Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.2

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Chez l’auteur (Tome 9p. 55-100).

chapitre ii.

La Veuve de H. Christophe va en Angleterre avec ses demoiselles. — Sa lettre à Boyer, au moment de son départ. — Conduite tenue par M. de Glory et l’abbé Jérémie. — Schisme qu’ils occasionnent au Port-au-Prince. — Mandement de l’évêque vicaire apostolique contre le curé de cette paroisse qu’il interdit et excommunie. — Scènes scandaleuses à l’église et au presbytère. — Réflexions à ce sujet : devoir imposé au Président d’Haïti. — Il fait signifier aux deux ecclésiastiques de se retirer du pays. — M. de Glory périt dans un naufrage. — L’abbé Jérémie revient ensuite au Cap-Haïtien ; il y est mis aux arrêts, puis renvoyé à l’étranger. — L’abbé Joseph Salgado, nommé curé du Port-au-Prince, ramène tous les fidèles à l’église. — Diverses lettres de l’évêque H. Grégoire à Boyer ; ses sentimens, son don de livres fait à la République pour commencer l’établissement d’une bibliothèque. — Sa noble conduite en recevant un don que lui envoie Boyer ; sa lettre à cette occasion. — Lettre de quelques Grecs résidant à Paris, transmise par lui, faisant un appel à Boyer et aux Haïtiens, en faveur de leur pays insurgé contre la Turquie. — Ce que leur répond Boyer. — Divers actes du Président concernant l’agriculture et le commerce national. — Ouverture de la session législative. — Election des représentans de l’Artibonite et du Nord. — Vote de trois livres du code civil haïtien et diverses lois ; élection de dix sénateurs pour compléter le sénat. — Adresse de la Chambre des représentans au peuple. — Discours prononcés dans son sein, sur le commerce national, par les représentans Pierre André et Saint-Martin. — La Chambre les prend en considération et les adresse au Président d’Haïti. — Examen des questions soulevées par ces discours. — Etablissement de cercles du commerce national au Port-au-Prince et au Cap-Haïtien : objet qu’ils ont en vue. — Agitation de l’esprit public à la capitale. — Les commerçans étrangers s’adressent au Président d’Haïti. — Ce que pense et fait Boyer en cette circonstance. — Le Sénat lui adresse un message pour avoir son opinion sur la révision anticipée de la constitution. — Il répond au Sénat et repousse cette idée. — Réflexions à ce sujet. — Réclamation d’argent faite par Jacob Lewis contre la République, appuyée par les États-Unis. — Il est soldé définitivement.


Après la tournée qu’il venait de faire pour rétablir la tranquillité publique dans les départemens de l’Artibonite et du Nord, et consolider le gouvernement de l’État par des mesures appropriées aux circonstances, Boyer se décida à passer lui-même quelques semaines en repos à la campagne ; il en fit donner l’avis au public par le secrétaire général, dès le lendemain de son retour à la capitale. Toutefois, l’expédition des affaires ne devait pas en souffrir, et les trois grands fonctionnaires restèrent chargés, chacun dans ses attributions, de faire parvenir au Président la correspondance y relative et les réclamations des particuliers, afin de recevoir ses ordres. Cette disposition de sa part n’était pas chose inutile ; car il allait, pour ainsi dire, se retremper pour mieux remplir son devoir envers le pays dans les événemens qui allaient surgir.

Ce fut dans cette circonstance que la Veuve de Henry Christophe prit la résolution de quitter Haïti avec ses deux filles, pour se rendre en Angleterre. Depuis qu’elles étaient venues du Cap-Haïtien au Port-au-Prince, elles avaient été constamment l’objet des attentions délicates du Président, et de sa famille, qui les voyaient souvent, comme pour les consoler dans leur malheur ; et il paraît qu’elles trouvaient dans les procédés de Célie Pétion surtout, le témoignage d’un cœur sensible qui comprenait sa position particulière à leur égard. Ces personnes intéressantes pouvaient donc continuer à habiter leur pays natal sous des auspices aussi favorables ; mais Madame Christophe ayant été assez bien avisée pour faire placer des fonds en Angleterre, dans le temps de la plus grande prospérité de son royal mari, elle reçut, dit-on, des philanthropes de ce pays qui avaient été en correspondance avec lui, le conseil de s’y rendre, en même temps que des négocians anglais, établis au Cap-Haïtien, l’y engageaient[1]. Ses demoiselles, sa fille aînée surtout, accueillirent cette invitation avec empressement, et leur mère dut déférer à leurs désirs. Le fils de Robert Sutherland, qui les avait vues à la cour de Sans-Souci en compagnie de Sir Home Popham, s’était constitué leur chevalier au Port-au-Prince ; il leur offrit de les accompagner en Angleterre.

Le Président d’Haïti ne pouvait mettre obstacle à leur résolution : le 23 juillet, il leur délivra un passeport à cet effet, et le 31, la veille de leur départ sur un navire marchand. Madame Christophe lui adressa la lettre suivante, écrite par sa fille aînée, nommée Améthyste :

Au Port-au-Prince, ce 31 juillet 1821, an xviiie de l’indépendance.
À Son Excellence le Président d’Haïti.
Président,

Sur le point de quitter pour quelque temps ce beau pays, cette patrie qui nous a vues naître et que nous ne cesserons jamais de chérir, moi et mes filles, nous éprouvons le besoin de vous exprimer autrement que de vive voix, toute la reconnaissance que nous ressentons des procédés généreux dont Votre Excellence a usé envers nous depuis neuf mois passés.

Recevez, Président, les nouvelles et solennelles assurances du souvenir profond que nous en conserverons.

Dans nos malheurs, nous avons trouvé en vous un protecteur, un ami, un frère… Nos cœurs en sont pénétrés d’admiration.

Nous vous prions de nous continuer les mêmes dispositions, et nous connaissons assez votre âme pour être assurées que cette prière ne sera pas vaine. Nous faisons la même prière à votre famille et à

la fille de votre immortel prédécesseur, auxquelles nous promettons le plus tendre souvenir.

Je laisse au Cap une partie de ma famille et celle de mon feu mari ; je les recommande à toute votre bienveillance.

Je mets sous votre puissante sauvegarde et sous celle de l’honneur de mes concitoyens qui m’ont accueillie avec tant de bienveillance, et la maison que je possède depuis longues années au Cap, et celles que mes filles et moi avons acquises et payées comptant aux domaines, lors des ventes qui en ont été faites par l’État.

Pensant que les importantes et nombreuses occupations du chef de l’État, mon puissant ami, ne lui permettraient pas de régir pour moi ces diverses propriétés, j’ai donné ma procuration au général Magny.

Je prie Votre Excellence de l’appuyer de toute sa protection à cet effet. Une grande infortune ne peut intéresser qu’un grand homme ; les indiscrétions que la mienne me met dans le cas de commettre seront, à ce titre, mises par vous au chapitre des exceptions auquel elles appartiennent.

Je le répète, Président ; dans nos malheurs, vous vous êtes montré notre protecteur, notre ami, notre frère, et ces titres m’ont portée à vous demander ces nouveaux et importans services : je sais que vous me les rendrez.

Je suis avec respect. Président, de Votre Excellence, la très-reconnaissante concitoyenne et amie,

Signé : Veuve Henry Christophe.

Cette lettre, pleine de convenance, de sentiment et de dignité, fait autant d’honneur à la mémoire de la Veuve de Christophe et de ses filles qu’à celle de Boyer. En la lisant, on sent que c’est le cœur d’une femme qui l’a dictée, que c’est sa main qui l’a tracée. On y reconnaît la haute position que ces personnes ont occupée dans le pays, la grandeur dont elles furent toujours entourées auprès de l’homme qui en aimait le faste, sans doute, mais qui savait bien soutenir son rôle. Ce témoignage rendu aux procédés généreux du chef de la République prouve aussi que cette forme de gouvernement, bien comprise, donne accès à la magnanimité des sentimens. Ceux de Boyer furent empreints de ce caractère, car il oublia que Christophe avait été le meurtrier de son frère, pour ne songer qu’à protéger sa famille et à l’entourer d’égards et de considération.

Mais, quand on songe à la conduite qu’il a tenue envers cette famille, envers celle de Dessalines qu’il trouva également au Cap-Haïtien ; quand on sait qu’en 1822, la nièce de Toussaint Louverture, Madame Isaac, revint à Haïti pour réclamer la mise en possession des biens que ce chef y avait légitimement acquis, que Boyer accueillit cette dame avec une bienveillance distinguée, qu’il fit remettre ces biens à elle et son mari, malgré leur résidence à l’étranger quand on se rappelle qu’en cela il suivit non-seulement les inspirations de son cœur, mais le bel exemple que Pétion lui avait tracé par sa conduite envers la famille de Rigaud, aux Cayes quand on écrit ces faits si noblement accomplis pour relever la dignité de toute une race d’hommes, jadis avilis et persécutés sur cette terre d’Haïti, et que l’histoire vous présente en regard l’insensibilité, les procédés malveillans dont on usa en 1843 envers la famille de Boyer, on se demande, malgré soi, quel est donc ce vertige qui s’empara de ceux qui s’en rendirent coupables ?…


Au moment où la famille de H. Christophe partait paisiblement du Port-au-Prince, un autre personnage s’y conduisait de manière à être contraint de quitter cette ville, sous de fâcheux auspices pour le caractère sacré dont il était revêtu. Il s’agit de M. de Glory, évoque et vicaire apostolique.

Depuis son arrivée, son ancienne querelle avec l’abbé Jérémie s’était ravivée sourdement entre eux dans le prèsbytère où ils logaient. Il eût sans doute désiré de remplacer ce prêtre dans la cure de la capitale, en vertu de son pouvoir spirituel ; mais le Président n’entendait pas renoncer en sa faveur au pouvoir qu’il tenait de la constitution, de nommer aux cures des paroisses de la République. Il le devait d’autant moins, qu’il n’avait pas demandé au Pape l’envoi d’un évêque à Haïti, e qu’il avait à l’égard de M. de Glory de sumsans motifs de s’en défier, en outre des renseignemens qui lui étaient parvenus sur son compte. S’il l’avait admis malgré ces renseignemens, ce prélat semblait prendre à tâche de l’en faire repentir.

