de saisir une occasion de vengeance, — il est certain que ce moment fut favorable à milord Frédéric. Elle parut charmée de le voir, et milord s’en aperçut avec tout le ravissement d’un humble adorateur. Assurément ce qu’elle sentait pour lui n’était rien moins que de l’amour, c’était seulement de la reconnaissance pour l’empressement de milord, comparé à l’indifférence avec laquelle son tuteur la traitait ; mais milord Frédéric était bien excusable de s’y méprendre et de regarder ce mouvement de reconnaissance comme une étincelle de l’affection secrète qu’elle conservait pour lui ; cependant cette méprise ne le fit pas sortir des bornes du respect ; il la conduisit à sa voiture, la salua profondément et disparut.
Miss Woodley aurait voulu la guérir d’un amour qui ne pouvait que la rendre malheureuse ; aussi, pendant le chemin, fit-elle l’éloge de milord Frédéric et s’efforça-t-elle d’attendrir son ame en sa faveur ; mais cette tentative déplut à miss Milner.
« Quoi ! s’écria-t-elle, vous voulez que j’aime un libertin, l’amant déclaré de toutes les femmes ! cela est impossible. Un libertin est aussi odieux à mes yeux, que l’est une femme sans mœurs à ceux d’un homme délicat. Où est la gloire, où est le bonheur d’inspirer une passion que mille autres femmes peuvent également inspirer ? »
— « Il est bien étrange, disait miss Woodley, que vous, qui n’êtes pas exempte de bien des travers reprochés à votre sexe, vous puissiez être dirigée dans le choix d’un amant par un goût si opposé à celui de presque toutes les femmes. »
— « Ma chère miss Woodley, reprit miss Milner, comparez les hommages fades et frivoles d’un libertin avec la passion profonde et animée d’un homme vertueux, et jugez vous-même. »
Miss Woodley sourit de la voir dans une opinion que la moitié de son sexe trouverait ridicule ; mais frappée du ton de vérité qu’elle avait mis dans ses paroles, elle ne douta plus que sa conduite récente avec milord Frédéric ne fut purement l’effet du moment et du hasard.
Leur voiture s’arrêta à la porte, en même temps que celle de milord Elmwood : M. Sandford était avec lui, et ils revenaient tous deux de passer la soirée chez miss Fenton.
« Eh bien ! milord, dit miss Woodley, dès qu’on fut entré dans la salle, vous n’êtes pas venu nous rejoindre. »
— « Non, répondit-il, et j’en ai été fâché ; mais j’espère que vous ne m’avez pas attendu ? »
— « Pas attendu ! milord, s’écria miss Milner, ne nous aviez-vous pas dit que vous viendriez ? »
— « Si je l’avais dit positivement, je n’aurais sûrement pas manqué d’y venir, mais je ne m’étais engagé que sous condition. »
— « C’est la vérité, s’écria Sandford, car j’étais présent lorsqu’il a dit que cela dépendrait de miss Fenton. »
— « Et miss Fenton, avec son humeur mélancolique, dit miss Milner, a préféré de rester chez elle ? »
— Humeur mélancolique ! » répéta Sandford ; elle a beaucoup d’enjouement, — et je crois qu’elle n’a jamais été plus gaie que ce soir, milord ? »
Milord ne dit pas un mot.
« Pardon, M. Sandford, dit miss Milner, je n’ai prétendu faire aucune réflexion sur l’humeur de miss Fenton, mais seulement blâmer le goût qui la porte à rester chez elle. »
— « Je pense, répliqua Sandford, qu’on pourrait, avec plus de justice, blâmer celles qui préfèrent d’être toujours dehors. »
— « Mais au moins, mesdames, dit milord Elmwood, j’espère que vous avez pu vous passer de moi ; car vous aviez, à ce que je vois, un cavalier avec vous. »
— « Oh ! oui, et même deux, » répondit le fils de lady Evans, jeune homme qui sortait du collège, et que miss Milner avait mené avec elle.
— « Comment, deux ? » demanda milord Elmwood.
Pas un mot de réponse, ni de miss Milner, ni de miss Woodley.
— « Mademoiselle, dit le petit Evans, vous connaissez ce beau jeune homme qui vous a donné la main jusqu’à votre voiture, vous l’appeliez milord. »
— « Oh ! il veut parler de lord Frédéric Lawnly, » dit négligemment miss Milner, quoiqu’en rougissant de confusion.
— « Et vous a-t-il donné la main jusqu’à votre voiture ? » demanda vivement milord Elmwood.
— « C’est purement l’effet du hasard, répliqua miss Woodley, car la foule était si grande… »
— « Je crois, milord, dit Sandford, qu’il est vraiment heureux que vous n’ayez pas été là. »
— « Si lord Elmwood eût été avec nous, nous n’aurions eu besoin de personne, » dit miss Milner.
— « Mademoiselle, répliqua Sandford, milord Elmwood a été avec vous bien souvent, et cependant… »
— « M. Sandford, interrompit lord Elmwood, il est tard, et vous empêchez ces dames de se retirer. »
— « On ne vous fera pas ce reproche, milord, répondit miss Milner, car vous ne dites rien. »
— « C’est, mademoiselle, que je craindrais de déplaire. »
— « Peut-être aussi plairiez-vous, et sans risquer l’un, on ne peut parvenir à l’autre. »
— « Je crois qu’en ce moment les chances ne seraient pas égales ; j’aime mieux vous souhaiter le bonsoir, » et il sortit un peu brusquement.
— « Lord Elmwood, dit miss Milner, est bien sérieux. Il ne ressemble pas à un homme qui a passé la soirée avec celle qu’il aime. »
— « Peut-être est-il chagrin de l’avoir quittée, dit miss Woodley. »
— « Ou bien plutôt offensé, dit Sandford, de la manière dont on a parlé d’elle devant lui. »
— « Qui ? moi ! je vous proteste que je n’ai rien dit. »
— « Rien ! N’avez-vous pas dit qu’elle était mélancolique ? »
— « Rien que ce que je pensais, allais-je ajouter, M. Sandford. »
— « Quand vous avez de ces pensées, il serait plus à propos de ne pas les exprimer. »
— « Je serais donc souvent obligée de me taire ? »
— « Il vaudrait mieux ne pas parler, en effet, que de parler pour mortifier quelqu’un. Savez-vous, mademoiselle, que milord est sur le point d’épouser miss Fenton ? »
— « Oui. »
— « Et savez-vous qu’il l’aime ? »
— « Non. »
— « Comment ! Croyez-vous donc qu’il ne l’aime pas ? »
— « Je veux croire qu’il l’aime, mais je n’en sais rien. »
— « Eh bien ! comment avez-vous l’indiscrétion de trouver devant lui des défauts à miss Fenton ? »
— « Des défauts ! dire que son humeur est mélancolique, c’est, autant que je m’y connais, faire son éloge aux yeux de milord et aux vôtres ; car vous aimez que l’on soit de cette humeur. »
— « Quelle que soit la sienne, chacun l’admire ; mais loin de justifier l’idée que vous en avez, je vous assure qu’elle a beaucoup de gaîté, et une gaîté douce qui vient du cœur. »
— « Si en effet je l’en voyais sortir, je l’admirerais aussi, mais elle y reste, et voilà le mal. »
— « Allons, allons, dit miss Woodley, il est l’heure de nous retirer ; vous reprendrez demain avec M. Sandford la discussion où elle est restée. »
— « Discussion ! mademoiselle, répliqua Sandford ; je n’ai de mes jours discuté qu’avec des théologiens. — Je voulais seulement avertir votre amie de ne pas afficher tant de mépris pour des vertus qu’il lui serait honorable d’avoir. Miss Fenton est une jeune personne très aimable et digne d’un mari tel que sera pour elle milord Elmwood. »
— « Je suis sûre, dit miss Woodley, que miss Milner pense de même. — Elle a une haute opinion de miss Fenton ; ce qu’elle disait n’était que plaisanterie. »
— « Mais, mademoiselle, la plaisanterie est une chose pernicieuse, quand elle est accompagnée d’un sourire malin. J’ai vu des plaisanteries flétrir la réputation d’une femme ; j’ai vu des plaisanteries inspirer à une personne du dégoût pour une autre ; j’ai vu des plaisanteries rompre un mariage. »
— « Mais je suppose qu’ici il n’y a rien de semblable à craindre, » dit miss Woodley, désirant bien qu’il pût y répondre qu’au contraire il y avait tout à craindre.
— « Non pas, autant que je puis prévoir ; à Dieu ne plaise, car je les regarde comme formés l’un pour l’autre : leur caractère, leurs goûts, leurs inclinations sont les mêmes, et, comme dit l’Écriture, leur amour est pur et blanc comme la neige. »
— « Et tout aussi froid, j’ose le dire, répliqua miss Milner. »
Sandford parut vivement irrité.
— « Ma chère, s’écria miss Woodley, comment pouvez-vous parler ainsi ? Tout de bon, je crois que vous êtes envieuse, et cela uniquement parce que milord Elmwood ne s’est pas offert à vous. »
— « À elle ! dit Sandford, affectant la plus grande surprise. — À elle ! croyez-vous donc qu’il ait été relevé de ses vœux pour devenir le mari d’une coquette, d’une… »
— « Tenez, monsieur Sandford, s’écria miss Milner en l’interrompant, je crois que mon plus grand crime à vos yeux est d’être hérétique. »
— « Point du tout. — Mais cette considération est la seule qui puisse vous justifier ; car si vous n’aviez pas cette excuse, il ne vous en resterait aucune. »
— « Me voilà donc sûre, à présent, d’avoir une excuse. Je vous remercie, monsieur Sandford, c’est la chose la plus obligeante que vous m’ayez dite encore. Mais je vois avec peine que vous êtes fâché de l’avoir dite. »
— « Fâché que vous soyez hérétique ! reprit-il. En vérité, je le serais bien davantage, si je vous voyais faire honte à notre religion. »
Déjà plusieurs fois dans la soirée miss Milner avait eu besoin de toute sa patience, mais elle n’en trouva plus contre cette réplique de M. Sandford ; et se levant dans la plus violente agitation : « Qu’ai-je fait, s’écria-t-elle, pour être ainsi traitée ? »
Quoique Sandford ne fût pas homme à être intimidé aisément, cependant son trouble fut visible, et le mouvement de surprise qui le fit tressaillir ressembla beaucoup à de la peur. Miss Woodley, voyant son amie prête à suffoquer, la prit dans ses bras, et lui dit d’un ton plein de tendresse et de pitié : « Ma chère miss Milner, calmez-vous. »
Miss Milner s’assit ; mais pendant quelques minutes, Sandford fut plus effrayé de son morne silence qu’il ne l’avait été de sa colère, et il ne redevint parfaitement tranquille qu’au moment où il vit les larmes baigner le visage de miss Milner ; alors il soupira de joie de voir que cette scène se terminait ainsi ; mais il se promit bien de ne jamais lui pardonner le ridicule effroi où elle l’avait jeté, et il sortit sans proférer une syllabe. — Comme il ne se couchait jamais sans faire une longue prière, quand il en fut à l’endroit où l’on implore la clémence du ciel pour les méchans, il prononça le nom de miss Milner avec la plus fervente dévotion.
CHAPITRE XXII.
Si miss Milner avait passé bien des nuits sans dormir, il n’en fut pas de même de celle-ci ; ce n’est pas qu’elle n’eût sur le cœur un poids encore plus pesant qu’à l’ordinaire, mais ses forces y avaient entièrement succombé. Excédée des fatigues de ce jour, qu’elle avait passé en grande partie dans les émotions de l’espérance et de la crainte, et qui avait fini pour elle par les tourmens de la jalousie, et même par la plus violente colère, elle tomba dans un sommeil d’accablement. Elle oublia toutes ses peines pour se les rappeler plus douloureusement à son réveil. Son sommeil avait été si profond, qu’elle eut de la peine à retrouver pourquoi elle était malheureuse. — Elle l’était la veille, c’est tout ce dont elle pouvait se souvenir, et quand la cause de son malheur se représenta à sa mémoire elle aurait voulu s’endormir encore ; — le sommeil ne revint plus.
Celui dont elle sortait fut profond, mais non rafraîchissant. Elle s’en trouva si fatiguée, qu’elle fit dire qu’une indisposition l’empêcherait de paraître au déjeûner. À ce message, milord Elmwood parut très inquiet. — M. Sandford secoua la tête.
« La santé de miss Milner n’est pas bonne, ». dit madame Horton quelques minutes après.
Milord lisait les nouvelles du jour. Il les remit sur la table pour écouter madame Horton.
« Il y a dans tout ceci quelque chose qui ne me paraît pas naturel, » continua madame Horton, fière d’avoir fixé l’attention de Milord.
— « Je pense comme madame Horton, » dit Sandford avec un sourire malin.
— « Et moi aussi, » dit miss Woodley d’un ton sérieux et en soupirant profondément.
Milord se tournait vers chacun d’eux à mesure qu’ils parlaient ; et quand ils cessaient de parler, ses yeux semblaient les interroger encore, ne sachant que conclure de ce qu’ils avaient dit.
Aussitôt après le déjeûner, M. Sandford se retira chez lui ; madame Horton sortit quelques minutes après, et lord Elmwood resta seul avec miss Woodley ; il se lève et lui dit :
« Je crois, miss Woodley, que miss Milner est très répréhensible, quoique je n’aie pas voulu le lui dire hier devant M. Sandford, d’avoir donné au lord Frédéric une occasion de lui parler, à moins qu’elle n’ait quelque dessein de renouer avec lui. »
— « Je suis sûre, répondit miss Woodley, qu’elle est bien loin d’y penser, et je vous proteste, milord, que c’est uniquement par hasard qu’elle l’a vu hier au soir, et qu’elle lui a permis de la conduire à sa voiture. »
— « Ce que vous me dites là me fait plaisir, répliqua-t-il vivement ; je ne suis pas d’un caractère soupçonneux, mais sur ce qui regarde ses sentimens pour milord Frédéric, il m’est impossible de ne pas conserver quelques soupçons. »
— « Vous ne devez en avoir aucun, milord, » dit miss Woodley avec un air de confiance.
— « Convenez pourtant que sa conduite doit m’avoir laissé des doutes. Est-il possible d’expliquer celle qu’elle a tenue à ce sujet ? »
— « C’était la conduite d’une personne qui a une passion dans le cœur : on n’en saurait douter. »
— « N’est-ce pas là ce que je dis ? reprit-il avec feu, et cela ne suffit-il pas pour justifier mes soupçons ? »
— « Il n’y a qu’un homme au monde sur qui l’on puisse les fixer, » dit miss Woodley en rougissant.
— « Ce n’est donc pas un homme que je connaisse ? Assurément, je ne le connais pas ; » — et il était aussi surpris de ce que miss Woodley venait d’insinuer, que bien assuré qu’elle était dans l’erreur.
— « Peut-être me suis-je trompée, » répondit celle-ci.
— « Trompée ? mais cela non plus n’est pas possible, reprit-il avec une extrême émotion : je vous vois toujours avec elle ; et quand elle n’aurait pas de confiance en vous (heureusement je sais le contraire et je m’en réjouis), encore ne pourriez-vous pas ignorer ses vrais sentimens. »
— « Je crois les connaître parfaitement, » reprit miss Woodley d’un ton si assuré que milord ne douta plus qu’il n’y eût entre elles quelque secret.
Il hésita un moment. — « Je suis bien loin, lui dit-il, de vouloir pénétrer les sentimens particuliers de ceux qui désirent que je n’en sois pas instruit ; je suis encore plus éloigné de prendre, pour les connaître, quelque moyen peu honnête, et c’en serait un, je crois, que de vous presser davantage. — Cependant je ne puis que gémir de les ignorer ; je voudrais donner à miss Milner des preuves de tout mon attachement pour elle, mais elle s’y oppose absolument, et chaque pas que je fais pour son bonheur, je ne le fais qu’avec la défiance la plus inquiète. »
Miss Woodley soupira, et ne dit pas un seul mot. Milord attendait sa réponse ; comme elle n’en faisait aucune, il continua :
« Si jamais une indiscrétion peut être pardonnable, j’ose dire que ce serait dans une occasion telle que celle-ci. Mon caractère et la nature de mes relations avec miss Milner sont faits pour inspirer de la confiance en moi. Ses intérêts sont devenus les miens, et mon bonheur est tellement attaché à celui de ma pupille, qu’on ne devrait jamais craindre de lui faire le moindre tort en me révélant le secret de son cœur. »
— « Oh ! milord, s’écria miss Woodley dans le plus grand trouble, vous êtes de tous les hommes celui à qui elle me pardonnerait le moins de l’avoir révélé. »
— « Pourquoi cela ? reprit-il vivement. Mais voilà l’usage ordinaire : c’est toujours d’un ami que nous nous défions le plus ; nous redoutons ses conseils, quoique ses conseils puissent nous sauver. — Miss Woodley, ajouta-t-il d’une voix attendrie par la force du sentiment qui le faisait parler, n’êtes-vous pas bien persuadée que je ferais tout au monde pour le bonheur de miss Milner ? »
— « Tout, milord, tout, en honneur ? »
— « Elle ne peut rien vouloir qui soit indigne d’elle, répondit-il fort agité. Ce qu’elle désire serait-il donc d’une nature que je ne puisse y souscrire ? »
Miss Woodley ne répondit rien.
— « Quelque étendue que soit mon amitié, cependant elle a quelques limites, et c’est en m’y arrêtant, continua-t-il d’une voix plus élevée, que je la sauverai en dépit d’elle-même. »
Puis, d’un ton plus calme : — « Quand il s’agit de s’engager par les nœuds sacrés et redoutables du mariage, par ces nœuds que je n’ai jamais envisagés qu’avec effroi, je sais que bien des femmes ne sauraient rendre raison du goût bizarre et souvent dépravé qui dirige leur choix. Si miss Milner est dans ce cas, le choix qu’elle a fait d’un mari n’aura pas mon approbation ; si elle ne sait pas s’estimer tout ce qu’elle vaut, c’est à moi de l’apprécier. Il n’y a pas un homme au monde qu’indépendamment de sa fortune, la beauté de miss Milner ne pût captiver : malgré sa légèreté, elle a une aimable franchise dans le caractère, une sagesse naturelle dans ses pensées, une vivacité d’esprit et en même temps une douceur dans les manières qui suffiraient pour fixer le cœur de l’homme le plus délicat et le plus en garde contre l’amour ; je ne veux pas que tant de qualités, tant d’avantages soient dégradés. Il est de mon devoir de ne pas souffrir quelle s’expose aux suites malheureuses d’un choix indigne d’elle, et je remplirai mon devoir. »
— « Milord, le choix de miss Miner n’est pas dépravé, il n’est que trop exquis, peut-être. »
— « Que voulez-vous dire, miss Woodley, vous parlez d’un ton mystérieux ; mais si elle a quelque crainte, n’est-ce pas de me voir contrarier ses inclinations ? »
— « Elle est sûre, milord, que vous n’y souscrirez pas. »
— « Le choix qu’elle a fait est donc indigne d’elle ? »
Miss Woodley se lève, presse ses mains l’une contre l’autre, chacun de ses regards, chacun de ses gestes prouvent tour à tour son désir et sa crainte d’en dire davantage. L’attention de milord Elmwood était déjà fortement engagée ; elle devient plus vive encore à la vue de l’agitation de miss Woodley.
