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À travers l’Espagne/02

La bibliothèque libre.
À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 16-22).


ii

DE LONDRES À PAU

Visite au marquis de Lorne. — L’ambassade d’Angleterre à Paris. — Marseille. — Entrée imaginaire on Espagne. — Barcelone, Tarragone, Montserrat, Saragosse, Lourdes. — Pau.

Pau, 10 Décembre 1883.

Depuis ma dernière lettre qui était ma première, j’ai voyagé à grandes journées ; et ma course a été aussi irrégulière que celle des comètes.

Je n’ai pas voulu quitter Londres sans aller voir le marquis de Lorne qui m’a reçu avec une amabilité parfaite. Il est très bien installé au palais de Kensington, et dans le long corridor qui conduit du vestibule à ses appartements, j’ai pu saluer, comme des compatriotes, les grands caribous empaillés qu’il a rapportés du Canada.

Le noble lord m’a dit qu’il donnerait, dans le cours de l’hiver, une série de conférences sur notre pays, et qu’il allait commencer dès le surlendemain à Birmingham. Il se propose en outre de publier, au printemps, un ouvrage qui sera probablement intitulé : Canada Illustrated, et qui contiendra, outre les informations les plus importantes, de nombreuses gravures destinées à faire mieux connaître notre pays.

Il espère pouvoir, dès le mois de mai, diriger vers le Nord-Ouest plusieurs milliers d’émigrants, grâce à son initiative personnelle.

Il garde le meilleur souvenir des Canadiens, et rêve pour nous un brillant avenir.

Grâce à sa recommandation, j’ai reçu à l’ambassade d’Angleterre, à Paris, l’accueil le plus bienveillant, et lord Lyons m’a remis une lettre pour le ministre plénipotentiaire anglais au Caire, dans la prévision que je me rendrais en Égypte. L’ambassade anglaise est princièrement installée tout près de l’Élysée, et l’on n’arrive jusqu’à Son Excellence qu’en traversant une suite de salons somptueusement meublés.

Lord Lyons m’a paru fort alarmé des nouvelles récemment arrivées d’Égypte ; mais les Français ne croient guère à la sincérité de ses alarmes. Ils soupçonnent que notre mère-patrie exagère le danger pour se justifier de maintenir ses troupes nombreuses en Égypte, et pour conquérir finalement ce pays.

Le froid, le vent et la pluie m’ont bien vite chassé de Paris, et je n’ai retrouvé qu’en Provence le beau ciel bleu et le soleil. C’est avec un vrai plaisir que j’ai revu Marseille, et même les Marseillais.

Il y faisait un peu froid, et le mistral soufflait avec violence, mais le ciel était pur, et les chauds rayons du soleil riaient dans l’éternelle verdure des gazons et des charmilles, sur le Prado et dans le jardin de Longchamp.

Je me proposais de me rendre par mer de Marseille à Barcelone ; mais j’ignorais jusqu’à quel point l’Espagne est séparée du reste de l’Europe. Une zone mystérieuse l’enveloppe, et la traverser semble une entreprise pleine de hasards.

Lors donc que j’ai voulu m’embarquer à Marseille pour Barcelone, je me suis heurté à mille obstacles. Telle compagnie avait de mauvais paquebots auxquels on me conseillait de ne pas risquer ma précieuse existence.

Telle autre n’avait aucun départ avant le dimanche suivant, et nous étions au lundi. Enfin, les steamers de la troisième ne partaient que tous les quinze jours, et arrivaient Dieu sait quand.

Il me restait la voie de terre ; mais c’était plus long, plus dispendieux et plus fatiguant. Comme compensation, cette voie me rapprochait de Lourdes, et la grande fête de l’immaculée Conception était prochaine.

Ces raisons me décidèrent à changer mon itinéraire, et à rentrer en Espagne par le Nord. C’était prendre le taureau par les cornes, et je savais à quelles injures de la température je m’exposais. Mais les éléments et les hommes semblaient conjurés pour me fermer la voie la plus courte, et je dus prendre la plus longue.

C’est ainsi que j’ai fait deux entrées en Espagne, l’une imaginaire et l’autre réelle ; et, comme on s’en doute bien, l’imaginaire a été la plus belle.

Les belles vagues libres de la Méditerranée avaient à peine un frisson, et le mistral mourait dans le port même de Marseille. Après douze ou quinze heures d’une navigation charmante, nous entrions dans les eaux calmes qui baignent les pieds de Barcelone.

Ville maritime fort animée, trop moderne, Barcelone nous paraissait un peu cosmopolite ; mais déjà ce n’était plus la France. C’était l’Espagne, avec ses vieilles cathédrales, ses vieux châteaux, ses cloîtres, ses femmes voilées et en mantilles.

Puis, nous courrions à Tarragone, admirablement située au bord de la mer, qu’elle contemple du haut de ses bastions crénelés. Nous y retrouvions des ruines et de vieux souvenirs de l’époque romaine et de la période mauresque. Nous visitions l’antique cathédrale, le vieux cloître avec ses longs promenoirs circulant autour d’un parterre embaumé, sous une série d’arceaux appuyés sur la plus élégante colonnade. Végétation luxuriante, air doux, ciel ensoleillé, guitares et castagnettes, voilà ce que mon imagination me montrait partout.

