Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.3

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 81-115).

chapitre iii.

Proclamation de Leclerc qui met T. Louverture et H. Christophe hors la loi, en entrant en campagne. — Arrivée au Cap des escadres de Toulon et de Cadix. — Combats en divers lieux. — T. Louverture bat Rochambeau à la Ravine-à-Couleuvre. — Résistance et soumission de Maurepas. — Incendie et évacuation de Saint-Marc par Dessalines. — Boudet en prend possession. — Lamour Dérance et Lafortune se soumettent. — Marche des divisions Hardy et Rochambeau aux Cahos. — Leclerc se rend au Port-au-Prince avec Rigaud, Pétion et d’autres officiers du Sud. — Pétion reçoit le commandement de la 13e demi-brigade. — La division Debelle est battue à la Crête-à-Pierrot. — Massacre de noirs par Hardy. — Rochambeau enlève le trésor placé aux Cahos. — Marche de la divison Boudet contre la Crête-à-Pierrot. — Massacre de blancs aux Verrettes, par Dessalines. — Il bat les divisions Boudet et Dugua à la Crête-à-Pierrot, et en laisse le commandement à Magny et Lamartinière. — Siège de ce fort. — Pétion y lance des bombes : réflexions à ce sujet. — Évacuation hardie du fort, par Magny et Lamartinière, — Ils rejoignent Dessalines au Calvaire. — Combats livrés par Christophe dans le Nord. — T. Louverture y enlève divers bourgs et revient dans l’Artibonite. — Il se porte aux Cahos après l’évacuation de la Crête-à-Pierrot. — Dessalines l’y rejoint. — La division Hardy retourne au Cap, celle de Rochambeau aux Gonaïves. — Les escadres de Brest, du Havre et de Flessingue arrivent au Cap. — Leclerc va à Saint-Marc. — La division Boudet retourne au Port-au-Prince.


La guerre devant décider entre le capitaine-général Leclerc et l’ex-gouverneur T. Louverture, le premier résolut d’entrer sérieusement en campagne, après avoir renvoyé l’ordonnance qui lui avait apporté une dernière lettre du célèbre rebelle. Il rendit alors la proclamation suivante :

Au quartier-général du Cap, le 28 pluviôse an X (17 février).
Habitans de Saint-Domingue,

Je suis venu ici, au nom du gouvernement français, vous apporter la paix et le bonheur. Je craignais de rencontrer des obstacles dans les vues ambitieuses des chefs de la colonie ; je ne me suis pas trompé.

Ces chefs, qui annonçaient leur dévouement à la France dans leurs proclamations, ne pensaient à rien moins qu’à être Français ; s’ils parlaient quelquefois de la France, c’est qu’ils ne se croyaient pas en mesure de la mécontenter ouvertement.

Aujourd’hui leurs intentions perfides sont démasquées. Le général Toussaint m’avait renvoyé ses enfans avec une lettre dans laquelle il assurait qu’il ne désirait rien tant que le bonheur de la colonie, et qu’il était prêt à obéir à tous les ordres que je lui donnerais.

Je lui ai ordonné de se rendre auprès de moi, je lui ai donné ma parole de l’employer comme mon lieutenant-général : il n’a répondu à cet ordre que par des phrases ; il ne cherche qu’à gagner du temps.

J’ai ordre du gouvernement français de faire régner promptement la prospérité et l’abondance ici ; si je me laissais amuser par des détours astucieux et perfides, la colonie serait le théâtre d’une longue guerre civile.

J’entre en campagne, et je vais apprendre à ce rebelle quelle est la force du gouvernement français.

Dès ce moment, il ne doit plus être aux yeux de tous les bons Français qui habitent Saint-Domingue, qu’un monstre insensé.

J’ai promis aux habitans de Saint-Domingue la liberté ; je saurai les en faire jouir. Je ferai respecter les personnes et les propriétés.

J’ordonne ce qui suit :

Art. 1er. Le général Toussaint et le général Christophe sont mis hors la loi, et il est ordonné à tout citoyen de leur courir sus et de les traiter comme des rebelles à la République française.

2. À dater du jour où l’armée française aura occupé un quartier, tout officier, soit civil, soit militaire, qui obéira à d’autres ordres qu’à ceux des généraux de l’armée de la République française, que je commande, sera traité comme rebelle.

3. Les cultivateurs qui ont été induits en erreur, et qui, trompés par les perfides insinuations des généraux rebelles, auraient pris les armes, seront traités comme des enfans égarés, et renvoyés à la culture, si toutefois ils n’ont pas cherché à exciter de soulèvement. 4. Les soldats des demi-brigades, qui abandonneront l’armée de Toussaint, feront partie de l’armée française.

5. Le général Augustin Clervaux qui commande le département de Cibao, ayant reconnu le gouvernement français et l’autorité du capitaine-général, est maintenu dans son grade et son commandement.

6. Le général chef de l’état-major fera imprimer et publier la présente proclamation.

Le capitaine-général commandant l’armée de Saint-Domingue,

Leclerc[1].

En ne mettant hors la loi que T. Louverture et H. Christophe, le général Leclerc voulait évidemment faciliter la défection des autres généraux qui ne s’étaient pas encore soumis ; son intention perce dans la disposition relative à Clervaux. Car, au 17 février, Maurepas combattait encore ; Paul Louverture, Dessalines, Charles Bélair, Vernet, obéissaient aux ordres de T. Louverture.

Le capitaine-général promettait la liberté aux habitans ; c’était confirmer la déclaration contenue dans la proclamation du Premier Consul, qui leur disait qu’ils étaient tous Français, libres et égaux, quelles que fussent leur origine et leur couleur. Mais, si l’on ne considère ce terme d'habitans que dans son acception coloniale, il ne s’agissait que des propriétaires, et non pas des cultivateurs. Aussi voyons-nous ces derniers mentionnés dans un article spécial et destinés à la culture, s’ils se soumettaient passivement.

En ce moment, sept mille hommes venaient d’arriver au Cap, par les escadres de Toulon et de Cadix, sous les ordres des contre-amiraux Gantheaume et Linois. Ces forces arrivaient à souhait pour le projet de Leclerc.

Trois divisions furent formées alors : — celle de droite, sous les ordres du général Desfourneaux, débouchant par Limbé et Plaisance ; — celle de gauche, sous ceux du général Rochambeau, partant du Fort-Liberté et se dirigeant par Saint-Raphaël et Saint-Michel pour traverser les Cahos ; — celle du centre, sous ceux du général Hardy, sortant du Cap pour passer au Dondon et à la Marmelade. Le capitaine-général était lui-même dans cette dernière division. En même temps, le général Boudet devait marcher du Port-au-Prince pour se porter par Saint-Marc, dans l’Artibonite ; et le général Debelle avec 1500 hommes, allait du Cap par mer pour renforcer le général Humbert contre Maurepas.

Les trois divisions du Nord convergeaient sur les Gonaïves où se tenait T. Louverture, tandis que celle de l’Ouest marchait dans le même but. Ainsi, T. Louverture devait se trouver renfermé dans la plaine des Gonaïves, sinon dans cette ville même, qui n’était pas fortifiée.

Le général Desfourneaux parvint facilement à Plaisance, d’où le colonel Jean-Pierre Duménil alla au-devant de lui avec les forces qui étaient sous son commandement, abandonnant ainsi la cause de T. Louverture, sans combattre.

Rochambeau s’empara de Saint-Raphaël et de Saint-Michel, après avoir enlevé à la baïonnette la position de la Mare-à-la-Roche, canton du Dondon, que défendaient 400 hommes.

Hardy enleva le Dondon en chassant Christophe qui y était posté. Christophe se retira à la Marmelade, où il laissa une partie de ses troupes, en se portant à Ennery. Marmelade fut aussi enlevée, après un combat au Morne-à-Boispin.

T. Louverture, qui savait qu’il ne pouvait défendre les Gonaïves, quitta cette ville pour se rendre à Ennery, en ordonnant au général Vernet de l’incendier à l’approche des Français, pour se porter au Pont-de-l’Ester. Il fit occuper par Christophe la position de Bayonnet. Etant à Ennery avec sa garde d’honneur, à laquelle Magny s’était rallié, il apprit la soumission du Gros-Morne à Desfourneaux : ce qui facilitait à ce dernier sa marche sur les Gonaïves.