« Milord, dit celle-ci, d’une voix tremblante, promettez-moi, déclarez-moi, jurez-moi que le secret ne sortira pas de votre sein, et je vais vous faire connaître quel est l’objet de toutes ses affections. »
Cette préparation fit trembler milord Elmwood ; il s’empressa aussitôt de repasser dans sa mémoire tous les hommes que pouvait connaître miss Milner, afin de deviner la vérité encore plus vite qu’on ne pouvait la lui apprendre ; mais ce fut en vain, et il tourna ses yeux sur miss Woodley, comme pour l’interroger de nouveau. Il la trouva muette et montrant le plus grand embarras. Il en revint donc à chercher encore dans son esprit, et cette fois, ce ne fut pas sans succès ; le premier objet qui se présente — c’est lui-même.
La rapide expression de mille sentimens différens qui se peignirent aussitôt dans tous les traits de milord apprit à miss Woodley que son secret était découvert. Elle se cacha le visage dans son sein, et ses pleurs, qui coulaient en abondance, assurèrent milord Elmwood, mieux que tous les sermens possibles, qu’il avait deviné juste. Leur silence mutuel dura quelques momens, et miss Woodley attendait dans la plus cruelle anxiété ce qu’il allait dire ; au bout de deux secondes, elle entendit ces paroles :
« Pour l’amour de Dieu, prenez garde à ce que vous faites ; vous allez détruire tous les plans que je formais pour l’avenir ; vous m’allez rendre ce monde trop cher. »
À ces mots elle leva la tête et rencontra les yeux de Dorriforth. Ils étaient brillans de joie, d’amour, d’espérance, de surprise et d’ardeur. Jamais elle n’y avait vu le feu dont ils étincelaient en ce moment. Elle commença à s’alarmer ; elle désirait qu’il aimât miss Milner, mais qu’il l’aimât avec modération. Miss Woodley en savait trop peu sur cette matière, pour voir que c’eût été ne pas l’aimer du tout, ou du moins, pas assez pour rompre tous les liens, pour vaincre tous les obstacles qui s’opposaient à leur union.
Milord Elmwood s’était aperçu de tout l’embarras où sa présence mettait miss Woodley ; il entendait tous les reproches qu’elle semblait se faire à elle-même. Pour lui rendre le courage et la tranquillité : « Miss Woodley, lui dit-il en posant avec force la main sur son cœur : vous fiez-vous à ma parole ? »
— « Oui, milord, répondit-elle en tremblant. »
— « Je ne ferai point un mauvais usage de ce que je viens d’apprendre, reprit-il d’une voix ferme. »
— « Je vous crois, milord. »
— « Mais sur ce que mes sentimens me dictent en ce moment, je ne vous répondrai pas. Ils sont confus, je ne suis pas maître de moi ; cependant, jamais les passions ne m’ont encore vaincu ; dans cette occasion même, et jusqu’à la fin, ma raison les combattra toujours, et elle m’abandonnera avant que je cède. »
Il allait sortir, elle le suivit en s’écriant : « Mais, milord, comment pourrai-je revoir le malheureux objet de ma trahison ? »
— « Voyez-la, répondit-il, comme une amie à qui vous n’avez voulu faire aucun mal, à qui vous n’en avez fait aucun, »
— « Mais elle n’en jugera pas ainsi. »
— « Nous ne sommes pas bons juges dans ce qui nous regarde, répliqua-t-il. Mon ame est transportée de ce que vous m’avez révélé ; et cependant, peut-être eût-il mieux valu pour moi ne le savoir jamais. »
Miss Woodley allait répondre ; mais, comme s’il eût été incapable de lui prêter la moindre attention, il se hâta de sortir de la chambre.
CHAPITRE XXIII.
Miss Woodley resta quelque temps à considérer de quel côté elle devait aller. La première personne qu’elle trouverait sur son passage ne manquerait pas de lui demander pourquoi elle avait pleuré, et si cette personne était miss Milner, comment lui avouer, ou comment lui cacher la vérité ? L’éviter soigneusement fut donc la première résolution de miss Woodley ; pour cela, elle ne trouva pas de plus sûr expédient que de monter en voiture, et de faire quelques milles hors de Londres. Elle revint pour le dîner, et si ses yeux étaient encore rouges, un mal de tête, dont elle se plaignit, fut une excuse suffisante.
Miss Milner qui se trouvait un peu mieux, se mit à table et ne toucha presque à rien. Le lord Elmwood ne dîna pas à la maison, ce qui fit beaucoup de plaisir à miss Woodley et beaucoup de peine à M. Sandford. Il demanda plusieurs fois aux domestiques ce qu’il avait dit en sortant ? — Rien, si ce n’est qu’on ne l’attendît pas à dîner. — « Je ne puis m’imaginer où il dîne aujourd’hui, dit Sandford. »
— « Pardon, monsieur Sandford, cela est-il bien difficile à deviner, s’écria madame Horton, qui enfin avait été informée de son futur mariage ? Il dîne chez miss Fenton, pas de doute. »
— « Non, répliqua Sandford, j’en sors en ce moment ; il n’est pas chez elle ; on ne l’y a pas vu de tout le jour. »
Pauvre miss Milner ! À ces mots, elle mangea quelque chose ; car lorsqu’on est près du désespoir, tout ce qui paraît un peu favorable est reçu avec joie.
Malgré le trouble et l’inquiétude où miss Woodley avait été toute la matinée, depuis long-temps elle n’avait senti son cœur aussi soulagé qu’en ce moment. Sa confiance dans les promesses de milord Elmwood, le fonds qu’elle faisait sur sa délicatesse et sur son caractère, la bonté avec laquelle miss Milner la traitait, la certitude où elle était qu’aucun soupçon ne tourmentait le cœur de son amie, le témoignage qu’elle se rendait de la pureté de ses intentions, quoique peut-être ses intentions mêmes eussent pu l’égarer, tout lui persuadait qu’elle n’avait rien fait qu’elle pût se reprocher ; mais, quoiqu’elle fût ainsi rassurée sur son indiscrétion, elle ne songeait qu’avec crainte et embarras au moment où elle reverrait milord Elmwood.
Miss Milner, ne se sentant point disposée à sortir, passa la soirée avec les dames. Elle lut quelque chose d’un opéra nouveau, chanta, s’accompagna sur sa guitare, devint rêveuse, soupira, causa de temps en temps avec miss Woodley, et passa de tristes momens jusqu’à dix heures, que madame Horton proposa à M. Sandford une partie de piquet. Sandford s’en étant excusé, miss Milner s’offrit à sa place et fut acceptée avec plaisir. — Elle commençait à jouer, lorsque milord Elmwood entra. La physionomie de miss Milner s’anima aussitôt, et quoiqu’elle fût dans un simple déshabillé du matin et plus pâle qu’à l’ordinaire, elle n’en était pas moins belle. Miss Woodley était appuyée sur le dos de la chaise de son amie pour voir son jeu, et M. Sandford, assis de l’autre côté de la cheminée, s’occupait à lire un des Pères de l’Église.
Lord Elmwood, en s’approchant de la table du jeu, salua les dames qu’il n’avait pas vues depuis le matin, et miss Milner, de tout le jour ; elles se levèrent, et il allait à sa pupille comme pour lui demander des nouvelles de sa santé, quand M. Sandford, quittant son livre, lui dit :
« Milord, où avez-vous été aujourd’hui ? »
— « J’ai eu beaucoup d’affaires, » reprit-il, et quittant la table, il s’approcha de lui.
— « Vous avez été chez M. Fenton, ce soir, je suppose ? »
— « Non, pas d’aujourd’hui, »
— « Et qui a pu vous en empêcher, milord ? »
Miss Milner joua une carte pour une autre.
« J’irai chez lui demain, » répondit milord Elmwood, et alors venant à miss Milner de l’air le plus respectueux : « J’espère, lui dit-il, que vous êtes entièrement rétablie ? »
Madame Horton la pria de faire attention à son jeu.
« Je suis beaucoup mieux, monsieur, » reprit-elle. Il revint auprès de M. Sandford, et pendant tout ce temps, il ne chercha pas une seule fois les yeux de miss Woodley, qui ne prenait pas moins de soin d’éviter les siens.
On servit alors quelques viandes froides pour le souper. Miss Milner perdit la partie, et le jeu finit.
Comme on se plaçait à table : « Miss Milner, dit madame Horton, voudriez-vous avoir quelque chose de chaud pour votre souper ? Un poulet bouilli ? — car vous n’avez rien mangé de tout le jour. »
Milord Elmwood, par un sentiment qui ne paraissait être que d’humanité, mais d’une humanité qui n’avait jamais été si puissante sur son cœur, lui dit : « Souffrez que je vous conjure, miss Milner, de commander quelque chose pour vous. »
L’air du vif intérêt avec lequel il avait prononcé ce peu de mots, fit plus de plaisir à miss Milner que n’auraient fait les complimens les plus flatteurs ; elle exprima sa reconnaissance en rougissant et en assurant Milord qu’elle se trouvait assez bien pour manger de ce qui était devant elle ; mais il lui fut plus facile de le dire que de le prouver ; car à peine eut-elle porté un morceau à ses lèvres, qu’elle le remit sur son assiette, et qu’elle devint plus pâle encore, pour avoir inutilement voulu forcer son appétit. Lord Elmwood avait toujours été rempli d’attentions pour sa pupille ; mais maintenant, il veillait sur elle comme on veille sur un enfant. Quand il vit qu’elle faisait de vains efforts pour manger ce qu’elle avait devant elle, il lui ôta son assiette, et lui donna quelque autre chose ; tout cela, avec ces soins, cet empressement inquiet qu’un enfant bon et sensible montre pour un oiseau chéri, dont la perte emporterait toute la joie de ses jours de fête.
Ces attentions avaient quelque chose de si tendre, de si prévenant et en même temps de si vrai, que M. Sandford en fut frappé, qu’elles n’échappèrent point à madame Horton, qu’elles firent venir les larmes aux yeux à miss Woodley, tandis que le cœur de miss Milner était tout plein d’une reconnaissance qui ne laissait de place qu’à l’amour.
Pour dissiper l’inquiétude que lui montrait milord Elmwood, elle s’efforça de paraître gaie, et elle le devint en effet, tant il lui était doux d’être l’objet des soins de son tuteur. Celui-ci, encouragé par le succès, sembla redoubler encore d’empressemens, au point que Sandford, qui l’observait, et qui n’était pas accoutumé à cacher ce qu’il pensait, lui dit brusquement :
« Miss Fenton était indisposée hier, Milord, et vous n’étiez pas de la moitié si empressé auprès d’elle. »
Si Sandford eût apporté aux pieds de miss Milner toute la fortune de la maison d’Elmwood, ou même s’il avait fait d’elle une divinité brillante d’un éclat immortel, il ne lui aurait certainement pas causé autant de plaisir qu’en prononçant ce peu de mots ; elle le regarda de l’air le plus gracieux, et se reprocha intérieurement d’avoir jamais pu l’offenser.
« Miss Fenton, répondit lord Elmwood, a un frère avec elle : sa santé, son bonheur sont l’objet des soins de son frère ; miss Milner doit être l’objet des miens. »
— « M. Sandford, dit miss Milner, je crains que vous n’ayez eu à vous plaindre de moi hier au soir. — Voulez-vous me pardonner ? »
— « Non, mademoiselle, répliqua-t-il, pas de pardon sans amendement. »
— « Eh bien ! dit-elle en souriant, si je vous promettais de ne plus vous offenser ! »
— « À quoi bon une promesse que vous ne tiendriez pas ? »
— « Ne lui en faites aucune, dit milord Elmwood, car il s’efforcerait de vous y faire manquer. »
C’est ainsi que la soirée se passa, et miss Milner se retira chez elle plus heureuse, plus satisfaite que les apparences ne le lui avaient promis le matin. Miss Woodley n’avait pas moins de sujet d’être contente. Une seule pensée troublait sa joie : c’est qu’il y avait dans le monde une femme nommée miss Fenton ; elle aurait désiré avoir connu l’état de son cœur, aussi bien que celui de miss Milner, et avoir pu prendre cette connaissance pour règle de sa conduite ; mais depuis quelque temps miss Fenton évitait leur société, et d’ailleurs elle était trop réservée pour s’ouvrir devant elles. Miss Woodley ne trouva donc rien de mieux à faire que de se reposer sur la pureté de ses intentions et d’abandonner le reste à la Providence.
Il faut que le lecteur s’arrête ici un moment. Voilà, pour ainsi dire, un acte qui vient de finir. Les personnages ont quitté la scène ; quand ils y reparaîtront, leur situation sera changée. Milord Elmwood, encouragé par la confidence de miss Woodley, s’est livré à tous les mouvemens de son cœur ; sûr d’être écouté, il a fait à sa pupille l’aveu de l’amour qu’elle lui a inspiré depuis long-temps, et que plus d’une fois nous avons surpris au fond de son ame, avant que lui-même l’y eût découvert.
On se représentera aisément la surprise, les transports, l’ivresse de miss Milner qui voit son amant à ses pieds, lorsqu’elle pensait l’avoir perdu pour jamais ; on croira entendre milord Elmwood, dont la passion, à l’instant qu’elle s’échappe, éclate avec d’autant plus de violence, que c’est la première que cette ame tendre et forte ait ressentie, qu’elle a été long-temps nourrie dans le silence, que, peut-être même, il l’a long-temps combattue, soit par la honte de céder à une faiblesse si nouvelle pour lui ; soit par le témoignage qu’il se rendait, qu’après avoir toujours vécu loin du monde, il ne devait pas être l’homme fait pour charmer miss Milner ; soit par la crainte d’abaisser sa dignité de tuteur à de ridicules et inutiles soupirs ; soit enfin par l’incertitude où il avait toujours été des vrais sentimens de miss Milner pour milord Frédéric.
Ce qui est plus important que ces détails abandonnés à notre propre sensibilité, c’est de contempler milord Elmwood et sa pupille après cet aveu réciproque de leurs sentimens ; c’est de suivre, dans cette nouvelle situation, le développement de deux caractères si opposés, que l’amour s’efforce de rapprocher, et que tout le reste, au contraire, tend à éloigner l’un de l’autre. En effet, quel amant pour miss Milner, que ce tuteur sensé et vertueux, dont jusqu’ici la raison a toujours gouverné les actions et les sentimens ! et quelle maîtresse pour lui, que cette pupille dont l’esprit semble réunir autant de travers que sa figure offre de graces, qui est plus dangereuse encore par les aimables qualités de son ame que par le pouvoir de ses charmes, et dont il est aussi difficile d’approuver la conduite que de ne pas aimer la bonté, la franchise et l’exquise sensibilité.
CHAPITRE XXIV.
En peu de jours, tout avait pris une nouvelle face dans la maison de milord Elmwood ; il était devenu l’amant déclaré de miss Milner, et miss Milner était devenue la plus heureuse des femmes. Miss Woodley partageait son bonheur. Pour M. Sandford, il gémissait amèrement de voir que miss Fenton avait été supplantée ; et ce qui était plus cruel encore — supplantée par miss Milner. Quoique homme d’église, il supporta cet événement avec aussi peu de résignation qu’un homme du monde. Il pouvait à peine prendre sur lui de parler à milord Elmwood ; il évitait de regarder miss Milner ; il était mécontent de tout le monde.
Son premier dessein, en apprenant les nouvelles résolutions de milord Elmwood, avait été de quitter sa maison ; et, comme sur l’article de son amour pour sa pupille, le comte résistait à tous ses avis avec une invincible opiniâtreté, il s’était promis non seulement de cesser de vivre avec lui, mais même de ne plus lui donner de conseils. Cependant, au moment de se séparer de son ami, de son élève, de son patron, de celui qui, dans bien des circonstances, lui obéissait aveuglément, il fit une réflexion charitable qui l’arrêta ; c’est qu’en abandonnant son ami à ses propres passions, il l’exposerait peut-être à trouver enfin une punition plus grande que sa faute. « Milord, lui dit-il, vous voilà embarqué sur une mer orageuse, et quoique vous refusiez d’éviter les écueils que vous indiquerait votre fidèle pilote, cependant je veux m’y embarquer avec vous, dussé-je être témoin de votre naufrage. Plus vous méprisez mes avis, plus ils vous sont nécessaires, ainsi, à moins que vous ne m’ordonniez de quitter votre maison, ce que vous ferez bientôt pour plaire à votre future épouse, je continuerai de rester avec vous. »
Le lord Elmwood, qui l’aimait sincèrement, fut charmé de lui voir prendre ce parti ; cependant, depuis que sa raison et son cœur lui avaient dit qu’il devait rompre avec miss Fenton et épouser sa pupille, il avait été inflexible dans cette résolution, que Sandford n’avait pu ébranler un seul moment ; et même, pour ne pas donner à celui-ci la moindre espérance de le trouver quelque jour plus docile, il ne l’avait pas pressé de rester chez lui. Sandford voyait avec chagrin son inflexibilité ; mais convaincu de l’inutilité de ses représentations, il se soumit, quoique à dire vrai, de mauvaise grace.
De toutes les personnes qui pouvaient s’intéresser à ce changement dans les vues de milord Elmwood, miss Fenton était peut-être celle qui en fut le moins affectée. C’était sans répugnance qu’elle se serait mariée ; c’était sans peine aussi qu’elle ne se mariait pas ; et comme M. Sandford avait été chargé auprès d’elle des premières ouvertures de mariage de la part de milord Elmwood, ce fut encore lui que milord envoya à miss Fenton, pour la faire consentir à lui rendre sa promesse. Elle reçut deux propositions si opposées avec la même indifférence de cœur et le même sourire d’une froide approbation.
