Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/03

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INTRODUCTION

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Lutte entre l’autorité et le droit. — Erreur sur laquelle repose le suffrage universel. — Que doit être le gouvernement ? — Les républicains en 1848 pris au piège par M. de Girardin. — Il faut transformer les conditions sociales dans lesquelles s’exerce le suffrage. — L’autonomie communale seule peut opérer cette transformation.


Depuis 1789, notamment, la France se débat entre deux termes opposés qui expriment tout le passé et aussi tout l’avenir des sociétés modernes.

Ces deux termes sont Autorité et Loi, c’est-à-dire, d’un côté l’arbitraire dans le pouvoir, de l’autre, la Justice dans le Droit, dont la Loi doit devenir la garantie pour tous, au lieu d’en demeurer la restriction au profit de l’autorité, et conséquemment au détriment de l’ordre social véritable.

L’idée religieuse, dont nous sommes encore imbus, reconnaissait ; — dans l’ordre politique — au souverain seul et élu par Dieu, la mission de répartir les droits des citoyens ou plutôt des sujets. — Il va sans dire, dès lors, que le répartiteur n’ayant de comptes à rendre de sa mission qu’à la Divinité ou à son délégué — le prêtre — les droits des sujets étaient réduits au minimum possible, si même ils n’étaient le plus souvent confisqués au profit du souverain, du prêtre et de leurs agents les plus dévoués.

Aussi n’est-ce qu’à force de luttes toujours fort vives, que peu à peu l’idée de droits inhérents à l’homme et par cela même inviolables, se fit jour dans les esprits des nations chrétiennes. — En Angleterre et en France surtout, les parlements — grâce à leurs incessantes revendications contre l’autorité — parvinrent à arracher au souverain la reconnaissance de certains droits pour la nation, droits dont l’exercice amena, en Angleterre d’abord, la mort de Charles Ier et la prépondérance définitive du parlement ; en France plus tard, l’éclosion d’un mouvement révolutionnaire d’autant plus considérable que, poussée par le caractère logique de son esprit, cette nation comprit vite qu’il s’agissait, moins de savoir à qui le pouvoir appartiendrait désormais, que de faire disparaître jusqu’à la notion même du pouvoir.

Si la France se fût trouvée placée dans les mêmes conditions géographiques que l’Angleterre, nul doute que comme celle-ci, et malgré les résistances intérieures de tout ce qui vit de privilèges, elle n’eût d’un seul coup accompli sa transformation. Mais, placée au centre de l’Europe monarchique pour laquelle son exemple eût été d’une dangereuse contagion, il n’en pouvait être ainsi sans luttes à l’extérieur.

La guerre déclarée, il fallut la soutenir et en triompher. Or, qui dit guerre, dit forcément autorité, compression, création de pouvoirs extraordinaires, dictature enfin, c’est-à-dire négation des libertés intérieures et reconstitution fatale d’un pouvoir supérieur aux droits des citoyens.

Une fois le pouvoir reconstitué, c’est à qui le voudra exercer et, pour s’y maintenir, à qui également se servira des moyens — toujours au nom du salut public — dont il reprochait l’emploi à ses adversaires vaincus, mais se préparant à prendre leur revanche pour recommencer à leur tour.

Dans de semblables conditions, la Loi, loin d’être une garantie pour les citoyens, dont elle devrait en même temps exprimer les droits et en assurer le libre et complet exercice, la Loi, disons-nous, n’est plus qu’une arme entre les mains du pouvoir, destinée à le protéger contre les citoyens eux-mêmes. Chaque revendication des citoyens au nom de leurs droits restreints ou méconnus est alors traité d’attentat contre l’autorité et réprimée comme telle.

De là, emploi fatal de la force de part et d’autre.

Seulement, cette force est estimée régulière et légale — par dérision sans doute — lorsqu’elle est employée par le pouvoir contre les citoyens, et dite, lorsque ceux-ci l’emploient au service du maintien de leurs droits, insurrectionnelle si elle échoue, révolutionnaire si elle triomphe, mais en tous cas toujours réputée illégale par les doctrinaires du pouvoir.

Cette distinction même, faite entre la force dite légale en faveur du pouvoir et traitée d’illégale quand elle est entre les mains des citoyens, n’indique que trop que la Loi, par un étrange abus de mots, n’a jamais été considérée, nous le répétons, que comme une arme placée dans les mains de l’autorité — du pouvoir — pour restreindre les droits de tous.