Bientôt après, Christophe se vit encore chassé de Bayonnet par le général Salm, de la division Hardy : il se retira dans la plaine des Gonaïves, après avoir montré une grande bravoure personnelle. Cette affaire eut lieu le 22 février.

Desfourneaux, marchant sur les Gonaïves, combattit au Poteau contre Vernet qu’il repoussa, et qui, rentrant dans cette ville, la livra aux flammes et se dirigea au Pont-de-l’Ester. Le général Leclerc se rendit aux Gonaïves, le 24 février, avec les divisions Desfourneaux et Hardy.

Ayant appris déjà que Rochambeau avançait pour passer par les montagnes, descendre par le canton de Lacroix, et lui couper en même temps toutes communications avec les Gonaïves et le Pont-de-l’Ester, T. Louverture avait pris la résolution de marcher contre lui. Il n’avait sous sa main que 400 grenadiers de sa garde, commandés par Magny, et 200 dragons sous les ordres de Monpoint, ayant laissé au général Vernet le reste de cette garde à pied et à cheval : un millier de cultivateurs complétait ses forces. Il rencontra Rochambeau dans la gorge appelée la Ravine-à-Couleuvre, qui débouche à Lacroix. Là eut lieu un combat acharné qui dura depuis six heures du matin jusqu’à midi, le 23 février[2]. T. Louverture donna des preuves multipliées d’une rare bravoure, en combattant comme un soldat au milieu de sa garde d’honneur. Guidée par son exemple et celui de Magny, qui ne montra pas moins de valeur, cette garde repoussa la division Rochambeau, et lui occasionna la perte de beaucoup de ses soldats : des prisonniers tombèrent au pouvoir de l’ex-gouverneur, et le champ de bataille lui resta, quoi qu’en dise P. de Lacroix[3].

La nouvelle lui étant parvenue de l’incendie et de l’évacuation des Gonaïves par Vernet, qui était déjà au Pont-de-l’Ester avec Madame Louverture et sa famille, T. Louverture s’y rendit dans l’intention de se porter à Saint-Marc pour occuper cette ville et la défendre. Mais il apprit qu’elle avait été également incendiée et évacuée par Dessalines, qui se trouvait en ce moment à la Petite-Rivière. Il se porta alors sur l’habitation Couriotte, dans la plaine de l’Artibonite, où il établit son quartier-général. Y laissant sa troupe, il alla à la Petite-Rivière et n’y rencontra pas Dessalines qui avait été aux Cahos. En attendant qu’il revînt d’après ses ordres, T. Louverture fit approvisionner de munitions le fort de la Crête-à-Pierrot et ordonna qu’on le garnît de canons, pour qu’il fut défendu par Dessalines[4]. Il envoya sa famille au Grand-Cahos, afin de la mettre à l’abri de l’ennemi.

Le résultat du combat de la Ravine-à-Couleuvre fut important, et tout à l’avantage de la résistance qu’opposait T. Louverture à Leclerc : il lui permit de rallier les généraux qui combattaient avec lui, ainsi que le peu de troupes qu’ils avaient sous leurs ordres, et facilita les opérations qu’il méditait dès-lors pour faire diversion à la concentration des troupes françaises aux Gonaïves ; car, après sa défaite à la Ravine-à-Couleuvre, Rochambeau, au lieu de se porter au Pont-de-l’Ester comme il en avait eu le projet, se rendit dans cette ville auprès du capitaine général, qui se préoccupait de la résistance que faisait Maurepas aux Trois-Pavillons.

Le général Debelle, en arrivant au Port-de-Paix le 17 février, s’était empressé de marcher contre Maurepas sur deux colonnes, composées des troupes qu’il avait emmenées et de celles du général Humbert. « Il était temps, dit P. de Lacroix ; Maurepas avait réuni à ses 2000 hommes de troupes coloniales plus de 5000 cultivateurs, et était au moment de rentrer au Port-de-Paix… Les troupes du général Humbert, qui étaient harassées de fatigue, ne purent réussir ; celles de renfort qui devaient tourner la position et la prendre par ses derrières furent arrêtées dans leur marche par les torrens et les mauvais chemins. Maurepas les assaillit dans des défilés, réunit contre elles toutes ses forces et les replia vigoureusement dans la place, sans pouvoir toutefois l’emporter. » Telle est la justice rendue au courage, à la valeur et à la ténacité de ce général noir qu’on noya plus tard, sans doute pour l’en punir.

Apprenant sa résistance héroïque, le capitaine-général ordonna aux généraux Hardy et Desfourneaux de marcher par le Gros-Morne pour aider Debelle et Humbert. Déjà, le Môle s’était soumis à la simple apparition d’une frégate, et Lubin Golard, sorti des bois du Moustique, était venu décider la soumission de Jean-Rabel aux Français, dans l’espoir de se venger de Maurepas.

Informé de tous ces événemens, redoutant la haine énergique de Lubin Golard, sachant que Christophe n’avait pu tenir dans le Nord, et pensant enfin que T. Louverture était dans l’impossibilité de résister plus longtemps aux troupes qui avaient marché contre lui, Maurepas offrit dé se ranger sous les ordres de Leclerc, aux conditions portées dans la proclamation qu’il avait publiée à son arrivée, et qui garantissait aux officiers de l’armée coloniale la conservation de leurs grades.

La soumission de ce général, qui jouissait déjà d’une haute réputation et qui venait d’y ajouter par sa glorieuse résistance, était trop importante dans la circonstance pour que Leclerc n’acceptât pas ses offres. Il lui fut répondu qu’on souscrivait à ce qu’il demandait, et ce brave se rendit avec ses troupes au Port-de-Paix auprès de Debelle. Il vint ensuite au Gros-Morne, où il trouva Leclerc qui lui fit un accueil distingué, en le maintenant au commandement de l’arrondissement du Port-de-Paix. Cette conduite du capitaine-général était habile, en même temps que la défection de Maurepas était d’un effet immense sur l’opinion des populations qui connaissaient son dévouement personnel à T. Louverture.

On a vu que l’ex-gouverneur s’était porté un instant à Saint-Marc, en apprenant qu’on y avait repoussé des vaisseaux français. Ce fait eut lieu le 13 février, alors que T. Louverture attendait aux Gonaïves la réponse à sa lettre adressée à Leclerc. Le général Boudet avait envoyé ces vaisseaux, pour opérer le débarquement de quelques troupes et prendre possession de Saint-Marc. Mais le colonel Gabart, commandant de cette place, avait communiqué sa résolution aux troupes qui étaient sous ses ordres ; et les vaisseaux, canonnés avec avantage, durent se retirer de la baie.

Boudet ayant ensuite reçu l’ordre du capitaine-général de se porter dans l’Artibonite, partit du Port-au-Prince le 22 février, sur des vaisseaux qui le débarquèrent au Mont-Rouis où était déjà parvenu le colonel Valabrègue, sorti de l’Arcahaie, après avoir combattu sur toute la route. Le 24, Boudet se mit en marche contre Saint-Marc.

Mais Dessalines s’était rendu dans cette ville, venant de la Petite-Rivière. Avisé de la marche de Boudet, le 24, il incendia Saint-Marc en mettant le feu lui-même à sa propre maison, aussi bien meublée que l’avait été celle de Christophe au Cap, quoique personnellement il eût moins de luxe que son collègue. En évacuant la ville après cela, et dirigeant la population sur la Petite-Rivière pour se rendre aux Cahos, il fit massacrer environ « deux cents blancs, de tout sexe, parmi lesquels se trouvaient quelques hommes de couleur, » suivant l’assertion de P. de Lacroix. S’il y eut réellement de ces derniers parmi les victimes de cette fureur atroce, ce fut sans doute parce qu’ils se montrèrent satisfaits de l’arrivée des Français. Dans tous les cas, ni eux ni ces blancs ne méritaient ce sort malheureux ; mais comment Dessalines n’aurait-il pas commis ce crime, quand son chef l’avait ordonné et qu’il était enclin lui-même à tous les excès ? On verra encore la mention d’autres massacres.

