Évenor et Leucippe/IX/1

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Garnier Frères (2p. 295-301).


IX

L’Orgueil.


Il nous faut revenir en arrière de quelques années et voir ce qui s’était passé chez les hommes du plateau jusqu’à la disparition d’Évenor.

L’aïeul était rentré dans le sein de Dieu après de longs jours dont l’innocence n’avait pas été tout à fait inféconde, puisqu’il avait encouragé les progrès relatifs de sa nombreuse postérité autant qu’il lui était donné de le faire. Après lui, ces progrès furent pourtant plus rapides dans un certain sens, mais ils prirent un caractère dangereux, faute de lumières suffisantes.

Parmi les compagnons d’enfance d’Évenor, Sath, fils d’une des sœurs de sa mère, avait montré une singulière indifférence, et même comme une secrète joie, devant l’événement qui avait jeté le deuil et l’effroi dans la famille. Tandis qu’on cherchait de tous côtés l’enfant disparu, et que la mère désolée faisait retentir les bois et les prairies de ses cris et de ses sanglots, l’adolescent farouche donnait des signes de dédain et affectait de ne pas se mêler aux recherches des autres membres de la tribu.

Sath était plus âgé de quelques années que les autres compagnons d’Évenor, et son développement robuste le faisait paraître plus avancé encore. Sa beauté déjà virile réjouissait les regards, mais son intelligence tardive l’avait longtemps effacé et comme subordonné à l’ascendant d’Évenor et de ses jeunes amis.

Évenor parti, la vanité de Sath se sentait plus à l’aise, car il était vain de sa taille, de sa force et de son habileté dans les exercices du corps. Le contentement de soi-même est une des premières misères humaines que l’on voit se développer dans l’enfance de l’individu, et presque toujours l’engouement prématuré dont il se sent l’objet le jette pour toute sa vie dans ce mal incurable. C’est à ce mal qu’Évenor lui-même eût peut-être succombé sans l’expiation de sa solitude dans l’Éden et sans les sages enseignements de la dive.

Ce que l’on peut observer dans l’enfance de l’individu se remarque aussi dans celle des peuples. L’orgueil et la vanité y suscitent les premiers troubles, et quand les temps d’innocence finissent avec l’abondance des biens de la terre, l’ambition et la cupidité se trouvent tout naturellement engendrées par ces premiers vices, jusque-là inoffensifs en apparence.

La vanité est contagieuse. Nul ne peut se particulariser sans éveiller aussitôt chez les autres le besoin de se particulariser aussi, et de savourer ces douceurs de l’approbation générale qui sont l’émulation des nobles âmes et l’enivrement des esprits faibles.