Or, de tous les droits visés par ces restrictions, il n’en est pas que l’autorité en France — sous tous les régimes et jusque sous la Commune, hélas ! — ait plus frappés que le droit de parler, d’écrire, de se réunir et de s’associer.

La Déclaration des Droits, conformément aux principes dont la seule affirmation fit de notre révolution un acte universel, avait reconnu que la faculté d’exprimer sa pensée par la parole et par l’écrit, ainsi que le droit de se réunir et de s’associer, étaient supérieurs et antérieurs à toute constitution, qu’ils ne pouvaient donner lieu à aucune législation spéciale. Les abus et même les crimes qui en peuvent résulter étaient rangés parmi les crimes et les délits de droit commun.

Oubliant que la loi ne doit avoir qu’un caractère de garantie dans l’exercice du droit, on a, au contraire, érigé en principe gouvernemental, et grâce à la fatale notion d’autorité dont nous ne pouvons nous débarrasser, que la loi constitue le droit et règle — c’est-à-dire restreint — ses effets. D’où il suit que celui qui est chargé de veiller à l’exécution de la loi, de quelque titre qu’on le décore, devient détenteur suprême des droits des citoyens et qu’au nom de l’intérêt public il en circonscrit le plus possible les limites. En un mot, l’exécutif devient fatalement l’interprète de la loi et de ses effets, par conséquent et malgré toutes affirmations contraires, seul souverain.

Il y a dès lors pour le pouvoir, cette autorité, nécessité de s’entourer de la force indispensable au maintien de ses droits et d’une organisation policière spécialement chargée de surveiller ceux qui seraient assez mal avisés pour y vouloir porter atteinte. — De là à l’irresponsabilité des agents de cette force publique et policière, dont les agissements ont besoin d’être indemnes, il n’y a qu’un pas ; aussi, n’est-ce pas sans quelqu’étonnement que nous avons vu le gouvernement du 4 septembre — autoritaire s’il en fut jamais — abolir l’article 75 de la constitution de l’an VIII qui avait pourvu à cette irresponsabilité.

C’est une erreur de logique impardonnable que le gouvernement de M. Thiers ne manquera pas de rectifier dés que la chose sera possible, on en peut être assuré.

Frappés depuis longtemps des tiraillements sans fin résultant de cette lutte entre les gouvernants et les gouvernés, les républicains de 1848 crurent en avoir trouvé le terme dans la proclamation du suffrage universel qui étendait à tous les citoyens le droit de nommer le législateur, droit jusque-là réservé aux seuls censitaires.

Identifiant la loi à la notion d’autorité, ils se tinrent le raisonnement suivant :

La loi n’émane jusqu’ici que de législateurs élus par un nombre restreint de citoyens, n’ayant d’autre aptitude reconnue à cette fonction politique que leur seule fortune. Viciée en principe par le privilège dont elle émane, la loi semble alors faite pour la défense unique des intérêts de ceux-là seuls qui ont participé à son édiction. D’où la moralité des attaques incessantes dont elle est l’objet.

Étendons à tous les citoyens — ce qui est d’ailleurs de droit strict en démocratie, puisque tous paient l’impôt sous une forme quelconque — étendons à tous la faculté d’élire des députés aux assemblées constituantes et législatives, et désormais, la loi, émanation de la souveraineté du peuple — par voie de majorité s’entend — sera réellement morale ; la république assise sans conteste et toute insurrection, d’où qu’elle vienne, légalement réprimée cette fois et, partant, de moins en moins possible.

Autoritaires avant tout, c’est-à-dire partisans d’un pouvoir spécial ayant action sur la totalité des citoyens, es républicains crurent avoir évité toute cause de conflit en donnant à l’universalité du peuple le droit d’élire les divers membres de ce pouvoir.

Ils oublièrent que la souveraineté collective ne se composant que de souverainetés individuelles, ces dernières, sous peine de disparaître entièrement et de compromettre ainsi l’existence même de la première, ne pouvaient se déléguer, toute délégation étant une aliénation. — Ils oublièrent par conséquent que la souveraineté du peuple ne pouvait être garantie, à moins de dégénérer en une déplorable et dangereuse fiction, qu’autant que le gouvernement serait réduit à un simple fait d’administration composée de capacités spéciales, et n’ayant d’autres fonctions que de présider à l’exécution des mesures d’intérêt public, chacune en ce qui les concerne.

