Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/08

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 113-136).


CHAPITRE V.

De la capitulation au 18 mars.


Les élections générales. — Millière dévoile J. Favre. — Garibaldi insulté par l’assemblée nationale. — Les ruraux. — Nouveaux symptômes d’antagonisme social. — M. Grévy président. — M. Thiers chef du pouvoir exécutif. — Pacte de Bordeaux. — La paix est votée. — Anniversaire du 24 février. — La garde nationale à la Bastille. — Les Prussiens doivent entrer dans Paris — Les canons de la place Wagram. — Occupation de Paris par les Prussiens. — Projet de dissolution de la garde nationale parisienne. — Les Trente sous. — Mécontentement général. — Les batteries de Montmartre. — Suspension des journaux. — Les canons de la place des Vosges. — Tentative de coup d’État. — Elle échoue. — Le gouvernement s’enfuit de Paris.

La capitulation accomplie, les préoccupations électorales tinrent alors la première place dans la presse et dans tous les groupes politiques.

Dans quel esprit se feraient ces élections imposées à bref délai par le vainqueur[1] ?

À Paris, les républicains de toutes nuances étaient généralement d’accord que la France devait continuer la lutte afin de sauvegarder l’intégrité du territoire et de conserver l’Alsace et la portion de la Lorraine qui apparaissaient déjà comme devant être le seul prix auquel la paix pourrait être obtenue, sans compter une indemnité argent dont on ne prévoyait que trop l’énormité.

On savait que le midi notamment avait peu contribué à la guerre, et qu’il pouvait fournir de sérieuses ressources en hommes et en argent à la défense commune.

Les généraux Chanzy et Faidherbe avaient encore sous leurs ordres de nombreuses troupes aguerries déjà et dont le patriotisme ne demandait qu’à fournir de nouvelles preuves.

Sans doute Paris — entouré de forts maintenant à l’ennemi et devenus une menace incessante et terrible — ne pourrait plus prendre part à la lutte et serait contraint d’assister passivement à la délivrance du pays. Peut-être même aurait-il à endurer les brutalités du vainqueur devenu son maître, mais n’était-ce pas là le sort de Strasbourg, trahi comme Paris par celui qui était chargé de le défendre ; de Metz, livré par Bazaine ? Eh bien ! Paris livré par Trochu et J. Favre subirait la loi commune à ses sœurs. Au moins la France pourrait encore être arrachée à la honte, si ses députés à l’assemblée nationale avaient le courage d’appeler à eux tous les dévouements et toutes les énergies pour entreprendre cette œuvre glorieuse et de se mettre, comme en 1793, à la tête des armées nouvelles qu’ils allaient créer.

Tels étaient les sentiments qui animaient les cœurs de tous les républicains de Paris, de celle grande cité calomniée devant la province et qu’on s’acharnait pendant ce temps à représenter au reste de la France comme ne renfermant dans son sein qu’un ramas de bandits prêts à sacrifier le pays à leurs violences et à leurs appétits égoïstes.

Les départements, séparés de Paris depuis de longs mois et déjà préparés sous l’empire à regarder cette ville comme leur ennemie, ne prirent que trop au sérieux les déclamations haineuses et intéressées des partis monarchiques redoutant son influence.

On ne tarda pas à prévoir qu’en haine de Paris et des prétentions qu’on lui supposait à gouverner la France, les campagnes n’enverraient qu’un petit nombre de républicains à l’assemblée nationale, tandis qu’une immense majorité de monarchiens de toutes nuances sortirait du scrutin, avec mission de voter la paix à tout prix.

On se rappelle d’ailleurs que, fidèles exécuteurs des ordres qu’ils avaient reçus de M. de Bismarck, M. Jules Favre et ses amis (MM. Jules Simon, Garnier-Pagès et Emmanuel Arago) étaient partis en province pour y combattre les efforts de Gambetta, qui avait tenté d’écarter du scrutin comme indignes, au moins ceux qui, par leur abjecte soumission à l’empire, avaient amené nos désastres.

Grâce aux manœuvres de ses adversaires, Gambetta dut se retirer et donner sa démission de membre du Gouvernement, et toujours grâce à ces hommes, non seulement le triomphe des candidats monarchistes fut assuré, mais on eut de plus ce spectacle — comme en 1848, à l’égard de Louis Bonaparte — de voir élire des princes de la famille d’Orléans, avant même que la loi qui leur interdisait le territoire français fût abrogée.

De nombreuses listes de candidats furent dressées pour Paris par différents groupes politiques et par les journaux de tous les partis. — Toutes celles des monarchistes portèrent des noms de candidats favorables à une paix quand même. Les listes trop nombreuses du parti républicain, depuis la nuance la plus effacée jusqu’à celle de l’Internationale, à laquelle s’étaient ralliés tous les socialistes, portaient des noms de candidats résolus à n’accepter la conclusion de la paix qu’autant qu’elle ne porterait atteinte ni à l’honneur ni à l’intégrité du territoire national, le paiement d’une indemnité en argent leur paraissant la seule condition acceptable.

Mais un point sur lequel journaux et groupes des divers partis politiques se trouvaient presque tous d’accord à Paris, c’est qu’on devait absolument écarter de l’urne tous les noms des membres du gouvernement du 4 septembre — celui de Dorian excepté… était-ce à cause du rôle singulièrement double qu’il avait joué dans la journée du 31 octobre ?