C’était ce caractère de miss Fenton, très bien connu de milord Elmwood, qui faisait envisager à celui-ci le mariage comme un triste hiver ; tandis que la vive sensibilité de sa pupille le lui représentait, en ce moment, sous l’image d’un printemps perpétuel, ou, ce qui vaut mieux encore, avec l’agréable variété des trois plus belles saisons de l’année.
C’était aussi sur cette indifférence, sur cette apathie de miss Fenton, qu’il fonda l’espoir de lui faire agréer son changement ; car il conservait encore assez de la sainteté de son premier état, pour renoncer à son propre bonheur, et même à celui de sa bien-aimée pupille, plutôt que de déchirer le cœur d’une autre femme par une perfidie ; mais avant d’offrir sa main à miss Milner, il était déjà sûr qu’il n’aurait rien de semblable à se reprocher. De plus, miss Fenton l’assura elle-même qu’elle songeait moins aux joies de la terre qu’à celles du ciel ; elle regarda cet événement comme un motif pour se retirer dans un cloître ; ainsi, elle fut plus disposée à s’en réjouir qu’à s’en affliger. Son frère, qui, par sa retraite, devait hériter de toute sa fortune, fut absolument du même avis que sa sœur.
Perdue, si je puis le dire, dans cet océan de bonheur qui l’environnait, miss Milner se demandait quelquefois à elle-même : — « Mes charmes ne sont-ils pas plus puissans que je ne l’avais cru jusqu’ici ? Dorriforth, l’austère, le pieux, l’anachorète Dorriforth a reconnu leur empire ; ils ont allumé dans son cœur la plus ardente passion ; je n’ai qu’à affecter un moment de dédain, pour voir ce prêtre superbe, ce tuteur sévère, ramper devant moi comme le plus humble esclave de l’amour. » — Elle se disait ensuite : « Pourquoi ne l’ai-je pas tenu plus long-temps en suspens ? Il ne pourrait m’aimer davantage, je le sais ; mais mon pouvoir sur lui en serait devenu plus grand encore. L’amour qu’il m’a montré me rend la plus heureuse des femmes ; mais je doute que cet amour fût à l’épreuve des mauvais traitemens. S’il n’y résiste pas, je ne suis point aimée comme il me serait doux de l’être. S’il y résiste, au contraire, quel triomphe ! quel surcroît de bonheur ! » Ces pensées n’étaient que de pures chimères de son imagination ; jamais elle ne s’en fit un plan de conduite : mais à force de s’en occuper, elle les mit de temps en temps en pratique ; et le dangereux désir de s’assurer si elle serait toujours aimée, malgré ses travers (sorte de gloire à laquelle une femme vaine aspire souvent), était devenu l’ambition de miss Milner. — Femme inconsidérée ! elle ne songeait pas qu’avant de commencer un pareil essai, elle avait à faire oublier à milord Elmwood bien des torts, dont le souvenir suffisait pour mettre à l’épreuve tout son amour et toute sa patience. Mais quelle femme résiste à la tentation de faire des essais ? et qu’il en est peu que ce goût ne conduise à leur perte !
Parfaitement sûre d’être aimée de l’homme qu’elle aimait, sa santé et sa gaîté redevinrent bientôt aussi brillantes que jamais ; et comme son tuteur la laissait à elle-même avec la généreuse confiance d’un amant passionné, elle reprit ses premiers amusemens, son premier train de vie avec moins de réserve qu’auparavant.
D’abord le comte Elmwood, aveuglé par sa passion, l’y encouragea lui-même ; il s’applaudissait de voir qu’elle avait recouvré toute la liberté de son esprit, et tant qu’elle n’abusa pas de sa patience, jamais il ne se plaignit ; mais s’il l’avait toujours vue douce, et même docile, quand il exigeait d’elle qu’elle lui obéît comme à son tuteur, devenu son amant, il lui trouva souvent des airs de hauteur, et presque toujours de la disposition à l’insolence, pour peu qu’elle fût contredite. Il était surpris d’une conduite si nouvelle, mais la nouveauté lui en plaisait ; il adorait miss Milner, et toutes les formes sous lesquelles elle s’avisait de se montrer, ne servaient dans le premier moment qu’à la lui faire paraître plus aimable.
Parmi tous les sujets de plaintes qu’elle lui donnait, le défaut d’économie dans l’emploi de son revenu n’était pas le plus léger. De tous côtés, on apportait des mémoires à milord Elmwood, en même temps que sur le registre de dépenses qu’elle tenait elle-même, on ne trouvait guère que des articles de coiffures que souvent elle ne portait pas, de bijoux qui étaient passés de mode avant d’être payés, et des charités dirigées par un esprit de caprice. Il se plaignait encore de ce qu’elle rentrait trop tard et de ce que, le plus souvent, elle voyait des personnes dont il n’approuvait pas le choix.
Elle prenait plaisir à voir son tuteur partagé entré l’amour qu’il avait pour elle et l’obligation où il se croyait de la réprimander ; entre la crainte de lui déplaire et celle de la trop abandonner à elle-même ; la manière tantôt légère, tantôt hautaine dont elle recevait ses avis, devenait pour elle un sujet de triomphe. Elle était fière de montrer à miss Woodley et surtout à M. Sandford, à quel point elle pouvait compter sur la passion qu’elle avait inspirée à milord Elmwood.
Tandis qu’on préparait tout pour le mariage qui devait être célébré, pendant l’été, au château d’Elmwood, elle résolut de profiter du peu de temps qu’elle avait à rester à Londres pour jouir de tous les plaisirs auxquels probablement elle allait dire adieu. Mais quelque avide qu’elle en fût, elle était loin de les comparer à ceux qu’elle espérait devoir leur succéder, à ces plaisirs tranquilles, mais bien supérieurs, de la vie conjugale, et c’était purement pour abréger les momens trop longs qui la séparaient encore de cette heureuse époque, qu’elle s’empressait de les varier et de les embellir par bien des genres d’amusemens que son futur époux ne pouvait pas approuver.
Le malheur voulut que dans ce temps-là même, milord Elmwood ne put veiller aussi attentivement sur elle ; un procès relatif à des possessions qu’il avait dans les Indes occidentales, et beaucoup d’autres affaires concernant son titre et sa terre d’Elmwood, le forçaient de passer souvent une partie du jour hors de chez lui, quelquefois même la soirée tout entière ; ou bien quand il rentrait, c’était pour s’enfermer plusieurs heures de suite avec des gens d’affaires. Mais s’il ne pouvait avoir l’œil sur la conduite de sa pupille, Sandford le pouvait à sa place ; et quand miss Milner aurait été ce qu’il avait de plus cher au monde, il ne l’aurait pas suivie de plus près ; de même que si elle eût été la plus fragile des femmes, il n’eût pas mis plus de sévérité dans le compte qu’il rendait d’elle à son tuteur. Lord Elmwood n’ignorait pas que le défaut de son ami était de juger miss Milner à son désavantage. Souvent il avait plaint Sandford et sa pupille. Au milieu des exagérations du premier et des torts réels de l’autre, tant qu’il avait été Dorriforth, son attachement pour tous les deux lui avait fait tenir la balance égale entre eux.
Mais ici les faits parlaient d’eux-mêmes ; il vit tous les travers de sa pupille, et les vit ce qu’ils étaient en effet, quoique Sandford eût encore cherché d’avance à les grossir à ses yeux.
Dès que celui-ci se fut aperçu combien milord était mécontent de miss Milner, — « Eh bien ! s’écria-t-il, d’un air de triomphe, ne vous l’avais-je pas dit, que cette femme ne vous convenait pas ? Mais vous ne voulez pas qu’on vous guide, vous ne voulez pas ouvrir les yeux. »
— « Ne me reprochez pas de les avoir eus fermés, répondit milord, quand vous-même vous étiez aveugle. Si vous aviez été sans passion, si vous aviez aperçu les vertus de miss Milner, aussi bien que ses défauts, je vous aurais cru ; je me serais abandonné à vos conseils ; mais en ne voyant que ses fautes, vous avez été trompé aussi bien que moi qui n’ai vu que ses perfections. »
— « Cependant, milord, mes observations auraient pu vous être utiles, car j’ai vu ce qu’il fallait fuir. »
— « Les miennes ont été plus charitables, car j’ai vu — ce que je dois adorer toute ma vie. »
Sandford soupira et leva les mains au ciel.
« M. Sandford, continua lord Elmwood de ce ton qu’il avait coutume de prendre quand sa résolution était arrêtée et qu’il n’était plus au pouvoir de personne de l’en faire changer ; M. Sandford, à présent mes yeux sont ouverts sur les imperfections comme sur les bonnes qualités de miss Milner, et je ne souffrirai plus que votre partialité contre elle me rende partial en sa faveur ; car je crois que c’est la pitié que m’inspiraient pour elle votre façon de penser et vos manières à son égard, qui lui a d’abord ouvert mon cœur. »
— « Oh ! milord, s’écria Sandford, ne me chargez pas du fardeau, du redoutable fardeau de votre amour pour elle. »
— « Ne m’interrompez point, je vous prie ; quelles qu’aient été vos intentions, voilà du moins quel en a été l’effet. — Non, je ne veux pas écouter davantage un ennemi dont les discours ne servent qu’à augmenter le pouvoir de ses charmes, déjà par lui-même trop fort pour moi ; c’est moi seul qui veux désormais surveiller sa conduite ; et si je trouve dans son esprit et dans son cœur trop de légèreté pour ce bonheur durable que j’espérais trouver avec une femme si tendrement chérie, comptez sur ma parole, — ce mariage ne se fera jamais. »
— « Je compte sur votre parole. Il ne se fera donc jamais, » répliqua vivement Sandford.
— « Vous êtes injuste, monsieur, de parler ainsi avant l’épreuve, reprit lord Elmwood, et votre injustice m’avertit de me tenir sur mes gardes, pour me défendre de suivre votre exemple. »
— « Mais, milord… »
— « Mon parti est pris, M. Sandford ; je ne resterai attaché à miss Milner, qu’autant qu’elle le méritera ; j’observerai sa conduite, mais je tâcherai d’être, dans mes observations, plus juste à son égard que vous ne l’avez été. »
— « Milord, attendez pour me trouver injuste que vous puissiez voir avec les yeux d’un juge et non avec ceux d’un amant. Dépouillez-vous de votre passion, et qu’entre nous les termes soient égaux. »
— « Je n’ai ici besoin des lumières de personne, je ne consulterai que moi-même, je serai seul juge dans ce qui me regarde, et sous peu de mois je l’épouse, ou — je me bannis pour jamais de sa présence. »
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton si ferme, que le cœur de Sandford s’y reposa avec plaisir. Il y vit le présage de ce qui ne pouvait manquer d’arriver, et il quitta milord en le félicitant de sa sagesse et en ne cessant de lui répéter qu’il comptait sur sa parole.
De son côté, milord Elmwood, après avoir pris cette résolution, se trouva plus tranquille ; depuis quelques jours, son esprit lui présentait sans cesse toute l’horreur des querelles domestiques ; une maison sans subordination, un ménage sans économie ; en un mot, une femme légère et imprudente.
Si M. Sandford, avec beaucoup de sens et de savoir, et quoiqu’il fût un profond casuiste, commettait lui-même beaucoup de fautes, c’était tout simplement — manque de lumières. Il voyait toujours les défauts des autres ; et s’il avait vu de même les siens, il avait trop de droiture pour ne pas s’en corriger ; mais il ne les connaissait pas. Il avait été si long-temps le supérieur de ceux avec qui il vivait, il avait été si occupé à les instruire, qu’il n’avait pas eu le loisir de s’apercevoir qu’il avait lui-même besoin d’instruction. Sa sévérité en imposait tellement à ses amis, que, quoiqu’il en eût beaucoup, aucun ne l’avait averti de ses imperfections, excepté, dans ce moment même, milord Elmwood ; mais milord aimait, et quelle confiance mérite un homme aveuglé par l’amour ? Sandford n’avait donc aucun moyen de se bien connaître. Ses ennemis, à la vérité, lui faisaient entendre qu’il n’était pas parfait ; mais ses ennemis, jamais il n’avait pris la peine de les écouter ; avec tout son bon sens, il n’avait pas celui de régler sa conduite sur cet axiome bien connu : — Dans ce que l’on vous dit, croyez-en plutôt un ennemi qu’un ami. Bien des gens, dans le monde, gagneraient à suivre cette maxime, et Sandford, sur-tout, s’en serait bien trouvé. Qu’il eût été heureux pour lui qu’un ennemi qu’il aurait estimé, lui eût dit à l’oreille, au moment où il quittait lord Elmwood : « Homme cruel, barbare, tu pars avec un cœur satisfait et triomphant, parce que tu crois que les espérances de miss Milner, ces espérances qui font sa vie, son bonheur, qui, seules, l’empêchent de retomber dans le plus profond chagrin, tu crois que ces espérances seront trompées ; tu te flattes de n’être si content, que parce que tu aimes milord Elmwood, et que tu l’arraches au danger. Sans doute tu l’aimes, mais cherche dans ton cœur, tu y trouveras une autre cause de ta joie. — C’est qu’en sauvant ton ami, tu perds sa pupille. Ô honte ! ô honte ! oublie plutôt ses fautes, comme tu as besoin qu’en ce moment elle te pardonne les tiennes ! »
Si on eût tenu ce langage à Sandford, c’était un homme si droit, si scrupuleux, qu’il serait à l’instant même retourné auprès de milord, et qu’il l’aurait fortifié dans l’opinion favorable qu’il avait de sa future épouse ; mais n’ayant pas là d’ennemi pour l’avertir, et son cœur ne lui faisant aucun reproche, il continua son chemin, très satisfait de lui-même, et rencontrant miss Woodley, il lui dit d’un air de triomphe :
« Où est votre amie ? où est lady Elmwood ? »
Miss Woodley répondit en souriant : — « Elle est allée à une vente avec quelques dames de ses amies ; mais pourquoi lui donnez-vous déjà ce titre, M. Sandford ? »
— « Parce que je crois qu’elle ne l’aura jamais. »
— « Pardon, M. Sandford, dit miss Woodley, vous m’épouvantez. »
— « Je le crois bien, reprit-il, ce n’est pas non plus pour vous rassurer que je parle ainsi. »
— « Pour l’amour de Dieu, qu’est-il donc arrivé ? »
— « Rien de nouveau ; mais qu’elle s’en prenne à sa conduite… »
— « Je sais qu’elle est légère, qu’elle a souvent besoin d’être excusée ; mais je sais aussi qu’elle est aimée de milord, et l’amour couvre bien des fautes. »
— « Il l’aime assurément, mais il a du sens et de la fermeté. Il aimait aussi sa sœur ; il l’aimait tendrement, et cependant dès qu’il eut dit qu’il ne voulait jamais la revoir, il fut sourd à toutes les instances, et ne la revit pas même à ses derniers momens ; et à présent, quoiqu’il ait soin de son neveu, que ce neveu même lui soit cher, rappelez-vous que lorsque vous le lui avez présenté, il n’a pas voulu le garder auprès de lui. »
— « Pauvre miss Milner, » dit miss Woodley, de l’air le plus touché.
— « Cependant, reprit Sandford, il n’a pas encore dit positivement qu’il ne la verrait plus ; il en a seulement menacé ; mais je connais assez milord Elmwood pour répondre qu’avec lui l’exécution suit de près la menace. »
— « Vous êtes bien bon, lui dit miss Woodley, de me prévenir à temps. Je puis avertir miss Milner, et cet avis l’engagera à plus de circonspection. »
— « Point du tout ! s’écria vivement Sandford ; à quoi bon l’avertir, elle n’en tirera aucun profit ; d’ailleurs, ajouta-t-il, je ne sais pas si milord ne compte pas sur le secret de ma part, et dans ce cas… »
— « Mais, avec tout le respect que je dois à votre jugement, dit miss Woodley, et en effet, elle ne lui parlait jamais que d’un ton respectueux, ne pensez-vous pas, M. Sandford, que dans cette occasion il serait mal de garder le secret ? Considérez que de peines causerait à mon amie le malheur dont elle est menacée, et si, par un avis donné à propos, nous pouvons lui épargner de si cuisans chagrins… »
— « Vous pouvez penser, madame, interrompit-il, qu’il serait mal de ne pas l’en instruire ; mais je regarde comme un manque de discrétion, si l’on m’avait confié un secret… »
Avant qu’il eût pu s’expliquer, miss Milner entra, et sa présence mit fin à leur entretien. Elle avait passé toute la matinée à une vente, et avait dépensé deux cents livres sterling en emplettes d’objets qui ne pouvaient lui être bons à rien ; mais elle les avait achetés seulement parce qu’on lui avait dit qu’ils n’étaient par chers. Il y avait entre autres une collection de livres de chimie et quelques auteurs latins.
— « Comment ! s’écria Sandford en voyant marqués au crayon sur le catalogue les différens ouvrages qu’elle avait achetés, savez-vous bien quelles emplettes vous venez de faire ? Vous ne pourrez jamais lire un seul mot de ces livres là. »
— « Croyez-vous, M. Sandford ? du moins je suis sûre qu’ils seront de votre goût quand vous verrez avec quelle élégance ils sont reliés. »
— « Ma chère, dit madame Horton, pourquoi avoir acheté tant de porcelaines ? vous et milord en aviez déjà beaucoup trop ; car on ne sait où les mettre ? »
— « Cela est vrai, madame Horton, je l’avais oublié ; mais vous savez que je puis me permettre ces petites fantaisies. »
Milord Elmwood venait d’entrer comme elle faisait cette réponse ; il secoua la tête et soupira.
« Milord, dit-elle, j’ai passé une matinée bien agréable. Il ne m’a manqué que vous ; car si vous aviez été avec moi, j’aurais acheté bien d’autres objets ; mais je n’ai pas voulu paraître déraisonnable en votre absence. »
Sandford tenait ses yeux fixés sur milord Elmwood, pour observer sa contenance. Milord sourit, mais il semblait rêveur.
« À propos, milord, dit miss Milner, j’ai songé à vous, j’ai un présent à vous faire. »
— « Je ne désire rien, miss Milner. »
— « Pas même ce qui viendrait de moi ? à la bonne heure. »
— « Faites-moi présent de vous-même, c’est tout ce que je demande. »
Sandford s’agita sur son siége, comme s’il eût été mal à son aise.