Le même jour, le général Boudet prit possession de Saint-Marc. Il poussa ensuite des reconnaissances dans la plaine de l’Artibonite, sans y combattre. Dans la pensée que Dessalines s’était porté au Cul-de-Sac, pour attaquer le Port-au-Prince qu’il avait laissé avec peu de troupes, Boudet se disposa à y retourner, en engageant le capitaine général à s’y rendre aussi.

Une circonstance qui aurait nui à toute opération de Dessalines contre le Port-au-Prince, s’il y était allé, venait de se passer dans cette ville. C’était la soumission de Lamour Dérance et de Lafortune, qui dirigeaient les noirs du Bahoruco ou Doco et qui n’étaient pas sans influence sur ceux des montagnes du Port-au-Prince. Ayant appris que Rigaud et ses officiers étaient revenus avec l’armée française, ils vinrent avec leurs bandes jurer fidélité à la France, en reconnaissant l’autorité du général Pamphile de Lacroix, resté commandant de la ville après le départ du général Boudet pour Saint-Marc. Ils furent immédiatement utiles à la cause française.

Dans ce moment, le colonel P.-L. Diane, qui se tenait dans le haut de la plaine du Cul-de-Sac, conçut l’idée démarcher contre le Port-au-Prince avec une partie des soldats de la 8e qu’il commandait, dans l’espoir qu’il soulèverait facilement les cultivateurs de cette plaine, tandis que son chef de bataillon Larose, mécontent de sa témérité, quittait la plaine, passait par le Mirebalais pour se rendre à la Petite-Rivière auprès de Dessalines. P.-L. Diane parvint à l’habitation Goureau, à deux lieues du Port-au-Prince ; mais un détachement français sortit de la Croix-des-Bouquets à sa poursuite, pendant que Pamphile de Lacroix dirigeait contre lui Lamour Dérance et Lafortune. Aidés des cultivateurs, ils ne tardèrent pas à disperser ses soldats et à le faire prisonnier avec un grand nombre des siens, après un combat sanglant où il fit preuve de bravoure. Pamphile de Lacroix avoue avoir fait embarquer un millier d’hommes sur l’escadre de l’amiral Latouche Tréville qui était dans la rade du Port-au-Prince.


Le capitaine-général, étant encore au Gros-Morne, avait fait occuper Plaisance par le général Desfourneaux, pour entretenir la communication de ses troupes avec le Nord : un bataillon de la 9e coloniale fut placé sous ses ordres. Leclerc revint ensuite aux Gonaïves où un autre bataillon de ce corps se rendit avec les Français ; il était Commandé par son colonel Bodin : le troisième resta au Port-de-Paix avec Maurepas.

Le 2 mars, Leclerc fit partir Hardy des Gonaïves pour se rendre aux Cahos par la Coupe-à-l’Inde, et Rochambeau pour s’y rendre également par la rive gauche de la rivière du Cabeuil. Le but de cette expédition était d’enlever dans ces hautes montagnes les dépôts d’armes et les sommes que T. Louverture y avait fait mettre.

À propos de ce trésor, P. de Lacroix rapporte que, d’après l’opinion des citoyens des États-Unis qui étaient à Saint-Domingue, il y aurait eu 40 millions de dollars ou piastres, faisant 220 millions de francs, que T. Louverture y avait enfouis. Il dit aussi que, suivant les renseignemens pris dans la colonie, ce trésor n’aura été que de 80,000 portugaises, qu’il évalue de 32 à 55 millions de francs. Mais, à moins que ce ne soit une faute de son texte, lui-même aurait commis une grosse erreur en faisant une telle évaluation ; il aurait fallu 800,000 portugaises au lieu de 80,000, pour faire ses 55 millions de francs[5].

« Au surplus, dit cet auteur, tout ceci n’est encore qu’hypothétique : le trésor enfoui dans les mornes du Cahos peut avoir une valeur plus forte, parce que T. Louverture, malgré l’ordre qui régnait dans son administration, dont à notre approche il a fait brûler la majeure partie des registres, a pu se ménager, par des traités et des franchises, des recettes inconnues. La valeur des sommes enfouies peut enfin être beaucoup plus faible, quand on calcule les achats immenses d’armes et de munitions qu’il avait contractées d’une manière clandestine, à des prix exorbitans. Il est possible aussi qu’ayant envoyé des fonds aux États-Unis, ces fonds soient restés après sa mort entre les mains de ceux à qui il les avait confiés. »

Le mystère qui entourait souvent les actes politiques de T. Louverture, en a fait imaginer autant pour ses actes administratifs. Or, si P. de Lacroix convient qu’il y avait de l’ordre dans son administration, comment supposer que les fonctionnaires de cette branche de service n’auraient pas su au juste la valeur de toutes ces réserves ? Et quels sont ces traités et ces franchises qui auraient pu donner à T. Louverture, des recettes inconnues ? Sont-ce les Américains, qui ont pu garder les sommes qu’il leur confia, qui lui auraient donné leur argent pour rien, sans recevoir des produits de la colonie, eux si portés au lucre ? Tous ces faux raisonnemens de P. de Lacroix ne sont que la conséquence de l’erreur que nous avons signalée de sa part dans notre 5e livre, reposant sur de fausses données et sur ses appréciations personnelles non moins fausses.

Il ajoute que : « S’il faut en croire la voix publique, il (T. Louverture) fit fusiller ceux qu’il avait chargés de cette opération (l’enfouissement des trésors), afin de rester maître de son secret. » Mais, interrogé à ce sujet par le général Cafarelli, T. Louverture lui répondit : « que c’est à tort qu’on l’a accusé d’avoir fait tuer des soldats de sa garde qui auraient enfoui de prétendus trésors ; que ce fut une calomnie ; que dans le temps où il l’apprit, il fit faire un appel général des hommes de sa garde pour prouver le contraire. »

Nous avons déjà dit qu’il déclara à Cafarelli, qu’à l’arrivée de l’armée française, il y avait 11,700,000 francs dans toutes les caisses publiques de la colonie. Le trésor qu’il fit placer aux Cahos ne peut avoir été formé que des sommes provenant des administrations des Gonaïves, de Saint-Marc, deux ports ouverts au commerce extérieur, et de celles des Verrettes et de la Petite-Rivière, communes de l’intérieur, dont les recettes ne pouvaient être considérables[6] ; car les revenus publics se percevaient surtout dans les ports ouverts, où les douanes étaient établies, pour les recevoir, tant sur l’importation des marchandises que sur l’exportation des produits agricoles.

Cette digression n’est pas inutile ; car on a trop longtemps accusé T. Louverture d’avoir fait massacrer les hommes qui furent employés à l’enfouissement de ces sommes fabuleuses. Les paroles que nous venons de rapporter de lui, prononcées au cachot de Joux, font voir qu’il s’agissait des soldats de sa garde. Une autre version que rapporte M. Madiou[7], lui impute d’avoir fait sacrifier 400 Espagnols qui avaient été arrachés de leurs de meures, et qui conduisirent les mulets chargés de ces sommes ; » et cela, au moment où il prenait la résolution de résister au capitaine-général envoyé par la France[8].


Tandis que les généraux Hardy et Rochambeau se dirigeaient sur les Cahos, le général Debelle partait aussi des Gonaïves, pour se porter à la Petite-Rivière.

Après ces dispositions prises pour anéantir la résistance de T. Louverture, le capitaine-général quitta les Gonaïves et se rendit par mer au Port-au-Prince où le général Boudet était déjà revenu. Il y fut accueilli avec des démonstrations de joie. Sa femme, Pauline Bonaparte, partit en même temps du Cap et vint l’y joindre. Sa présence fît naître des fêtes que n’avaient pu donner les colons du Cap dont les propriétés avaient été incendiées.