Poursuivant leurs errements politiques, les républicains d’alors oublièrent de plus que le suffrage ne peut avoir d’autre aptitude que de statuer sur des questions de fait ou de désigner des choix de personnes, au mieux des intérêts communs, et que c’est à ce titre précisément que tous y doivent être appelés. Ils s’imaginèrent d’élever ce mode d’action à la hauteur d’un principe et, lui subordonnant le Droit lui-même, proclamèrent le suffrage universel la loi suprême, inattaquable dans ses effets et déterminante de tous droits !

Le droit s’annihilant par cela seul qu’il s’exerce ! La liberté mise en puissance de se suicider ! La justice et la morale, subordonnées au nombre, à une question de majorité ou de minorité ! Tels étaient donc l’alpha et l’oméga du parti qui prétendait être le représentant de la grande idée, pour la réalisation de laquelle la France avait donné le plus pur de son sang depuis tant d’années !

Cette affirmation du suffrage universel érigé en principe, et devant les décisions duquel devait s’incliner toute revendication du droit violé, doctrine anti-philosophique et anti-sociale s’il en fut, devint, hélas ! la source de nouveaux et de plus terribles malentendus et, plus que jamais, se rouvrit l’ère des coups d’État et des révolutions violentes auxquels le parti républicain avait cru naïvement mettre fin.

Un publiciste dont, à défaut de moralité politique, on ne peut nier la sagacité ni la logique, fit de suite entrevoir ce qu’allait devenir entre les mains des partis monarchiques cette nouvelle religion du suffrage universel, en posant cette question aux républicains :

« Le suffrage universel étant un principe supérieur, chacun doit s’incliner devant ses décisions. Or, si la Constituante que le peuple va élire se refusait à ratifier votre proclamation anticipée de la République, que feriez-vous ? »

Pris au piège de leur maladresse et de leur inconséquence politique, les républicains autoritaires en furent réduits à arguer de ce sophisme — étant donnée la théorie qu’ils venaient d’émettre — que la République est placée au-dessus du suffrage universel !

Sans aucun doute ils avaient cent fois raison, s’ils se fussent placés sur le terrain de droits inaliénables, inhérents à l’individu, supérieurs par cela même à toute constitution et devant être garantis aux générations à venir — par la République — contre toutes chances de conventions ou de contrats qui leur soient contraires ou seulement restrictifs.

Mais ils avaient cent fois tort dès que, faisant du suffrage universel, simple mode d’action, un principe absolu, ils le proclamaient la source du Droit même : il ne peut y avoir de principe supérieur à un autre principe.

Les monarchistes de toutes nuances s’emparèrent aussitôt de l’argument fourni par M. de Girardin. Ils s’en servirent avec habileté contre la République. Aussi, quelques mois s’étaient à peine écoulés, que, grâce aux sanglantes journées de Juin — dont le caractère horrible ne semblait pas alors pouvoir être dépassé — les monarchistes étaient redevenus assez forts pour faire élire un prince (un Bonaparte !) en qualité de président de la République, magistrature suprême également sortie du cerveau inconscient des républicains de ce temps.

Trois ans après son élection, ce prince, foulant aux pieds la constitution qu’il avait jurée, constitution émanée du suffrage universel ; chassant les représentants du peuple, nommés comme lui par le suffrage universel, transformait son mandat à terme en un mandat à vie et héréditaire ; emprisonnait, déportait et massacrait même les citoyens courageux qui prétendaient s’opposer à celle usurpation et faisait ratifier celle-ci par le suffrage universel, toujours considéré comme principe souverain. Il faisait ainsi sanctionner par ce principe l’attentat à l’aide duquel il venait de détruire violemment les institutions mêmes qui étaient ressorties de ses précédentes applications !

Voilà en définitive à quoi aboutissait la logomachie de 1848 !

Et qu’on ne prétende point nous objecter que nous tirons à tort parti du vote obtenu par la pression de la police ou arraché de toute autre façon et qui ratifia par plus de huit millions de suffrages un des plus monstrueux attentats politiques que mentionne l’histoire.

