À travers les grouins/Les Mages au Berceau

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P.-V. Stock, éditeur (p. 119-128).


LES MAGES AU BERCEAU

(CONTE POUR LE JOUR DES ROIS)

À mon cher maître, Jacques de Boisjolin.


En ce temps-là Jésus continuait à naître depuis dix-neuf cents années. Sur le chemin de son étable, des andouilles par monceaux et des tripes en charnage, et des lampions versicolores manifestaient la dévotion catholique. Par un miracle inouï, portenteux et spectaculaire, une allégresse frénétique s’emparait du monde civilisé, avec la rigueur d’une échéance et l’ébriété d’un carnaval. C’était plus drôle que Gauthier-Villars faisant des calembours sur Beethoven, plus hilarant que Gyp, reprochant à Israël d’avoir le nez tortu.

Par les chemins durcis de glace et les bois aux pendentifs de givre, sous les sapins à la barbe de frimas, les Gentils pérégrinaient vers Bethléem, car chacun sait qu’en Judée, on ne voit, en décembre, ni glace, ni frimas.

L’étable où reposait l’Enfant était cossue, majestueuse et balayée. Un bondieusard de la rue Saint-Sulpice en avait fomenté l’architecture et, pour la garnir de foin bien chaud, M. Coppée avait jeûné longtemps. Des ornements d’un goût saumâtre, où le genre parfumeur et le style chemisier s’épanouissaient à l’aise, accommodaient en pralines le crottin des animaux, posaient sur le nouveau-né d’atroces baldaquins. Joseph de Rochefort-Luçay, en robe canari, tenait la porte ouverte, accueillait d’un bon sourire les michetons de son auguste Épouse. Personne d’ailleurs n’en eût osé médire, car, d’après une ordonnance chère aux Pharisiens, offenser en paroles un ménage modèle, ainsi que ses beaux-frères, coûte au délinquant trois milles shikles d’or.

Ainsi, les visiteurs éprouvaient, en ce lieu, des sensations charmantes. À condition qu’ils apportassent quelque chose, les plus bêtes, les plus sales et les plus vils accrochaient un sourire de la jeune Mère avec l’effusive étreinte du Charpentier. Derrière lui, broutant l’avoine ou l’épeautre, le bœuf et l’âne rivalisaient de distinction. En effet, pour éviter les cacades inhérentes à ces quadrupèdes, l’on avait substitué, au ruminant, M. Mézières, au solipède, Jean Rameau. Député juif, larbin antisémite de l’État-Major, Mézières somnolait à plat ventre, mâchonnant de confuses onomatopées. Son mufle, par une combinaison gracieuse, rappelait à la fois le P. Dulac au museau de fouine, le P. Didon à la tête de veau. Pour Jean Labegthe, il hennissait, renâclait, pétaradait, connaissant que la Prose de l’Âne fut spécialement harmonisée pour lui.

Ce Rameau peu ordinaire,
Clopinant tout de guingois,
Réconforte le Gaulois,
De sa vigueur asinaire.

Eh ! sire Rameau, chantez,
Car belles bouches avez,
Aurez de la paille assez
Et des orges a planté. Hi han !

Les pasteurs du voisinage, accourus en foule, contribuaient par maintes viandes hétéroclites au réveillon de Bethléem : grives, dindes aux marrons, poitrines de vieilles dames, plus 3 francs 75 que la Bonne Souffrance valut, jusqu’à présent, à son éditeur. Les uns couverts de peau de bête, comme Jean le Baptiste, d’aucuns portant limousine tricolore, vociféraient en chœur, sans nul souci du ton ou de la mesure, un Noël plein d’ingénuité. Et c’était Joris-Karl Huysmans, remarquable par ses cathédrales en bouchon, et le jeune Thiébaut luisant de gras-fondu ; Paul Bourget, habile à couper les chats en quatre et Brunetière éleveur de sangsues doctrinaires ; Sorel qui n’a rien de commun avec Agnès du même nom que son béguin pour la maison de France, et Thureau-Dangin, sans rival pour les cataplasmes historiques et le style invertébré ; Lavedan, cavalcadour ès bidets ; Jean Lorsain, pasteur d’étalons, peu goûté dans les vélodromes (à cause qu’il n’encourage que les cyclistes à long développement). Barrès, vierge comme Abélard, offrait quelques ureus dans le cabas qui servait, jadis, à madame sa mère pour accomplir son marché, cependant qu’un régiment de vieilles ducailles : les Broglie, les Audiffret Pasquier et autres seigneurs sans orthographe décoraient, à la façon de magots, les coins sombres du local.

Soudain, une musique retentit, lointaine, d’abord, puis furieuse, immédiate et déchaînée : cymbales, trompettes, fifres suraigus. Des coureurs frottés d’huile, des eunuques en robe verte, des cornacs aux manteaux d’hyaicinthe cramoisie, des soldats aux chevelures empennées s’agitaient secouant mille flambeaux autour des palanquins et des bêtes de somme. Des éléphants imbriqués de verroteries, de plaques métalliques et de housses diaprées ; des onagres au pelage de tigre avançaient parmi la foule. On eût dit, çà et là, de pesants navires sur une mer où le col sinueux des girafes et la bosse des dromadaires faisaient, par place, ondoyer quelques remous. Un héraut à dalmatique d’or, chargé de bracelets et de pendants d’oreilles, vociféra, dans un buccin de cuivre, son altière fanfare, apprenant aux quatre vents du ciel que les Rois Mages en personne daignaient perambuler à travers la nuit. Dans le ciel de velours noir éclaboussé de gemmes, une étoile insolite brillait sur le cortège. Ses feux multiples irradiaient, bleus comme le saphir, vineux comme le rubis, troubles comme l’opale, aveuglants comme l’escarboucle, limpides comme le diamant.