Villatte, Léveillé et les autres officiers natifs du Nord, restèrent au Cap, tandis que Rigaud, Pétion et ceux qui, comme eux, étaient de l’Ouest et du Sud, furent amenés par mer au Port-au-Prince dans le même temps que Leclerc y arrivait ; et peu de jours après, 350 officiers ou citoyens du Sud y furent portés de Saint-Yague de Cuba, où l’amiral Villaret-Joyeuse les avait envoyé prendre.

L’arrivée de ces officiers fut accueillie par la 13e demi-brigade surtout avec une joie peu commune : ces vieux soldats, qui avaient combattu sous eux dans tous les temps de la révolution, revoyaient en eux leurs vrais chefs. Le général Boudet dont l’âme était accessible à tous les sentimens généreux, ayant remarqué l’enthousiasme et l’estime qu’inspirait Pétion, lui donna le commandement de ce corps : ce qui augmenta la satisfaction de ces braves militaires.

En ce moment, Leclerc apprit l’échec que venait de subir le général Debelle à la Crête-à-Pierrot ; il se disposa à se rendre sur le théâtre de cet événement.

Dans sa marche sur la Petite-Rivière, Debelle avait rencontré quelques soldats, que sa colonne poursuivit, et qui pénétrèrent dans le fort construit sur ce monticule depuis longtemps. Là, se trouvaient Magny, Lamartinière, Morisset, Monpoint et Larose.

T. Louverture, après avoir ordonné à Dessalines de le défendre, était parti pour le Nord. Il avait laissé Magny, Morisset et Monpoint, avec une partie de sa garde d’honneur sous les ordres de Dessalines, en prenant avec lui Gabart, le chef de bataillon Pourcely et les grenadiers de la 4e demi-brigade. Dessalines, apprenant que la colonne de Rochambeau se dirigeait sur les Cahos, prit la résolution de marcher sur ses traces pour défendre les dépôts qui s’y trouvaient : il laissa le commandement du fort de la Crête-à-Pierrot à Magny, secondé par Lamartinière et les autres officiers supérieurs.

Debelle, ne pensant pas que les troupes coloniales pussent soutenir le choc de sa colonne, attaqua le fort avec résolution, à la suite des fuyards qu’il avait rencontrés. Mais, contre son attente, Magny et Lamartinière lui opposèrent une vigoureuse résistance, Debelle et le général de brigade Devaux furent tous deux grièvement blessés : sa colonne perdit quatre cents hommes, par le feu très bien nourri de la mousqueterie et de l’artillerie du fort où se trouvaient quelques centaines d’hommes. Les Français furent contraints de battre en retraite au-delà de la Petite-Rivière, sous les ordres du chef de brigade d’artillerie Pambour. Ce fait eut lieu le 4 mars.

Ce brave général Debelle était malheureux, il faut en convenir : il y avait peu de jours que Maurepas l’avait contraint à fuir, et alors c’était un simple colonel qui contraignait sa division à reculer en arrière. Mais c’était Magny, c’était ce brave noir qui, comme Maurepas, prouvait que la couleur des hommes ne fait rien à la guerre, non plus que dans toutes autres situations de la vie : c’était aussi le mulâtre Lamartinière, à l’âme ardente, qui secondait son frère par son courage exemplaire.

Tandis que ce fait se passait glorieusement pour les enfans de Saint-Domingue, « le général Hardy (dans sa marche sur les Cahos) cerna, dit P. de Lacroix, sur la Coupe-à-l’Inde, 600 noirs qui ne reçurent pas de quartier, parce qu’ils avaient encore leurs baïonnettes teintes du sang d’une centaine de blancs, qu’ils venaient d’égorger. » C’est là le langage de l’historien français, cherchant à atténuer l’horreur d’une pareille boucherie d’hommes ; mais quand Hardy fît tuer les prisonniers noirs de la Rivière-Salée, ces infortunés avaient-ils égorgé des blancs ?

Rochambeau était lui-même parvenu aux Cahos. Au Morne-à-Pipe il délivra des blancs qui avaient été contraints de s’y réfugier, lors de l’évacuation des villes et des bourgs. Il enleva le trésor qui fut placé dans ces lieux, le fit acheminer aux Gonaïves et poursuivit sa route jusqu’au Mirebalais.

Dessalines, qui avait quitté la Crête-à-Pierrot pour empêcher ce résultat, en ayant eu avis en même temps que de l’attaque infructueuse de Debelle, revint à ce fort : la troupe qu’il emmena avec lui renforça la brave garnison qui venait de se signaler et qui n’eut que plus de résolution sous un tel chef. Prévoyant bien que les Français ne tarderaient pas à revenir pour réparer l’échec du général Debelle, il donna une nouvelle activité aux mesures nécessaires à la défense du fort. Secondé par Magny, Lamartinière, Monpoint, Morisset, Bazelais, Loret, Larose, Roux et Cottereau, Dessalines pouvait espérer de repousser encore toute attaque dirigée par les généraux ennemis.


Le capitaine-général avait fait partir du Port-au-Prince le général de division Dugua, chef de l’état-major général de l’armée expéditionnaire, pour aller prendre le commandement de la division Debelle. Dugua se rendit par mer à Saint-Marc où était Debelle, blessé à la Crête-à-Pierrot.

En même temps, les généraux Boudet et Pamphile de Lacroix partirent aussi du Port-au-Prince, passant par la montagne du Pensez-y-bien pour descendre aux Verrettes, et de-là se rendre à la Petite-Rivière. Un détachement de cette division passa par la route de Trianon, sous les ordres du chef de brigade D’Henin : ce dernier eut à combattre à Trianon, et chassa les troupes coloniales et les cultivateurs qui occupaient cette position. Parvenu au Mirebalais, déjà incendié par Dessalines, on trouva sur l’habitation Chitry, dans son voisinage, les cadavres de 2 à 300 blancs qu’il y avait fait massacrer : c’étaient, la plupart, ceux emmenés du Port-au-Prince.

Le général Boudet arriva aux Verrettes le 9 Mars. Charles Bélair, qui se tenait dans les montagnes des Matheux, échangea quelques coups de fusil avec cette division. Le bourg des Verrettes avait été incendié par ordre de Dessalines, qui y fît massacrer environ 800 blancs. Ce fut un spectacle douloureux pour les généraux français et toute leur troupe, que de voir ce champ de carnage. Pamphile de Lacroix en parle ainsi :

« Les cadavres amoncelés présentaient encore l’attitude de leurs derniers momens : on en voyait d’agenouilles, les mains tendues et suppliantes ; les glaces de la mort n’avaient pas effacé l’empreinte de leur physionomie : leurs traits peignaient autant la prière que la douleur. Des filles, le sein déchiré, avaient l’air de demander quartier pour leurs mères ; des mères couvraient de leurs bras percés les enfans égorgés sur leur sein. On apercevait des jeunes gens en avant de leurs pères, percés du coup qu’ils voulaient leur épargner et qui les avait atteints ; on reconnaissait aussi de jeunes femmes massacrées en serrant dans leurs bras leurs pères ou leurs époux ; les amis et les familles pouvaient se distinguer, ils se tenaient par la main ; plusieurs d’entre eux étaient morts en s’embrassant, et la mort avait respecté leur attitude. »

Nous nous associons de cœur à l’horreur que dut inspirer à ce général français, la vue de tant de victimes tombées sous les coups d’une vengeance barbare : son récit est fait pour indigner tout homme qui sent qu’il doit aimer ses semblables et s’apitoyer sur leur sort. Mais nous espérons aussi que, lorsque nous arriverons aux actes affreux commis sur les noirs et les mulâtres, que l’on combattait en ce moment pour les réduire à l’état humiliant de la servitude, nous trouverons également dans le même livre le récit de ces atrocités ; et si notre espoir est déçu, nous dirons alors : — Le général Pamphile de Lacroix ne fut pas un auteur impartial.