Nous répondrions d’abord qu’à supposer l’entière valeur de cette objection en ce qui concerne la ratification du 2 Décembre 1851, cette valeur décroît singulièrement en présence du vote qui eut lieu une année après à propos de la proclamation de l’empire. Qa’enfin elle disparaît complètement devant le plébiscite du 8 mai 1870, lequel, vingt ans plus tard, donnait, à une énorme majorité (sept millions contre quinze cent mille !) un nouveau blanc-seing à l’auteur de tous nos abaissements.

Nous ajouterons de plus qu’à cette heure même, il ne nous est pas prouvé, malgré toutes les hontes dont il a été le principal artisan, que nous ne reverrons pas quelque jour la restauration de l’homme de Sédan par voie plébiscitaire et qu’on ne prétendra pas nous contraindre à nous incliner de nouveau devant cette suprême monstruosité, toujours au nom des droits sacrés du suffrage universel, ce prétendu principe, devenant ainsi la plus solide assise de toutes les violations du Droit et de tous les despotismes.

En présence de tant de malheurs et de crimes, résultats fatals des erreurs de doctrine émises par les républicains autoritaires, les républicains socialistes, pour en éviter le retour s’il était possible, s’attachèrent à démontrer tout ce que contenait de sophistique et de malsain la théorie en vertu de laquelle le suffrage universel avait été érigé en principe.

Après avoir ramené à sa véritable valeur la faculté de suffrage et avoir démontré qu’elle ne pouvait être qu’un mode plus ou moins parfait d’exercer le Droit, sans qu’elle pût jamais primer le Droit lui-même, ils s’appliquèrent ensuite à expliquer à quelles conditions et sous peine de n’être qu’une véritable et cruelle ironie, cette faculté se devait exercer pour pouvoir être considérée comme une sincère manifestation de la souveraineté populaire.

C’est à cette tâche considérable que se vouèrent les socialistes, sans souci des railleries, des sarcasmes et même des persécutions dont les accablèrent les autoritaires de toutes nuances, bleus, blancs ou rouges, qui se virent ainsi troubler dans leurs appétits de pouvoir.

Partant de cette idée que la participation à l’administration de la chose publique est de droit absolu pour tous les membres du corps social, ils examinèrent si la société offrait dans son économie générale actuelle des conditions égales pour tous dans l’exercice de ce droit.

S’aidant des travaux antérieurs des philosophes du dernier siècle et de ceux dont les théories sociales avaient paru dans la première moitié de celui-ci, il ne leur fallut pas un bien long temps pour constater que cette égalité de conditions était loin d’exister et que, jusque dans ses applications les plus restreintes, le suffrage universel était absolument faussé.

Toute décision du suffrage, quelle qu’en puisse être l’importance, doit en effet pour être valable résulter d’un vote conscient et libre. Il est de toute évidence que si l’électeur ne peut ni librement apprécier la capacité de celui qu’il désigne à une fonction, ni se rendre un compte suffisant de la valeur réelle de l’institution publique qu’il consacre par son vote, son suffrage manque de la moralité qui, seule, peut lui donner droit au respect, et se trouve virtuellement infirmé. Car, et c’est un des principes essentiels à toute démocratie véritable, la responsabilité du vote remonte plus encore à l’électeur qu’à l’élu. Et par là nous n’entendons pas parler seulement de cette responsabilité fatale et directe qui fait que les fautes et les erreurs du mandataire atteignent forcément les intérêts du mandant, mais de la responsabilité qui incombe à l’électeur envers ses concitoyens, auxquels il aura imposé un mauvais administrateur ou une institution nuisible aux intérêts collectifs. Il est donc à la fois de toute justice et de toute prudence que cet électeur — ce souverain — soit mis en possession de tous les moyens d’investigation dont il a besoin pour éclairer et déterminer son choix.

Manifester et échanger librement ses impressions au moyen de la parole et de l’écrit ainsi que posséder l’entière faculté de se grouper en vue d’obtenir la réalisation de ce qui lui paraît le plus favorable, soit à l’intérêt public, soit au sien propre, tels doivent certainement être les premiers et les plus inaliénables apanages de la souveraineté de l’électeur.

Or et pour les causes que nous avons indiquées précédemment, il n’est pas de droits qui dans leur application aient été plus outrageusement méconnus. Le droit de parler et celui de s’associer notamment sont depuis plus de soixante ans l’objet de lois presque prohibitives.