— « Eh bien, miss Woodley, lui dit son amie, ce présent sera pour vous ; mais non, cela ne vous serait bon à rien ; cela ne peut convenir qu’à un homme. Je veux le garder pour le donner au lord Frédéric la première fois que je le rencontrerai. Je l’ai vu ce matin, il avait un air divin ; je mourais d’envie de lui parler. »
Miss Woodley jeta furtivement sur milord un regard d’inquiétude ; elle trembla en voyant la colère se peindre sur son visage.
Sandford tressaillit et le fixa encore plus attentivement. Ensuite il se redressa sur sa chaise, et prit du tabac comme pour faire diversion au mal-aise qu’il éprouvait.
Chacun gardait le silence.
Enfin, au bout de quelques momens : « Tout le monde me paraît triste ici, dit miss Milner, je suis fâchée d’être revenue sitôt. »
Miss Woodley était sur les épines. Elle voyait combien milord était mécontent. Elle craignait qu’il ne prononçât quelques mots dont il ne pourrait plus se dédire, ou que miss Milner ne pourrait pardonner. Pour prévenir ce malheur, elle dit tout bas à miss Milner qu’elle avait quelque chose de particulier à lui apprendre, et elle l’emmena hors de la salle.
Dès que Sandford ne la vit plus, il se leva plus légèrement qu’à l’ordinaire, se frotta les mains, se promena à grands pas dans la chambre, et d’un air content de lui-même il demanda gaîment à milord Elmwood s’il comptait dîner chez lui.
Mais ce qui donnait tant de joie à Sandford, affligeait profondément milord Elmwood ; il ne disait pas un mot, et paraissait abattu. Enfin il répondit d’une voix altérée : « Non, je crois que je ne dînerai point ici. »
— « Où devez-vous dîner, milord ? demanda madame Horton, j’espérais que ce serait avec nous ; miss Milner dîne ici, je crois. »
— « Je n’ai point encore décidé où je dînerai, répliqua-t-il sans paraître faire attention aux derniers mots de madame Horton. »
— « Si c’est à notre auberge ordinaire, je vous accompagnerai, » lui dit officieusement son ami.
— « De tout mon cœur, Sandford, » et ils sortirent tous les deux avant que miss Milner fût rentrée dans la salle.
CHAPITRE XXV.
Miss Woodley désobéit pour la première fois à M. Sandford ; car, dès qu’elle fut seule avec miss Milner, elle lui répéta ce qu’elle avait appris de lui, en accompagnant cette confidence de tout ce que lui inspirait sa tendre amitié. Mais quand le génie de Sandford aurait été au milieu d’elles, il n’aurait pu disposer l’esprit de miss Milner à recevoir cet avis d’une façon plus directement contraire à l’intention dans laquelle il lui était donné ; au lieu de trembler de la menace de milord Elmwood. « Eh bien ! qu’il l’exécute, répondit-elle, mais il n’oserait. »
— « Pourquoi n’oserait-il ? » répondit miss Woodley.
— « Parce qu’il m’aime trop pour cela, parce que son propre bonheur lui est trop cher. »
— « Je crois qu’il vous aime, répliqua miss Woodley ; mais cependant on peut douter que… »
— « Je ne veux plus qu’il reste aucun doute, s’écria miss Milner, je saurai le mettre à l’épreuve. »
— Ô honte ! ma chère, vous ne songez point à ce que vous dites ! Qu’entendez-vous par le mettre à l’épreuve ? »
— « J’entends que je lui donnerai de ces sujets de plaintes qu’un homme prudent ne doit pas pardonner ; et vous verrez qu’avec sa rare portion de prudence, il pardonnera et qu’il sacrifiera le ressentiment à l’amour. »
— « Mais si le contraire arrivait, s’il sacrifiait l’amour au ressentiment ? »
— « Eh bien ! je n’aurai perdu qu’un homme qui n’a pour moi aucune considération. »
— « Et cependant il a beaucoup de considération pour vous. »
— « Mais l’amour que j’ai senti et que je sens encore pour milord Elmwood méritait, ce me semble, quelque chose de plus en retour, que beaucoup de considération. »
— « Aussi milord vous aime-t-il, j’en suis sûre. »
— « Mais son amour est-il égal au mien ? Je pourrais l’aimer, lui, quand même j’aurais bien des torts à lui reprocher ; — et pourtant, ajouta-t-elle après un moment de réflexion, c’est, je crois, parce qu’il me paraissait irréprochable, que d’abord je n’ai pu me défendre de l’aimer. »
Ainsi parla encore quelque temps miss Milner ; tantôt avec dépit, tantôt en feignant de plaisanter, jusqu’à ce qu’un domestique vint les avertir qu’on avait servi. En entrant dans la salle à manger, miss Milner s’aperçut que la place de milord Elmwood n’était pas occupée ; elle recula de surprise. Ne point dîner avec lui était un chagrin auquel elle ne s’était pas attendue, et cette absence de milord, immédiatement après ce qu’elle venait d’apprendre de miss Woodley, ne pouvait qu’augmenter la mauvaise humeur où elle était déjà. — Elle avance sa chaise, s’assied avec une indifférence qui disait clairement qu’elle n’avait aucune envie de manger, et, sans déployer sa serviette, sans toucher à son couvert, elle met, en boudant, ses doigts sur ses lèvres, et ne répond pas un seul mot à tout ce qui se dit pendant le dîner. Miss Woodley et madame Horton connaissaient trop bien l’état de son cœur pour s’offenser de sa conduite, ou même pour paraître la remarquer ; elles dînèrent et ne proférèrent pas une seule parole qui pût l’aigrir davantage ou dissiper son humeur. Comme on allait sortir de table, on frappa rudement à la porte. « Qui est-ce qui nous arrive ? dit madame Horton. » Un des domestique courut à la fenêtre et répondit : « Madame, c’est milord et M. Sandford. — Revenus pour dîner, Dieu me pardonne ! s’écria madame Horton. »
Miss Milner resta toujours muette, et dans l’attitude où elle était ; mais aux deux côtés de sa bouche, que ses doigts ne pouvaient pas entièrement couvrir, on aperçut de légers mouvemens occasionnés par un sourire que lui arrachait malgré elle le retour de milord Elmwood.
Il rentra avec Sandford. « Je suis charmée que vous soyez revenu, milord, dit madame Horton, car miss Milner se passait de dîner. »
— « C’est parce que je n’avais point d’appétit, répondit-elle en rougissant de toutes ses forces. »
— « Nous n’avions pas dessein de revenir, dit Sandford, mais à l’endroit où nous avons été pour dîner, toutes les salles étaient pleines. »
Milord Elmwood mit une aile de poulet sur l’assiette de miss Milner, à la vérité, sans lui demander ce qu’elle désirait ; elle eut pourtant la complaisance de la manger. Ils se parlèrent l’un à l’autre dans le cours de leur dîner, mais avec la même réserve que s’ils s’étaient querellés ; et en effet, ils se sentaient piqués mutuellement, quoiqu’il ne se fût rien passé entre eux.
Quinze jours s’écoulèrent ainsi dans une réserve réciproque, sans se faire de scènes positives, mais aussi sans laisser voir (si ce n’est lorsqu’ils n’étaient point sur leurs gardes) l’amour violent qu’ils avaient l’un pour l’autre. Une fois, cependant, peu s’en fallut qu’ils ne parussent de nouveau aussi bien ensemble dans leurs manières et dans leurs paroles, qu’ils l’étaient au fond du cœur ; et cela, à l’occasion d’une grace accordée par milord Elmwood, pour plaire à sa pupille, quoiqu’elle ne l’eût pas demandée expressément ; comme il avait déjà plus d’une fois refusé cette même grace à toutes les instances de ses amis, sa complaisance pour miss Milner acquérait un nouveau prix.
Elle et miss Woodley étaient sorties pour aller voir le petit Rhusbroock. À leur retour, le lord Elmwood leur demanda comment elles avaient passé leur matinée ; miss Milner le lui dit franchement, sans même lui cacher combien elle avait souffert d’abandonner cet enfant, qui lui avait encore demandé de l’emmener avec elle.
« Retournez le voir demain matin, lui dit milord Elmwood, et amenez-le ici. »
— « Ici ! » répéta-t-elle avec surprise.
— « Oui, répondit-il ; si vous le désirez, cette maison deviendra la sienne ; vous lui servirez de mère, et par conséquent il deviendra mon fils. »
Sandford, qui était présent, parut plus mécontent que jamais, en voyant cette preuve extraordinaire de tendresse donnée par milord à sa pupille ; mais tout en fronçant le sourcil, il essuyait des larmes de joie et d’attendrissement pour le petit Rhusbroock. Son chagrin venait de sa prévention, et ses larmes, d’un sentiment naturel d’humanité.
Rhusbroock fut donc amené chez son oncle, et toutes les fois que milord Elmwood voulait faire sa cour à miss Milner sans s’adresser directement à elle, il prenait son neveu sur ses genoux, causait avec lui et lui disait : « Je suis charmé que nous ayons fait connaissance. »
Au milieu de toutes ces alternatives de brouillerie et de raccommodement, de ces efforts variés, mais toujours délicats, entre miss Milner et son tuteur, pour ne pas se céder l’un à l’autre, aucun de ceux qui en étaient témoins ne doutait que tout ne dût finir par le mariage ; car le plus médiocre observateur s’apercevait facilement qu’un violent amour était la source de toutes les peines comme de tous les plaisirs qu’ils éprouvaient ; — lorsqu’un grand incident vint détruire entre eux toute espérance d’accommodement.
La brillante madame G… devait donner un bal masqué[1]. On envoya des billets à toutes les femmes de qualité, et miss Milner en reçut trois, qui lui furent d’autant plus agréables, qu’elle n’avait jamais été à un bal masqué. Comme, d’ailleurs, il devait avoir lieu chez une femme de distinction, elle se flatta que son tuteur n’aurait aucune objection à faire. Elle se trompait ; au premier mot qu’elle en dit à milord Elmwood, il la pria, d’un ton un peu sévère, de ne pas songer à y aller. Piquée de cette défense, et surtout de l’air dont elle était faite, elle n’hésita pas à répondre « qu’elle irait à ce bal certainement. »
Elle s’attendait à quelque reproche ; il ne répliqua pas un mot, et parut entièrement résigné. Ce silence tranquille alarma et affligea sa pupille ; elle eût préféré les plus dures réprimandes. Elle s’assied et cherche de quelle manière elle pourra le tirer de ce calme qui l’effraie. D’abord elle songe à le quereller — puis à l’adoucir — et enfin à le plaisanter. Ce dernier parti était le plus mauvais de tous, et c’est précisément celui qu’elle s’avisa de prendre.
« Avec toute votre sainteté, milord, lui dit-elle, je suis sûre que vous n’auriez absolument rien à dire contre ce bal, si j’y allais habillée en religieuse ? »
Pas un mot de réponse.
« C’est un habit, continua-t-elle, qui couvre une multitude de fautes ; qui sait s’il ne m’aiderait pas à faire votre conquête ; je ne voudrais pas même répondre que, sous ce costume si attrayant, le pieux M. Sandford lui-même ne sentît quelque chose pour moi. »
— « Oh ! » dit miss Woodley.
— « Pourquoi oh ? reprit tout haut miss Milner, quoique son amie eût parlé tout bas. Je ne fais que répéter ce que j’ai lu dans plusieurs auteurs, au sujet des nonnes et de leurs confesseurs. »
— « Votre conduite, miss Milner, lui dit lord Elmwood, fait assez connaître quels auteurs vous avez lus. Épargnez-vous la peine de les citer. »
Son orgueil fut vivement blessé de cette répartie ; et comme elle ne pouvait, aussi bien que son tuteur, maîtriser ses mouvemens, elle rougit de dépit, et eut peine à retenir ses larmes.
« Milord, dit miss Woodley, d’un ton si doux et si conciliant qu’il aurait dû les calmer tous deux, si vous-même vous accompagniez miss Milner ? Il y a des billets pour trois personnes. — De cette façon, tout pourrait s’arranger aisément. »
À ces mots, miss Milner se radoucit ; elle soupira, et attendit avec inquiétude qu’il souscrivît à cette proposition.
« Moi ! que j’aille là, miss Woodley, répondit-il, d’un air surpris, croyez-vous que j’irai faire le bouffon à une mascarade ? »
Miss Milner parut de nouveau aussi offensée qu’auparavant.
« J’y ai vu de graves personnages, milord, » dit miss Woodley.
— « Ma chère miss Woodley, s’écria mise Milner, pourquoi vouloir engager milord Elmwood à prendre un masque, au moment où il vient de quitter le sien ? ».
Milord ne put se contenir davantage, et il répondit : « Si vous croyez que je suis changé, madame, vous trouverez en effet que je le suis. »
Charmée d’avoir pu l’irriter, miss Milner sourit et s’applaudit elle-même. Elle allait continuer sur le même ton, lorsqu’avant qu’elle eût ajouté quatre mots, et à son grand étonnement, milord sortit de la salle.
Elle fut si piquée de cette brusque sortie, qu’elle se hâta de déclarer que, « de ce moment, elle le bannissait pour jamais de son cœur ; » et pour montrer combien peu elle se souciait de son amour ou de sa colère, elle demanda sa voiture, et dit qu’elle allait chez quelques-unes de ses amies qui avaient aussi des billets, afin de décider avec elles sous quel déguisement elle paraîtrait à ce bal ; car, à moins que de l’enfermer dans sa chambre, rien ne pourrait l’empêcher de s’y rendre. Toute représentation dans cet instant aurait été fort inutile ; miss Woodley le savait, elle la laissa partir sans lui en faire aucune.
Loin d’être de retour pour le dîner, miss Milner ne rentra que le soir fort tard. Lord Elmwood, au contraire, ne sortit point ; mais il ne prononça pas une seule fois le nom de sa pupille.
Il était déjà couché, lorsque miss Milner revint, aussi animée contre lui qu’elle l’était le matin ; et pour la première fois de sa vie, elle parut indifférente à ce qu’il pouvait penser de sa conduite. Songeant uniquement à ce qui l’avait occupée la plus grande partie du jour, dès qu’elle fut seule avec miss Woodley, elle ne lui parla que de son habit de bal ; elle lui dit qu’on lui en avait montré un grand nombre, aussi élégans que riches ; « et cependant, ajouta-t-elle, j’en ai pris un très simple et très uni ; mais il m’embellit au point que, quand je le porterai, vous pourrez à peine me reconnaître. »
— « Vous êtes donc bien décidée à aller à ce bal, si votre tuteur ne vous en parle plus ? »
— « Quand il m’en reparlerait, miss Woodley ; mon parti est pris. »
— « Mais vous savez, ma chère, qu’il vous a priée de n’y point paraître, et votre usage a toujours été de lui obéir. »
— « Oui, sans doute, comme à mon tuteur ; je lui obéirais de même, comme à mon mari ; mais jamais comme à mon amant. »
— « Cependant c’est le moyen de ne l’avoir jamais pour mari. »
— « Tout comme il lui plaira : s’il ne veut pas se soumettre à se montrer mon amant, je ne me soumettrai point à devenir sa femme ; il n’a pas pour moi l’affection que je veux dans un mari. »
Et elle se mit à répéter bien long-temps encore toutes ces vieilles maximes qu’elle avait cent fois dites à miss Woodley.
Elle se coucha enfin, pour rêver moins de son tuteur que du bal masqué. Comme il devait avoir lieu le soir, elle se leva de bonne heure, déjeûna et passa une grande partie du jour en déshabillé, tout occupée qu’elle était des préparatifs, de la nuit. Le premier de ses soins fut celui de sa coiffure, et le second, d’arranger son habit de façon qu’il pût développer toute la richesse de sa taille. Elle y réussit au point que miss Woodley, qui entra au moment où elle l’essayait, fut encore moins frappée de l’élégance de l’habit que de l’admirable effet qu’il faisait sur elle ; mais ce qui ne la surprit pas moins, ce fut le choix du costume. Il représentait une Diane, quoiqu’à dire vrai, les bottines et la jupe relevée avec grâce, mais assurément beaucoup plus haut que la cheville du pied, ne donnassent pas, au premier coup d’œil, l’idée d’une femme aussi modeste que la déesse. Tout en admirant, miss Woodley fit cette observation ; mais comme elle avait admiré d’abord, l’observation n’eut plus aucune force.
« Où est le lord Elmwood ? dit miss Milner, il ne faut pas qu’il me voie. »
— « Non, s’écria miss Woodley, je ne voudrais pas pour le monde entier, qu’il vous vît en ce moment. »
— « Eh bien ! reprit miss Milner en soupirant, pourquoi donc suis-je si enchantée de cet habit ? C’est de milord surtout qu’il me serait doux d’être admirée ; cependant il ne me verra pas sous cette parure. »
— « Il ne vous admirerait pas mise ainsi, » lui répondit miss Woodley.
— « Mais quel moyen trouverai-je d’éviter ses yeux, dit miss Milner ? S’il allait s’offrir à me donner la main jusqu’à ma voiture ? Mais non, — je crois qu’il n’est pas d’assez bonne humeur pour cela. »
Miss Woodley lui conseilla de s’habiller chez une des dames qui devaient l’accompagner au bal, et miss Milner approuva cet expédient.
Pendant le dîner, elle apprit que milord Elmwood devait aller, le soir même, à Windsor, afin d’être plus à portée de chasser, le lendemain matin, avec le roi. Cette nouvelle dissipa ses craintes, et elle en revint à l’idée de s’habiller dans sa chambre.
Milord Elmwood, qui était à table avec elle, lui parut, non pas gai, mais très calme. Il ne dit pas un seul mot du bal, et même il n’y songeait plus ; car, quoiqu’à ce sujet il eût été mécontent de sa pupille, et qu’il crût qu’elle n’aurait pas dû lui répondre qu’elle irait certainement, cependant il était loin de penser qu’elle en eût eu réellement la volonté, même au moment où elle lui faisait cette réponse, et surtout qu’elle eût persisté de sang-froid, après un jour de réflexion, dans un projet qu’il avait formellement désapprouvé. Elle, de son côté, s’imagina qu’il n’allait à Windsor que pour la laisser plus libre de passer la soirée où bon lui semblerait, sans être obligé de paraître en rien savoir, et par conséquent de s’en plaindre. — Miss Woodley, qui ne demandait pas mieux que de voir les choses comme elle désirait qu’elles fussent, finit par être du même avis, et consentit volontiers à s’habiller en nymphe des bois, pour accompagner son amie.
CHAPITRE XXVI.