Le 10 mars, dans la nuit, la division Boudet passa l’Artibonite au gué qui se trouve en face de l’habitation Labadie, située sur la rive droite, au pied du morne de Plassac, jadis le lieu de rassemblement des affranchis réclamant leurs droits politiques. Un chemin part de-là et conduit à la Petite-Rivière, en passant au nord et tout près de la Crête-à-Pierrot. La 13e demi-brigade était placée à la tête de la division qui allait droit à ce fort : dans la nuit, des grenadiers de ce corps se plaignirent de cette disposition qui les exposait au premier feu de l’ennemi, — de leurs frères qu’ils allaient combattre. Mais Pétion, leur colonel, ayant entendu ces plaintes, prononça ces paroles que P. de Lacroix dit avoir entendues : « Misérables ! comment n’êtes-vous pas honorés de marcher les premiers ? Taisez-vous et suivez-moi. »

Cet auteur ajoute cette réflexion : « Un chef qui prêche d’exemple dans le danger est toujours sûr d’être obéi, surtout lorsqu’il parle à des noirs, si faciles à respecte l’autorité.  »

Ce ne serait pas faire un éloge des blancs que de supposer qu’en pareille circonstance, ils n’eussent pas obéi à leur chef. Dans la même année, les circonstances ayant changé, Pétion tint un autre langage à ces mêmes soldats, en leur traçant encore un exemple de résolution audacieuse, qu’ils imitèrent pour arriver à d’autres fins.

Le 11 mars, à l’aube du jour, la division Boudet se trouvait tout près de la Crête-à-Pierrot. Les soldats qui occupaient un poste avancé ayant été surpris, s’enfuirent pour rentrer dans le fort ou se jeter dans le fossé qui l’entourait : c’était la même manœuvre qu’avaient exécutée ceux qui furent poursuivis par la division Debelle.

Dans le fort, Dessalines, tenant à la main un tison ardent, menaçait la garnison de faire sauter la poudrière, si elle ne faisait pas une résistance énergique aux Français. Animant ces braves soldats, secondé par les officiers supérieurs qui suivaient son exemple, il les vit tous répondre à ses vœux, de mourir plutôt que de céder à l’impétuosité de l’ennemi. En cet instant, le général Boudet envoya un parlementaire qui s’approcha du fort avec une lettre à la main. C’était sans doute pour sommer la garnison de se rendre ; mais Dessalines ordonna qu’on dirigeât le feu d’un canon contre le parlementaire qui fut emporté. Les Français s’avancèrent alors avec leur résolution ordinaire : l’artillerie, la mousqueterie du fort balayèrent leurs rangs. Revenant constamment à la charge, ils étaient toujours repoussés, et des soldats du fort en sortaient pour les poursuivre avec ardeur. Le général Boudet fut blessé au talon par une mitraille, et dut laisser le commandement de sa division au général Pamphile de Lacroix : celui-ci avoue que cette division eut près de 500 hommes tués ou blessés dans cette attaque. Il fut contraint de sonner la retraite.

En ce moment arriva la division Dugua, débouchant de la Petite-Rivière, qui attaqua le fort à son tour. Marchant à la tête de sa troupe, ce général reçut deux balles qui le mirent hors de combat : il perdit 2 à 300 hommes, sans pouvoir réussir, plus que Boudet, à ébranler la fermeté de la garnison. Les deux divisions passèrent sous les ordres de Pamphile de Lacroix qui se retira avec elles au Bac-du-Centre, placé en face de l’habitation Coursin, à plus dé trois lieues du bourg de la Petite-Rivière.

Le général Leclerc, qui était arrivé sur les lieux avec la division Dugua, fut blessé lui-même au bas ventre, en donnant ses ordres à Pamphile de Lacroix. C’était le cinquième général français atteint par la garnison de la Crête-à-Pierrot.

Cette journée, fameuse dans nos fastes militaires, fit le plus grand honneur au courage, à la bravoure, à la résolution du général Dessalines : dès-lors l’opinion de l’armée et de la population indigène fut fixée sur lui. Dans la guerre contre les Anglais, dans celle du Sud, on avait déjà reconnu en lui les qualités du militaire actif ; dans cette affaire du 11 mars, qui eut du retentissement dans la colonie, on reconnut la ténacité du guerrier qui ne cède pas : la haute opinion même qu’on avait de la valeur des généraux français et de leurs troupes, servit à rehausser son mérite. Considéré déjà comme le général en chef de l’armée coloniale, quoiqu’il n’en eût pas le titre, il parut digne de remplacer T. Louverture dont l’étoile avait pâli avant l’arrivée de l’expédition. Sa haine pour les blancs, les humiliations qu’il leur faisait subir souvent sous l’ex-gouverneur, les massacres qu’il avait fait exécuter sur eux en divers lieux, quoique ce fût par les instructions de T. Louverture : tout servit à rallier les Indigènes à son autorité, lorsque survint la prise d’armes contre les Français. Mais ce fut surtout dans l’Artibonite et dans le Nord que cette appréciation lui conquit les suffrages des populations ; car le concours de Pétion et de Geffrard lui fut indispensable pour y rallier les populations de l’Ouest et du Sud, Cette vérité sera démontrée plus tard.

Durant l’attaque de la division Boudet, Dessalines avait reconnu l’avantage qu’avaient tiré les troupes françaises, d’une petite éminence qui domine le fort de la Crête-à-Pierrot : leur feu atteignait surtout les artilleurs. Il y fît construire immédiatement une redoute entourée de fossés, qu’il confia au commandement de Lamartinière, en y mettant des pièces de campagne. Il fit réparer les parapets du fort principal qui avaient souffert pendant le combat, prévoyant avec raison que l’armée française reviendrait, sinon pour tenter de nouveau de l’enlever de vive force, du moins pour en faire le siège. C’était justement l’idée qu’avaient conçue le capitaine-général Leclerc et les généraux sous ses ordres ; et dans cette pensée qu’il saisissait parfaitement, Dessalines jugea qu’il serait plus utile à la garnison qui serait assiégée, en quittant le fort pour aller réunir le plus de forces possibles afin d’inquiéter les assiégeans. Il en sortit avec ses aides de camp, recommandant à Magny, à Lamartinière et aux autres officiers supérieurs, de continuer l’œuvre glorieuse qu’ils avaient si bien commencée : eux tous et leurs soldats lui promirent de justifier sa confiance.


Avant de revenir avec le matériel d’artillerie nécessaire au siège de la Crête-à-Pierrot, le général Leclerc envoya l’ordre aux généraux Hardy et Rochambeau de retourner sur les lieux, pour y prendre part en investissant le fort complètement.

Hardy rencontra Dessalines sur le morne Nolo et le chassa devant lui : Dessalines ne pouvait résister longtemps, n’ayant réussi à réunir que fort peu de cultivateurs armés. Le général Salm, de la même division habituée au massacre des noirs depuis son débarquement, « en passa deux cents au fil de l’épée dans un camp, » selon l’expression de P. de Lacroix. Cette division, réunie, vint se placer au bas du morne de l’Acul-du-Parc, au nord-est de la Crête-à-Pierrot.

Le 22 mars, Rochambeau arriva du Mirebalais par la rive droite de l’Artibonite et se plaça au bas du morne de la Tranquillité, au sud-est du fort, ayant sa droite appuyée à la division Hardy et sa gauche à l’Artibonite.

Le chef d’escadron Bourke fut placé avec quelques troupes, sur la rive gauche de ce fleuve, assez près d’un gué qui pouvait offrir un passage à la garnison du fort, en cas d’évacuation.

Pamphile de Lacroix, avec les divisions Dugua et Roudet, se posta en avant du bourg de la Petite-Rivière, au nord-ouest du fort. Le capitaine-général Leclerc était dans ce bourg.

Le général Rigaud l’avait suivi à Saint-Marc, où il débarqua pour se rendre à l’armée, et se trouva dans la division Dugua ; Geffrard, Bonnet et la plupart des autres officiers venus de Saint-Yague, arrivèrent aussi à Saint-Marc et marchèrent contre la Crête-à-Pierrot. J. P. Boyer était employé à l’état-major du général P. de Lacroix[9].