Supposons cependant les droits primordiaux reconnus enfin sans conteste et librement exercés, cela ne suffirait point à assurer la sincérité du vote, car encore faut-il que l’électeur sache pourquoi ou à qui il donnera son suffrage.

Est-ce que jusqu’alors par exemple, on oserait prétendre que ces conditions ont été remplies ?

N’est-il pas prouvé par de récentes statistiques, que six dixièmes au moins des électeurs sont incapables de lire et encore moins d’écrire le nom du candidat pour lequel ils votent ? Aussi est-ce avec une tendresse vraiment remarquable que les réactionnaires de toutes sortes parlent des suffrages qu’ils obtiennent des habitants des campagnes, dont le plus grand nombre se trouve dans ce dernier cas.

Quoi de plus commode en effet, et grâce à l’inviolable secret du vote, que de faire déposer par un brave campagnard illettré son bulletin au nom de Pierre, alors qu’il pensait voter pour Jacques ? Et comment prouver que cet homme a été indignement trompé ? — Il est juste d’ajouter que la moralité de nos gouvernants et de leurs agents est sans aucun doute au-dessus de tout soupçon de ce genre. — Mais il faut avouer pourtant que si notre ami eût pu écrire ou du moins lire le nom de son candidat, cela eût donné vraiment plus de poids à son vote, n’est-il pas vrai ?

Si maintenant, de ces objections relatives à la sincérité au moins très-contestable des scrutins obtenus dans de semblables conditions, nous passons aux actes de pression de toute nature qui en infirment absolument la valeur, c’est bien autre chose encore.

La première et la principale de ces pressions provient des inégalités de conditions économiques, dans lesquelles sont respectivement placés les travailleurs, n’ayant que leurs bras pour tout capital, et les capitalistes, possédant l’outillage nécessaire à la production de la richesse sociale.

Écartant de ce sujet toutes vaines et puériles déclamations peu ou prou sentimentales, nous nous contenterons de faire observer que, malgré qu’on en ait, les intérêts des premiers, — les travailleurs — et ceux des seconds — les capitalistes — ne peuvent être identiques, et que de leur opposition même, il ressort forcément un véritable antagonisme fatal au fonctionnement sincère et moral du suffrage universel.

On aura beau s’écrier qu’il n’y a plus de classes et que tous les citoyens sont égaux devant la loi, en quoi cette affirmation, très-contestable, peut-elle contredire cette brutale vérité économique, que celui qui possède les instruments de travail tient absolument dans ses mains la vie de celui qui, pour subsister, est obligé de les lui louer ?

Demandez à l’ouvrier des villes, à l’employé, dont les patrons peuvent supprimer le travail ou l’emploi ; demandez au manouvrier des campagnes qui peut être chassé par son maître ; à ce maître lui-même, qui, s’il n’est que fermier, peut se voir molester de toutes manières par son propriétaire ; demandez à tous ces électeurs s’ils se sentent réellement indépendants dans l’exercice de leur prétendue souveraineté.

Combien en est-il de ceux-là qui ayant par exemple voté pour un candidat autre que celui recommandé par le patron, eussent ainsi osé agir ouvertement devant l’homme qui peut les priver de leur travail ? Mais, dira-t-on, le secret du vote les protège dans l’exercice de leur droit électoral. Sans doute. Mais qui les protégera contre l’irritation du patron, froissé à tort ou à raison de l’insuccès du candidat de son choix[1] ?

Et en vérité, qu’est-ce donc qu’une souveraineté dont l’hypocrisie et la lâcheté sont les supports indispensables ? Et ne voit-on pas qu’un mandat ainsi délégué est contraire à toute morale ainsi qu’au simple bon sens ? N’est-ce pas la source de tous les parjures et de tous les dénis de justice, puisque par cela même le mandataire se trouve dégagé de toute responsabilité envers ses mandants anonymes, impuissants à établir leur droit de revendication contre sa forfaiture ?

Que devient alors la majesté du suffrage-principe et de celui qui l’exerce ?

Aux honnêtes gens de répondre.

Puis, viennent les pressions administratives, avec leur cortège obligé de circulaires ministérielles aux préfets, aux magistrats de tous ordres voire même aux instituteurs ; de prédications dans les chaires des plus petites communes ; de menaces des gendarmes et des gardes-champêtres dont, ouvertement ou non, les gouvernements usent à leur gré, sans compter les promesses mensongèrement faites par les candidats agréables.

