Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Au quartier

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 163-166).
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AU QUARTIER

SOUVENIR DES DERNIÈRES ANNÉES


Vers 1887, à l’issue de bien des événements minuscules mais doublement et triplement poignants dans leur intimité même, je « dirigeai mes pas » de convalescent sortant de divers hôpitaux devers un hôtel de la rue Royer-Collard, intitulé précisément du nom même de la rue. C’est tout près de cet immeuble qu’en 1871 Raoul Rigault, que j’avais connu dès l’enfance, périt dans de mémorables circonstances qui lui feront pardonner bien des fautes. On ne se rappelle peut-être qu’imparfaitement cette anecdote finale, tout à l’honneur de ce malheureux qui fut coupable, certes ! mais qui mourut de sorte magnanime. Il quittait une barricade et avait déjà grimpé ses cinq ou six étages et se disposait à fuir par les toits, quand une voix à demi étranglée par la terreur retentit, sinistre, dans l’escalier : « Ce n’est pas moi Rigault, je suis le propriétaire ! » En entendant ces mots, le vrai Rigault devina qu’on allait fusiller quelqu’un à sa place, et quel quelqu’un, pour Dieu ! son propriétaire ni plus ni moins. Et de descendre aussitôt quatre à quatre et de crier aux Versaillais qui avaient déjà collé au mur l’infortuné « patron », en se désignant du doigt : « Voici Rigault et non cet homme. Et vive la Commune ! »

Quelle différence entre cette conduite certainement superbe et la peut-être raisonnable chanson des anarchistes d’aujourd’hui :


Si tu veux être heureux.
Nom de Dieu !
Prends ton propriétaire…


Ces terribles souvenirs n’empêchent pas la table d’hôte de Mme Th…, la voisine immédiate de ce proprio vraiment chançard, d’être assez amusante, composée aux trois quarts de Moldo-Valaques et autres parfaits rastas dont le français, tant fantaisiste ! faisait parfois sourire et même rire le coin petit parisien que nous formions à quelques-uns — dont un juif polonais. Ce garçon (Stanislas de son petit nom) de qui le nom en vy dissimulait mal la religion, me vint trouver un jour en me disant : « Cer maître, que ze voudrais bien faire votre portré ! » Il accoucha bientôt d’un pastel terrible où ma tête, pourtant plutôt peu patibulaire, apparaissait sur un fond rouge-flamme, telle une tête de damné. Portrait et fond furent exposés au « Blanc et Noir » et l’iconographe Félix Fénéon « s’en défia » de très spirituelle façon dans les colonnes d’un journal d’art de l’époque.

Je n’ai jamais aimé poser et ce me fut un véritable supplice quand un autre peintre vint quelques jours après me proposer la même botte pour la Revue illustrée ; ma tête était déjà la proie d’un de mes amis, d’ailleurs le plus « talenteux », à mon sens, mais aussi le plus terrible de ces tortionnaires. Je ne connais que les interviews modernes, d’ailleurs de charmants garçons, pour être véritablement plus rasoirs encore, selon le mot de cet excellent Raoul Ponchon.

Bien que mal fortuné déjà, j’avais mes mercredis. Et ces soirs-là ma petite chambre, qui n’avait pourtant rien de commun avec la maison de Socrate, contenait parfois jusqu’à quarante personnes des deux sexes. Villiers de l’Isle-Adam faisait des grâces à Mme Rachilde qui, elle-même, avait de l’esprit entre Laurent Tailhade et Jean Moréas. Il paraît d’ailleurs que j’ai fait, d’après des croquis, un dessin que je recommande à Bergerat pour la prochaine exposition de « Poil et Plume » et qu’une revue du Quartier publia.

Parmi mes « invités » plusieurs sont morts ; Villiers de l’Isle-Adam et Jules Tellier. De ce dernier, quelques pieux amis ont réuni et publié récemment un volume[1], qui n’est pas dans le commerce, et suffirait à lui seul pour envoyer son jeune nom à la postérité.

Souvenir d’autant plus mélancolique qu’on s’amusait ferme au cours de ces modestes agapes qui, d’ordinaire, se terminaient, vers minuit, par l’invasion des cafés avoisinants, le François Premier entre autres. Que de cheveux ! mon Dieu ! (je ne parle pas pour moi) et que de monocles ! Mais aussi quelles discussions littéraires, jusqu’au moment de la fermeture. Cela même alla parfois jusqu’à des envois de témoins ! Mais je raconterai ces choses quelque autre jour.

Et voilà pour mon stage relativement court en cet hôtel un peu bien sérieux, mais dont, en somme, je n’ai guère à me plaindre — en dépit de la sévérité même, légèrement prud’hommesque, du patron de la rue et, par conséquent, de la maison.

  1. Les Reliques, de Jules Tellier.