Tout près de la Petite-Rivière et de la rive droite de l’Artibonite, était un autre champ de carnage où Dessalines avait fait massacrer environ deux cents blancs, immédiatement après le départ de T. Louverture pour le Nord : nouvel indice que ce fut par ses ordres. C’est pendant qu’on opérait cet acte de cruauté, que le naturaliste Descourtilz réussit à sauver sa vie, en se précipitant chez ce général même, afin d’implorer l’intervention de Madame Dessalines. Cette femme humaine dut employer les larmes, les supplications, se jeter aux genoux de son inexorable mari, pour obtenir la grâce de ce jeune homme, en lui représentant qu’étant médecin, il pourrait être utile aux blessés : il fallut néanmoins le concours de ses aides de camp présens à cette scène, où la vertu le disputait au crime, pour qu’elle réussît à épargner la vie de ce malheureux. Comme elle l’avait prévu, Descourtilz, renfermé au fort de la Crête-à-Pierrot, donna ses soins aux militaires blessés dans les diverses attaques.

La vertu a donc toujours raison dans ses appréciations favorables à l’humanité ! Le crime n’est donc pas nécessaire, même dans une situation politique !


L’investissement du fort étant consommé avec tout l’art du génie militaire, par les soins du chef de brigade Bachelu, des canons, des obusiers et des mortiers lançaient leurs projectiles contre les braves assiégés, dont l’artillerie ne pouvait guère servir qu’à repousser les attaques comme celles qui avaient eu lieu. Mais le général Rochambeau, dont la batterie de sept pièces avait éteint le feu de celles de la redoute commandée par Lamartinière, crut alors pouvoir emporter d’assaut cette redoute : il l’attaqua, perdit 300 hommes et fut repoussé victorieusement. Lamartinière jugea cependant qu’il était utile de l’abandonner, pour rentrer dans le fort, et joindre ses efforts à ceux de Magny. Cette redoute était démantelée.

Durant la canonnade et le bombardement du fort, Pétion y jeta plusieurs bombes, au dire de Pamphile de Lacroix, sous les ordres de qui il servait.

M. Madiou a cherché à l’en excuser en quelque sorte, en disant : « Pétion, quoiqu’il eût la réputation d’une grande bravoure, donnait mollement, à la tête de la 13e coloniale, depuis le commencement du siège. Les Français virent sur sa physionomie combien il lui répugnait de combattre contre ses frères noirs et jaunes.… Pétion désirait la prise de la Crête-à-Pierrot qui devait porter le dernier coup à la puissance de T. Louverture ;… il voulait que les indigènes lui sussent gré un jour d’avoir ménagé le sang de ses frères[10] »

Nous ne partageons pas entièrement cette appréciation de la conduite de Pétion en cette circonstance ; et c’est parce que nous croyons aussi qu’il désirait, et qu’il devait désirer que la résistance de T. Louverture fût anéantie une fois, que nous pensons qu’il n’agit pas mollement.

Et pourquoi n’eût-il pas eu sincèrement ce désir ? Qui souhaitait, dans toute la colonie, que T. Louverture pût devenir vainqueur de l’armée française ? Dessalines lui-même ne formait pas ce vœu : il combattait comme tous les autres officiers supérieurs, comme le dernier des soldats, par honneur militaire. T. Louverture était à bout de son prestige et de sa puissance, depuis qu’il avait immolé Moïse pour plaire aux colons, pour satisfaire sa vengeance personnelle[11] ; son rôle politique était fini ; il ne pouvait organiser une guerre qui eût pour but l’expulsion des Français, d’un pays qu’il avait rendu français plus que jamais, par son alliance avec les colons.

Il fallait donc l’anéantir par les armes, pour arriver à une situation qui ne pouvait se dessiner que lorsqu’on aurait vu le capitaine-général Leclerc et ses généraux à l’œuvre, dans l’administration du pays. Le gouvernement consulaire avait déclaré que la liberté générale subsisterait à Saint-Domingue et à la Guadeloupe ; il fallait attendre pour reconnaître jusqu’à quel point cette déclaration était sincère. Certes, on peut croire que l’opinion de Pétion, personnellement, était assez fixée à ce sujet, depuis qu’à Paris il avait compris l’intention que ce gouvernement avait d’envoyer à Madagascar, tous les officiers jaunes et noirs qu’on envoya à Saint-Domingue ; mais il fallait des faits visibles à tous les yeux, pour arriver à une transformation dans les idées de la population indigène, qui voyait dans les Français, des libérateurs du joug despotique de l’ex-gouverneur.

Au fond, la résistance de T. Louverture n’était qu’une inconséquence à sa conduite antérieure, bien qu’on n’eût pas rempli envers lui ce que prescrivaient les égards qu’elle lui méritait. Après avoir vaincu Rigaud et son parti, il avait constitué Saint-Domingue comme une colonie dépendante de la France, avec la prétention de la gouverner ; en apprenant les préparatifs de l’expédition, il avait proclamé qu’il fallait recevoir les envoyés de la France avec le respect de la piété filiale ; et pour un manque de formes dans ses rapports avec le capitaine-général, il méconnaissait cette autorité envoyée par la France ! Certainement, on ne peut qu’admirer les efforts héroïques qu’il fit pour se maintenir au pouvoir ; mais avait-il un droit légitime pour y rester, quand la France avait décidé le contraire ? S’il eût triomphé, le sort de ses frères se serait-il amélioré, lorsque dans sa toute-puissance il l’avait empiré ?

Tout concourait donc à faire désirer qu’il fût vaincu ; et ceux qui contribuaient à ce résultat politique, comme Pétion, agissaient dans l’intérêt d’un avenir jusqu’alors inconnu, mais qui devait être préféré à l’état présent des choses.

Au surplus, quand T. Louverture et Dessalines faisaient canonner et bombarder Jacmel où se trouvait Pétion, en 1800, n’était-ce pas au nom de la France qu’ils agissaient ainsi ? En mars 1802, c’était aussi au nom de la France que Pétion bombardait la Crête-à-Pierrot : la colonie était française, militaires et citoyens étaient français ; ils ne pouvaient agir qu’en cette qualité. Mais, de même que Dessalines avait conçu une haute estime pour la valeur et les talens militaires de Pétion au siège de Jacmel, de même Pétion en conçut pour la bravoure et l’énergie que Dessalines déploya à la Crête-à-Pierrot. C’est ce sentiment mutuel qui les rapprocha peu de mois après, et qui les unit pour commencer la guerre sacrée de l’indépendance.

Remarquons néanmoins que lorsque le bombardement eut lieu, Dessalines n’était plus dans le fort : c’était Magny, destiné à estimer, à aimer, à chérir Pétion un jour, en recevant de sa part les témoignages de la plus sincère amitié ; c’était Lamartinière, l’un de ces braves officiers de la légion de l’Ouest qui, avec Pétion, avait si bien défendu la cause que soutenait Rigaud dans la guerre du Sud. La haine, la vengeance n’existaient donc pas dans le cœur de Pétion : le devoir militaire seul dirigeait sa conduite, d’accord avec les idées politiques.

Enfin, après deux jours de canonnade et de bombardement continus, les parapets du fort de la Crête-à-Pierrot n’offraient plus qu’un faible abri aux assiégés ; ils manquaient d’eau, de nourriture, ayant encore des munitions. Ils avaient satisfait à l’honneur militaire, en défendant ce point avec toute la vigueur possible ; ils avaient repoussé les attaques successives de quatre divisions françaises, composées des meilleurs soldats de cette République qui avait fait trembler les rois en Europe ; ils avaient blessé plusieurs braves généraux, même le capitaine-général : la perte des Français était considérable. En avouant le chiffre de 1500 hommes tués dans les divers assauts, P. de Lacroix dit d’un autre côté : « Notre perte avait été si considérable qu’elle affligea vivement le capitaine-général Leclerc : il nous engagea, par politique, à la pallier comme il la palliait lui-même dans ses rapports officiels. » Un tel aveu doit donc faire supposer que la perte réelle était supérieure au chiffre de 1500 hommes[12].

Lorsqu’un millier de braves avaient ainsi résisté à plus de douze mille homme aguerris, pourvus de toutes les connaissances militaires, de tous les moyens de destruction que donne la guerre, ils pouvaient considérer qu’ils avaient assez fait pour leur gloire ; mais pas un ne songea à capituler !