En effet, durant l’absence du Président de la capitale, sa lutte avec le marguillier et le conseil de notables prit un caractère scandaleux ; son irritabilité personnelle s’était accrue par la résistance qu’il rencontra de la part de certains curés de paroisses éloignées, et parce qu’il ne pouvait exercer son pouvoir dans sa plénitude. Dans cette disposition d’esprit, il se décida à rendre un mandement contre l’abbé Jérémie, qui était encore dans le Nord : avisé de cela, ce prêtre s’empressa de revenir à la capitale. Mais déjà il était survenu, parmi une partie des paroissiens un revirement d’opinions qui servit à égarer davantage le jugement de l’évêque. Les personnes qu’on avait qualifiées du nom de Marionnettes, pendant le schisme antérieur que l’abbé Jérémie avait fait cesser,[2] s’éloignèrent de ce prêtre et passèrent dans le camp de M. de Glory, tandis que les Gasparites lui restèrent attachés, parce qu’il était le curé de la paroisse, nommé par le Président dont il possédait la confiance. Un sentiment instinctif de patriotisme guidait ces derniers qui se défiaient de « l’évêque français, » car on s’apercevait assez du but pour lequel il avait été envoyé dans la République.

Voici le mandement que ce prélat publia le 7 août, en le faisant afficher sur les portes de l’église paroissiale :

« Nous, Pierre de Glory, par la miséricorde de Dieu et la grâce du Saint-Siège apostolique, évêque de Macri, vicaire apostolique d’Haïti grand-croix de l’ordre de l’Éperon d’or, etc., etc., etc,

À tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ ;

Au prêtre Flime :

Puisqu’après avoir quitté votre couvent comme un apostat, et avoir été déclaré tel par le respectable supérieur de la Trappe ; après avoir été excommunié par l’archevêque de Baltimore, en 1815, et interdit par le Saint-Siége, le 18 juillet 1820 ; puisque, couvert de tous ces anathèmes, vous avez osé encore vous efforcer, depuis notre arrivée dans la République d’Haïti, d’exciter les esprits contre notre autorité, et que vous vous êtes permis de fouler aux pieds, dans le Nord, les devoirs les plus sacrés d’un prêtre, ce que vous aviez fait auparavant au Port-au-Prince, avant que nous y fussions envoyée en disant, par exemple, plusieurs messes par jour : Nous devons au salut de notre âme de retrancher à notre tour de l’Église catholique, apostolique et romaine, un membre gâté qui pourrait en gâter d’autres.

Ainsi, par l’autorité du Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et par celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et de tous les saints, et par la nôtre, nous vous déclarons retranché de l’Église catholique en sorte que toute église où vous ferez la moindre fonction du saint ministère sera interdite, et qu’on cessera d’être catholique en y entrant : cesseront aussi d’être catholiques, tous ceux qui, soit par paroles, soit par actions, soit par écrit, ou de toute autre manière, déclareront être de votre parti.

Plaise à Dieu que cet acte de notre autorité vous fasse rentrer en vous-même, et qu’après vous avoir ainsi livré à Satan, nous vous voyions ressentir de l’horreur pour l’état de votre conscience, et nous n’ayions pas la douleur de vous voir condamné au grand jour du jugement.

Fait au Port-au-Prince, en notre palais épiscopal, le 7 août 1821.

Signé : de Glory. »

Sans doute, en sa qualité d’évêque et de vicaire apostolique, s’il était réellement informé des faits qu’il a mentionnés dans cet acte, à la charge de l’abbé Jérémie, M. de Glory ne pouvait guère agir autrement à son égard, lorsque encore ce prêtre se montrait peu disposé à lui obéir. Mais aussi ce mandement se ressentait de l’influence qu’exerçait sur son esprit l’ancienne querelle qu’ils avaient eue entre eux ; il était la conséquence de la domination que l’évêque voulait exercer, et sur le marguillier et sur le conseil de notables, en dépit des lois de la République ; enfin, cet acte était au fond, « une mise en demeure » notifiée indirectement au Président d’Haïti, de se prononcer entre lui et l’abbé Jérémie. Cependant, si M. de Glory était un homme plus réfléchi, il aurait du comprendre que, quoique admis à exercer ses fonctions d’évêque et de vicaire apostolique, ce n’était qu’une tolérance de la part du Président, laquelle dépendait de son bon vouloir et ne pouvait continuer qu’autant que ce prélat n’aurait pas donné d’ailleurs de justes sujets de se plaindre de lui. Or, sous ce rapport, nous avons dit quelles furent ses prétentions.

Son mandement impératif, en retranchant l’abbé Jérémie de la sainte Église catholique, le révoquait par cela même de la cure du Port-au-Prince, à laquelle il avait été nommé par le Président depuis deux ans : il le fit sans l’assentiment de Boyer. En outre, il interdit l’église de cette ville, au cas où ce prêtre y ferait un acte quelconque de son ministère ; il déclara déchus de la qualité de catholiques tous ceux qui déclareraient être partisans du prêtre. C’était atteindre du même coup le curé, les fidèles qui étaient désignés par le nom de Gasparites, même ceux qui allaient prier dans le temple sans être d’aucun parti.

On conçoit alors quelle explosion de mécontentement dut résulter de ce mandement, de la part des Gasparites qui étaient les plus nombreux, et quelle satisfaction, au contraire, durent en éprouver les Marionnettes.

À l’arrivée de l’abbé Jérémie, l’évêque voulut le repousser du presbytère : alors Gasparites et Marionnettes envahirent cette demeure, se rangeant respectivement du côté de ces deux chefs, et l’église dont chaque parti tenait à conserver la possession. Ce fut un tumulte épouvantable que ni l’évêque et ses prêtres, ni l’abbé Jérémie ne voulaient apaiser, qu’ils excitaient au contraire par leurs reproches respectifs, par les imputations qu’ils se lançaient mutuellement. Cette lutte animée devint une véritable émeute autour du sanctuaire et dans son intérieur, et des femmes dévotes elle allait passer aux mains de leurs maris ou autres parens, quand le Président d’Haïti en fut informé.

Que devait-il faire en une telle circonstance ? S’il avait souscrit au mandement de M. de Glory, il eût renoncé en sa faveur au droit qu’il tenait de la constitution, de nommer aux cures des paroisses, et cela, sans entente préalable, sans convention réglée avec la cour de Rome ; il aurait légitimé toutes les violences antérieures et toutes autres que ce prélat aurait voulu commettre à l’avenir, envers les marguilliers et les conseils de notables et les curés de toutes les paroisses de la République. L’évêque eût naturellement appelé de France d’autres prêtres pour remplacer ces derniers, pour se créer une phalange à sa dévotion et atteindre au but de sa mission[3].

D’un autre côté, si le Président avait maintenu à la cure du Port-au-Prince l’abbé Jérémie que le mandement de l’évêque accusait d’apostasie, d’avoir été excommunié et interdit par la cour de Rome, c’eût été un scandale dont l’autorité du gouvernement ne devait pas rester entachée. Ce prêtre fût resté lui-même odieux à la portion des paroissiens désignés sous le nom de Marionnettes le schisme religieux eût continué avec une nouvelle ardeur entre eux et les Gasparites.

Boyer prit donc le parti le plus sage que lui dictait la raison d’État. Il envoya le commandant de la place signifier à M. de Glory et à l’abbé Jérémie de sortir du presbytère pour quitter le pays le plus tôt possible. Cet officier eut ordre en même temps d’emmener avec lui une force armée pour contraindre Marionnettes et Gasparites à déguerpir du presbytère et de l’église, et à cesser leur scandaleuse émeute.

Les deux chefs ecclésiastiques eurent chacun la satisfaction d’être accompagnés par leurs partisans respectifs dans les logemens qu’ils, leur offrirent, en attendant leur départ sur des navires étrangers[4]. On disait, à cette époque, que l’évêque et l’abbé Jérémie, considérés comme des martyrs, selon les croyances de ceux qui leur étaient attachés, des femmes surtout, reçurent chacun une infinité de petits cadeaux en bijoux et en argent, pour subvenir aux frais de leur douloureux voyage. M. de Glory eut, en effet, le malheur de s’embarquer sur un navire qui allait aux États-Unis et qui sombra avec son équipage et ses passagers, dans une tempête qui le surprit aux Débouquemens : on était alors au mois d’août, pendant lequel les ouragans sont si fréquens dans l’archipel des Antilles. L’abbé Jérémie fut plus heureux ; et en janvier 1822, il osa revenir au Cap-Haïtien, où le général Magny le fit mettre aux arrêts provisoirement, en attendant les ordres du Président, qui enjoignit de le contraindre à retourner à l’étranger[5]

Nous croyons nous ressouvenir que c’est au départ de ce dernier, que le Président fit venir de l’Anse-d’Eynaud, dont il desservait la cure, l’abbé Joseph Salgado, homme de couleur natif de Venezuela, qui devint curé du Port-au-Prince où il vécut longtemps. Son caractère patient et modéré, sa charité évangélique, ramenèrent peu à peu le calme dans l’esprit de ses paroissiens, et les sobriquets de Marionnettes et de Gasparites cessèrent pour toujours entre eux.

L’issue de la mission de M. de Glory dut prouver au parti religieux de la Restauration que les Haïtiens étaient à l’abri des embûches dressées sous les auspices de la religion ; et il pouvait reconnaître aussi que le choix de son sujet avait été extrêmement maladroit, puisqu’il envoya à Haïti un prélat imbu des préjugés du régime colonial, qui, dans ses emportemens à propos de son pouvoir spirituel, les faisait sentir aux fonctionnaires contre lesquels il luttait. Pour en donner une idée, nous citerons seulement un mot qu’il prononça en chaire pendant un long sermon adressé aux fidèles qui remplissaient l’église dans le temps de sa plus forte irritation ; il leur dit : « Vous êtes d’une espèce distincte de celle des autres hommes, car vous ne leur ressemblez que par la figure. »

Comparons ce langage à celui d’un autre évêque que ce parti religieux avait en horreur, et qui avait dû sa nomination à la constitution civile du clergé, en France. À peu près au moment où M. de Glory allait partir d’Haïti, le Président reçut de H. Grégoire une lettre datée de Paris, le 22 juin 1821, d’où nous extrayons les passages suivans :