Bientôt les augustes cavaliers mirent pied à terre, car la fantastique étoile, pareille à un serpenteau mal dirigé, abattait son vol de flamme sur le toit néo-pignouf de la crèche où Rameau ne cessait de braire des cantiques.

Les Mages entrèrent, annoncés par Joseph et conduits par Arthur, chambellan de toutes les Majestés, profès en belles manières, pilote ancien de Blanche d’Antigny et Palinure habituel sur les trirèmes du désert. Et les rois saluèrent l’Enfant Dieu qu’ils reconnurent de suite pour l’avoir fréquenté dans leurs églises, dans leurs pays respectifs. Melchior, roi nègre, de la nuance Jean Aicard, le prit ingénument pour Horus sur les genoux d’Isis : Balthazar, le jaune touranien, crut revoir Ninus bercé par la grande Sémiramis, tandis que Gaspard, curieux bouddhiste, saluait à la fois, dans cet enfant, les parthénogenèses de Krischna et de Çakia-Mouni.

Seigneur, dit Melchior, en déposant un couffin de résine aux pieds du Nouveau-Né, je t’apporte l’encens agréable aux narines des dieux. L’idole Mama-Jumbo, tous les fétiches, tous les grisgris se résument en toi. Nous faisons cuire dans l’eau bouillante nos prisonniers de guerre, nous offrons le sang des beaux jeunes hommes aux larves des aïeux. Tu syncrétises l’ignominie dévote : nos cultes féroces ou idiots, tu les perpétueras dans le crime et la stupidité. Salut, dernier Christ de la bêtise humaine ! Maître des cœurs tremblants et des fronts aplatis. Dieu des bûchers, du Sacré-Cœur et des Pères de Lourdes, je vénère en toi maints siècles de cannibalisme ou d’abrutissement. Je t’asservirai mes peuples, je t’approvisionnerai d’inquisiteurs. Voici Drumont le cambrioleur et le boucher Cassagnac, mulâtre baptisé. Salut à toi, Jésus !

— Pour voler cette pécune, dit Balthazar, en faisant rouler sur les dalles pièces et lingots d’or, mes Tatars ont dévasté la plaine, incendié les maisons et saccagé les forteresses. Au galop de nos chevaux, la terre frémissait, les astres tombaient des cieux. Mes fils travailleront pour toi, depuis Attila, maître des Huns, jusqu’à Napoléon, le bandit corse, voleur de consciences et cambrioleur de cités. La souillure militaire dégradera, pour te les soumettre, les races libres et fières, empoisonnera de chancres irréductibles les esprits et les corps. Mes casernes protégeront les cathédrales, et tes couvents, et tes gymnases. Le sabre de mes pandours favorisera les déprédations de tes ministres. D’un commun accord, nous installerons dans le monde la bassesse, la couardise et la terreur ; nous jetterons la nuit sur l’humaine pensée ; nous truciderons les innocents. Tu seras le fils du Sabaoth, mon inspirateur et mon esclave. Salut à toi, Dieu profitable, Dieu des faussaires et des armées !

— Moi, Seigneur, dit Gaspard, découvrant à demi un vase d’or précieusement chargé de baroques ciselures, je n’offre pas grand’chose à Votre Majesté. C’est la myrrhe des funérailles, gardée en une coupe d’or, comme ces larmes brillantes que la fille incestueuse épandit sur Gingras. Je vous ai rencontré dans les fables de mon pays, lorsque, au lieu du nom que, plus tard, égayera le vaudeville, je portais celui de Gatha-Spaça, le pénétrant, et qu’un rayon d’Indra éclairait mon génie. Vous êtes venu tard après l’Inde fabuleuse et la Perse héroïque et les amphyctionies d’Hellas. La beauté des Dieux s’est retirée du monde : mais, pour inoculer aux âges postérieurs ce que leurs prêtres ont d’avarice et d’inhumaine turpitude, nul ne remportera sur votre règne.

Mes descendants, épris de connaître et de penser, auront, en vous, leur plus cruel ennemi. Par le poison, par le bûcher, par le mensonge, vous étoufferez de votre mieux l’intelligence humaine et, sacrilèges thuriféraires, les bedeaux encenseront votre ciel de nos livres consumés. Dieu des lâches, des ignorants et des malades, Agneau cannibale des autels futurs, en attendant que la myrrhe embaume ton cadavre, salut à toi, Jésus !

Ayant ainsi conféré, les Mages quittèrent l’étable au grand contentement de Jean Rameau qui, sur-le-champ reprit une cantate de formidable longueur. Marie Anne de Keroubim, ayant brisé sa dent mâchelière contre la fève d’un gâteau, l’interrompait de cris aigus.

Mais au dehors les esclaves se lamentaient et, pour assembler les équipages, leurs maîtres les appelaient en vain. L’étoile aux feux changeants avait disparu du ciel. Tout en haut, dans le pâle azur, brillait seul un feu rose que l’aube éteignait déjà.

— Cette flamme que tu vois, dit Gâtha-Spaça au nègre tremblant, c’est l’étoile permanente de la destinée humaine, étoile, qui survivra aux flambeaux mensongers des rites évanouis. Astre de la volupté, lorsque tombe le soir, elle est, à l’aurore, annonciatrice du travail. Le rossignol la salue d’une plainte amoureuse, dans les crépuscules embaumés ; l’alouette, au matin, lui darde sa chanson. Elle guide, sur les flots, l’audace du nautonnier. symbole de la raison éternelle et du labeur fécond et de l’Amour, seul Rédempteur.

À ces mots, le Prince jaune et le Monarque nègre se séparèrent du Mage indien avec horreur, chacun s’en allant, par des routes différentes, vaquer à son métier de potentat.