En quittant la Crête-à-Pierrot, Dessalines avait prévu qu’il lui serait peut-être impossible de secourir efficacement la garnison, contre toute l’armée française concentrée sur ce point. Dans cette pensée, il fit remarquer à Magny et à Lamartinière un anneau qu’il portait au doigt, comme devant être le signe de l’ordre d’évacuation qu’il pourrait leur envoyer. En effet, dans la nuit du 23 mars, un vieil officier noir et une vieille femme de la même couleur avaient réussi à tromper la vigilance des assiégeans, en pénétrant dans le fort : l’officier exhiba l’anneau de Dessalines aux deux chefs qui le défendaient, et qui se préparèrent dès ce moment à l’évacuation qu’ils ne pouvaient effectuer que dans la nuit suivante.

Au jour, les deux émissaires sortirent du fort et furent aperçus par un officier d’état-major du nom d’Hédouville, qui était déjà venu dans la colonie avec l’ancien agent : il les fit arrêter et les questionna. Résolus à subir tout, même la mort, plutôt que d’avouer l’objet de leur mission, ils nièrent d’être sortis du fort : on les assomma à coups de bâton. Le vieil officier joua le rôle d’aveugle, s’appuyant sur le bras de la vieille femme qui, de son côté, faisait la sourde. Le général Pamphile de Lacroix intervint, et fit cesser les mauvais traitemens dont on les accablait : ce dont nous ne pouvons que le louer. Il ne put soupçonner qu’ils étaient venus remplir une telle mission, et les fît relâcher. « On les avait tellement battus, dit cet auteur, qu’ils avaient l’air de ne plus pouvoir se soutenir. Ce ne fut qu’en les menaçant de les faire fusiller qu’ils se décidèrent à marcher, On les conduisit en dehors de nos sentinelles volantes : nous observions leurs mouvemens ; ils étaient lents et paraissaient pénibles ; tout-à-coup nous voyons nos vieux nègres s’élancer à la course el danser chica (la danse favorite des noirs) ; je fus anéanti… »

Après avoir terminé leur importante mission par cette scène comique, nos vieilles gens rejoignirent bientôt Dessalines qui, de son côté, se prépara à recevoir les braves auxquels il avait fait transmettre ses ordres.

Dans la soirée du 24 mars, la garnison du fort sortit dans le plus profond silence, en y laissant ses blessés et quelques canonniers blancs qui ne la suivirent pas[13]. Elle essaya de passer à travers la ligne des divisions Dugua et Boudet devenues celle de Pamphile de Lacroix : repoussée de ce côté, elle se dirigea sur la gauche de la division Rochambeau, où elle s’ouvrit un passage à la baïonnette, avec la plus grande intrépidité. Magny, Lamartinière et leurs courageux compagnons rejoignirent Dessalines au morne du Calvaire, sur la route du Petit-Cahos.

« La retraite qu’osa concevoir et exécuter le commandant de la Crête-à-Pierrot, dit P. de Lacroix, est un fait d’armes remarquable. Nous entourions son poste au nombre de plus de 12 mille hommes ; il se sauva, ne perdit pas la moitié de sa garnison, et ne nous laissa que ses morts et ses blessés. Cet homme était un quarteron à qui la nature avait donné une âme de la plus forte trempe ; c’était le chef de brigade Lamartinière. »

Cet auteur s’est trompé en n’attribuant cette retraite qu’à Lamartinière, en le considérant comme le commandant de cette héroïque garnison. Magny était ce chef, en sa qualité de chef de brigade plus ancien que son brave compagnon : tout aussi résolu que Lamartinière, Magny fut secondé par lui ; ils firent ce prodigieux fait d’armes qui ne les honora pas moins que la belle défense qu’ils avaient faite du fort contre toutes les troupes françaises. Cette évacuation, au milieu de tant d’ennemis, est digne de figurer à côté de celle de Jacmel par Pétion, en 1800.

De tels faits immortalisent les noms de ces héros ; ils donnent le droit aux Haïtiens de s’enorgueillir de leurs devanciers, en dépit de tous les préjugés subsistant encore.

Et pourtant, Pétion., Magny, Lamartinière, étaient tous trois de cette classe d’hommes, que le gouvernement français fît traquer par ses agens, dès 1796, pour leur enlever une position acquise par leur valeur, par des services rendus à la France !… Quel parti n’aurait-il pas pu tirer de cette classe intelligente et courageuse, pour la conservation de sa colonie ? Mais que venait-il faire encore en 1802 ?…


Nous avons dit que T. Louverture était parti pour le Nord, en laissant Dessalines chargé de la défense de la Crête-à-Pierrot. Son but était d’opérer dans ce département, de telle sorte qu’il espérait inquiéter le capitaine-général et l’empêcher de concentrer toutes ses forces sur l’Artibonite. En réussissant dans ce plan, il eût divisé ces forces, et donné à Dessalines le moyen de guerroyer plus longtemps : la guerre eût été prolongée. Mais, avec la poignée d’hommes qu’il emmenait avec lui, il comptait au 24 ou 25 février où il prenait cette résolution, sur la continuation de la résistance que faisait alors Maurepas, sur la reprise des hostilités par Christophe qui, battu à Bayonnet en dernier lieu, était venu le joindre sur l’habitation Couriotte avec le chef de brigade Barada, Européen et ancien commandant de place au Cap, et le chef de brigade Jasmin, commandant de la 2e demi-brigade. Ces officiers retournaient avec lui pour essayer de soulever les cultivateurs. Déjà, le chef de brigade Romain, dans les mornes du Limbe, — Sylla, dans ceux de Plaisance, guerroyaient avec des cultivateurs.

Mais, à peine T. Louverture était-il parti de Couriotte, que Maurepas faisait sa soumission à l’armée française. Cet événement nuisit considérablement au plan de l’ex-gouverneur ; car Maurepas, fidèle à la nouvelle autorité qu’il avait reconnue, seconda Desfourneaux, qui se tenait à Plaisance, en paralysant les efforts de Romain et de Sylla.

Tandis que Christophe et ses deux officiers supérieurs se portaient à la Grande-Rivière, et soulevaient les cultivateurs de tous les quartiers environnans jusque près du Fort-Liberté et du Cap, en inquiétant le général Royer dans cette dernière ville et le contre-amiral Magon dans l’autre, T. Louverture se rendit à Ennery dont la garnison évacua à son approche et se retira aux Gonaïves. D’Ennery il fut s’emparer sans combat, de Saint-Michel, de Saint-Raphaël, du Dondon et de la Marmelade. Là, il reçut une lettre de Dessalines qui l’avisait de la marche de Hardy et de Rochambeau sur les Cahos, de l’enlèvement du trésor par ce dernier, de la première attaque de la Crête-a-Pierrot par Debelle, et de la seconde par Boudet et Dugua. Cet avis le fît aller à Plaisance où il enleva le poste Bidouret qui domine ce bourg. Il se disposait à continuer ses opérations contre Desfourneaux, lorsqu’il eut connaissance, par le commandant de la Marmelade, qu’une colonne française arrivait sur ce bourg ; il s’y porta en vain, et alla jusqu’à Hinche, où il espérait l’atteindre pour le combattre. C’était s’éloigner beaucoup du champ de bataille des bords de l’Artibonite ; mais il quitta Hinche presque aussitôt pour se rendre dans la plaine des Gonaïves et de-là se porter au Gros-Morne, ignorant encore la soumission de Maurepas. Dans cette plaine, il reçut une nouvelle lettre de Dessalines qui l’informait du siège de la Crête-à-Pierrot. C’est alors qu’il vint sur les derrières de la division Pamphile de Lacroix, au moment même que s’effectuait l’évacuation du fort[14].

Le fort étant en possession des Français qui avaient toutes leurs troupes réunies dans l’Artibonite, T. Louverture ne pouvait pas se tenir dans cette plaine avec si peu de forces. Il monta aux Cahos, et établit son quartier général sur l’habitation Chassériaux, au Grand-Fond Magnan, à peu de distance de celle de Vincendière ou Vincenguerra, où se tenaient Madame Louverture, sa famille, Madame Dessalines et d’autres personnes, depuis l’issue du combat de la Ravine-à-Couleuvre. Il envoya l’ordre à Dessalines de venir l’y joindre avec Magny, Lamartinière, les autres officiers supérieurs et les débris de la garnison de la Crête-à-Pierrot.