« La République d’Haïti, sortie du sein des orages, et qui, depuis 18 ans brillante de jeunesse, subsiste glorieusement, est, par le fait même de son existence, une réponse victorieuse à toutes les impostures disséminées en Europe contre enfans de l’Afrique… Les Haïtiens réunis en un corps politique et s’élevant tout à coup au rang des nations civilisées, présentent un des phénomènes les plus étonnans du xixe siècle. Je m’identifie à leur existence, j’applaudis à leurs succès[6]… En prenant la défense des Africains et de leur postérité, j’obéissais à mon cœur et j’acquittais un devoir. Enfans du même Dieu, nous ne composons qu’une seule famille. Voler au secours des opprimés est une obligation solidaire entre les hommes, entre les peuples… La liberté d’Haïti, Monsieur le Président, est pour eux (les négriers européens), un objet de jalousie ou même de fureur. La noyer dans des flots de sang, serait leur jouissance. Certes, je n’ai aucun droit de m’immiscer dans votre gouvernement ; mais je me croirais coupable, si j’omettais de vous prémunir contre les pièges de toute espèce. Qui sait si des émissaires astucieux, consommés dans l’art des intrigues, des fourberies, ne se glisseront pas dans vos rangs pour capter votre confiance ? La politique qui, en théorie, est une branche de la morale, en est toujours presque l’inverse dans la pratique des temps modernes. Elle est remplacée par un espionnage plus avilisant encore pour ceux qui le soudoyent que pour ceux qui l’exercent, et par des manèges tortueux qui décèlent l’incapacité. Tels n’étaient pas ces grands hommes d’État, Suger, Sully, Turgot, Malesherbes… Une tentative qui, aux yeux des pervers, promet des résultats plus efficaces, sera de susciter des préventions, d’allumer des haines entre les couleurs (entre les noirs et les mulâtres). Dévoiler cette trame, c’est la détruire. Les Haïtiens, quelles que soient les nuances de l’épiderme, sentiront plus que jamais la nécessité d’étouffer tous les germes de division, de s’unir étroitement et de former ce faisceau indestructible dont un père mourant offrait l’emblème à sa famille. Si ces observations, Monsieur le Président, vous paraissent fastidieuses et superflues, vous les pardonnerez au motif qui les a dictées. »

Voilà un langage digne de celui qui se sentait la mission d’évangéliser les hommes égaux à ceux de toutes les autres races, qui leur prêchait la morale du christianisme. Était-ce dans le même but que le pape Pie VII envoya M. de Glory comme son vicaire apostolique à Haïti ? La conduite tenue par cet évêque ne l’a pas prouvé ; et elle aurait pu occasionner une renonciation à tous rapports avec la cour de Rome, si le gouvernement haïtien n’était pas pénétré de ses devoirs envers le peuple catholique qu’il dirigeait. Nous ignorons si le Président écrivit au Saint-Père au sujet du renvoi de ce prélat ; mais nous savons que deux années après, son gouvernement entretint une correspondance avec la cour de Rome, dans l’intérêt de la religion catholique en Haïti : le moment viendra d’en parler.

Celle de H. Grégoire avec Boyer fut marquée encore par l’expression d’autres sentimens d’attachement à la cause de la race noire et à celle d’Haïti en particulier. Le 20 août, il lui adressa une nouvelle lettre qui lui annonçait un envoi de livres dont il faisait cadeau à la République. « Il vous importe, disait-il au Président, d’avoir une bibliothèque publique, une pour le gouvernement, une pour le lycée votre sagesse statuera sur l’application des livres que je vous envoie. » Il lui envoya aussi des écrits publiés en espagnol contre la traite des noirs. « Il serait bon de faire connaître ces écrits à Santo-Domingo qui, nous dit-on, projette ou propose même de se réunir à vous. Heureuses les révolutions et les réunions qui s’opèrent sans effusion de sang ! Il importe de préparer cette réunion, de telle sorte qu’elle soit de part et d’autre désirable, honorable et profitable. »

Et après avoir indiqué à Boyer les moyens d’aider les philanthropes européens à l’abolition de la traite, s’il pouvait se procurer des renseignemens certains dans les îles de l’archipel où ce trafic était établi ; après lui avoir recommandé une lettre que lui adressaient des Grecs qui habitaient Paris et qui faisaient un appel aux Haïtiens, pour voler au secours de leurs compatriotes insurgés contre la Turquie, Grégoire lui rappelait que, précédemment, il lui avait envoyé des observations sur la réception des bulles, brefs et rescrits de Rome, ainsi que cela se pratiquait dans l’ancienne colonie[7]. Cette partie de sa lettre faisait allusion à la mission de M. de Glory, et il ajouta :

« L’or étant le plus précieux des métaux, est par là même le plus exposé aux tentatives des falsificateurs. La religion étant ce qu’il y a de plus sacré, de plus cher, de plus important pour l’homme, est par la même raison exposée aux spéculations des pharisiens, qui s’en servent pour parvenir à leurs fins. En Europe, trop souvent la politique voulut, sous un voile prétendu religieux, cacher les trames du despotisme et fit un abus sacrilège de ce que la bonté divine accorda à la race humaine pour son bonheur en ce monde et en l’autre. Fasse le ciel qu’un jour Haïti ait un clergé respectable élu ou du moins admis par la confiance des fidèles et de l’autorité publique, et qui, institué d’une manière canonique et surtout d’après les règles de la sainte antiquité, procure à cette vaste contrée tous les moyens d’y propager, d’y maintenir dans toute la pureté les principes et les maximes de l’Église catholique ! L’exemple est le plus éloquent des prédicateurs ; l’exemple doit en tout concorder avec les discours sur la morale évangélique. Malheur à ceux qui, stimulés par l’avidité des richesses, des honneurs, chercheraient autre chose que le salut des âmes ! Quand il s’agit d’Haïti, la tendresse m’entraîne… J’étendrais mes observations sur d’autres objets, si je ne craignais. Monsieur le Président, d’entrer en quelques détails sur les pièges qu’on pourrait tendre, sur les trames qui peut-être s’ourdissent, etc., etc.

Comme on peut le voir, la sollicitude de Grégoire pour Haïti ne se bornait pas à adresser à son chef des conseils utiles pour se tenir en garde contre les pièges que la politique du gouvernement français lui tendait sous le voile de la religion, mais à se prémunir aussi contre les empiétemens de la cour de Rome dont la condescendance envers « le Fils aîné de l’Église » avait motivé la mission de M. de Glory. Ce qu’il lui disait à l’égard des bulles, etc., émanés du chef de la catholicité, n’était que ce qui se pratiquait dans l’ancienne colonie en vertu des ordres des rois de France, que ce qui avait toujours eu lieu depuis des siècles en France même ; et il est clair que le gouvernement haïtien avait le même droit, de soumettre de tels actes à son examen et son approbation préalables : le résultat de la conduite de l’évêque vicaire apostolique venait d’ailleurs de le prouver[8].

Des personnes dont la disposition à se soumettre au joug papal revêt le caractère de l’orthodoxie, pourront blâmer les insinuations de Grégoire relativement à une sorte de constitution civile du clergé en Haïti, comme il en a été en France, en 1792. Mais, sans prétendre nous établir juge en cette matière épineuse et délicate, nous ferons seulement remarquer qu’elles étaient toutes naturelles de la part de l’auteur du livre sur les Libertés de l’Église gallicane, et qu’il se montra en cela conséquent à ses convictions. Toujours est-il que ses sentimens religieux et catholiques se manifestent dans sa lettre, et qu’aux yeux d’un Haïtien, il était plus digne d’être évêque que le prêtre-colon qui accepta la mitre pour venir remplir à Haïti la mission politique où il a échoué.

En envoyant en cadeau des livres achetés à ses frais pour commencer l’établissement d’une bibliothèque, Grégoire prouvait encore qu’il ne donnait pas des conseils stériles à ce sujet ; et l’on va voir à quel point il poussait sa délicatesse. En même temps qu’il avait conçu l’idée de cet envoi, Boyer avait eu une pensée analogue : c’était de lui faire un don au nom de la nation. Le Président lui fit expédier par uni navire français, une quantité de café de choix qui n’était pas moindre de 25 mille livres, en lui écrivant qu’il le priait d’accepter cette denrée pour son usage, présumant qu’il aimerait à boire du café cultivé et récolté par les mains d’hommes libres, reconnaissans envers lui qui avait tant aidé à leur émancipation civile et politique. Mais, le 24 août, quatre jours après sa précédente lettre, Grégoire lui écrivit celle qui suit :

« Monsieur le Président, — Sans doute, vous avez pensé que, vieillard et homme de cabinet, l’usage du café entrait dans le régime le plus convenable à mon âge et à mes travaux : l’envoi que vous me faites est inspiré par une bienveillance délicate. Je suis tenté 1o de donner à cet acte la plus grande publicité, afin de fournir aux courtisans, aux colons possesseurs d’esclaves, aux négriers, etc., un nouveau prétexte pour élever sur cette annonce un nouvel échaffaudage de calomnies et d’injures, ou du moins pour accuser de sensualité un des hommes les plus restreints dans ses goûts diététiques ; 2o je suis tenté de ne pas vous remercier, afin que l’ingratitude apparente ajoute au mérite du présent. D’ailleurs, chez moi, l’émotion du cœur émousse l’esprit ; les expressions m’échappent quand il s’agit de remercîmens. Dans toute ma vie, j’ai soigneusement écarté ce qui pouvait me constituer dans le cas d’en faire. On a quelquefois taxé de fierté déplacée, cette conduite qui, cependant, n’est qu’une suite de mon amour pour l’indépendance.


Voltaire accepta un présent de gibier de la part de M. d’Aranda. Cette citation est un peu profane : les suivantes ne le sont pas.

Venance Fortunat et Sainte-Radegonde s’envoyaient des fleurs et des fruits. Je me rappelle la lettre par laquelle un illustre Père de l’Église, Saint-Ambroise, remerciait quelqu’un de lui avoir envoyé des truffes.

Je croirais vous offenser, Monsieur le Président, si je refusais un envoi que vous avez entouré des formes les plus aimables, et je me reproche une longue indécision qui, depuis longtemps, le retient au Havre et empêche son arrivée ici. Comme Saint-Ambroise, j’aurai soin que l’envoi soit justifié par l’emploi ; mais avant de terminer cette lettre, permettez-moi de rappeler ce que sans cesse j’ai eu soin d’inculquer à Haïti et ailleurs.

Indépendant du côté de la fortune, indépendant par mes principes, j’ai resserré d’ailleurs tous mes besoins dans le cercle le plus étroit. Il en est un cependant qui doit toujours stimuler une âme chrétienne et qui me poursuivra jusqu’au tombeau : c’est de trouver des occasions pour faire du bien aux hommes, quelles que soient leurs dispositions à mon égard. Les Haïtiens ont sur mon cœur des droits inaltérables. Comme moi, à l’école de l’adversité, ils ont bravé ses rigueurs. Au milieu des tourmentes, leur caractère a pris une trempe énergique et qui assure la jouissance d’une liberté d’autant plus chère, qu’elle est leur conquête ; et récemment encore, vous y avez puissamment contribué.

Agréez et partagez avec eux, Monsieur le Président, mes sentimens d’estime et de tendre amitié.

Signé : Grégoire, ancien évêque de Blois.

Grégoire avait hésité, en effet, à accepter ce présent, ou plutôt il ne le refusa pas, ainsi qu’il l’a dit au Président. Mais sait-on l’usage qu’il en fit ? Il chargea le négociant du Hâvre, à qui ce café avait été consigné, de lui en envoyer deux livres, de vendre le reste et de garder le produit de cette vente à ses ordres. Il invita à dîner quelques personnes qui partageaient ses sentimens envers la race noire, afin de leur offrir le plaisir de goûter avec lui du café récolté par les Haïtiens. Et quant à la somme retenue par le négociant, il l’employa en partie à la publication de quelques ouvrages qu’il rédigea sur la morale religieuse, expressément pour Haïti où il les expédia ; l’insurrection de la Grèce, que toute l’Europe assistait alors, profita de l’autre partie de cette somme, quelque minime qu’elle fût.