À minuit et demi, miss Milner dans une chaise à porteurs, et miss Woodley dans une autre, sortirent de chez milord Elmwood pour aller chercher les dames qui, sous l’habit de nymphes et de chasseresses, devaient avec elles se rendre au bal, et former la suite de la déesse.
Il n’y avait pas deux minutes qu’elles étaient sorties, lorsqu’on frappa rudement à la porte. C’était milord Elmwood qui revenait en chaise de poste. Arrivé à Windsor, on lui avait dit que la chasse était remise à un autre jour, et il était aussitôt reparti pour Londres, après avoir instruit de la cause de son retour madame Horton et M. Sandford, qu’il trouva dans la salle à manger, il se fit apporter à souper, et demanda quelles étaient les personnes qui venaient de sortir de la maison.
« Nous avons été seuls toute la soirée, milord, » répondit madame Horton.
— « Mais, reprit-il, j’ai vu sortir d’ici deux chaises accompagnées de plusieurs domestiques, dont je n’ai pu distinguer la livrée. »
— « Nous n’avons eu aucune visite, » répéta madame Horton.
— « Et miss Milner non plus ? » demanda-t-il.
Ces mots furent comme un trait de lumière pour madame Horton ; elle s’écria : « Oh ! maintenant je sais… » — Puis elle s’arrêta, comme en sachant plus qu’elle n’en devait dire.
« Et que savez-vous, madame ? » demanda-t-il vivement.
— « Rien, répondit madame Horton, je ne sais rien, » secouant la tête, et levant les mains au ciel.
— « C’est ainsi qu’on parle, s’écria Sandford, quand on craint de dire ce qu’on sait ; et à présent, je soupçonne ce dont il s’agit. »
— « Sûrement, j’en sais plus que je n’en voudrais savoir, M. Sandford, » reprit-elle en levant les épaules.
Lord Elmwood contenait à peine son impatience.
« Expliquez-vous, madame, expliquez-vous. »
— « Cher milord, lui dit-elle, si vous voulez vous rappeler… »
— « Me rappeler quoi ? »
— « La querelle que vous avez eue avec votre pupille, au sujet d’un bal masqué. »
— « Que dites-vous ? elle n’est point allée à ce bal ! » s’écria-t-il.
— « Je ne suis pas sûre qu’elle y soit allée ; mais si vous avez vu deux chaises sortir de la maison, ce ne pouvait être que miss Milner et ma nièce qui s’y rendaient ensemble. »
Pour toute réponse, il sonne avec force.
« Faites descendre la femme de chambre de miss Milner, » dit-il à un de ses gens qui se présente.
— « Mais, milord, reprit madame Horton, toute autre que la femme de chambre pourrait vous dire aussi bien si miss Milner est ou n’est pas sortie. »
— « Peut-être que non, » répliqua-t-il.
La femme de chambre entre dans la salle.
« Où est votre maîtresse ? » lui dit milord Elmwood.
Cette femme n’avait reçu aucun ordre de cacher où était allée miss Milner ; mais un secret instinct qui dirige les femmes de chambre lui suggéra tout bas qu’il ne fallait pas dire la vérité.
« Où est votre maîtresse ? » répéta milord, plus haut qu’auparavant.
— Elle est sortie, milord. »
— « Pour aller où ? »
— « Madame ne me l’a pas dit. »
— « Et vous n’en savez rien ? »
— « Non, milord, » répondit-elle, et sans rougir. »
— « Est-ce cette nuit que le bal doit avoir lieu ? »
— « Je n’en sais rien, milord, en vérité. Mais je crois, milord, que ce n’est pas cette nuit. » Au moment où milord faisait cette dernière question, Sandford courut à la table qui était à l’une des extrémités de la salle, y prit quelques papiers et revint à sa place. À peine la femme de chambre eut répondu que ce n’était pas cette nuit, qu’il s’écria : « N’en croyez rien, c’est cette nuit, cette nuit même, milord, » et montrant les papiers du jour qu’il tenait, il indiqua l’endroit où il était question du bal.
« Sortez, dit milord Elmwood à la femme de chambre, j’ai fini avec vous. » — Elle sortit.
— « Oui, oui, en voici l’annonce, reprit Sandford, » la feuille à la main, et il lut le paragraphe suivant : L’honorable madame G… donne son bal masqué ce soir. — « Ce soir, milord, vous voyez. » — On croit que depuis longtemps on n’aura pas vu une assemblée aussi brillante. »
— « On ne devrait pas, dit madame Horton, mettre de telles choses dans les journaux, pour faire courir les jeunes femmes à leur ruine. »
Ce mot de ruine blessa les oreilles de milord Elmwood ; il dit au domestique qui était venu pour le servir d’emporter le souper ; il n’avait rien mangé, il ne s’était pas même assis à table, et dans ce moment, il se promenait en long et en large, abîmé dans ses réflexions.
Au bout de quelques minutes, un des gens de miss Milner entra pour quelque raison, et M. Sandford lui dit : « Avez-vous suivi votre maîtresse lorsqu’elle est allée au bal ? »
— « Oui, monsieur. »
Milord Elmwood s’arrêta aussitôt.
« Vous l’y avez suivie ? »
— « Oui, monsieur. »
Et milord se remit à marcher.
« Je voudrais bien savoir comment elle était habillée, » dit madame Horton. — Et s’adressant au domestique : « Savez-vous quels habits avait votre maîtresse ? »
— « Oui, madame, des habits d’homme. »
— « Des habits d’homme ! » s’écria milord Elmwood.
— « Vous nous faites un conte, assurément, » dit madame Horton au domestique.
— « Non, s’écria Sandford, je suis sûr qu’il dit vrai ; c’est un honnête garçon qui, pour tout au monde, ne voudrait pas mentir. — N’est-il pas vrai ? »
Lord Elmwood envoya de nouveau chercher la femme de chambre.
« Avec quel habit votre maîtresse a-t-elle été au bal ? » lui dit-il d’un ton si sévère qu’il semblait commander qu’on répondît en un seul mot, et surtout qu’on ne le trompât pas.
Une femme douée d’un peu moins d’effronterie n’aurait pas tergiversé devant un juge tel que milord. — Mais celle-ci lui répliqua : — « Elle est sortie dans ses habits ordinaires, milord. »
— « Était-ce l’habillement d’un homme ou celui d’une femme ? » demanda-t-il du même ton d’autorité.
— « Ah ! ah ! milord, moitié riant, moitié se récriant, ceux d’une femme, n’en doutez pas, milord. »
— « Faites venir le domestique, dit Sandford, et qu’il soit confronté avec elle. »
Le domestique vint un moment après ; mais milord Elmwood, dégoûté de l’interrogatoire, se retira au fond de la chambre et laissa Sandford questionner tout à son aise.
Celui-ci, avec l’importance et la gravité d’un juge de village, le dos tourné à la cheminée et les témoins devant lui, commença en s’adressant au domestique.
« Comment dites-vous qu’était habillée votre maîtresse, quand vous l’avez suivie jusqu’à la porte du bal ? »
— « Elle était habillée en homme, répondit l’autre d’un ton ferme et assuré. »
— « Dieu me pardonne ! Georges, comment pouvez-vous parler ainsi ? s’écria la femme de chambre. »
« Quel habit, dites-vous, qu’avait votre maîtresse ? »
— « Des habits de femme, je vous assure, monsieur. »
— « Voilà qui est bien étrange, dit madame Horton. »
— « Avait-elle ou n’avait-elle pas une robe ? »
— « Oui, monsieur, un jupon, » répliqua la femme de chambre.
« Et vous, dites-vous aussi qu’elle avait un jupon ? »
— « C’est ce que je n’ai pas exactement remarqué, répondit-il, mais je suis sûr qu’elle avait des bottes. »
— « Ce n’était point des bottes, répliqua vivement la femme de chambre. En vérité, monsieur, se tournant vers Sandford, ce n’était que des bottines. »
— « Ma mie, lui dit Sandford d’un ton benin, vous voilà prise par vos propres paroles ; car, qu’est-ce qu’une femme a besoin de bottes, grandes ou petites ? »
Impatienté de cette scène ridicule, milord Elmwood se lève, les fait sortir tous les deux, et regardant à sa montre, il voit qu’il est près d’une heure, « Quand croyez-vous, dit-il, qu’elle doive être de retour ? »
— « Peut-être pas avant trois heures du matin, » répondit madame Horton.
— « Trois heures ! bien plutôt six ! » s’écria Sandford.
— « Je puis attendre jusque-là avec patience, » dit milord en soupirant et profondément inquiet.
— « Il serait mieux de vous coucher, milord, reprit madame Horton ; en dormant, le temps s’écoule sans qu’on y songe. »
— « Oui, si je pouvais dormir, madame. »
— « Milord, voulez-vous faire une partie, lui dit Sandford, car je ne vous quitte pas qu’elle ne soit rentrée, quoique je ne sois pas accoutumé à veiller la nuit entière. »
— « La nuit entière ! répéta milord Elmwood, elle n’osera pas y rester toute la nuit. »
— « Mais après avoir osé, dit Sandford, y aller malgré votre défense, elle pourrait bien encore oser cela. »
— « Elle est en bonne compagnie au moins, milord, » dit madame Horton.
— « Elle ne sait pas elle-même, répliqua-t-il, dans quelle compagnie elle est. »
— « Comment pourrait-elle le savoir là, s’écria Sandford, puisque tout le monde y cache son visage ? »
C’est ainsi que le temps s’écoula jusqu’à cinq heures du matin. À la vérité, madame Horton s’était retirée à deux. et l’entretien entre milord Elmwood et Sandford en était devenu plus sérieux et plus défavorable encore à la pauvre miss Milner.
Pendant ce temps, elle était à ce bal, où elle avait cru que le plaisir l’attendait, et tout le plaisir qu’elle y trouva fut de se bien promettre de ne plus retourner de sa vie à un bal masqué. La foule et le bruit la fatiguaient. La liberté des propos offensait sa délicatesse ; quoiqu’il lui fût aisé de voir quelle était le premier objet de l’admiration générale, elle sentait, au milieu de tant de monde, qu’il manquait une personne pour l’admirer, et le remords de lui avoir désobéi pour si peu de plaisir la poursuivait sans cesse et ajoutait à ses ennuis. Elle serait même revenue chez elle beaucoup plus tôt si elle n’avait craint de quitter trop brusquement les dames qui l’avaient accompagnée, et qui ne se décidèrent à en sortir qu’à près de quatre heures et demie.
Le point du jour commençait à éclairer la chambre où milord Elmwood était avec Sandford, quand le bruit d’une voiture et un coup à la porte firent tressaillir milord sur sa chaise. Il devint pâle et trembla de tout son corps. Sandford était honteux de paraître s’en apercevoir, mais il ne put s’en empêcher, et il le força de boire un verre de vin : Milord, pour la première fois, se sentait assez faible pour avoir besoin d’un pareil secours.
Quel était le sentiment qui l’agitait ainsi, c’est ce qu’il ne serait pas facile de définir. Était-ce l’indignation de la conduite de miss Milner, et une satisfaction intérieure de se voir au moment de prendre sa revanche ? était-ce un mouvement de joie de ce qu’il n’avait plus rien à craindre pour elle, ou bien un serrement de cœur de la nécessité où il était de lui faire des reproches ? — Ce n’était peut-être pas un seul de ces sentimens, mais tous ces sentimens réunis et combinés ensemble.
Pour elle, excédée des fatigans plaisirs de la nuit, et plus disposée à la tristesse qu’à la joie, elle s’était endormie pendant le chemin, et elle dormait encore à moitié en descendant de voiture. « Passons chez moi tout de suite, dit-elle à sa femme de chambre, qui était restée dans la salle à l’attendre. » Mais un des gens de milord Elmwood accourut aussitôt et lui dit : « Madame, mon maître désire vous voir avant que vous entriez chez vous. »
— « Votre maître, s’écria-t-elle, n’est-il pas hors de Londres ? »
— « Non, madame, milord est revenu comme vous ne faisiez que de sortir, et il est resté en bas avec M. Sandford pour attendre votre retour. »
Ces mots eurent le pouvoir de l’éveiller. Ses yeux s’ouvrirent, mais la crainte, le chagrin et la honte s’emparèrent de son cœur ; elle s’appuya sur sa femme de chambre, comme ne pouvant supporter tous les mouvemens qui l’agitaient, et elle dit à miss Woodley :
« Faites mes excuses. Je ne puis le voir à présent. Ce n’est pas le moment. En vérité, je ne puis. »
Miss Woodley frémit de l’idée d’aller le trouver elle-même, au risque de l’irriter davantage. — « C’est à vous, lui dit-elle, qu’il veut parler ; pour l’amour de Dieu, ne lui désobéissez pas une seconde fois. »
— « Non, chère madame, n’y allez pas, lui dit sa femme de chambre ; il est comme un lion, il m’a déjà fort maltraitée. »
— « Bon dieu ! s’écria miss Milner, et d’un ton qui semblait prophétique, il n’est pas dit qu’il doive être mon mari, après tout ! »
— « Ah ! dit miss Woodley, veuillez seulement paraître soumise et repentante. Vous connaissez votre pouvoir sur lui, tout peut encore prendre un tour favorable. »
Elle tourna ses regards sur miss Woodley, et les yeux baignés de larmes et les lèvres tremblantes, — « N’ai-je pas l’air repentante ? » lui dit-elle.
En ce moment la sonnette se fit entendre avec force, et elles s’avancèrent vers la porte de l’appartement où était milord Elmwood.
« Non, vous ne me paraissez qu’effrayée, répliqua miss Woodley. Exprimez-lui vos regrets, demandez-lui pardon. »
— « Je ne le puis, dit-elle, si M. Sandford est avec lui. »
Un domestique ouvrit la porte et elle entra avec miss Woodley. Milord Elmwood avait eu le temps de calmer son agitation ; il reçut sa pupille avec une légère inclination de tête ; elle, au contraire, le salua profondément, et lui dit avec quelques signes d’humilité :
« Je suppose, milord, que j’ai fait une faute. »
— « Oui, mademoiselle, c’est la vérité, répondit-il ; mais ne croyez pas que j’aie dessein de vous faire aucun reproche, je veux, au contraire, dès ce moment vous délivrer de semblables craintes pour l’avenir.
Ces deux derniers mots, prononcés d’une voix ferme et du ton le plus décidé, percèrent le cœur de miss Milner ; cependant elle ne pleura ni ne soupira ; au contraire, surmontant sa douleur, elle répliqua, mais d’une voix altérée,
— « Je ne m’attendais pas à moins, milord. »
— « Vous attendez-vous aussi, mademoiselle, à tout ce que j’ai résolu de faire ? »
— « Pour ce qui me regarde, répondit-elle, je suppose que oui. »
— « Eh bien ! dit-il, vous vous attendez donc à nous voir, sous peu de jours, séparés pour jamais. »
— « J’y suis préparée, milord, » et elle tomba sur un fauteuil.
— « Milord, ce que vous avez à dire de plus, s’écria miss Woodley tout en pleurs, remettez à le dire demain matin. Miss Milner, vous le voyez, n’est pas en ce moment en état de l’entendre. »
— « Je n’ai rien à dire de plus, reprit-il froidement, — je n’ai plus maintenant qu’à agir. »
— « Lord Elmwood, s’écria miss Milner, partagée entre la douleur et la colère, vous pensez m’effrayer par vos menaces ; — mais je puis me séparer de vous. — Le ciel sait que je le puis. — Votre conduite envers moi, depuis quelques jours, m’en a donné le courage. »
Pour toute réponse, il se levait pour sortir, quand miss Woodley l’arrêtant, lui dit : « Ô milord ! ne la laissez pas dans la douleur où elle est plongée. Plaignez-la et pardonnez à sa faiblesse. » Elle allait continuer, et milord semblait disposé à l’écouter, mais Sandford élevant la voix, et d’un ton de reproche :
« Miss Woodley, dit-il, quel est votre dessein ? » Elle tressaillit et quitta milord.
Celui-ci se tourna aussitôt vers Sandford. — « Dispensez-vous, monsieur, de vous défier de moi ; j’ai porté mon jugement et je suis… » déterminé, allait-il dire ; mais miss Milner, qui craignait ce mot, l’interrompit en s’écriant :
— « Oh ! si mon pauvre père pouvait connaître tous les chagrins que j’ai éprouvés depuis sa mort, combien il se repentirait du fatal protecteur qu’il m’a choisi ! »
Cet appel à la mémoire de son père, et cette allusion au secret amour qu’elle avait nourri si long-temps, affecta beaucoup milord Elmwood. Il se sentit touché ; mais honteux de l’être, il se hâta de surmonter son émotion ; cependant il resta quelque temps incertain s’il devait sortir ou rester, parler ou garder le silence ; à la fin se tournant vers elle :
« Attendez, lui dit-il, un autre moment pour en appeler à votre père. Dans cet état, l’œil fixé sur cet habillement, il ne pourrait vous reconnaître. Au milieu de vos frivoles amusemens, rappelez-vous plutôt son idée, pour qu’elle vous en fasse rougir ; mais ne prononcez pas son nom uniquement par dépit d’être contredite, et pour blesser le cœur du plus tendre ami que vous ayez. »
Ces derniers mots proférés d’un ton vrai et passionné, alarmèrent Sandford. Il saisit un flambeau, et prenant son ami par le bras, il l’entraîna hors de la chambre, ne cessant de lui dire : « Allons, milord, il faut vous retirer. — Il est tard. — Le jour paraît. C’est presque l’heure de se lever ; » et à force de répéter, ou plutôt de crier ces pressantes exhortations, il intercepta tout ce que milord Elmwood et les autres auraient pu vouloir dire ou entendre.
Milord fut donc forcé de sortir de la chambre, — et telle fut la conclusion de cette scène.
CHAPITRE XXVII.
Deux jours se passèrent dans la plus cruelle inquiétude du côté de miss Milner ; car, ni les paroles ni la contenance de milord Elmwood ne marquaient le plus léger changement dans les sentimens qu’il avait montrés la nuit du bal. Cependant il ne s’était pas expliqué d’une manière positive ; il avait plutôt fait entendre que déclaré ses intentions ; car, bien qu’il eût dit qu’il voulait la délivrer de toute crainte de reproches, de sa part, pour l’avenir ; — et qu’elle devait s’attendre à le voir se séparer d’elle sous peu de jours, cependant cet arrêt n’était pas solennellement prononcé, et c’est d’après le sens douteux des expressions dont il s’était servi, que miss Milner flottait entre l’espérance et la crainte.