Et il se trouve des gens assez naïfs ou assez impudents qui prétendent faire du suffrage universel ainsi pratiqué le régulateur de la Justice et du Droit ! — Hypocrisie ou niaiserie, il n’y a pas de milieu.

Alors, dira-t-on, faut-il donc supprimer le suffrage universel et retourner à l’élection par les censitaires ? Que devient dans ce cas la République et pourquoi pas le rétablissement de la Monarchie ?

C’est précisément pour éviter tout retour à une monarchie plus ou moins déguisée ; pour asseoir solidement la République et mettre fin à cet inextricable chaos politique et social, que les républicains socialistes veulent l’accomplissement de réformes économiques sans lesquelles il n’y aura ni progrès possible ni démocratie véritable, réformes que l’organisation communaliste peut seule, réaliser.

Restituer au suffrage universel son véritable caractère et le réduire à ce qu’il doit seulement être : un choix conscient et libre de mandataires toujours révocables, et surtout responsables, tel est le problème à résoudre.

Mais comment et à quelles conditions ? — Voilà ce qu’il nous faut expliquer afin de donner la clé de notre dernier drame révolutionnaire qui, sans cela, ne serait plus qu’un acte de pure fantaisie, absolument incompréhensible pour l’histoire.

Nous venons de démontrer plus haut que la première et principale atteinte portée à la moralité du suffrage résulte de l’inégalité de conditions sociales dans lesquelles sont placés les citoyens jouissant de la faculté de voter.

Cette inégalité tient à deux causes, signalées depuis longtemps par les penseurs qui se sont préoccupés de ces questions : l’ignorance quasi-absolue dans laquelle la masse des travailleurs a été tenue jusqu’ici systématiquement, et l’anarchique répartition des fruits du travail entre celui qui possède les instruments de production (le capitaliste) et celui qui s’en sert au bénéfice de ce capitaliste (le prolétaire).

Ces classifications ne s’inventent pas ; elles se constatent ainsi que les oppressions auxquelles elles donnent nécessairement lieu.

Il y a donc urgence, à l’aide d’un enseignement général distribué aussi largement que possible, de remédier aux infériorités créées entre les citoyens, par suite de l’impossibilité où se trouvent la plupart d’entre eux de pourvoir aux nécessités de leur développement intellectuel.

Les frais de cet enseignement doivent être prélevés sur les dépenses communes afin de le rendre accessible à tous. Il deviendra ainsi d’obligation pour la famille à l’égard de l’enfant, celui-ci ayant aussi bien droit au complet développement de ses facultés intellectuelles qu’aux aliments faute desquels il ne peut vivre et que la loi contraint les parents à lui fournir.

Mais pour que cette nouvelle obligation puisse lui être imposée, faut-il au moins que la famille ne puisse invoquer l’impossibilité même de pourvoir à celle qui prime tout et à laquelle les derniers des animaux trouvent pourtant le moyen de satisfaire : l’alimentation de l’enfant.

Il ne faut pas qu’elle puisse répondre qu’elle peut d’autant moins faire bénéficier l’enfant de l’éducation qui lui est offerte par la société qu’elle ne peut le vêtir, ni le nourrir suffisamment, les exigences rapaces du Capital, au service duquel elle travaille, l’ayant mise a la portion congrue, et le travail de son enfant lui étant indispensable pour suppléer à ce manque de ressources.

Comment, en effet, avoir la prétention d’astreindre le père à envoyer son enfant à l’école, s’il ne touche qu’un salaire à peine suffisant pour lui procurer un abri le plus souvent malsain et pas même toujours la stricte quantité d’aliments indispensables pour l’empêcher, lui et les siens, de mourir absolument de faim ?

Il est ainsi non moins nécessaire que les lois qui régissent les relations du travailleur avec le détenteur du capital soient totalement abrogées.

Nous disons abrogées et non révisées ou modifiées, parce que, selon nous, ces relations ne se peuvent codifier, attendu qu’elles doivent ressortir de contrats librement débattus et qu’il faut qu’il y ait pour cela égalité de situation entre les parties.