Voilà le vrai chrétien, le vrai prêtre qui disait à Boyer que « l’exemple doit en tout concorder avec les discours sur la morale évangélique ; » le vrai philanthrope, ami de tous les hommes, quelle que soit leur couleur ou leur contrée !

La lettre qu’il transmit au Président, de la part des Grecs résidant à Paris, était signée par quatre d’entre eux : A. Coray, un savant illustre, A. Vogoridi, C. Polychroniades et Ch. Clonares. Elle était éloquemment écrite, car ces hommes éprouvaient un vif désir de voir triompher leurs compatriotes soulevés contre l’oppression barbare des Turcs ; et de même qu’ils faisaient tout en Europe pour inspirer de l’intérêt en faveur de cette sainte cause, de même ils employèrent un langage propre à exciter celui des citoyens d’Haïti et de leur chef, en comparant le sort des Grecs vaincus depuis trois siècles, au sort des Africains et de leurs descendans, qui avaient gémi pendant une aussi longue période sous l’oppression du régime colonial. Ils concluaient à demander à Boyer 30 mille fusils et des moyens pécuniaires, soit à titre de don ou de prêt, et à le convier d’envoyer un bataillon des troupes haïtiennes, en désignant l’île d’Hydra comme le port sur lequel ces secours pourraient être dirigés.

Certes, Boyer n’était pas insensible aux malheurs éprouvés par les Grecs, ni indifférent au succès que tous les cœurs généreux leur désiraient dans leur lutte commencée contre leurs oppresseurs dans celle même année, et plus d’un Haïtien éprouvait ce sentiment de sympathie. Mais le Président d’Haïti avait des devoirs à remplir envers son pays d’abord, avant de songer à secourir un peuple en insurrection, placé à plus de 2500 lieues : la raison d’État devait prépondérer sur l’enthousiasme. Etait-ce moins d’une année après la réunion du Nord, au moment où tout marchait vers celle de l’Est, qu’il aurait envoyé des troupes haïtiennes en Grèce pour combattre contre les Turcs ? Et où trouver la flotte qu’il eût fallu avoir pour les y transporter ? Et les dépenses qu’aurait occasionnées une telle expédition, si elle avait pu se faire ? Le Président aurait démuni les arsenaux du pays, pour envoyer aux Grecs les 30 mille fusils que demandaient ceux résidant à Paris, — le trésor public, des fonds recueillis dans le Nord après la mort de Christophe ?

Nous aurions vraiment tort de produire, à ce sujet, d’autres considérations politiques, afin de réfuter les paroles insensées qui ont été proférées ou écrites en forme de reproches contre Boyer, à propos de l’appel qui lui fut adressé par les quatre Grecs de Paris au nom de leur propre pays ; car il y a de ces idées qui se réfutent d’elles-mêmes. Pétion avait pu secourir les réfugiés de la Côte-Ferme, parce qu’il s’agissait surtout de faciliter l’émancipation, promise solennellement, de milliers d’hommes de notre race qui étaient courbés sous le joug de l’esclavage. Mais si Bolivar avait rempli sa promesse en proclamant leur liberté, n’étaient-ils pas restés esclaves ? Et que faisait le Libérateur dans cette même année, à l’égard de la généreuse République qui lui ouvrit ses arsenaux et ses trésors, où lui et ses nombreux compatriotes trouvèrent une si franche hospitalité ? Ne cédait-il pas aux exigences des Américains du Nord, pour écarter Haïti de son Congrès de Panama où il prétendait constituer une amphictyonie des États indépendans de l’Amérique ? Les préjugés de couleur et de race qui régnaient alors parmi les représentans de ces États, n’auraient-ils pas surgi en Grèce à l’apparition des Haïtiens qui s’y seraient rendus ?…

Pénétré de ses devoirs envers son pays, Boyer répondit à la lettre qu’il reçut des quatre Grecs. Il leur dit franchement qu’il ne pouvait, quant à présent, satisfaire à leurs désirs et leur demande de secours, vu la situation où il se trouvait, mais qu’il le ferait aussitôt que les circonstances le lui permettraient. Il entendait par là des secours en argent ; mais il est évident qu’il ne faisait en cela qu’une réponse honnête pour ne pas donner lieu à croire qu’il était peu sympathique à cette cause ; car il dut prévoir que la prochaine incorporation de l’Est à la République allait occasionner d’énormes dépenses. C’est ce qu’il dit même dans sa lettre en réponse à celles de Grégoire ; et il remercia celui-ci de l’envoi des livres et des conseils qu’il lui avait donnés sur différens sujets, notamment sur la religion catholique qu’il voudrait maintenir dans toute sa pureté.


Le 18 juillet, le Président d’Haïti avait publié un ordre du jour pour annoncer que la délivrance de toutes concessions de terrains, à titre de don national, était provisoirement suspendue, afin de mettre les nombreux concessionnaires antérieurs en mesure de fixer leurs abornemens, et le gouvernement à même de savoir où il y aurait encore des portions disponibles, surtout dans les départemens de l’Artibonite et du Nord. Cet acte recommanda aux officiers militaires exerçant la police des campagnes de veiller à la mise en valeur, par la culture, des concessions déjà délivrées, pour augmenter les produits du sol destinés à la consommation intérieure et à l’exportation à l’étranger par le commerce. Ainsi, ces deux branches de la prospérité publique, agriculture et commerce, étaient toujours l’objet de la constante sollicitude du chef de l’État ; et bien souvent il revint sur ses prescriptions à cet égard.

La session législative avait été prorogée au 1er août : ce ne fut, cependant, que le 9 que put avoir lieu l’ouverture des travaux de la Chambre des communes. Dans son discours, Boyer déclara que les troubles politiques ayant empêché la nomination de ceux des communes de l’Artibonite et du Nord, à l’époque prescrite par la constitution, il avait d’abord pensé à l’ajourner en 1822 où la première législature verrait arriver le terme de son mandat ; mais qu’il venait de se raviser, en invitant ces communes à élire leurs représentans pour cette présente session. Il félicita le pays de la fin de la guerre civile, du calme survenu depuis les dernières agitations, de la situation prospère de ses finances, du zèle des fonctionnaires publics à remplir leurs devoirs, du dévouement de l’armée, toutes choses qui garantissaient la sécurité et l’avenir de la patrie, dont la liberté et l’indépendance seraient défendues jusqu’à extinction, s’il était besoin. Il recommanda à la Chambre des communes de porter toute son attention sur le projet du code civil qu’il lui avait soumis dans la session de 1820.

Par l’organe de son président Lafargue, l’un des représentans des Cayes, la Chambre répondit d’une manière analogue à ce discours, et une accolade nationale donnée par lui au Président d’Haïti, fut l’expression la plus évidente des félicitations qu’il reçut, pour sa conduite, à l’occasion de la réunion du Nord et dans les événemens de la présente année[9]. Dans la séance du lendemain, la Chambre décida, avec raison, qu’elle ne poursuivrait ses travaux qu’à l’arrivée, dans son sein, des représentans de l’Artibonite et du Nord. Le 5 septembre, elle se constitua en majorité par l’admission des 27 élus qui, réunis aux 29 de l’Ouest et du Sud, formaient la représentation nationale à 56 membres.

Le Président lui soumit le projet du 3e livre du code civil ; et reprenant les précédens projets proposés en 1820, elle examina et vota successivement ces parties du code jusqu’aux dispositions du conseil judiciaire inclusivement. Mais, dès le 7 septembre, quatre jours après sa constitution en majorité et avant le vote d’aucune loi, elle arrêta qu’un projet « d’adresse au peuple » lui serait présenté par un comité, pour inviter les citoyens à suivre rigoureusement le vœu de la constitution dans les prochaines élections de février 1822, relatives à leurs représentans. Cette préoccupation est remarquable.

Dans la séance du 24, un message du Président d’Haïti, transmit une liste de 15 candidats ; le 25, un autre message accompagna une nouvelle liste de 15 candidats, parmi lesquels la Chambre élut, chacun de ces jours, cinq sénateurs, en procédant comme elle avait fait en 1817. Boyer, de même que Pétion, avait groupé ces candidats par fractions de trois. Le Sénat, qui avait déjà 14 membres, se trouva ainsi au complet[10]

Cinq lois seulement, indépendamment des titres du code civil, furent votées dans cette session : 1º sur la division du territoire des quatre départemens en arrondissemens et communes, et fixant la résidence des autorités civiles et militaires ; 2º déterminant la distance des communes à la capitale, afin de pouvoir régler surtout les indemnités de voyage accordées aux représentans pour s’y rendre ; 3º accordant un délai de 5 années aux personnes qui avaient souffert de l’incendie du 15 août 1820, au Port-au-Prince, pour se libérer envers leurs créanciers ; 4º additionnelle à celle des douanes pour fixer le tonnage des navires étrangers ; 5º enfin, sur les patentes à prendre en 1822. La Chambre déchargea le secrétaire d’Etat des finances de la responsabilité de ses comptes rendus pour l’année 1820[11]; et elle termina ses travaux, le 16 novembre, par le vote et la signature de son adresse au peuple. Il est à remarquer qu’elle s’était abstenue d’un pareil acte en 1818, 1819 et 1820. La forme et le ton de cette nouvelle adresse étaient bien différens de ceux que nous avons signalés dans l’adresse de 1817. La Chambre disait au peuple :

« L’inappréciable harmonie qui règne entre le Sénat, la Chambre des représentans et le Président d’Haïti, est le garant du bonheur dont vous jouissez sous la protection éclairée du gouvernement que vous avez créé…

Vos représentans ont été à portée d’apprécier le choix judicieux du Sénat qui a investi le président Boyer de la première magistrature de la République. Son expérience, sa sagesse et son entière coopération avec le pouvoir législatif, donnent à vos représentans la flatteuse espérance de voir les affaires publiques se perfectionner de plus en plus, et la gloire de la nation s’établir invariablement. Vos représentans éprouvent une satisfaction bien agréable en trouvant l’occasion de rendre ici un hommage solennel et éclatant au rare mérite du premier magistrat de la République, si digne de votre amour[12]… »

L’adresse se termina en recommandant aux citoyens « de donner, dans les prochaines élections, des représentans mus par le patriotisme le plus éclairé, dirigés par la sagesse, et possédant les lumières indispensables à des législateurs. »


Dans la séance du 24 septembre, et d’après le nº 2 du Bulletin des lois de cette année : « Le représentant Pierre André a lu un discours que la Chambre se propose d’examiner à huis clos, avant de prendre une détermination. » Et dans celle du 26, on lit encore : « Le représentant Saint Martin a lu un discours faisant suite à celui du représentant Pierre André, lesquels deux discours portant des réflexions sur le commerce, la Chambre a arrêté qu’ils seront adressés au Président d’Haïti. » Le 8 octobre, un message du Président en accusa réception. Le Bulletin des lois ne dit pas son contenu.