Miss Woodley, qui lisait dans l’ame de son amie, malgré tous les efforts de miss Milner pour dévorer ses peines, la conjura d’accepter sa médiation et de permettre qu’elle demandât un entretien particulier à milord ; — promettant, si elle le trouvait inflexible, de se conduire avec une juste fierté ; que si, au contraire, il paraissait disposé à une réconciliation, elle la ménagerait de telle manière que la bonne intelligence se rétablirait entre eux, sans qu’elle, ou son tuteur, eussent à se plaindre ; mais miss Milner lui défendit très positivement de s’en mêler, et tout en lui avouant combien son cœur était déchiré, elle déclara d’un ton décidé, qu’après ce qui s’était passé entre elle et milord Elmwood, c’était à lui à faire le premier les avances, et qu’autrement, elle ne consentirait jamais à se raccommoder avec lui.
« Je crois connaître le caractère de milord Elmwood, dit miss Woodley, je doute qu’on puisse l’amener facilement à demander pardon d’une faute qu’il pense que vous avez commise. »
— « Eh bien ! il ne m’aime donc pas ? »
— « Bon ! bon ! miss Milner, c’est votre vieil argument ! Il vous aimerait moins, peut-être, s’il se soumettait à toutes vos volontés. Considérez qu’il n’est pas moins votre tuteur que votre amant, qu’il est dans ses vues de devenir votre mari, et qu’il est trop honnête homme pour vous accorder, avant le mariage, une supériorité à laquelle il ne voudrait pas se soumettre après. »
— « Mais la tendresse et même la seule politesse font à un amant un devoir de la soumission envers sa maîtresse ; puisque je n’ai pu l’y amener de lui-même, je l’y forcerai malgré lui ; j’y essaierai du moins, et une bonne fois, je connaîtrai ma destinée. »
— « Que prétendez-vous donc faire ? »
— « Inviter lord Frédéric à venir ici, et demander à mon tuteur de m’unir avec son rival ; et vous verrez ce qu’alors deviendra toute sa fierté. »
— « Mais alors même, quand il voudrait s’humilier, il ne sera plus temps. Si vous exécutez ce projet, vous êtes perdue. Vous vous précipitez dans les bras d’un homme que vous n’aimez pas, et le malheur de votre vie tout entière en sera la fatale conséquence ; ou bien voulez-vous obliger M. Dorriforth, milord Elmwood, voulais-je dire, à se battre une seconde fois avec lord Frédéric ? »
— « Oui, oui, appelez-le Dorriforth, répondit elle avec un torrent de larmes, je vous remercie de l’avoir appelé de ce nom. C’est sous ce nom seul qu’il m’est encore cher. »
— « Pourtant, miss Milner, avec quel ravissement n’avez-vous pas reçu la déclaration de son amour ? et alors il était milord Elmwood. »
— « Mais sous ce nom, je n’ai trouvé en lui qu’un tyran ; sous le premier, c’était l’ami le plus tendre. »
Quoique miss Milner se permît souvent d’épancher ainsi ses chagrins dans le sein de son amie, devant milord Elmwood elle gardait constamment un maintien si fier qu’il en était surpris lui-même, quoiqu’il fût celui peut-être qui avait toujours cru le moins à son amour pour lui ; mais comme elle craignait, au contraire, de lui avoir trop laissé voir toute la force de ses sentimens, elle voulut adopter une méthode différente. Elle chercha à reprendre ce caractère de hauteur qui lui avait si souvent réussi auprès de ses amans, et elle en fit l’essai sur le seul homme qui, de son aveu même, l’avait rendue sensible ; mais tout en affectant ce caractère si parfaitement, que miss Woodley s’y trompa plus d’une fois, elle recueillait, avec une attention inquiète, toutes les circonstances les plus légères qui pouvaient ranimer ses espérances ou confirmer son désespoir. Malheureusement la conduite de milord Elmwood n’était propre qu’à la désespérer. Il se montrait, à son égard, froid, poli et indifférent ; mais ce qu’il était pour lors ne pouvait faire oublier à miss Milner ce qu’elle l’avait vu auparavant. Elle se rappelait avec délices toute l’ardeur de sa première déclaration, et toutes les marques que, depuis, il lui avait données de son amour. Ce qui l’empêchait aussi de renoncer à tout espoir, c’est qu’elle connaissait la constance de milord dans tous ses sentimens, et qu’ainsi ceux qu’elle lui avait inspirés ne pouvaient être déjà entièrement arrachés de son cœur ; c’est qu’elle remarquait aussi dans M. Sandford plus d’empressement que jamais à la rabaisser aux yeux de milord, et une attention singulière à empêcher celui-ci de rester long-temps avec elle, Elle en conclut que, puisque son ami montrait tant de craintes de le voir reprendre ses premières chaînes, elle avait, à son tour, lieu d’espérer qu’il les reprendrait.
Mais la réserve et même l’indifférence qu’elle affectait depuis quelques jours, et qui auraient pu la conduire à son but, devinrent un rôle si fatigant pour elle, qu’elle ne put y persévérer, sans appeler la dissipation à son secours, Elle ne cessait de sortir, de faire des visites sans dire où et avec qui ; elle rentrait encore plus tard que de coutume. — Elle paraissait très gaie, chantait, riait et ne soupirait jamais — que quand elle était seule.
Milord Elmwood différait encore de prendre sa dernière résolution, bien déterminé à la tenir dès qu’une fois il l’aurait prise.
Pour miss Woodley, elle était vivement alarmée, et ce n’était pas sans sujet ; elle voyait que son amie se préparait tant de chagrins, qu’elle finirait par en être accablée. Souvent elle voulait lui faire de nouvelles représentations ; puis elle renonçait à ce dessein, ne sachant que trop qu’elle ne serait point écoutée. Elle voulait aussi parler à milord Elmwood, et, à l’insu de sa pupille, plaider en sa faveur ; mais milord, qui avait pénétré son intention, l’évitait avec soin et d’une manière marquée. Restait M. Sandford, avec qui elle aurait pu parler de miss Milner, si elle n’eût trouvé encore plus dur d’entendre exagérer les torts de son amie que de n’en point parler du tout. Elle se trouva donc réduite au rôle muet de spectatrice, et forcée d’attendre en tremblant le moment où celle qui méprisait aujourd’hui ses conseils viendrait près d’elle chercher, mais trop tard, un soulagement à ses peines.
Cependant quelques mots de M. Sandford avaient donné à miss Woodley une lueur d’espérance ; un jour qu’il l’entretenait à ce sujet, non pour la consoler, mais pour exhaler son ressentiment contre milord Elmwood, il s’écria :
— « Et cependant, quoiqu’il ait tant à se plaindre, il n’a pu encore prendre la résolution de ne plus penser à elle. Il hésite ; il diffère ; jamais dans aucune autre occasion je ne lui ai trouvé une ame si faible. »
Ces paroles firent le plus grand plaisir à miss Woodley. Elle ne pouvait pourtant s’empêcher de voir que plus cette résolution était tardive, plus elle serait immuable ; elle craignait à chaque instant de voir arriver celui où milord Elmwood bannirait pour toujours miss Milner de son cœur.
Parmi les épreuves auxquelles celle-ci soumettait le caractère de son tuteur, une des plus impardonnables était le plaisir qu’elle prenait souvent à parler devant lui de quelques-uns de ceux qu’on savait lui avoir fait la cour, et d’en parler avec la faveur la plus marquée. C’était cruellement tourmenter le cœur de milord Elmwood, mais il n’en montrait pas moins la même égalité d’humeur ; il ne paraissait point piqué, il ne paraissait pas, non plus, insouciant jusqu’à l’impertinence. Il se présenta pourtant une occasion où tout le calme de son ame fut près de l’abandonner.
Entrant un soir dans le salon, il tressaillit et recula deux pas, à la vue de milord Frédéric Lawnly assis auprès de miss Milner, et causant avec elle d’un ton très animé.
Il est vrai que madame Horton et miss Woodley étaient présentes, que milord Frédéric parlait assez haut pour être entendu, et que le sujet de la conversation était assez indifférent ; mais il parlait avec ce degré de chaleur et d’intérêt qui anime toujours un amant, quand il s’entretient avec celle qu’il aime, quel que soit l’objet de cet entretien.
Au moment où milord Elmwood tressaillit, c’est-à-dire au moment où il entra dans la salle, milord Frédéric se leva.
« Je vous demande pardon, milord, dit milord Elmwood, je vous assure que d’abord je ne vous ai pas reconnu. »
— « C’est à moi, milord, à vous demander pardon, répondit Frédéric, pour être entré chez vous sans votre aveu. C’est un accident qui en a été la cause. Miss Milner était dans la voiture d’une dame de ses amies, elle a failli être versée par la maladresse du cocher, et elle a bien voulu me permettre de la ramener dans la mienne. »
— « J’espère que vous n’êtes pas blessée, dit milord Elmwood à miss Milner » ; mais sa voix était si altérée par le trouble de son cœur, qu’à peine il put articuler ce peu de mots, et ce trouble ne venait pas de la crainte que sa pupille fût blessée ; l’air de gaîté répandu sur son visage eût suffi pour le rassurer, et, à dire vrai, il ne croyait pas un mot du récit qu’on lui faisait ; c’était la présence inattendue de milord qui l’avait mis hors de lui ; et dans ce moment il lui fut impossible de dissimuler sa surprise et la force du coup qu’il venait de recevoir.
Milord Frédéric, qui ne savait rien de leur futur mariage, car on en avait fait un secret même à tous les domestiques de la maison, n’attribua un désordre aussi visible qu’au ressentiment que depuis leur combat le tuteur pouvait conserver contre lui ; quoique milord eût protesté à l’oncle de Frédéric, qui l’était venu voir au sujet de miss Milner, qu’il ne gardait aucun souvenir de ce qui s’était passé entre son neveu et lui, et qu’il consentirait à son mariage avec miss Milner, si elle y consentait elle-même, milord Frédéric n’avait jamais cru à la sincérité de cette déclaration, et il aurait toujours eu la délicatesse de ne pas entrer chez milord Elmwood s’il n’avait été encouragé par l’invitation de miss Milner, et surtout par son amour pour elle. Il ne vit donc, comme je l’ai dit, dans l’émotion de milord Elmwood, qu’une preuve de son ressentiment, tandis que miss Milner et miss Woodley l’attribuaient à une cause bien différente.
Milord Frédéric n’eut aucune envie de se rasseoir, il salua profondément la compagnie et il sortit ; mais miss Milner l’accompagna jusqu’à la porte, et lui renouvela ses remercîmens du secours qu’il lui avait donné.
Milord Elmwood était dans une violente agitation, et ce qui l’augmentait encore, c’était de ne pouvoir la cacher. Il tremblait de tout son corps. Il voulut parler, et ne put que bégayer ; il en rougit davantage, et toujours plus confus, il finit par être dans un état digne de pitié.
Miss Milner, malgré tout l’enjouement qu’elle affectait et malgré toute sa hardiesse naturelle, n’eut pourtant pas le front de paraître s’apercevoir de son trouble ; elle n’osait en jouir qu’à la dérobée. Fort à propos pour milord, madame Horton et miss Woodley entamèrent quelques lieux communs, et il se remit, mais peu à peu et lentement, car l’impression qu’il avait reçue était trop profonde pour s’effacer aisément. Fort à propos encore, M. Sandford entra ; comme il ne savait rien de ce qui s’était passé, sa présence fit une diversion utile. Il adressa la parole à milord, et ils passèrent bientôt dans le cabinet d’étude pour y continuer leur entretien. Miss Milner, prenant son amie avec elle, se retira aussi dans sa chambre, et là, se livrant à tous ses transports :
« Il est à moi, s’écria-t-elle, il m’aime ; il est à moi pour jamais ! »
Miss Woodley la félicita du bonheur qu’elle avait de n’en pas douter : pour elle, elle avoua qu’il lui restait encore des craintes.
« Et quelles craintes ? ne voyez-vous pas qu’il m’aime ? »
— « Je vois, répondit miss Woodley, ce que j’ai toujours cru ; mais en même temps, je pense que s’il vous aime encore, il a assez de bon sens pour savoir qu’il doit vous haïr. »
— « Et qu’est-ce que le bon sens peut avoir à démêler avec l’amour, répondit miss Milner ? Si mon amant pouvait opposer sa raison à la passion que je lui inspire… »
Elle allait répéter encore tous ses anciens argumens, si miss Woodley ne l’eût interrompue pour lui demander l’explication de sa conduite avec milord Frédéric, dont après tout, lui dit-elle, elle se jouait cruellement, si elle ne se servait de lui que comme d’un instrument propre à aiguillonner l’amour de milord Elmwood.
« Point du tout, ma chère miss Woodley, répliqua miss Milner, je vous assure que d’aujourd’hui j’ai fini avec milord Frédéric. Il est vrai que sans lui, je n’aurais pas eu la preuve que je désirais des sentimens de milord Elmwood ; mais lord Frédéric n’a reçu de moi pour sa peine aucun encouragement, aucune lueur d’espérance. Non, ne me soupçonnez pas d’avoir pu lui en donner, quand mon cœur est tout à un autre, et je vous proteste que la cause qui a amené ici Frédéric est exactement celle qu’il a expliquée devant vous. Je vous avouerai même que, sans le dessein où j’étais d’éveiller la jalousie de milord Elmwood, j’aurais mieux aimé marcher à pied dans les rues, que d’agréer les offres de son rival. Mais il m’a si vivement pressée de les accepter, et lady Evans, car c’est dans sa voiture que j’étais, a si fort appuyé ses instances, qu’il n’a pu tirer de mon consentement aucune induction favorable.
Miss Woodley allait répliquer, mais miss Milner se hâta d’ajouter :
« Si votre intention est de me dire que j’ai eu tort, je ne puis du moins me repentir de ce que j’ai fait, lorsqu’autrement je n’aurais jamais pu si bien me convaincre de tout l’amour qu’a pour moi milord Elmwood. Avez-vous vu, oh ! je crains que vous n’ayez pas bien vu comme il tremblait, comme cette voix si mâle faiblissait, ainsi que fait quelquefois la mienne. Son cœur si fier était humilié, comme le mien l’est aussi de temps en temps. Oh ! miss Woodley, mon indifférence pour lui n’était qu’affectée, et je vois à mon tour que la sienne pour moi n’était pas plus réelle. C’était peu de nous aimer, je suis sûre à présent que nous nous aimons d’un amour égal. »
— « Eh bien ! en supposant même que vos espérances soient fondées, je n’en pense pas moins qu’il est très nécessaire que milord Elmwood sache dès à présent, et de manière à n’en pouvoir douter, que c’est en effet un accident, car je vous avoue que je n’y ai pas cru moi-même, qui a conduit ici milord Frédéric. »
— « Non, non, ce serait détruire l’ouvrage que j’ai si heureusement commencé ; point d’explication, laissons milord agir d’après les mouvemens de son cœur, et maintenant que je connais toute la force de son amour, au lieu d’aller à lui, j’attendrai avec confiance qu’il vienne s’humilier devant moi. »
CHAPITRE XXVIII.
Elle attendit trois jours entiers dans la plus vive impatience, mais en vain ; pas la plus légère marque de soumission ; au contraire milord Elmwood, quelques heures après cette visite du lord Frédéric, dont il avait paru si profondément affecté, était redevenu précisément le même qu’auparavant ; si ce n’est que depuis on le voyait moins rêveur, même plus gai de temps en temps, et que cette gaîté avait tout le caractère de la franchise. Miss Milner se tourmentait ; elle commençait à s’alarmer, mais elle aurait eu honte d’avouer ces alarmes humiliantes, même à miss Woodley ; elle soutint devant le monde le ton qu’elle avait pris ; mais quand elle était seule, elle tombait dans une tristesse plus profonde que jamais. Elle cessa de s’applaudir d’avoir amené chez elle lord Frédéric ; elle trembla qu’il n’imaginât quelque prétexte d’y revenir encore, et le poids de toutes ces inquiétudes, que par orgueil elle ne voulait point faire partager à sa tendre amie, n’en étaient que plus accablans pour elle.
Une après-midi qu’elle était dans son cabinet de toilette avec miss Woodley, et que toutes deux gardaient le silence, pour ne pas se découvrir mutuellement, l’une, les chagrins qu’elle dévorait, l’autre, les inquiétudes qui ne cessaient de l’agiter, un des gens de milord Elmwood frappa doucement à la porte, et remit une lettre à miss Milner. À la vue du domestique qui la portait et de l’écriture de l’adresse, elle ne put douter qu’elle ne vînt de milord Elmwood ; elle la posa sur sa toilette, comme si elle eût craint de l’ouvrir.
« Que vous a-t-on remis ? » dit miss Woodley.
— « Une lettre du lord Elmwood, » répondit miss Milner.
— « Bon Dieu ! » s’écria miss Woodley.
— « Bon ! reprit l’autre, il m’écrit pour me demander pardon, je n’en doute pas ; » et sa répugnance à ouvrir la lettre prouvait clairement combien, au contraire, elle en doutait.
— « Ne la lisez-vous pas à présent ? » dit miss Woodley.
— « Non, » — répliqua son amie, tremblante de toutes ses forces.
— « Voulez-vous dîner auparavant ? » reprit miss Woodley.
— « Non, car si je ne sais pas ce qu’il me marque, je ne saurai pas non plus comment je dois, à dîner, me conduire vis-à-vis de lui. »
Il se fit un moment de silence — miss Milner prit la lettre — examina attentivement l’adresse — le cachet, — regarda entre les plis ; — elle semblait vouloir d’un œil furtif en dérober quelque chose, sans avoir le courage d’arriver pleinement, et tout d’un coup, à la connaissance de ce qu’elle contenait.
À la fin, la curiosité l’emporta sur ses craintes, elle ouvrit la lettre, et à peine capable de la tenir entre ses mains, elle lut ce qui suit :
« Mademoiselle,
« Quand je n’ai vu en vous que ma pupille, mon amitié pour vous a été sans bornes ; — quand j’ai considéré toutes les grâces, toutes les qualités qui vous rendent l’ornement des cercles les plus brillans, mon admiration a égalé mon amitié ; — et lorsque les circonstances m’ont permis de vous regarder sous le rapport bien plus tendre encore, de l’épouse qui m’était destinée, mon amour a laissé loin derrière lui tous ces faibles sentimens.