Avant de partir pour Tarragone, nous allions visiter Mont-Serrat.

Quelle apparition fantastique ! Un groupe de rochers échelonnés en pyramide, dressant vers le ciel des milliers de clochetons, d’arêtes, de tours et de pinacles ! Était-ce une forteresse, une cathédrale, un château ou un cloître ? C’était tout cela à la fois dans des proportions merveilleuses ; et de ces hauteurs où nous, éprouvions la sensation du voisinage du ciel, nous contemplions à nos pieds la mer immense, miroir de l’infini.

Un jour, c’était vers l’an 1526, l’on vit arriver au monastère de Montserrat, un jeune officier blessé. Il avait longtemps combattu, pour son roi, Ferdinand le Catholique, et il venait de défendre vaillamment Pampelune, assiégée par Jean d’Albret. Très gravement blessé à la jambe, et devenu incapable de poursuivre sa carrière de soldat, il avait conçu le projet d’établir une autre milice qui combattrait les ennemis de l’Église par la parole, et qui répandrait au loin la vérité. L’ancienne chevalerie avait fait son temps. L’heure était venue d’armer des chevaliers spirituels pour lutter contre les nouvelles doctrines que la réforme propagerait dans le monde.

C’est dans l’Église de Mont-Serrat que le nouveau chevalier vint faire sa veillée des armes. Il se nommait Inigo de Loyola, et, quelques années après, il jetait à Paris les bases de cette puissante association qui s’est appelée la Société de Jésus.

Enfin nous arrivons à Saragosse, paresseusement couchée aux bords de l’Ebre, qui murmure bruyamment sans pouvoir la réveiller.

C’est là que se révélait à nos yeux le cachet national de la vieille Espagne. C’est là que nous retrouvions, écrits dans la pierre, les souvenirs culminants de son passé, le Moyen-Âge et ses légendes, la domination arabe et son architecture étrange et gracieuse.

Nous visitions Notre-Dame-del-Pilar, basilique immense sans grande beauté, mais célèbre par la tradition qui lui a donné ce nom ; la Séo, cathédrale remarquable par la grandeur et l’élégance de ses nefs ; l’Aljaféria, ancien palais des rois d’Aragon, et tribunal de l’Inquisition.

Mais pourquoi m’attarder à vous décrire ce rêve qui ne s’est pas réalisé ? En sacrifiant les jouissances que je comptais y trouver, j’ai rencontré des compensations dans mon voyage réel.

Je n’ai pu tourner le dos à la Méditerranée sans regret ; mais j’ai revu avec bien du bonheur les villes que j’avais traversées en 1875 : Arles et Nîmes avec leurs superbes ruines ; Carcassonne avec ses merveilleuses murailles et ses tours féodales ; Toulouse, et surtout Lourdes, la ville aimée de la Vierge Immaculée.

Les pèlerins accourent toujours par milliers à la grotte miraculeuse, et le 8 décembre, une foule immense, venue de Tarbes, de Lûchon, de Pau et des environs encombrait la ville. C’est avec une peine infinie que nous avons pu pénétrer dans l’église, bâtie sur les roches Massabielle. Trois messes solennelles y furent célébrées, à la suite l’une de l’autre, pour satisfaire la piété des fidèles, mais à chaque fois l’église s’est trouvée trop étroite.

J’y ai entendu un sermon magnifique de l’archevêque de Tarbes. À un moment donné, l’orateur sacré, répondant aux incrédules, s’est écrié : « On a osé dire que l’apparition de la sainte Vierge à la grotte de Massabielle est un rêve ! Un rêve, qui fait jaillir du rocher des fontaines inépuisables, qui élève jusque dans les nues d’admirables basiliques, et qui attire des extrémités du monde des millions de croyants. Un rêve, soit ; mais c’est un rêve de Dieu poursuivant l’accomplissement de ses desseins sur le monde, et l’effusion de ses miséricordes sur la France ! »

Les processions des pèlerins allant de la ville à l’église et de l’église à la grotte, bannières déployées, et chantant des hymnes et des cantiques, ont présenté le spectacle le plus grandiose et le plus émouvant.

Vers le soir, nous nous sommes rendus à Pau, où nous avons passé une journée très intéressante.

La capitale du département des Basses-Pyrénées est délicieusement située au bord du Grave. Toujours ensoleillée sur sa colline pittoresque, elle contemple les grandes ombres et les neiges des Pyrénées.

Elle est fière d’avoir vu naître Henri iv qui l’affectionnait beaucoup et qui y vécut longtemps. Son Château est très curieux et plein de souvenirs. Son parc est charmant et forme la plus agréable promenade. Ses hôtels sont très fréquentés par les phtisiques et les sportmen ; et l’on y entend tellement parler l’anglais qu’on se croirait dans une ville des Îles Britanniques.