La Chambre les avait donc pris en considération et par le seul fait du renvoi de ces deux discours au pouvoir exécutif, elle lui témoigna le désir qu’il portât toute son attention, et sur l’objet dont ils traitaient, et sur les vues des deux orateurs, le premier étant l’un des représentans du Port-au-Prince, le second, un de ceux du Cap-Haïtien.

Nous ne possédons plus le discours de Pierre André, qui fut imprimé à cette époque, et nous ne pouvons en parler que d’après nos souvenirs ; mais nous avons sous les yeux celui de Saint-Martin qui fut publié sur le nº 23 de la Concorde, du 14 octobre 1821 : ce dernier servira à expliquer l’autre auquel il faisait suite, selon l’expression du Bulletin des lois. Il est important d’y donner quelque attention ; car, s’ils ne furent pas la cause du grave événement survenu dans la session de 1822, ils y contribuèrent pour quelque chose, surtout en ce qui concerne ces deux représentans.

Si nos souvenirs sont exacts, le discours de Pierre André était basé sur cette idée : — « que l’Etat, la République » s’appuyait sur trois colonnes : l’agriculture, le commerce et l’armée ; que, de même que les Haïtiens seuls pouvaient être militaires et propriétaires-agriculteurs, de même ils » devaient être en possession du commerce du pays, pour mieux supporter les charges qui leur incombaient comme citoyens. » Suivant cette idée, la conclusion naturelle qui en découlait, c’est que les étrangers n’étaient nullement intéressés à la prospérité d’Haïti, où ils faisaient cependant de grosses fortunes au détriment de ses enfans.

Dans son discours, Saint-Martin eut un enthousiasme lyrique pour celui de son collègue ; il comparait « l’énergie républicaine qui animait la Chambre à une batterie électrique constamment chargée, et il était certain, disait-il, que l’étincelle du patriotisme, partant dans cette enceinte, devait produire la commotion la plus spontanée. » Levons-nous ! mes estimables collaborateurs, pour rendre hommage aux talens et au civisme de l’honorable orateur qui, dans votre dernière séance, a judicieusement et mathématiquement prouvé que l’existence des agents de commerce étrangers, sous le rapport de spéculation commerciale, nous menaçait d’une ruine et d’une décadence inévitables ! »

Ce préambule suffirait pour faire connaître le précédent discours ; mais la Chambre les ayant recommandés tous deux au pouvoir exécutif, étant devenue l’organe de ses deux membres auprès de lui et de la nation qu’elle représentait, il est convenable de poursuivre :

« Je ne reviendrai pas, continua Saint-Martin, sur tous les principes et les conséquences qui ont été démontrées et qui n’ont point échappé à vos méditations ; nous en éprouvons trop le funeste effet pour n’avoir pas été obligés d’en gémir en silence. Quel est celui de nous qui, depuis notre existence politique, n’a point remarqué avec une douloureuse émotion, que notre soumission et notre dépendance étaient absolues dans le système du commerce ? Quel est celui de nous qui, chérissant sa patrie, ne s’est point senti cruellement offensé, lorsqu’il a vu qu’une de ses principales branches de prospérité ne sert qu’à enrichir et à nourrir l’orgueil de ceux qui n’ont jamais eu le mérite de nous apprécier ? Aurions-nous brisé nos chaînes, déchiré le voile qui obscurcissait les idées philosophiques et libérales ? Aurions-nous démontré à tous les peuples de l’univers qu’Haïti est invulnérable par sa situation sur le globe et les vertus héroïques de ses habitans ? Aurions-nous offert au monde étonné l’exemple d’une détermination qui a pour base — indépendance ou la mort, — pour nous courber honteusement sous la puissance de ceux que nous avons repoussés et vaincus ? Non, et à jamais, non ! Soyons vraiment indépendans chez nous ; mettons le complément à nos œuvres si nous voulons être dignes de nous, dignes de là patrie qui nous donna le jour et que nous avons illustrée, dignes enfin des peuples libres et indépendans de la terre !

Aux Haïtiens seuls est réservée la défense de la patrie ! aux Haïtiens seuls appartiennent sa gloire et ses périls ! En résulterait-il donc, qu’après avoir vaincu et chassé l’ennemi de leur territoire, que des trafiquans d’outre-mer, à leur détriment, viendraient leur disputer le fruit de leurs travaux, fruit qu’ils ont gagné au prix de leur sang ? Aux Haïtiens seuls doit appartenir la rose… Hélas ! ils n’en ont que les épines.

Si nous établissons une comparaison entre les consignataires étrangers et les hommes qui nous ont si longtemps opprimés, nous verrons que ces derniers, dans le plus grand nombre, recueillaient des richesses immenses par le produit de notre sol, et qu’aujourd’hui tout sert à la prospérité des usurpateurs trafiquans, et nos ressources et le concours des commerçans de pays étrangers, lorsque des expéditions du dehors laissent des pertes, elles ne donnent pas moins de grands bénéfices aux consignataires par le prélèvement de leurs commissions. Il en résulte donc que, ne pouvant nous maîtriser de front, on nous soumet encore à un joug qu’il est malheureux de devoir appeler : le système colonial de commerce. Ce système odieux ne s’est établi qu’à la faveur de circonstances impérieuses, et la roue des événemens doit le faire disparaître devant l’éclat dont brille en ce moment l’étoile d’Haïti !

Répétons avec l’orateur patriote qui a levé l’étendard de l’indépendance commerciale dans la République, que nous devons prouver aux peuples des deux hémisphères, qui viennent nous visiter dans des vues d’échange de marchandises et des produits de l’industrie, que la civilisation a fait parmi nous dés progrès rapides et surprenans ; qu’une urbanité plus franche que celle qu’on remarque ailleurs assure à l’étranger commerçant tous les droits et tous les égards qu’on doit trouver dans la société. Que la puissance de notre gouvernement protège et fasse respecter ses intérêts, et il né pourra alors qu’admirer notre sage organisation. Nous aurons fait, dans cette hypothèse, le dernier pas vers le but que nous désirons atteindre, — celui d’inspirer à toutes les nations des sentimens d’amitié et de considération pour nous.

Nos relations au dehors deviendront plus utiles et plus honorables, et ces mêmes relations nous unissant aux peuples étrangers par le seul lien que nos institutions autorisent, nous feront connaître, sous le rapport politique, par les plus heureux effets.

La prudence et les lumières du chef qui nous dirige, détermineront les qualités que doit avoir l’Haïtien qui gérera les intérêts qui lui seront confiés ; cette garantie pour l’étranger, et les obligations sacrées que ce nouveau mandataire aura à remplir, revêtiront, sans doute, les nationaux de la confiance qu’ils méritent.

J’appelle donc, citoyens législateurs, toute votre attion sur cette grande question qui est d’un intérêt majeur pour l’existence et la prospérité de la patrie ; et, d’après les puissantes considérations qui vous ont été déjà soumises, je me résume en appuyant la proposition déjà faite, de soumettre nos vues sur cet objet au pouvoir exécutif, pour qu’il puisse les méditer dans sa profonde sagesse. Et de plus, je demande que l’impression du discours de notre collègue Pierre André soit ordonnée.

Honorés par les fonctions que nous remplissons, dirigés par un chef immortel, et aidés dans nos travaux par le premier corps de l’État (le Sénat), nous avons, par des efforts constans, à assurer la félicité publique ; et, lorsque nous rentrerons dans nos foyers, rien ne doit flatter davantage nos sentimens d’amour pour la patrie que le témoignage d’intérêt que nous recevrons de nos concitoyens. »

Il n’y avait, ce nous semble, nulle équivoque dans les vues manifestées par ces discours, et que la Chambre adopta : c’est que les étrangers devaient être exclus du commerce de consignation dans le pays, comme ils l’étaient du droit de cité et de propriété ; aux Haïtiens seuls devait être réservée la gestion des intérêts des commettans ou spéculateurs des autres pays, qui envoient des marchandises en Haïti pour être vendues et avoir ses denrées en échange ; le chef de l’État déterminerait les qualités qui rendraient les citoyens aptes à exercer une telle gestion, ce qui serait une garantie pour le commerce étranger et ce qui inspirerait en leur faveur la confiance qu’ils méritent.

En présence de telles vues, de tels désirs, que devenait donc l’art. 218 de la constitution ? Il disait : « La personne des étrangers ainsi que leurs établissemens de commerce sont placés sous la loyauté et la sauvegarde de la nation, » — après que l’art. 26 des dispositions générales de celle de 1805 eût dit : « Les comptoirs et les marchandises des étrangers seront sous la sauve garde et la garantie de l’État, » et que le 25e eût assuré sûreté et protection à leurs personnes.

Par ces mots de comptoirs et d’établissemens, le fait de la résidence dans le pays, d’étrangers admis à y exercer le commerce, était reconnu, consacré depuis le 1er janvier 1804 ; de son côté, durant quatorze années, H. Christophe l’avait maintenu. Seulement, la législation locale avait successivement réglementé à quelles conditions les étrangers seraient assujettis pour exercer le commerce de consignation, notamment par la loi du Sénat en date du 23 avril 1807, précédée du rapport rédigé par Daumec, qui blâma les décrets de Dessalines relatifs à la consignation des navires aux négocians haïtiens ou étrangers, dans les ports ouverts d’après le numéro de leurs patentes, et à leurs chargemens obligés en sucre, café et coton.