« Que vous soyez toujours l’objet de mon amitié, de mon admiration et même de mon amour, je ne prétends pas, en le niant, chercher à me tromper et à vous tromper vous-même ; mais je déclare, avec autant de vérité, que les conseils de la prudence et de la raison l’emportent dans mon cœur, et que, désormais, je souhaite que vous ne voyiez en moi qu’un homme qui désire sincèrement votre bonheur. Si j’ai pu me flatter que je serais un jour l’époux de votre choix, l’époux qui aurait mérité ce choix par le plus tendre attachement, c’était de ma part une erreur présomptueuse, je l’avoue et j’en rougis ; mais, je vous en conjure, épargnez-moi de nouvelles épreuves ; pendant huit jours, seulement, ne m’insultez pas par une préférence ouverte pour un autre ; après ce court espace de temps, j’aurai pris congé de vous — pour toujours.
« Je parcourrai l’Italie et quelques autres parties du continent ; de là, je me propose de passer dans les Indes occidentales, où j’ai des possessions. — Je ne reviendrai en Angleterre qu’au bout de quelques années, et alors, plus disposé, je l’espère, à contracter un engagement que me prescrit l’intérêt de mon nom, — engagement qui, une fois, me parut bien doux, mais dont, en ce moment, tous mes vœux seraient de pouvoir être dispensé pour jamais.
« Si je dois rester encore ici huit jours, c’est pour régler plusieurs affaires dont la plus importante est de transmettre à un ami dont je connaisse la droiture et la sensibilité, tous les actes qui m’ont donné sur vous le pouvoir d’un tuteur. Cet ami, le lendemain de mon départ, et sans aucun mot de plainte ou de reproche de ma part, remettra ces titres entre vos mains — et au moment où je me démets des fonctions qui m’étaient confiées, si votre père lui-même pouvait connaître mes motifs, il approuverait ma conduite.
« Maintenant, ma chère miss Milner, ne permettez pas qu’un ressentiment affecté, que des marques de dédain ou de légèreté, troublent le calme dont je voudrais jouir pendant ces huit jours. En m’accordant ce que je vous demande, laissez-moi croire que vous me rendez quelque justice, que vous pensez que, depuis le moment où vous avez été confiée à mes soins, j’ai fidèlement rempli quelques parties de mes devoirs. Si dans d’autres j’ai été au-dessous de ce que vous deviez attendre de moi, n’attribuez mes fautes qu’à la faiblesse de mes moyens, et non à aucune négligence volontaire ; mais ces fautes, quel qu’en ait été le principe, je les reconnais, et je vous en demande pardon.
« Si le temps, les voyages, et une grande variété d’objets peuvent étouffer dans mon cœur de plus tendres sentimens, du moins suis-je sûr de ne jamais perdre ce vif intérêt que j’ai toujours pris à votre bonheur ; — et c’est avec une sollicitude que je ne puis décrire, c’est pour l’amour de vous et de moi, c’est au nom de votre père, qu’au moment de me séparer de vous, je vous conjure de ne jamais commencer aucune démarche importante, sans y apporter les plus sérieuses réflexions.
- « Je suis, Mademoiselle,
- « Votre plus sincère ami,
- « Elmwood. »
- « Votre plus sincère ami,
- « Je suis, Mademoiselle,
Après avoir lu chaque mot de cette lettre, elle la laissa échapper de ses mains, sans proférer une seule parole, mais pâle, et la mort dans les yeux. — Elle semblait avoir perdu le mouvement et la vie ; miss Woodley, depuis longtemps témoin de toutes ses différentes angoisses, ne l’avait jamais vue dans un pareil état.
« Je n’ai pas besoin de lire cette lettre, lui dit-elle, il suffit de vous regarder pour voir ce qu’elle contient. »
— « Milord, en me regardant pourra donc découvrir tout ce que je souffre ! M’en préserve le ciel ! ce serait encore ajouter à mes peines. »
Quoiqu’elle pût à peine se remuer, elle se lève, s’approche d’une glace, et s’étudie à prendre un extérieur moins capable de la trahir aux yeux de milord. Peine inutile ! Hélas ! c’est uniquement de la sérénité de l’ame que dépend celle du visage !
« Efforcez-vous plutôt, dit miss Woodley, de sentir réellement ce que vous voulez que vos traits expriment. »
— « Ainsi ferai-je, répondit-elle ; je saurai ne sentir qu’une juste fierté, que le mépris bien dû à la manière dont il me traite. »
Et tel était son désir de lui faire voir ce qu’elle annonçait, qu’elle tâcha de s’en pénétrer et de calmer son ame.
« Oui, se disait-elle à elle-même, je n’ai plus que quelques jours à rester avec lui ; encore quelques jours, et nous sommes séparés pour jamais. Eh bien ! pour si peu de temps, il est de mon devoir de lui obéir, ou plutôt de faire ce qu’il me demande, et même il me sera bien doux de lui laisser une impression qui, peut-être, pourra diminuer l’opinion défavorable qu’il a de moi. Si, dans toute autre occasion, ma conduite a été répréhensible, dans celle-ci, du moins, je veux mériter ses éloges. La destinée que je me suis faite moi-même, je saurai la supporter à ses yeux ; je lui prouverai qu’une femme qui lui a si malheureusement montré toute sa faiblesse, conserve encore quelque courage — le courage de lui dire adieu, sans laisser paraître aucune angoisse affectée ou réelle, quoique ma mort en doive être, bientôt après, la fatale conséquence. »
Telles furent ses résolutions, et telles elle les exécuta. Le juge le plus sévère n’aurait pu faire le plus petit reproche à sa fermeté, depuis le moment où elle avait reçu la lettre de milord Elmwood. Il est bien vrai que de temps en temps, elle se sentait des retours de faiblesse, mais elle savait aussitôt les combattre, et presque toujours les surmonter.
La première fois qu’elle le vit depuis cette lettre fatale (ce fut le même jour, dans l’après-midi), elle avait un petit concert d’amateurs, et elle chantait, en s’accompagnant elle-même, quand milord entra. Les connaisseurs remarquèrent aussitôt qu’elle s’écartait du ton ; mais milord n’était pas connaisseur, il ne s’en aperçut pas.
Ils eurent, dans la soirée, plusieurs occasions de se parler ; mais ce ne fut que sur des sujets indifférens, et avec beaucoup plus de politesse que d’aisance. Pour donner une idée de la manière d’être de milord Elmwood, il y avait, comme dans sa lettre, du respect, de la bienveillance, du calme et de la décision. Quelques personnes restèrent à souper, ce qui leur épargna l’embarras de se trouver presque seuls vis-à-vis l’un de l’autre.
Le lendemain, ils déjeunèrent en particulier. Au dîner, il y eut beaucoup de monde. — La soirée et le temps du souper, milord les passa dehors.
Ainsi les derniers momens s’écoulaient aussi tranquillement qu’il l’avait désiré, et miss Milner ne s’était pas encore démentie un instant.
Le troisième jour, à dîner, la compagnie fut nombreuse.
« Milord, dit un des convives, votre départ est donc décidément fixé à mardi matin ? »
On était au vendredi.
« Oui, » répondit Sandford, en même temps que milord Elmwood, et Sandford, mais non pas son ami, regarda miss Milner. Pour celle-ci, la main qu’elle portait à sa bouche fit un léger mouvement ; mais aucune autre émotion ne marqua l’état de son ame.
« Ah ! mon cher Elmwood, dit un autre, vous nous ramènerez ici, je le crains bien, une épouse étrangère, et je ne vous le pardonnerai pas. »
— « Sans doute, dit un troisième convive, c’est-là le sujet de son voyage, je n’en doute point. »
Sandford se hâtant de prévenir sa réponse, s’écria : « Eh bien ! quelle raison pourrait l’empêcher de prendre une épouse étrangère ? N’est-ce pas ainsi que se marient les rois ? et y a-t-il beaucoup d’hommes plus heureux dans leur ménage que certains rois que nous connaissons ? »
Milord Elmwood regarda du côté opposé à la place où était miss Milner.
« Et vous, mesdames, dit un convive campagnard, qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que milord doive quitter l’Angleterre pour aller chercher une épouse ? » et il fixa miss Milner, comme pour lui demander son avis.
Miss Woodley, pour épargner à son amie l’embarras de répondre sur un sujet si délicat, se hâta de satisfaire elle-même à la question. « Monsieur, dit-elle, en quelque lieu que milord Elmwood se marie, je ne doute pas qu’il ne soit heureux. »
— « Mais vous, madame, qu’en dites-vous ? » reprit le campagnard, en fixant de nouveau miss Milner.
— « Qu’en quelque lieu que milord Elmwood se marie, il mérite d’être heureux, » répondit-elle avec beaucoup d’empire sur sa voix et sur son maintien ; car miss Woodley, en parlant la première, lui avait donné le temps de se recueillir.
Le feu monta au visage de lord Elmwood, comme elle prononçait ce peu de mots ; miss Woodley crut même avoir vu quelques larmes dans ses yeux.
Pour miss Milner, ce n’est pas de ce côté qu’elle tourna les siens.
L’instant d’après, milord trouva moyen de changer le sujet de la conversation ; mais son départ fut encore de temps en temps remis sur le tapis. Le nombre des chevaux, des domestiques et des voitures qu’il emmenait fut compté avec la plus exacte précision, et il fallut que miss Milner entendît tous ces détails d’un voyage dont la seule idée la faisait frémir.
Aussitôt après le dîner, les dames se retirèrent, et depuis ce moment, quoique la conduite de miss Milner fût la même, son air et le son de sa voix parurent entièrement altérés ; pour tout au monde, elle n’aurait pu donner le moindre signe de gaîté ; pour tout au monde, elle n’aurait pu parler avec quelque vivacité. Souvent elle commençait sur un ton, et trois mots après, elle en avait déjà pris un autre ; son visage n’était plus le même, ses yeux avaient perdu leur éclat, ses lèvres le pouvoir de se remuer, sa tête ne se soutenait plus, et tout soin d’elle-même lui était indifférent. N’ignorant pas combien elle était changée, sentant bien mieux encore les peines secrètes dont ce changement était l’ouvrage, elle aurait voulu se cacher aux yeux du seul homme pour qui elle eût désiré d’être belle. Elle se renfermait chez elle, seule ou avec miss Woodley, et elle aurait dès lors cessé de se montrer, si cette conduite, eût pu s’accorder avec les devoirs de civilité dont les désirs de son tuteur lui faisaient une loi.
Miss Woodley était si touchée des tourmens de son amie, que si sa raison ne lui eût dit que l’inflexibilité de milord résisterait à tous ses efforts, elle se serait jetée à ses pieds et l’aurait conjuré de r’ouvrir son cœur à ses premiers sentimens, comme le seul moyen de sauver d’une mort certaine sa pupille bien-aimée. Mais la connaissance qu’elle avait du caractère de milord et de la parole qu’il avait donnée à Sandford d’être inébranlable dans la résolution qu’il aurait prise une fois, et les plans de voyage qu’il avait arrêtés, tout lui prouvait que le seul résultat de son humble démarche serait d’exposer l’amour et la délicatesse de miss Milner aux dédains les plus honteux.
Si le départ de milord Elmwood n’était pas chaque jour le sujet de la conversation, sujet qu’il avait soin d’éviter, chaque jour, du moins, quelque nouvel apprêt frappait les yeux et les oreilles de miss Milner ; et à la vue du spectre le plus affreux, elle eût été moins saisie d’horreur, que lorsqu’en passant par hasard dans une des salles, elle vit des malles et des coffres cloués, cordés et tout prêts à être envoyés à Venise. À ce spectacle, elle s’enfuit sans songer à ceux avec qui elle était, et courut cacher ses larmes dans le lieu le plus écarté de la maison. — Là, elle appuie sa tête sur ses mains, les inondant de pleurs et tâchant de chasser de sa mémoire l’horrible image qui la poursuivait. En ce moment elle entend marcher auprès d’elle dans cet endroit, où elle se croyait loin de tout le monde, elle lève les yeux et voit milord Elmwood. La fierté fut le premier sentiment de miss Milner, la fierté que lui inspirait la honte de l’état où elle paraissait devant lui.
Elle le fixa, comme pour lui dire, — « que me voulez-vous à présent ; milord ? »
Et lui s’inclina comme pour lui répondre, « pardon d’avoir troublé votre solitude, » et il se retira sur-le-champ.
Tous deux s’entendirent parfaitement, quoiqu’aucun d’eux n’eût proféré un seul mot.
La juste interprétation, qu’elle donna au silence de milord la ranima pour un moment ; elle remercia cent fois le ciel de lui avoir ménagé cette occasion pour la convaincre de sa profonde indifférence et du mépris qu’il faisait de ses larmes.
Le lendemain était la veille du jour de son départ où elle devait dire adieu à Dorriforth — à son tuteur — à milord Elmwood — à toutes ses espérances à la fois.
Le lundi matin, au moment où elle s’éveilla, l’idée que ce jour était le dernier peut-être où elle le verrait, fit taire dans son ame tout le ressentiment que la conduite de milord y avait excité la veille ; oubliant ses dédains et ce qu’hier elle avait plus d’une fois appelé ses cruautés, elle ne se souvint plus que de toutes les preuves qu’elle avait reçues de son amitié, de son affection, de son amour ; elle était impatiente de le voir, et elle se promit bien que dans ce dernier jour, au moins, elle ne négligerait aucune occasion d’être avec lui. Dans ce dessein, elle ne déjeûna pas chez elle, comme elle faisait depuis quelques jours, mais elle se rendit dans la salle commune, où tout le monde était déjà réuni. — Elle palpita de joie, lorsqu’en ouvrant la porte, elle entendit la voie de son tuteur ; mais le son même de cette voix la fit trembler au point qu’elle put à peine s’avancer jusqu’à la table.
Miss Woodley la regarda au moment où elle entrait, et jamais elle ne se sentit autant de peine à la voir, car jamais elle ne l’avait vue si changée.
En s’approchant, miss Milner fit une inclination de tête à madame Horton, ensuite à son tuteur, comme c’était sa coutume quand elle les voyait le matin pour la première fois. Milord la salua et la regarda fixement, — puis il tourna ses yeux vers la cheminée, passa la main sur son front, et se mit à causer avec M. Sandford.
Celui-ci, pendant le déjeûner, jeta par hasard les yeux sur miss Milner ; il fut frappé de l’altération de ses traits, et il fixa milord pour voir s’il l’observait aussi. Milord regardait ailleurs, quoiqu’il occupât tellement les idées de miss Milner ; que celle-ci ne s’aperçut pas que Sandford avait les yeux sur elle.
Un moment après, madame Horton remarqua que la matinée était très belle.
« Je crois avoir, cette nuit, dit lord Elmwood, entendu tomber de la pluie.
— « Pour moi, dit Sandford, je dormais trop bien pour avoir pu rien entendre, » et alors, de son propre mouvement, il offrit des biscuits à miss Milner. C’était la première fois de sa vie qu’il lui avait offert quelque chose ; cela parut si étrange à miss Milner, qu’elle en sourit et prit aussitôt un biscuit par reconnaissance pour son attention. Quoique le ton de Sandford fût aussi sévère que de coutume, il semblait pourtant un peu moins désobligeant. Miss Milner ne mangea pas ce qu’elle avait pris par politesse ; un moment après elle le remit sur l’assiette.
Aussitôt après le déjeûner, milord sortit, et il ne rentra pas pour le dîner.
À dîner, madame Horton dit qu’elle espérait que milord leur accorderait sa compagnie à souper. — « N’en doutez pas, répondit Sandford, car à peine aucun de vous pourrait-il le voir demain matin ; nous partons un peu après six heures. »
Sandford ne devait pas être du voyage de milord Elmwood, il comptait l’accompagner jusqu’à Douvres.
Ces mots que venait d’entendre miss Milner, et l’idée que le soir une fois écoulé, elle ne le verrait plus, fut pour elle le coup de la mort. Elle était près de s’évanouir, si, par bonheur, en ce moment l’on n’eût apporté un verre d’eau à Sandford. Elle le prit des mains du domestique, et le but presque en entier. En rendant le verre, elle commença quelques mots d’excuse pour Sandford, mais celui-ci l’interrompant, lui dit d’un ton très civil :
« Pas d’excuse. — Je suis charmé que vous l’ayez pris. »
Elle le regarda pour voir si sa politesse n’était qu’une ironie ; mais avant de s’en être assurée, elle oublia Sandford, et l’idée de milord Elmwood vint de nouveau s’emparer de toute son attention.
Le temps lui parut bien long jusqu’au moment de son retour ; mais quand elle songeait combien serait court, depuis ce moment, le reste de la soirée, elle aurait voulu que milord ne revînt de long-temps ; à dix heures il rentra ; bientôt après on se mit à table, en famille, et sans aucun étranger.
Miss Milner avait considéré que si le rôle qu’elle avait joué jusqu’alors lui coûtait beaucoup, du moins elle n’avait plus que quelques heures à souffrir, et elle se prescrivit à elle-même de ne point se démentir lorsqu’elle approchait du terme. La certitude que tout finirait bientôt d’une manière ou d’une autre l’encouragea à redoubler d’efforts, et rien n’était plus nécessaire, car sa faiblesse augmentait aussi. Elle prit donc sur elle-même d’écouter ce que l’on disait, d’y répondre, d’y sourire même quand on souriait, et sa tranquillité parut aussi naturelle que celle des autres convives.
Il était plus de minuit quand milord Elmwood regarda à sa montre ; il se leva aussitôt, s’approcha de madame Horton, et lui prenant la main, — « jusqu’au revoir, madame, lui dit-il, je souhaite bien sincèrement que vous soyez heureuse. »
Miss Milner fixa les yeux sur la table qui était devant elle.
« Milord, répliqua madame Horton, je vous souhaite de même la santé et le bonheur. »
Il vint ensuite à miss Woodley, et lui prenant la main, lui répéta à peu près les mêmes mots qu’ils avait dits à madame Horton. »
Miss Milner commençait à trembler si fort, que son émotion était visible.
« Milord, répondit miss Woodley très affectée, j’espère que mes prières pour votre bonheur seront exaucées. »
Elle et madame Horton étaient debout, aussi bien que milord ; mais miss Milner resta assise jusqu’à ce qu’elle vit son tuteur se tourner de son côté et venir à elle ; alors elle se leva ; la compagnie, attentive à ce qu’il allait lui dire et à la manière dont elle lui répondrait, fixait les yeux sur l’un et sur l’autre, et attendait avec impatience. Leur attente fut trompée — il ne prononça pas un seul mot ; seulement il prit sa main et la tint serrée entre les siennes ; puis la saluant du ton le plus respectueux, il s’éloigna d’elle.
