Évenor et Leucippe/X/1

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Garnier Frères (3p. 51-65).


X

Le Culte du mal.


Une nuit, saisis de terreur, les opprimés se séparèrent de la tribu nouvelle et s’enfuirent dans la forêt jusqu’au bord de la mer. Depuis ce jour, ils prirent le nom d’exilés.

Ils s’étaient imaginé que les libres, c’est ainsi qu’ils appelèrent leurs frères oppresseurs, voulaient les faire tous périr par surprise, et, que cette crainte fût fondée ou imaginaire, ils résolurent, de leur côté, de prévenir ce forfait par un forfait semblable. En proie à une grande exaltation, l’un d’eux, qui se nommait Mos, leur parla ainsi, dans la nouvelle retraite où ils s’étaient réfugiés :

« Il y a longtemps qu’on parle de puissances qui sont dans la terre et au-dessus de la terre, dans les flots en fureur, dans les roches stériles et menaçantes, dans les vents, dans les nuages et dans la foudre ; et nous voyons bien que ces puissances existent et sont redoutables ; mais il en est une plus méchante et plus perfide : c’est celle de certains hommes. Nos vrais ennemis, nos vrais fléaux sont là-haut dans ce village qu’ils appellent la porte du ciel, et qui a été pour nous la porte du malheur.

» Écoutez un rêve que j’ai fait plus d’une fois. Je voyais un être affreux qui ressemblait à un homme, mais qui courait comme une chèvre et mordait comme un loup. On ne pouvait le regarder sans frayeur, et il disait :

— C’est moi qui suis le cruel, le vindicatif, le feu, le tonnerre et la grêle ; c’est moi qui ai rendu méchants les hommes libres et qui rendrai malheureux leurs frères exilés. Je m’appelle le laid et le mal ; je suis plus fort que tous les hommes réunis et ils ne peuvent rien contre moi.

« Alors, moi, dans mon rêve, j’eus peur de lui et je lui demandai ce qu’il fallait faire pour l’apaiser.

— Il faut me servir, répondit-il ; il faut me rendre des honneurs plus grands que ceux que vous avez rendus à votre aïeul dans la tombe et à l’orgueilleux Sath, vainqueur dans les jeux. Il faut me nourrir, car j’ai toujours faim et soif, et les hommes ne m’ont encore presque rien donné.

— Et comme je lui demandais quelle nourriture il voulait… il m’a répondu un seul mot :

— « Du sang ! »

Le discours de Mos fit passer un frisson dans tous les cœurs, et son rêve prit à l’instant le caractère d’une réalité dans ces esprits en délire. Le méchant, cet être horrible et mystérieux qu’il avait cru voir et entendre, se dessina devant eux comme une hallucination contagieuse, et cette terreur fantastique les saisit tellement, qu’ils se jetèrent tous la face contre terre pour ne pas le voir.

Puis se relevant et s’interrogeant confusément les uns les autres, ils se demandèrent à quels moyens on aurait recours pour se rendre favorable cette puissance ennemie et pour la décider à tourner sa rage contre les libres.

Telle fut l’apparition de la première pensée religieuse chez les hommes réunis par la haine ; pensée sombre et délirante, qui ne pouvait faire éclore que la notion du péché et inaugurer que la croyance à un génie malfaisant, rival du Dieu bon. Plus tard, ce génie fut appelé Arimane, Satan ou le Diable. Quelle que soit l’origine de cette personnification, elle n’a pu apparaître qu’à des hommes privés de la notion du vrai Dieu.

Mos prit encore la parole :

« Il a demandé du sang, dit-il ; nous lui donnerons celui de nos méchants frères. Mais nous ne sommes pas encore prêts à marcher contre eux, et il faut apaiser la faim de ce vorace qui crie toujours après moi dans l’horreur des nuits. Donnons-lui ces animaux qui nous ont suivis et dont la docilité nous permet de faire une large hécatombe. Dressons une table aussi grande que la butte de pierres et de terre qui a été entassée sur la dépouille de notre aïeul, et couvrons-la de chairs sanglantes. Nous verrons peut-être arriver celui que nous invoquons, et nous pourrons lui parler et le décider à être pour nous. »

Aussitôt ces infortunés se mirent à rouler les rochers et à amonceler les terres, et ils bâtirent ainsi un autel monstrueux sur lequel, rassemblant le troupeau qui les avait suivis, ils l’égorgèrent avec leurs épieux, en poussant des cris frénétiques, comme pour couvrir les rugissements et les plaintes de ces bêtes innocentes qui se débattaient dans les affres de la mort.

Quand le sacrifice fut consommé, on attendit en vain l’apparition redoutable. Aucun monstre ne se présenta pour lécher le sang des victimes, et on commença à injurier et à menacer Mos en lui disant :

— Tu nous avais promis un appui, et il ne vient pas ; tu nous as fait sacrifier des animaux inoffensifs qui nous seraient devenus utiles dans ce désert, et nous ne retirons aucun bien de notre folie. Tu nous as trompés, et tu mériterais de périr pour que l’on vît si ton propre sang attire Celui que tu as annoncé.

Mos avait été de bonne foi dans son délire. Quand il vit ses jours en danger, il se fit imposteur et déclara que le Méchant viendrait pour lui seul. On le laissa seul, toute la nuit, au milieu des ténèbres, et couché sur les entrailles fumantes des victimes. Là, pénétré d’horreur et d’épouvante, il eut une vision sans sommeil, une vision qui acheva d’égarer son esprit et qu’il raconta le lendemain, augmentée de ce que son imagination, toujours plus troublée, lui faisait prendre pour un souvenir. Le Méchant était venu et il s’était repu de sang. Après quoi, il avait dit :

« Mangez ces chairs, elles sont à vous. Je suis content de ce que vous avez fait pour moi ; mais apprenez que je vis dans la foudre au-dessus des nuages ; c’est ce qui fait qu’à moins qu’il ne me plaise de me montrer, vous ne me voyez point. Apprenez aussi que je me nourris surtout de la fumée des sacrifices, et que je veux être appelé l’implacable, c’est-à-dire la force qui tue les forts, et la vengeance qui enivre les faibles. Vous apprendrez à vos enfants à me craindre, et, d’âge en âge, je resterai avec votre race, car je suis celui qui ne meurt point. »