Ce rapport disait en outre : « Le commerçant étranger, naguère avili, attend avec le sentiment de l’impatience les lois que vous allez décréter sur le commerce… Sans marine pour exporter ses denrées, Haïti jouit de l’avantage de voir arriver dans ses ports les hommes de tous les climats… Ceux qui sollicitent encore la loi sur les consignations par numéro, renonceraient à leurs projets s’ils voulaient se donner la peine de réfléchir sur la situation politique d’Haïti et sur ses rapports commerciaux. Mais, dira-t-on, les étrangers ne se consigneront point aux naturels du pays, si la loi ne les y oblige pas ; ils donneront toujours la préférence à leurs compatriotes. Ce calcul est faux, il est destitué de tout système raisonnable. Un négociant haïtien qui tiendrait son rang dans le commerce et qui s’y distinguerait par sa bonne foi et une réputation bien acquise, forcera sans doute l’étranger à établir des relations avec lui. Du reste, c’est ici une affaire de confiance : elle ne se commande point… »

Et c’était après la consécration de tels principes, si équitables, si judicieux, que le gouvernement de la République viendrait à formuler, en 1821, les aberrations consignées surtout dans le discours du représentant Saint-Martin ? La situation politique d’Haïti était-elle différente alors qu’antérieurement ? À l’égard « des qualités que devait avoir l’Haïtien qui gérerait les intérêts qui lui seraient confié (par la consignation des navires et de leurs marchandises), qui seraient une garantie pour l’étranger, par les obligations sacrées qu’il aurait à remplir, et qui le revêtiraient, sans doute, de la confiance qu’il méritait, » ce représentant, et la Chambre avec lui, voulaient plus encore que le règlement de Toussaint Louverture, du 8 mai 1801 ; il y était dit :

« Tout armateur arrivant dans la colonie est obligé de consigner sa cargaison à un négociant domicilié. Nul n’est admis à être consignataire, s’il n’est : 1° citoyen français y 2° si, dans quelque circonstance, il a manqué à ses engagemens ; 3° s’il n’a une fortune suffisante pour établir une responsabilité, — sauf les exceptions à faire en faveur des négocians étrangers à qui le gouvernement se réserve d’accorder le même droit, après avoir examiné les services qu’ils auraient rendus à la colonie, leur bonne foi, leur crédit et leur moralité. »

Ainsi, l’on voit que Toussaint Louverture restait juge suprême de toutes les qualités exigées d’un individu pour être consignataire, qu’il fût Français ou étranger. Aussi disions-nous, à propos de son règlement, que : « Logique en tout, son despotisme tenait dans ses mains tous les individus de la colonie[13]. »

Saint-Martin ayant dit que : « La prudence et les lumières du chef qui nous dirige, — de ce chef immortel, — détermineront les qualités, etc., » il est clair que sa proposition, agréée par la Chambre des communes, tendait à revêtir Boyer, ou tout autre président, de la même omnipotence que celle exercée par Toussaint Louverture ; car une loi à ce sujet eût vainement établi des conditions de capacité ; parmi ces conditions il en est qui seraient restées toujours dans le domaine de l’arbitraire du gouvernement ; de là des intrigues pour obtenir ses faveurs, un système de corruption y de vénalité, etc., etc.

Dans la narration des faits passés en 1820, nous avons cité divers actes de Boyer tendant assurer au « commerce national » les avantages que les lois lui garantissaient, pour pouvoir lutter contre « le commerce étranger » établi dans la République, et notamment ses ordres à l’égard des encanteurs publics et ses instructions aux commandans d’arrondissemens et de places[14]. Mais nous avons parlé aussi du Mémoire que lui présentèrent les commerçans haïtiens du Port-au-Prince, à son retour du Sud après la pacification de la Grande-Anse, contenant des considérations étendues non-seulement sur le commerce, mais sur l’agriculture : mémoire publié dans l’Abeille haïtienne et dont la rédaction fut attribuée à Milscent[15]. À ce sujet, nous nous avons dit que l’esprit public, dans la capitale, subissait l’influence de quelques personnes qui semblaient créer une certaine opposition au Président.

D’un autre côté, la situation relativement prospère du pays après la réunion du Nord et la compression des dernières conspirations, la perspective de la prochaine incorporation de la partie de l’Est, l’extension que prenait le commerce français en Haïti et l’établissement de plusieurs Français dans divers ports : tout concourait naturellement à exciter le désir de voir les nationaux en possession de tous les avantages possibles et sous tous les rapports. Il n’est donc pas étonnant que la rivalité des intérêts entre eux et les étrangers, occasionna cette sorte de jalousie qu’on voit percer dans le discours de Saint-Martin, en termes âpres et sans déguisement, de même qu’on ne doit pas s’étonner que l’enceinte de la représentation nationale, dont le mandat allait expirer, devînt l’arène où ces aspirations pouvaient trouver de l’écho : les dernières paroles prononcées par ce représentant ne cachaient même pas « qu’en rentrant tous dans leurs foyers, ils seraient flattés de recevoir un témoignage d’intérêt de leurs concitoyens. » Le régime parlementaire le voulait ainsi.

Il faut savoir aussi que pendant le séjour de Boyer au Cap-Haïtien, le 13 mai, les commerçans nationaux du Port-au-Prince organisaient un « cercle du commerce haïtien ou société par actions » pour cette ville ; et que le 24 à leur exemple, ceux du chef-lieu du Nord installaient une « chambre de commerce national du Cap-Haïtien. » L’une et l’autre association avaient pour membres, des citoyens honorablement connus dans le commerce et dans l’ordre civil et militaire ; — au Port-au-Prince, Linard, président du cercle ; Jean Élie, vice-président ; J. Ardouin, Noël Piron et Savary, secrétaires ; Gayot, S. Arrault, Preston, Jeanton, etc.[16] ; — au Cap-Haïtien, le général Jacques Simon, président ; le général A. Dupuy, vice-président ; les citoyens Carvalho, Roubeaux, Charles Poux, Valentin Ricardo, Omer Maurice, etc.

À l’égard de cette dernière, nous lisons ces lignes insérées dans la Concorde du 3 juin, nº 4 : « Cette réunion, dirigée par le patriotisme, a pour but d’établir des relations régulières entre lesdits négocians et les commerçans, leurs compatriotes, dans les divers ports de la République ; enfin, de s’occuper essentiellement de tout ce qui se rattache à cette principale branche de la prospérité publique. »

Quant au cercle du Port-au-Prince, nous avons également sous les yeux ses statuts ou projet d’organisation de la « société par actions, » qui lui fut présenté avec un rapport par une commission tirée de son sein : le 14 juin, le cercle l’approuva et en ordonna l’impression. Dans le rapport, il est dit que le chef de l’État avait donné aux commerçans de cette ville des témoignages non équivoques de sa protection ; que les membres du commerce national vivant isolément, leur but était de se réunir et d’établir des rapports avec ceux des autres ports de la République ; que leur association par actions, réunissant leurs capitaux, ce serait un moyen d’assurer l’existence et la prospérité du commerce national, de lui donner dans le pays et à l’étranger, la considération et l’éclat qu’une confiance illimitée accorde, etc. « La société par actions annonce aux nations étrangères que le commerce haïtien travaille à acquérir une telle consistance, qu’il doit s’attendre, dans l’avenir, à commander la considération et la confiance. Sans ces mobiles puissans, nous ne serons jamais rien dans la balance du commerce. »

C’étaient là de judicieuses pensées, de légitimes aspirations ; et le rapport démontrait la nécessité de donner une telle direction aux fonds de la société, que les opérations commerciales pussent se faire désormais au comptant, afin de détruire le système ruineux des crédits dont on abusait dans le pays. Il prévoyait qu’en admettant « tous les citoyens d’Haïti » à former le capital indéterminé de la société, par actions de cent gourdes chacune, avec le temps il serait possible de fonder « une compagnie d’assurance » pour le cabotage et même pour les voyages au long-cours que les spéculateurs feraient à l’étranger : une bourse pourrait s’établir plus tôt dans chaque port ouvert, et par la suite une « banque nationale » se fonderait également, et une « société d’agriculture » se formerait à l’instar de celle du commerce. Les art. 3 et 17 du projet disaient :

« L’emploi des fonds de la société se fera sur place, en achats de denrées du pays, sur lesquelles seulement il sera spéculé pour être réalisées en temps convenable sur le marché. — La société prendra tout l’accroissement que le cercle jugera convenable par la suite. »

Un régisseur, deux administrateurs des fonds, un magasinier et un caissier étaient les agents de la société. Les autres dispositions étaient en rapport avec celles-là, pour la comptabilité, etc., etc.

Enfin, le cercle disait : « Bien que le chef de l’État nous ait donné des témoignages non équivoques de sa protection, il ne peut travailler à la prospérité du commerce national qu’autant que celui-ci se rendra digne de l’attention du gouvernement, et nous ne pouvons le devenir qu’en persévérant dans nos entreprises. »

On ne pouvait ni penser ni parler mieux que ne faisait le cercle de commerce du Port-au-Prince, et l’on voit sa déclaration par l’article 3 de son acte d’organisation : — qu’il spéculerait seulement sur les denrées du pays, par achats et par ventes. Il était dans la loi, qui réservait aux seuls nationaux d’être « spéculateurs en denrées, » bien qu’elle laissât la faculté aux étrangers d’en acheter pour opérer leurs retours : ce qu’ils auraient pu continuer de faire avec le cercle lui-même.

Malheureusement, en dehors de cette association, se trouvaient des hommes dont les idées exagérées excitaient à dépasser le but qu’elle se proposait d’atteindre. Parmi eux, nous citerons Jean-Baptiste Déranger, esprit atrabilaire, avons-nous déjà dit, qui avait pris le surnom de « sauvage malfaisant » depuis la mission de D. Lavaysse ; il ne rêvait qu’expulsion des étrangers et disait que leurs navires devaient être tenus dans les rades ou ports, à distance, pour décharger leurs cargaisons et recevoir ensuite les denrées du pays, afin de ne leur laisser aucune autre communication à l’intérieur. À côté de lui et dans le même esprit, figurait Félix Darfour, nouveau débarqué depuis trois ans dont nous avons signalé déjà les excentricités[17]. Ces deux hommes passionnaient le débat que soulevait la question née de l’organisation à laquelle les commerçans nationaux voulaient parvenir, et les deux discours prononcés dans l’enceinte de la représentation nationale n’étaient propres qu’à agiter davantage l’esprit public.

On conçoit facilement que les commerçans étrangers, consignataires, se voyant menacés de la perte de leurs patentes et de leur position dans le pays où ils faisaient des affaires fructueuses, durent être émus par toutes les paroles prononcées contre eux, surtout celles qui avaient revêtu un caractère officiel et qui avaient porté la Chambre des communes à recommander les vues de ses orateurs au pouvoir exécutif. Ils adressèrent aussi leurs doléances à ce pouvoir qui devenait en quelque sorte l’arbitre de la solution désirée, ils le firent dans les termes les plus propres à le rendre gracieux à leur égard. Parmi ces étrangers, figuraient en première ligne les sieurs Goupil, Martelly, Duroure et autres Français, qui se croyaient plus spécialement menacés d’une déchéance, sinon d’une expulsion, d’après certains passages du discours de Saint-Martin[18]. Il est probable qu’ils n’ignoraient pas la mission remplie au mois de mai précédent par M. Dupetit-Thouars, leur compatriote, sans en connaître absolument le but et le résultat : l’occasion dut leur paraître convenable pour en appeler aussi « à la prudence et aux lumières du chef immortel » qui présidait aux destinées de la République.