C’est à obtenir cette égalité de situation que s’étudient — au nom du droit sacré et inviolable d’association, — les travailleurs groupés sous le drapeau de l’Internationale et que, pour ce fait, on prétend aujourd’hui même traquer comme des bêtes fauves, comme on fit d’ailleurs de tous les travailleurs qui, depuis des siècles, et à différentes époques de l’histoire douloureuse du travail, tendirent au même but. Ajoutons pourtant que cette dernière conception de la solidarité des travailleurs, reposant toute entière sur des données réellement scientifiques au point de vue de l’économie sociale, et complètement dégagée de toute préoccupation sentimentale, est cette fois assurée d’un triomphe que nulle loi plus ou moins inique et nulle répression stupidement féroce ne pourront retarder.

Cette société, sur laquelle nous reviendrons dans le cours de notre récit, a en effet pour principal but, en dehors de toute conception d’organisation sociale définitive, de rétablir surtout l’équilibre entre les forces prolétaires solidarisées et les forces capitalistes jusqu’ici seules armées d’un formidable arsenal de lois spéciales contre les premières.

Remis alors en puissance d’eux-mêmes à l’aide d’un développement intellectuel qui leur permettra d’agir en connaissance de cause, et grâce à une situation économique nouvelle résultant de leurs seuls efforts, les travailleurs seront garantis contre toute pression de la part des capitalistes. Placés enfin sur le terrain d’une véritable égalité de conditions sociales et politiques, ils auront leur part de réelle souveraineté et le suffrage universel, manifestation désormais consciente et libre de cette souveraineté, aura conquis la moralité sans laquelle il n’est que mensonge et hypocrisie.

Quant aux pressions provenant des influences administratives et gouvernementales et qui sont inévitables dans tout État politique à organisation centralisée, il reste à examiner de quelle façon elles peuvent seulement être éliminées.

Qu’on se dise républicain, royaliste ou bonapartiste, dès qu’on arrive au pouvoir et par cela même qu’on est le pouvoir, on est fatalement préoccupé du besoin de sauver la société, constamment menacée, paraît-il.

Il est dès lors impossible de se désintéresser du scrutin et plus impossible encore de ne point tenter d’en c prévenir les erreurs. »

D’où la nécessité pour tout gouvernement, convaincu que la société court constamment à sa perte et est dans l’impuissance de se sauver elle-même, d’avertir paternellement l’électeur qu’il « mettra l’état social en péril s’il s’avise de voter pour tout autre candidat que celui qui lui sera présenté par les amis de l’ordre… et du gouvernement. » — Qui ne connaît ce style officiel ?

Aussi depuis 1848, bien plus encore que sous les régimes précédents, est-ce à qui recommandera ses protégés. De là à les imposer, la pente est trop rapide pour que nos gouvernants ne s’y laissent pas tous glisser.

Tour à tour les gouvernements qui se sont succédé en France se sont réciproquement jeté à la face leurs candidats officiels, et tous ont eu à la fois également tort et également raison.

Également tort, car leurs récriminations les uns contre les autres n’étaient que pure hypocrisie ; également raison, car ils rendaient à leur insu hommage à la vérité, en constatant ainsi, bien malgré eux certainement, que la notion d’autorité gouvernementale est contradictoire de la souveraineté de l’électeur, laquelle est exclusive en principe de l’idée même de gouvernement.

En vain nous objecterait-on le prétendu désintéressement de nos gouvernants actuels dans les élections des 8 février et 2 juillet dernier.

Quant à celle du 8 février, les gouvernants savaient trop que, lasse d’une guerre menée de telle sorte que nous étions constamment battus, l’immense majorité des campagnes voterait comme un seul homme pour des candidats agréables à ces mêmes gouvernants qui venaient de traiter avec l’ennemi aux plus honteuses conditions. Aux élections du 2 juillet, l’apparente liberté dans laquelle elles se sont accomplies — en province seulement[2] — tient à ce que les préoccupations que lui avait causées la Commune n’ont point laissé le temps au gouvernement de les organiser.

Mais on y reviendra, c’est certain parce que c’est forcé.

Aussi tant qu’il y aura un gouvernement chargé d’autre chose que d’une simple mission purement administrative, et tant que le gouvernement disposera des emplois publics et en pourra créer de nouveaux pour augmenter le nombre de ses partisans, le suffrage universel ne sera qu’un leurre. Il continuera d’être un moyen plus ou moins commode de faire sanctionner comme émanant de la souveraineté collective des institutions ou des choix de personnes habilement imposés à la collectivité inconsciente par des groupes particuliers et pour leurs seuls intérêts.