— Ni ces mots : « Puissiez-vous être heureuse. » — « Je fais des vœux pour votre bonheur ! » — « Veuille le ciel vous combler de ses bénédictions ! » — ni même celui d’adieu n’échappa de ses lèvres. Peut-être quand il l’aurait voulu, n’aurait-il pu articuler la moindre parole.
Miss Milner avait, toute la soirée, conservé son courage, et il ne l’abandonna qu’au moment où milord se sépara d’elle. Alors ses yeux se remplirent de larmes, et dans les angoisses de son cœur, ne sachant plus ce qu’elle faisait, elle porta sa main froide et tremblante sur la personne qui était à côté d’elle. Il se trouva que c’était Sandford ; sans s’apercevoir que c’était lui, elle saisit sa main avec violence ; celui-ci pourtant ne la retira pas, il semblait avoir perdu sa dureté ordinaire. Miss Milner resta dans cet état, muette, immobile, jusqu’à ce que milord Elmwood, après avoir une seconde fois salué tout le monde, fût sorti de la salle.
Sandford avait toujours la main de miss Milner dans la sienne, et quand la porte se fut fermée sur milord Elmwood, il tourna la tête vers miss Milner pour la regarder en face ; mais il la détourna aussitôt en donnant des marques de crainte pour l’état où il la voyait. Celle-ci s’efforça encore de vaincre sa faiblesse, et poussant un profond soupir, elle s’assit comme résignée à son sort.
Après quelques minutes d’un silence général, Sandford se tourna encore vers miss Milner, qui était toujours à côté de lui pâle et inanimée. « Voulez-vous, lui dit-il, déjeuner avec nous demain matin ? »
Point de réponse.
« Nous ne déjeûnerons pas avant six heures et demie, je puis vous l’assurer, et si vous pouvez vous lever de si bon matin… ne le pourrez-vous pas ? »
— « Miss Milner, dit miss Woodley, qui sentit que l’espoir de revoir milord Elmwood pourrait au moins faire passer à son amie une nuit moins malheureuse, miss Milner, je vous en prie, soyez levée demain pour l’heure du déjeûner ; si M. Sandford vous y invite, c’est qu’il est sûr que cela ne peut déplaire à milord Elmwood. »
— « Ni à moi non plus, » répliqua Sandford avec sa politesse accoutumée.
— « Eh bien, prévenez sa femme de chambre de l’éveiller à six heures, dit madame Horton à miss Woodley. »
— « Elle sera éveillée, je vous en réponds, » reprit la nièce.
— « Non, répliqua miss Milner, puisque milord Elmwood a jugé à propos de prendre congé de moi sans me dire une seule parole, à mon tour je ne veux plus le revoir jamais ; » et ses larmes s’ouvrirent le passage avec tant de violence, que son cœur semblait prêt à les suivre.
— « Pourquoi ne lui avez-vous pas parlé ? reprit Sandford ; vous-même, lui avez-vous dit adieu ? Je ne vois pas pourquoi il y aurait plus de reproches à faire d’un côté que d’un autre. »
— « Je n’ai pas eu la force de lui dire que je désirais qu’il fût heureux, s’écria miss Milner ; mais le ciel m’est témoin combien je le désire au fond de mon cœur. »
— « Et croyez-vous donc qu’il ne fait pas les mêmes vœux pour vous ? répondit Sandford. Jugez de son cœur par le vôtre, et ce que vous sentez pour lui, croyez, ma chère, qu’il le sent pour vous. »
Quoique ma chère soit une façon de parler très commune, cependant ces deux mots dans la bouche de certaines gens et dans de certaines occasions, sont très agréables à entendre. M. Sandford en usait rarement avec qui que ce fût ; — avec miss Milner, jamais… et de sa part, en ce moment, cette expression avait un très grand prix.
Miss Milner tourna sur lui des yeux pleins de reconnaissance ; mais comme elle ne fit que le regarder sans lui dire un seul mot il se leva, et, avec une bienveillance qu’il n’avait jamais eue pour elle, il lui dit : « Je vous souhaite de bon cœur une bonne nuit. »
Dès qu’il fut hors de la salle, miss Milner s’écria : « Quoique les mauvais offices de M. Sandford aient pu hâter ma malheureuse destinée, cependant, l’intérêt qu’il vient de me montrer lui assure à jamais ma reconnaissance. »
— « Ah ! s’écria à son tour madame Horton, H. Sandford croit en ce moment pouvoir sans conséquence vous montrer de l’amitié. Maintenant que milord Elmwood va s’éloigner pour jamais, il ne voit pas de danger à permettre que vous le voyiez encore une fois, » et elle crut, par cette observation, faire l’éloge de Sandford.
CHAPITRE XXIX.
Miss Milner, en se retirant chez elle, fut suivie par miss Woodley, qui ne voulut pas la quitter de toute la nuit ; mais miss Woodley s’efforça en vain de l’engager à se coucher. Miss Milner se refusa à toutes ses instances, et lui déclara que, dès ce moment, elle n’avait plus de repos à goûter. « La tâche que je m’étais imposée, lui dit-elle, cette tâche est finie. Il n’est plus besoin de feindre, et le reste de ma vie, je veux laisser un libre cours à mon désespoir. »
Au moment où le point du jour commençait à paraître : « Et cependant je pourrais le voir encore une fois, dit-elle ; — je pourrais le voir dans deux heures d’ici, il ne tient qu’à moi ; M. Sandford m’a invitée. »
— « Si vous croyez, ma chère miss Milner, dit miss Woodley, que vous ne pourrez voir de nouveau milord Elmwood prendre congé de vous sans que votre cœur ne soit encore brisé, au nom du ciel, ne le revoyez point du tout ; mais si vous pensez qu’un adieu réciproque et plus direct que celui d’hier puisse adoucir votre douleur, il faudra descendre et déjeûner avec lui. Je vous devancerai, je préparerai milord à vous voir, vous ne lui causerez aucune surprise ; je lui ferai même connaître que vous avez voulu répondre à l’invitation de M. Sandford. »
Miss Milner l’écoutait avec un léger sourire ; mais elle objecta combien il conviendrait peu de paraître désirer de le voir encore, après qu’il avait pris congé d’elle. Miss Woodley, qui s’aperçut que, tout en se récriant sur le peu de convenance de cette démarche, elle paraissait ne pas demander mieux que de la faire, lui démontra sans peine que l’homme le plus avantageux, et assurément milord Elmwood n’était pas de ce caractère, ne pourrait attribuer le désir de lui dire un dernier adieu à la faible espérance de regagner son cœur, ou d’ébranler la résolution qu’il avait prise.
Miss Milner ne put s’empêcher d’en convenir, mais elle n’eut pas encore le courage de décider ce qu’elle devait faire.
Déjà ce n’était plus le point du jour, mais l’aurore même qui éclairait leur appartement. Miss Milner s’approcha d’une glace, souffla dans ses mains, les passa sur ses yeux, rajusta sa coiffure, et quand elle eut fini, elle dit à miss Woodley : « Je n’ose pas le revoir. »
— « Vous ferez comme il vous plaira, répondit son amie, pour moi, je le verrai. Après tant d’années où j’ai vécu sous le même toit que lui, et toujours honorée de son amitié, au moment où il part peut-être pour dix ans, peut-être pour toujours, je croirais manquer à ce que je lui dois, en ne profitant pas des derniers momens qui me restent à être avec lui. »
— « Vous allez donc le trouver, dit vivement miss Milner : s’il désire me voir, j’irai de bon cœur, vous le savez ; mais s’il ne parle pas de moi, je ne veux point paraître ; de grace, ne me trompez pas. »
Miss Woodley le lui promit ; bientôt après, entendant les mouvemens des domestiques qui allaient et venaient dans la maison, et l’horloge ayant sonné six heures, miss Woodley se rendit à la salle du déjeuner.
Elle y trouva milord Elmwood en habit de voyage, debout, près de la cheminée, et enfoncé dans ses réflexions ; comme il ne s’attendait pas à la voir, il tressaillit quand elle entra, et lui dit d’un air alarmé : — « Qu’y a-t-il, ma chère miss Woodley ? »
— « Rien, milord, répondit-elle ; mais je me serais reproché de ne vous avoir pas vu à ce dernier moment, quand cela ne dépendait que de moi. »
— « Je vous remercie, dit milord, avec un soupir le plus profond et le plus expressif qu’il se fût encore permis de lui faire entendre. Elle crut voir aussi que ses yeux lui demandaient des nouvelles de miss Milner, quoiqu’il n’osât positivement faire cette question. Elle était presque tentée d’y répondre, et elle considérait elle-même si elle devait ou ne devait pas nommer miss Milner, quand M. Sandford parut.
« Milord, dit celui-ci, où avez-vous passé la nuit ? »
— « Pourquoi cette demande ? »
— « Parce que je sors de chez vous, répliqua Sandford, et que votre lit n’était point dérangé ; vous n’y avez sûrement pas couché cette nuit. »
— « Je n’ai couché nulle part, reprit-il ; je ne me sentais aucune envie de dormir. Comme j’avais des papiers à revoir et qu’il fallait me lever de bon matin, j’ai cru que je ferais aussi bien de ne pas me coucher du tout. »
Charmée de la franchise de cet aveu, miss Woodley ne put résister à l’envie de dire : « Vous avez, milord, fait comme miss Milner ; car elle ne s’est pas mise au lit de toute la nuit. »
Ces mots furent prononcés négligemment ; mais milord les répéta avec l’expression d’une vive inquiétude. — « Miss Milner ne se serait pas mise au lit de toute la nuit ! »
— « Si elle est levée, pourquoi ne vient-elle pas prendre une tasse de café ? » dit Sandford, qui commençait à le verser.
— « Si elle croyait que sa présence pût être agréable, reprit miss Woodley, je suis sûre qu’elle en viendrait prendre, » et elle regarda milord Elmwood, quoiqu’elle ne lui eût pas précisément adressé la parole. — Milord ne répondit rien.
— « Agréable, répliqua Sandford d’un ton fâché ; qui donc serait ici son ennemi ? N’est-elle pas en paix avec tout le monde ? ne veut-elle pas du bien à chacun de nous ? »
— « Assurément, elle veut du bien à tout le monde », répondit miss Woodley.
— « Eh bien ! amenez-la, dit Sandford ; serait-elle assez injuste pour croire que nous ne sommes pas tous ses amis ? »
Miss Woodley sortit aussitôt ; elle trouva miss Milner qui se désespérait, qui craignait à tout moment d’entendre le départ de la voiture, avant le retour de son amie.
— « M’envoie-t-il chercher ? » demanda-t-elle aussitôt qu’elle vit miss Woodley.
— « C’est M. Sandford, mais milord était présent ; je vous assure que vous pouvez venir avec bienséance, autrement, je ne vous en presserais pas. »
Sans lui demander d’autre protestation, miss Milner se hâta de suivre son amie, dont la tendre affection ne lui avait jamais paru si aimable, si obligeante qu’en ce moment.
En entrant dans la salle, ses joues, pâles auparavant, se colorèrent ; lord Elmwood se leva, et lui avança un siége.
Sandford la regarda curieusement, goûta le café, et dit qu’il n’avait jamais pu en faire à son goût.
Miss Milner prit une tasse qu’elle eut à peine la force de tenir.
Le déjeûner ne faisait que de commencer, quand le bruit de la voiture qui devait emmener milord Elmwood se fit entendre à la porte. Miss Miner tressaillit, milord tressaillit aussi ; mais comme la tasse allait échapper des mains de miss Milner, Sandford la lui ôta en disant : « Peut-être aimeriez-vous mieux du thé ? »
Si ses lèvres se remuèrent pour répondre, du moins Sandford ne put entendre ce qu’elle avait dit.
Un domestique entra en ce moment et dit à milord Elmwood que la voiture était à la porte.
« Fort bien, » répliqua-t-il ; mais quoiqu’il eût déjeûné, il ne fit d’abord aucun mouvement ; enfin, se levant avec précipitation, comme s’il lui eût fallu partir à la hâte, dès qu’il se décidait à partir, il prit son chapeau qu’il avait apporté avec lui en descendant, et il se tournait vers miss Woodley, pour prendre une seconde fois congé d’elle, lorsque Sandford s’écria : — « Milord, vous êtes bien pressé ! » et comme s’il eût voulu donner à miss Milner le plus de momens qu’il lui était possible, il ajouta en regardant autour de lui : « je ne sais ce que j’ai fait de mes gants. »
Milord Elmwood, après avoir répété à miss Woodley les mêmes adieux que la veille, s’approcha de miss Milner, et prenant une de ses mains, il la tenait de nouveau serrée entre les siennes, mais sans dire un seul mot, quand celle-ci ne se trouvant plus la force de retenir ses larmes, les laissa couler par torrens.
« Qu’est-ce que tout ceci ? » s’écria Sandford avec colère et venant à eux.
Aucun des deux ne répondit ni ne changea de situation.
« Dès ce moment, reprit Sandford, séparés pour toujours, ou unis jusqu’à la mort. »
Le ton imposant et solennel dont il avait prononcé ces mots les fit tourner vers lui, saisis d’étonnement et comme pétrifiés de ce qu’ils venaient d’entendre. »
Sandford les quitte un moment, court à une tablette qui était dans un coin de la salle, y prend un livre, et revenant à eux, ce même livre à la main :
« Lord Elmwood, aimez-vous cette femme ? »
— « Plus que ma vie, » répondit milord, de l’accent le plus passionné.
Sandford se tournant ensuite vers miss Milner : « Pouvez-vous en dire autant de lui ? »
Elle mit la main sur ses yeux et s’écria : « Oh ! ciel. »
— « Je crois que vous dites oui, reprit Sandford ? Eh bien ! au nom de Dieu et de votre bonheur, puisque votre bonheur y est si fort intéressé, laissez-moi vous ôter le pouvoir de vous séparer jamais. »
Milord le regardait d’un air interdit, mais comme enchanté de la nouvelle perspective qui s’ouvrait à ses yeux.
Miss Milner soupirait, tremblante et comme ravie en extase, tandis que Sandford, avec toute la dignité des fonctions qu’il remplissait en ce moment, parla en ces termes :
« Milord, tant que j’ai cru que mes conseils pourraient vous sauver de la plus pesante de toutes les chaînes, de la chaîne conjugale, je n’ai pas cessé de vous prodiguer mes avis, de vous faire voir le danger tel que je le voyais moi-même ; mais quoique vieux et prêtre, je puis me soumettre à croire que j’ai été dans l’erreur, et maintenant je pense fermement qu’il importe au bonheur de tous deux que vous soyez unis ensemble. — Milord, recevez, comme époux, les vœux de cette femme ; qu’ils soient pour vous les gages de sa conduite future ; vous ne pouvez lui en demander de plus saints, de plus solennels, et je vois à sa contenance qu’elle est résolue à tenir ses engagemens. Et vous, ma chère, s’adressant à miss Milner, soumettez-vous, autant que ces engagemens vous l’imposent, à un
mari aussi rempli de mérite et de vertus, et vous serez tout
ce que moi, tout ce que lui, tout ce que le ciel même
peuvent désirer que vous soyez. À présent, milord Elmwood,
dès ce moment renoncez à elle pour toujours, ou
enchaînez-la par des nœuds tels qu’elle n’ose jamais en oublier
la sainteté.
Milord Elmwood se frappait le front ; son incertitude, son agitation étaient extrêmes ; mais tenant toujours la main de miss Milner, il s’écria : « Je ne puis me séparer d’elle ! » — Sentant aussitôt que cette réponse était équivoque, il tomba à ses genoux et lui dit : — « Voulez-vous me pardonner d’avoir pu hésiter ? voulez-vous, dans l’état de mariage, me montrer ce tendre amour que vous ne m’avez pas encore montré jusqu’ici ? voulez-vous, en possédant toutes mes affections, me supporter avec tous mes défauts ? »
Elle le releva et ne put lui répondre que par ses regards et par les larmes dont elle lui baignait les mains.
Aussitôt il se tourna vers Sandford, et plaçant miss Milner à côté de lui, suivant les formes usitées pour le mariage, il fit entendre ainsi à Sandford qu’il pouvait commencer ; celui-ci ouvrit le livre et — les maria.
Il remplit les fonctions de son ministère d’une manière si édifiante, qu’il toucha tous ceux qui étaient présens à cette cérémonie, tandis que miss Milner, couverte de confusion, cachait son visage dans le sein de miss Woodley.
Pour suppléer à l’anneau nuptial, milord Elmwood tira une bague de son doigt ; tout le reste du temps, ses pensées furent élevées vers le ciel. Mais la célébration finie, il les ramena sur l’objet de son amour. Il embrassa milady Elmwood avec tous les transports du plus tendre, du plus heureux époux, et vingt fois dans le ravissement de son ame, il l’appela — sa femme.
« Mais, dit Sandford, vous n’êtes mariés, milord, que suivant les lois de votre religion, et non suivant celles de la religion de votre épouse et de votre pays ; souffrez que je vous conseille de ne pas différer cette seconde célébration, de peur que dans l’intervalle, elle ne se ravise et ne refuse de confirmer les nœuds que vous venez de former. »
— « Je sens, en effet, qu’il y a du danger, répliqua milord Elmwood, et pour le prévenir, la cérémonie aura lieu demain. »
Les dames se récrièrent, et Sandford leur accorda quatre jours.
Miss Woodley se rappela, car tout le monde l’avait oublié, que la voiture était toujours à la porte. Elle fut renvoyée aussitôt ; — et le plaisir que goûta miss Milner à la voir, de la fenêtre, partir à vide, ne fut pas pour elle un des moindres de la matinée.
Jamais on n’avait passé du désespoir au bonheur, — à un bonheur parfait et suprême, aussi rapidement que venaient de le faire milord Elmwood et miss Milner, quoique celle-ci eût éprouvé un serrement de cœur involontaire, en s’apercevant que, pour anneau nuptial, milord lui avait donné une bague de deuil.
Ils firent, avec délices, tous les apprêts nécessaires pour l’heureux jour de la célébration légale ; mais ce jour, avec tous ses plaisirs, ne valait pas celui où Sandford les avait fiancés ; car le bonheur n’est jamais plus grand que lorsqu’il est inespéré.
- ↑
Il est aussi question d’un bal dans le premier volume de
cette histoire ; que l’on se rappelle la conduite que tint alors
miss Milner. Ces deux incidens, quoique absolument semblables,
offrent ici le contraste le plus frappant.
(Note du traducteur.)