Il n’en fallait pas davantage pour porter Boyer à ne voir « qu’intrigues et manœuvres coupables » dans les associations formées par les commerçans nationaux, à raison des discours prononcés à la Chambre et de l’adresse de celle-ci qui se terminait, en recommandant aux citoyens de nommer à la prochaine législature, des représentans possédant des lumières. La vivacité de son caractère le fit considérer tout cet ensemble de choses comme un plan formé contre son autorité. En outre, les circonstances politiques où se trouvait le pays lui parurent assez graves pour nécessiter du calme dans les esprits. Il venait de reprendre les négociations avec le gouvernement français, tout se préparait dans l’Est d’Haïti pour la fusion désirée de part et d’autre, et ce n’était pas dans de telles circonstances, assurément, qu’on devait menacer « les étrangers de toutes les nations » de la déchéance d’une position acquise depuis la déclaration de l’indépendance. Aussi, le langage de Boyer en cette occurence fut incisif à l’égard de ceux qu’il soupçonnait d’entente entre eux, et les associations commerciales n’eurent point de suite. Ce fut fâcheux pour le pays, en les envisageant sous le seul aspect que présentait leur organisation, par celles qui s’étaient formées au Port-au-Prince et au Cap-Haïtien.

On peut, selon nous, dater l’origine de l’Opposition contre Boyer, dans la Chambre des communes, à propos des faits que nous venons de relater. On la verra éclater dans ce corps, renouvelé intégralement quelques mois après ; mais elle existait aussi dans le public, et on en verra la signification dans les individualités qui furent élues à la représentation nationale[19].

Au moment où la Chambre allait terminer les travaux de la session législative, le 9 novembre le Sénat, de son côté, adressait au Président d’Haïti un message délibéré à huis clos, où il lui exprimait son désir qu’il fût procédé à la révision de la constitution de 1816, mais en demandant à Boyer quelle était son opinion à cet égard. Le lendemain, le Président y répondit de sa propre main, en ces termes :

« Citoyens sénateurs,

Je viens de recevoir votre message du 9 courant, par lequel vous m’invitez de vous faire connaître mon opinion sut celle que vous m’y manifestez, de voir procéder à une nouvelle révision de la constitution avant le temps prescrit par cette loi fondamentale. Vous alléguez, pour motiver cette précipitation, la circonstance de la guerre civile qui existait lorsque, dans le temps fixé, cet acte important fut révisé ; et vous observez que le bien ou le salut public, qui doit passer avant toute autre considération, peut excuser cette anticipation.

Entièrement dévoué au bonheur de ma patrie, mon vœu le plus ardent sera toujours pour tout ce qui pourra tendre à sa prospérité, et c’est dans ce sentiment, joint à la franchise qui me caractérise, que je dois vous avouer que, selon moi, les motifs spécieux que vous déduisez ne pourraient pas justifier l’adoption d’un tel projet. D’abord, le devoir et la prudence commandent aux principaux mandataires de l’État, de donner l’exemple de la fidélité au contrat sur lequel repose la garantie nationale ; et l’expérience doit fortement faire sentir que l’on doit méditer lentement et surtout avec sagesse, sur les nouvelles dispositions à y introduire.

Je conclus donc, citoyens sénateurs, par vous représenter que mon opinion serait d’attendre l’époque déterminée par l’art. 227 de la constitution, pour procéder légalement à la révision dont est question.

J’ai la faveur de vous saluer avec une haute considération.

Signé : Boyer. »

Nous ne saurions dire si la réponse de Boyer fut délibérée entre lui et les trois grands fonctionnaires qui concouraient au gouvernement, ou plutôt à l’administration de la République ; mais la précaution qu’il eut d’écrire lui-même son message semble exclure cette participation.

C’était une grave question que le Sénat soulevait par le sien, justement au temps où la Chambre des communes venait d’en agiter une autre non moins importante, et que l’esprit public était travaillé par des idées qui demandaient l’exclusion des étrangers de l’exercice du commerce. Réviser la constitution dans ce moment, c’eût été donner une libre carrière aux passions déraisonnables, non-seulement à l’égard des étrangers, mais aussi quant à l’organisation du pouvoir politique. Le Président d’Haïti eût couru le risque de voir amoindrir, restreindre ses attributions, alors que, pour la réalisation de l’unité politique par l’unité territoriale, il avait au contraire besoin de toute la latitude que lui donnait la constitution. Boyer n’aurait pas pu, comme Pétion, en faire rédiger une nouvelle pour corriger uniquement les imperfections que contenait celle de 1816 ; il aurait fallu, dans l’état des choses, s’abandonner au jugement des membres de l’assemblée de révision.

Et puis, les allégations du Sénat, fondées sur ce que l’acte fondamental avait été révisé pendant la guerre civile, ne tendaient à rien moins que de dire que : l’Artibonite et le Nord n’ayant pas eu leurs députés à l’assemblée réunie en 1816, la constitution qu’elle avait faite était nulle pour ces deux départemens.

Peut-être faut-il voir dans ce raisonnement spécieux, une infiltration de l’esprit des généraux du Nord qui avaient tenté de résister à sa réunion à la République, dont quelques-uns venaient de conspirer contre ce résultat si avantageux pour sa force, à l’intérieur comme à l’extérieur. Or, d’après l’esprit de la constitution de 1806, votée par les députés des quatre départemens, tous les actes du Sénat avaient considéré ceux de l’Artibonite et du Nord placés sous le régime de Christophe, comme en état de révolte ; et cette situation, produite par sa tyrannie, ne pouvait pas empêcher ce corps de faire procéder à la révision de cet acte à l’époque qu’il avait assignée. Par la même raison, les députés de l’Ouest et du Sud, restés fidèles à cet acte, avaient pu légalement s’en occuper et donner à la République la constitution de 1816 : donc, les institutions nouvelles créées par cette dernière, les attributions étendues données au Président d’Haïti et sa nomination à vie, l’élection de Pétion et celle de Boyer à ce titre, tout était dans le droit légal et constitutionnel.

D’ailleurs, en secouant le joug de Christophe, l’armée et les populations de l’Artibonite et du Nord, n’avaient-elles pas accepté avec joie la constitution de la République et le régime qu’elle avait établi ? Ne venaient-elles pas de se refuser à soutenir l’entreprise audacieuse des Richard, des Romain et consorts, qui était comme une sorte de protestation contre ce régime ? Sous tous les rapports, la proposition du Sénat était donc dénuée de fondement. Boyer avait raison de lui répondre que ses motifs étaient spécieux. Il ne lui exposa que les dispositions mêmes de la constitution, qui ne permettaient sa révision qu’après neuf années, sans doute pour éviter d’émettre les autres considérations majeures dont nous venons de parler, parce qu’il est souvent de la prudence d’un gouvernement de ne pas faire valoir toutes ses raisons. Celles qu’invoqua le Président portèrent la conviction dans le Sénat, qui renonça à ses idées de révision du pacte social ; et peu après, ce corps put reconnaître de nouveau qu’il pensait judicieusement.


Tandis que des représentans prononçaient des discours à la Chambre, le Président d’Haïti s’adressait à l’armée de la République qu’il prévoyait devoir mettre en mouvement bientôt, afin de compléter définitivement l’œuvre sacrée des fondateurs de l’indépendance nationale. Le 30 septembre, il ordonna qu’une revue générale des troupes eût lieu, le 18 octobre suivant, pour l’inspection des armes, du fourniment et de l’équipement militaire, et en même temps pour payer un mois de solde à tous les corps. Cet ordre fat suivi d’un autre relatif aux réparations des routes publiques et des fortifications des côtes, et de l’invitation aux autorités civiles et militaires de solenniser la fête prochaine de l’indépendance avec la plus grande pompe[20].

Dans ces circonstances, un étranger, arrivé au Port-au-Prince, présentait à Boyer une lettre où se trouvait la preuve la plus évidente que l’indépendance d’Haïti n’était plus une question, mais un fait reconnu et admis par le gouvernement qui, depuis, a prétendu le contraire, et qui, dans cette même année 1821, obtenait de Bolivar un acte de faiblesse et d’ingratitude, en faisant exclure du congrès de Panama les ministres que la République aurait pu y envoyer. Citons cette lettre qui fait savoir de quoi il s’agissait :

À S. E. le général Boyer, Président d’Haïti.
Département d’État, Washington, le 13 mars 1821.

Le Commodore Jacob Lewis, citoyen des États-Unis, a fait savoir à ce département qu’il a des réclamations sur le gouvernement d’Haïti dont vous connaissez déjà la nature. Il lui est d’une grande importance d’en obtenir le règlement immédiat, et il a sollicité l’interposition de ce gouvernement en faveur de l’agent, M. W. D. Robinson, qu’il a employé dans la poursuite de cette affaire. C’est donc avec plaisir que je cède à sa requête, en recommandant M. Robinson à l’appui et à la protection de V : E., et en demandant pour lui les facilités les plus propres à le mettre à même d’accomplir l’objet dont il s’agit, avec toute la promptitude compatible avec l’entière justice des parties.

Je suis, avec une haute considération, Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Signé : John Quincy Adams.

Dans l’insignifiant congrès de Panama, il s’agissait de s’asseoir à côté de ministres que le fils d’une négresse africaine y eût envoyés, et le gouvernement des États-Unis ne pouvait pas exposer les siens à cette dégradation ; mais, dans cette lettre, il s’agissait de recommander la réclamation d’argent qu’un citoyen de l’Union avait à faire, et ce gouvernement ne croyait pas se dégrader en qualifiant ce nègre de général, d’Excellence et de Président d’Haïti.

Boyer répondit à l’honorable J. Q. Adams, secrétaire d’État des États-Unis, qu’il pouvait compter que le sieur Robinson étant admis à produire les titres sur lesquels il fondait la réclamation de J. Lewis, et qui seraient comparés avec les papiers de l’administration, il serait décidé ce que la justice et l’équité prescrivaient. Sur la production de ces titres, le Président nomma une commission pour les examiner et faire un rapport sur le mérite de la réclamation ; elle était composée du secrétaire d’État Imbert, du secrétaire général Inginac, du trésorier général Nau, et des sénateurs N. Viallet et Éloy.