Donc, et sous peine de n’avoir de la République que le nom et d’être toujours gouvernés d’une façon anarchique, et de par la brutale volonté d’une majorité fictive en réalité, il faut d’abord que le suffrage universel ne soit désormais considéré que comme la manifestation d’un droit reconnu hors d’atteinte des résultats de cette manifestation. Enfin il faut encore que le vote s’accomplisse, quel qu’en soit l’objet, dans des conditions d’égalité et d’indépendance qui en garantissent la sincérité.

De tous les publicistes modernes qui ont écrit sur ce sujet, il n’en est pas, à notre avis, qui l’ait mieux traité que Proudhon.

Nul plus que Proudhon en effet, dans son étude sur le principe fédératif[3], n’a démontré clairement que l’action gouvernementale centralisée était négatrice du droit politique, puisqu’elle est essentiellement constitutive de l’idée de pouvoir, d’autorité ; négatrice de toute justice et de toute économie administratives, puisqu’elle annule forcément tout recours en responsabilité et devient la source de gaspillages et de concussions de toutes sortes, au détriment de la morale et des deniers publics ; enfin absolument contraire en économie sociale, à toutes réformes tendant à établir l’égalité de rapports entre les citoyens, puisque la centralisation autoritaire et gouvernementale vit particulièrement de privilèges et d’exceptions.

Décentraliser cette action et la restreindre à un pur fait de gestion administrative, en restituant à la Commune son autonomie complète — seule et unique sauvegarde de la souveraineté à la fois individuelle et colleclive, tel doit être l’objectif de tout républicain pour qui l’idée de république est corrélative de l’idée de Droit et de Justice sociale.

À la Commune seule, le droit d’administrer ses intérêts locaux, d’organiser sa police intérieure et sa force publique. Quant aux intérêts de régions et nationaux de toutes sortes, intérieurs et extérieurs, aux communes d’y pourvoir encore par la nomination de commissions spéciales, composées de délégués nommés au scrutin, mais ayant les capacités voulues pour remplir la mission dont ils seront chargés, toujours sous la surveillance et le contrôle des intéressés.

Ainsi seulement, la Démocratie étant devenue une vérité, la République sera définitivement fondée et les principes proclamés en 1789-93 sérieusement garantis.

Ces explications préalables étaient, le lecteur le comprendra, indispensables pour faire plus nettement saisir non seulement la portée du mouvement communaliste dont nous allons retracer les principales phases, mais encore pour faire ressortir la haute et indiscutable légitimité des revendications auxquelles ce mouvement devait donner satisfaction s’il eût réussi.

Elles sont, sinon dans leur forme exacte au moins dans leur ensemble, l’expression des sentiments communs à la plupart des membres de la Commune — notamment ceux de la minorité — comme aussi du grand nombre de socialistes qui appuyèrent de toutes leurs forces notre dernière révolution. Sans doute, cette révolution est en ce moment et comme toutes ses antérieures, dénaturée par la calomnie et les injures les plus basses sortant de la plume des journalistes réactionnaires et policiers, mais, malgré le sang versé, elle reprendra sa marche avec plus de puissance encore, appuyée qu’elle sera de tout ce qui n’a pas désespéré de la patrie et de la République.

Car, on peut en être assuré, ni l’une ni l’autre ne seront sauvées que par les principes de Droit et de Justice dont l’autonomie communale seule sera la sérieuse et réelle mise en pratique.


  1. Qui ne se rappelle certaine élection de conseiller général dans le Cher, sous l’empire, où M. Brisson — alors considéré comme trop rouge — était candidat, et à propos de laquelle un industriel bien connu dans le département, M. de Vogué, annonçait à ses nombreux ouvriers que si M. Brisson était élu, il fermerait ses ateliers !
  2. On sait que ces élections se sont faites à Paris sous la protection de l’état de siège et qu’un grand nombre d’électeurs (227,000 sur 459,000 inscrits !) ne se sont point présentés au scrutin de crainte d’y être arrêtés, — ce qui est d’ailleurs arrivé à une grande quantité de ceux qui, plus courageux, avaient voulu user de leurs droits. — Ce fait fut attesté le lendemain, par les journaux policiers eux-mêmes.
  3. Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution, par P. J. Proudhon — 1863.