Après l’évacuation de ce fort, le général Leclerc, sachant que l’on guerroyait du côté du Cap et du Fort-Liberté, fit partir la division Hardy pour se rendre au Cap, tandis que Rochambeau se portait aux Gonaïves pour rétablir les communications avec le Nord et le général Desfourneaux qui était toujours à Plaisance.

Hardy fut assailli dans sa route par Christophe et T. Louverture, qui, des Cahos, marcha contre lui jusqu’au Dondon. Il arriva au Cap, mais après avoir perdu cinq cents hommes. Au Cap même, cette division dut être aidée par les matelots de l’escadre que l’amiral Villaret-Joyeuse fit débarquer. Mais bientôt cette situation changea à l’avantage des Français, Le 29 mars, la seconde escadre de Brest et celle du Havre arrivèrent au Cap ; et le 5 avril, celle de Flessinguey mouilla également : elles apportèrent plus de 5000 hommes de troupes fraîches. Avec ce renfort, les opérations de Christophe et de T. Louverture n’étaient plus à craindre, et ils devaient même venir à composition.

En quittant l’Artibonite, le général Leclerc se rendit à Saint-Marc. Boudet, après sa blessure, était retourné au Port-au-Prince. Sa division, sous les ordres de Pamphile de Lacroix, avait suivi le capitaine-général à Saint-Marc, d’où elle partit, en passant par Mont-Rouis, pour aller déloger Charles Bélair des montagnes des Matheux, Mais Charles Bélair s’était déjà rendu aux Cahos, où T. Louverture l’avait mandé, afin d’y rester en place de Dessalines ; celui-ci eut ordre de se porter sur l’habitation Marchand, dans la plaine de l’Artibonite, tandis que l’ex-gouverneur se rendait de nouveau dans le Nord. Des Matheux, Pamphile de Lacroix adressa une lettre à Charles Bélair, en lui proposant de se soumettre et d’imiter les généraux Clervaux, Paul Louverture et Maurepas ; mais il en reçut une réponse par laquelle ce général jurait de nouveau fidélité à T. Louverture.

P. de Lacroix s’achemina ensuite pour le Port-au-Prince, où il fit une rentrée solennelle, afin d’effacer les fâcheuses impressions que la population de couleur avait reçues, dit-il, par les pertes subies par les Français à la Crête-à-Pierrot. C’est un de ces stratagèmes permis en temps de guerre ; il avait été ordonné par le général Boudet. Pamphile de Lacroix, qui le raconte avec naïveté, fit mettre ses troupes sur deux rangs au lieu de trois ; il fit marcher les sections à grandes distances ; les officiers étaient à cheval ; on lui envoya de l’artillerie attelée ; il la distribua dans sa colonne avec des équipages. « Et notre rentrée au Port-au-Prince eut l’effet moral que nous en attendions. »

Une telle rentrée devait être admirable, il faut en convenir.

  1. Un autre acte du capitaine-général déclara tous les ports de l’ancienne partie française en état de blocus, excepté le Cap et le Port-au-Prince.
  2. Dans cette relation de faits, nous nous sommes tenu à celle consignée dans le Mémoire de T. Louverture adressé au Premier Consul, et dans ceux publiés par son fils. Nous n’avons pas trouvé dans ces documens la mention du combat de nuit que relate M. Madiou, dans son Histoire d’Haïti, t. 2, p. 189.
  3. P. de Lacroix a obéi, en cela, aux ordres de Leclerc, qui prescrivait de dissimuler les échecs et les pertes subis par l’armée française ; il a donné lui-même ce mot d’ordre en parlant des assauts donnés à la Crête-à-Pierrot. Un rapport de Leclerc, inséré sur le Moniteur, porte les forces de T. Louverture, à la Ravine-à-Couleuvre, à 1500 grenadiers de sa garde, 1200 autres soldats coloniaux, 400 dragons et 2400 cultivateurs, et dit qu’il perdit 800 morts dans ce combat, où, bien entendu, Rochambeau fut le vainqueur.
  4. Isaac Louverture prétend que Dessalines avait donné l’ordre de raser ce fort : le Mémoire de son père semble confirmer cette assertion, tandis que ceux de Boisrond Tonnerre avancent que le fort fut rasé par Vernet, et que ce fut Dessalines qui rétablit sa défense. Mais nous avons lieu de suspecter la véracité de ce secrétaire de Dessalines, qui a attribué à lui seul tout le mérite de la résistance faite aux Français dans l’Artibonite.
  5. La portugaise valant 8 piastres, 80,000 portugaises ne font que 640,000 piastres, ou environ 3,300,000 f. et non pas 33,000,000 de francs. Il faut, pour avoir une telle somme, 6, 400,000 piastres, ou 800,000 portugaises. Voyez Pamphile de Lacroix, t. 2, p. 122. M. Madiou adopte le chiffre de cet auteur, sans avoir remarqué son erreur : il est vrai qu’il le fait sous la forme dubitative du peut-être. Voyez Histoire d’Haïti, t. 2, p. 172.
  6. T. Louverture a déclaré à Cafarelli qu’il n’y avait que 200 mille francs aux Gonaïves.
  7. Histoire d Haïti, t. 2, p. 171. — Les colons avaient tant vanté l’administration de T. Louverture, qu’il était permis de supposer qu’il avait des réserves énormes. Lui-même, dans sa correspondance avec le gouvernement français, donnait lieu à le croire en prônant la grande prospérité de la colonie. Dans son Mémoire, il dit encore : « L’île était parvenue à un degré de splendeur où on ne l’avait pas encore vue. Et tout cela, j’ose le dire, était mon ouvrage. » Mais qui croira qu’après tant de révolutions et de guerres Saint-Domingue était plus prospère en 1801 qu’en 1789 ?
  8. Nous avons sous les yeux l’ouvrage d’un colon, qui impute à T. Louverture l’assassinat de 60 à 80 noirs sur l’habitation D’Héricourt, où ils avaient charroyé plusieurs millions enfouis dans les montagnes. Toutes ces accusations décousues ne reposent que sur l’erreur. T. Louverture a commis tant de crimes, qu’il était facile à chacun d’en supposer encore à sa charge. Mais quand le diable a raison, il ne faut pas lui donner tort.
  9. Boyer m’a dit que ce général lui témoignait beaucoup d’égards. On ne doit pas alors s’étonner de ce que P. de Lacroix dit de lui, à la page 266 du tome 2 de ses Mémoires.
  10. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 222.
  11. Le 1er septembre 1799, le jour même où Moïse entrait au Môle, abandonné par R. Desruisseaux et Bellegarde, il adressa à T. Louverture une lettre où il lui reprochait de ne pas faire payer ses troupes, comme faisait Rigaud ; de ne pas écouler ses conseils, en lui disant toujours qu’il est une jeune tête ; que lui, Moïse, est toujours en avant pour son service, et exposé au mécontentement des soldats, etc. Enfin, il termina cette lettre en demandant sa retraite à T. Louverture, afin de travailler pour nourrir sa famille et donner de l’éducation à ses enfans.

    Nous avons vu cette lettre au ministère de la marine. On conçoit alors pourquoi, avec tant d’autres motifs, T. Louverture fil périr son neveu à la fin de 1801.

  12. Nous avons lu sur le Moniteur un rapport de Leclerc au ministre de la marine, où il avoue le chiffre de 500 hommes ; mais, par contre, il y dit que les indigènes perdirent plus de 3000 hommes. Voilà comme on trompe les gouvernemens !
  13. Descourtilz, le naturaliste, s’évada dans la retraite et fut joindre les Français.
  14. Nous relatons tous ces faits d’après le Mémoire de T. Louverture : il est présumable qu’il a dû mieux narrer ce qu’il fit que son fils Isaac, qui se trouvait auprès de sa mère, et qui a raconté les choses autrement dans ses Mémoires, écrits longtemps après.