Il serait fastidieux de mentionner ici tous les détails relatifs à cette affaire. Il suffit de dire que Robinson réclamait : 1o 574,950 livres de café ; 2o la somme de 132,781 dollars et 67 centimes, pour son constituant, à raison des fournitures de poudre, de munitions de guerre, d’habillemens et de provisions qu’il avait faites au gouvernement de Dessalines, dont en dernier lieu il avait éprouvé des injustices. Mais, d’après les pièces mêmes fournies par cet agent et celles de l’administration haïtienne, la commission qui conféra avec lui le convainquit : 1o que cette énorme quantité de café avait été livrée, ou à Jacob Lewis ou à des négocians étrangers chargés par lui de ce recouvrement ; 2o que sur 75,946 gourdes et 16 centimes, montant de la cargaison du navire l’Empereur, vendue à Dessalines et livrée à son associé Brocard, résidant à Saint-Marc, il avait été payé, alors même, la somme de 47,314 gourdes et 53 centimes ; d’où il résultait une balance de 28,651 gourdes et 85 centimes, pour laquelle, en vertu de l’arrêté de Pétion, du 20 août 1807[21], Jacob Lewis avait compensé avec l’administration le montant de droits à l’importation de nouvelles marchandises, s’élevant à 19,851 gourdes et 72 centimes : ce qui laissait un simple reliquat de 8,780 gourdes et 11 centimes dû sur les marchandises vendues à Dessalines.

La commission conclut à dire au Président que c’était la seule somme qui revenait à Jacob Lewis. Mais, sur une nouvelle réclamation de son agent Robinson, qui montra d’ailleurs un esprit d’équité dans cette opération, Boyer consentit à distraire une somme de 3,000 gourdes de celles compensées pour droits d’importation ; et M. Robinson reçut effectivement, pour solde définitif de toutes ses réclamations, celle 11,780 gourdes et 11 centimes. Il donna à l’administration une quittance conçue en ces termes :

« Je reconnais avoir reçu du trésor général la somme de onze mille sept cent quatre-vingts gourdes et onze centimes, pour solde définitif de toutes les réclamations et répétitions quelconques et de quelque nature qu’elles puissent être, que le sieur Jacob Lewis ou ses associés pourraient prétendre pouvoir faire au gouvernement de la République d’Haïti. »

Port-au-Prince, le 6 de décembre 1821.
Signé : D. Robinson. »

Le lecteur pourrait se demander : À quoi bon reproduire dans une histoire le texte d’un tel document ? Mais nous lui répondrions : Avec un gouvernement tel que celui des États-Unis, ayant de tels citoyens, un pays comme Haïti doit conserver dans ses archives diverses les preuves de sa libération, en fait d’argent, sous toutes les formes possibles. Convaincu de cette nécessité, Boyer fit publier à ce sujet une petite brochure, en janvier 1822, où nous trouvons la plus grande partie des documens produits dans cette affaire.

  1. On a dit que Mme Christophe possédait 70,000 piastres dans les fonds publics en Angleterre. La Concorde du 24 février 1822, nº 8, fit mention d’un jugement de la Cour des prérogatives de ce pays, qui lui fit remettre 9,000 livres sterling (45,000 piastres) qui étaient placés dans le diocèse de Cantorbéry. Cette dame ne put se faire au climat humide de l’Angleterre, et alla avec ses filles habiter la Toscane. Ces deux dernières y moururent l’une après l’autre ; alors, en 1841, Mme Christophe écrivit à Boyer, de permettre à Mme Pierrot, sa sœur, d’aller la joindre ; ce qui eut lieu. En décembre 1847, étant à Paris, je priai le marquis de Brignolles, ambassadeur de Sardaigne à la cour de France, représentant aussi la Toscane, de faire prendre des informations à leur sujet : quelques semaines après, il me dit que ces dames habitaient Pise. C’est là que Mme Christophe est décédée. Je crois qu’après sa mort, Mme Pierrot est retournée à Haïti.
  2. Voyez, aux pages 414 et suivantes du 8e volume de cet ouvrage, ce qui a été dit sur le schisme religieuz que l’abbé Jérémie fit ceseer.
  3. Haïti eût été peuplée de jésuites, de pères de la foi, de congréganistes, de missionnaires apostoliques, etc., qui auraient fait plus de tort à ce pays qu’ils n’en ont fait à la France elle-même.
  4. M. de Glory partit du Port-au-Prince, le 20 août.
  5. La Concorde du 20 janvier, nº 3. On avait saisi les papiers de cet abbé, qui furent envoyés au Président ; mais il les renvoya pour les lui remettre. Comme il avait confessé le général Richard après sa condamnation à mort, on crut qu’en venant au Cap-Haïtien il avait le dessein de faire fouiller le trésor que Richard y aurait enfoui après le pillage qu’il fit des fonds de Christophe, parce qu’on supposait que ce condamné lui avait indiqué le lieu où il le trouverait.
  6. Si l’on attribuait ces paroles de Grégoire à l’engouement d’un négrophile, je citerais celles qui suivent, prononcées à la tribune dans la séance du 19 mars 1822, par M. Lainé, ex-ministre de Louis XVIII et l’un des hommes les plus opposés à Grégoire : » Je ne sais pas, dit-il, si la Providence, dans ses décrets, prépare par Saint-Domingue, l’adoucissement du sort de la portion la plus malheureuse de l’espèce humaine. Il est impossible, de ne pas dire que la population de cette île commence à se civiliser ; elle a donné sur les corsaires et les pirates qui infestent les mers, des exemples qui n’ont pas toujours été suivis… » M. Laine était du conseil privé tenu en janvier 1821, dont j’ai parlé au chapitre précédent ; il avait contribué aux résolutions modérées qui y furent prises, et par la suite, il se montra encore favorable aux Haïtiens, notamment après la révolution de 1830.
  7. À ce sujet, Grégoire lui indiqua même la page 588 du 1er volume de la Description de Saint-Domingue, par Moreau de Saint-Méry, où il est fait mention du refus fait par Louis XV de permettre l’enregistrement d’un bref de Benoit XIV, relatif à des affaires religieuses dans les colonies, rendu en 1745, et que des prêtres voulaient exécuter au Cap.
  8. À la page 56 du 7e volume de cet ouvrage, nous avons cité une loi du 18 mars 1807, rendue par H. Christophe et son conseil d’État, où il était dit : « qu’aucun acte du Pape ou de ses délégués ne pouvait avoir son effet sans le consentement préalable du généralassime. » Christophe eut raison, et le Président d’Haïti devait exercer le même droit.
  9. Ce baiser échangé entre les deux présidens tenait aussi aux usages entre francs-maçons. Boyer étant le Grand-Protecteur de l’Ordre maçonnique en Haïti, le président de la Chambre étant presque toujours franc-maçon comme lui, on agissait ainsi dans le but de rappeler ces relations fraternelles qui étaient propres à entretenir l’harmonie entre les deux pouvoirs.
  10. On remarquera encore cette particularité, par rapport à ce qui eut lieu en 1839. Les sénateurs élus en 1821 furent Sannon Roche. Stanislas Latortre, Golard, Filliâtre et Manigat, citoyens de l’Artibonite et du Nord ; — Lerebours, Gayot, Linard, Bazelais et J. Thézan, de l’Ouest. Cependant, Manigat et Bazelais habitaient le Sud en ce temps-là.
  11. Dans l’année 1820, les recettes avaient produit 2,213,440 gourdes, et les dépenses s’élevèrent à 1,809,228 gourdes. On exporta du pays 23,200,000 livres de café. 345,000 livres de coton, 435,000 livres de cacao, 413,000 livres de sucre, 1,870,000 livres de campêche.
  12. C’est en 1821 que fut placé, dans la salle des séances du Sénat, le grand tableau allégorique qui fut peint en France et envoyé par Barincou, et qui représentait la République d’Haïti au milieu des quatre parties du monde, etc. Ce tableau glorifiait l’élection de Boyer à la présidence, de même que la Chambre approuvait ce choix du Sénat dans ce passage de son adresse ; et son buste, très-ressemblant, figurait sur cette toile. Mais, en 1843, le buste fut badigeonné ; il est vrai que Président d’Haïti, Sénat et Chambre des communes avaient été emportés par la tempête qui éclata dans cette année.
  13. Voyez les pages 344 et 345 du 4e volume de cet ouvrage.
  14. Voyez pages 421 et 423 du 8e volume de cet ouvrage.
  15. Voyez page 420 du dit volume.
  16. Doyen du tribunal de cassation, Linard fut élu sénateur le jour même où le représentant Pierre André prononça son discours ; Gayot également. Noël Pirou devint doyen du tribunal civil par l’élection de Gayot au sénatoriat.
  17. Il ne faut pas méconnaître que la conduite de l’évêque de Macri contribua à toutes ces idées exagérées et exclusives ; que l’esprit du Nord, tenu constamment hostile aux Français par Christophe, porta son contingent dans cette circonstance. Alors parut en Haïti un mémoire des ci-devant colons de Saint-Domingue, présenté au roi et aux chambres de France, auquel Juste Chanlatte fît une réponse imprimée au Port-au-Prince, le 20 novembre 1821. Les colons provoquaient une expédition à main armée contre les Haïtiens : de là encore l’idée d’exclusion radicale.
  18. Quelque temps après, il parut au Port-au-Prince une petite brochure contenant une lettre de Martelly adressée an grand économiste J.-B. Say, et la réponse de ce savant, sur les questions sonlevées par les discours des deux orateurs de la Chambre : leurs idées y étaient combattues et condamnées, comme contraires à la prospérité d’Haïti. Nous ignorons si ce fut réellement J.-B. Say qui était l’auteur de la réponse à lui attribuée, mais elle avait une conclusion toute naturelle.

    Dans la relation des faits de 1820, nous en avons omis un qui eut quelque influence aussi sur les discours prononcés à la Chambre. Il s’était formé à la capitale une société dont le but était de se livrer aux divertissemens décens, tels que bals, musique, etc. Dirigée parle général Bonnet, avant la réunion du Nord, elle était composée de la plupart des commerçans nationaux et autres citoyens, et des Français que nous venons de nommer, Goupil, Martelly, etc. Mais, au premier bal qui eut lieu, accompagné de banquet, le vin de Champagne échauffa les têtes ; une querelle survint entre l’Haïtien Saint-Félix Doutre et le Français Eymond, qui exerçait la médecine et la chirurgie ; le premier frappa le second qui lui riposta par un coup de bistouri, heureusement peu profond. La société fut dissoute dès ce premier jour ; on pensa qu’il y avait incompatibilité d’humeur entre Haïtiens et Français ; de là, l’irritation qui s’exhala, en 1821, de part et d’autre.

  19. À ce sujet, nous ferons remarquer que l’Opposition prit naissance au Port-au-Prince même ; que Hérard Dumesle n’était pas membre de la première législature où elle commença à poindre ; que s’il devint membre de la deuxième législature, élue en 1822, il n’assista pas à la session de cette année dont nous parlerons bientôt. Et s’il devint, longtemps après, le chef de l’Opposition parlementaire, cela tient à des causes qui seront relatées plus tard.
  20. C’est dans ce temps-là que, le 14 octobre, le Président promut au grade divisionnaire trois généraux de brigade, commandans d’arrondissement très-méritans par leurs services : Marion, Nicolas Lonis et Bruny Leblanc.
  21. Voyez la mention de cet arrêté à la page 117 du 7e volume de cet ouvrage.