Cet accord s’explique d’ailleurs facilement. Le gouvernement de la Défense avait terminé sa tâche aux yeux des monarchistes. — Chargé de défendre la patrie, il l’avait livrée par son incapacité militaire et administrative, et la République qu’il était censé représenter, rendue responsable de ce déshonneur, en pouvait mourir.

Aux yeux des républicains, ce même gouvernement avait massacré ou emprisonné les siens au bénéfice des intérêts monarchiques et trahi la République.

Méprisés de la bourgeoisie et des aristocrates pour leur faiblesse et leur incurie, exécrés des travailleurs dont ils avaient trahi le patriotisme et les aspirations d’affranchissement social, tous acclamaient la chute honteuse des hommes du 4 septembre, tous étaient généralement décidés à les chasser du scrutin, afin que l’assemblée future pût en faire justice, et procédât à une enquête sévère sur leur inhabile et malhonnête administration.

C’est alors que furent communiquées au public, par l’organe du journal le Vengeur, rédigé par Félix Pyat, de singulières révélations touchant l’un des principaux auteurs de nos désastres et de notre honte.

Le Vengeur du 8 février — le jour même de l’ouverture du scrutin — contenait tout le dossier de police et le casier judiciaire de M. Jules Favre, vice-président de la Défense, et jusqu’en septembre 1871 encore, ministre des affaires étrangères. Ce dossier se composait de pièces relevées avec soin et collationnées par le citoyen Millière, ex-rédacteur de la Marseillaise, assassiné le 24 mai dernier, victime de son dévouement à la cause des travailleurs, et peut-être aussi à cause de la publicité donnée au dossier en question. Il en est de la salubrité morale comme de celle concernant la voie publique : elle tue parfois ceux qui y travaillent.

Enfin, tant est-il que, des pièces en question, il résultait jusqu’à l’évidence que, dans des combinaisons ayant l’enrichissement pour but, M. Jules Favre avait commis des faux et des substitutions en matière d’état civil et aurait même été quelque peu proxénète[2].

Il va sans dire que cette publication demeura sans réponse, et que pas un des amis de ce grand citoyen n’éleva la voix en sa faveur. — Un procès fait à M. Jules Favre par les héritiers d’un certain négociant bien connu à Paris avait d’ailleurs mis sur la piste il y avait à peine 7 à 8 ans. Amis et parents étaient donc au courant et comprirent que le mieux était de faire le silence sur cette répugnante histoire. Mais le public sut alors à qui il avait eu à faire, et comprit facilement comment les agissements publics d’un tel homme n’avaient pu être marqués au coin d’une grande sincérité ni d’une grande honnêteté.

Le dépouillement du scrutin, grâce encore à la négligence qu’y apporta l’administration municipale, dirigée depuis le 31 octobre par M. J. Ferry, dura huit jours, et ses résultats, indifférents, il est vrai, à ce magistrat, bien certain de n’être pas élu, résultats dont la sincérité même resta douteuse, ne purent être connus officiellement que le 17, c’est-à-dire cinq jours après l’installation de l’assemblée à Bordeaux.

Sur 547,858 électeurs inscrits dans le département de la Seine — dont 80,000 volèrent dans les communes suburbaines sous la surveillance des Prussiens, — 328,970 seulement prirent part aux élections. Il y eut 218,888 abstentions, près des deux cinquièmes.

Sur 43 députés élus, 7 seulement appartenaient au parti conservateur, décidé à voter la paix à quelque condition que ce fût.

C’étaient MM. Saisset, élu par 454,379 voix.
                       Pothuau,        » 139,280  »
                       Thiers,            » 103,226 »[3]
                       Sauvage,        » 102,672 »
                       Frébault,           » 95,322 »
                       J. Favre,           » 81,722 »
                       Léon Say,         » 76,675 »

Les 36 autres appartenaient au parti républicain de nuances diverses, mais dont le moins foncé était pourtant d’avis qu’on ne pouvait traiter de la paix qu’à la condition qu’elle respectât l’intégrité de notre sol.

M. Louis Blanc, appartenant à cette nuance, arrivait en tête de la liste générale des élus, avec le chiffre fabuleux de 216,530 voix. — Ce chiffre, retranché des 328,970 volants, laissait donc au bénéfice seulement des partisans de la paix à tout prix 112,440 voix.

La différence de ce dernier chiffre d’avec ceux obtenus par les amiraux Saisset et Pothuau (42,000 voix) provient précisément de ce que ces amiraux, par le concours qu’ils avaient apporté à la Défense et les sentiments patriotiques qu’on leur prêtait, avaient obtenu les voix d’un grand nombre de républicains, bien que ces Messieurs passassent pour des royalistes avérés. On avait voulu ainsi récompenser leur patriotisme supposé.

Ainsi, de tous les membres de la Défense, M. Jules Favre était seul sorti de l’urne avec un nombre de voix indiquant de reste qu’il était seulement l’élu des conservateurs royalistes, qui peut-être avaient pensé que seul il était capable de consommer le déshonneur de notre pays. Et puis il y avait dans ce vote une certaine habileté, puisqu’il faisait d’un représentant prétendu de l’idée républicaine — et des plus mal famés — l’éditeur responsable de la paix qu’on voulait obtenir, même aux conditions les plus avilissantes.

Quant à ses collègues, ceux qui obtinrent le plus de voix furent MM. E. Picard, 39,193, et Jules Simon, 31,451.

Les autres n’obtinrent même pas un chiffre assez respectable pour être mentionné sur la liste des non-élus, dont le dernier, le citoyen Cluseret, avait obtenu 21,191 voix !

Le châtiment commençait.

Malheureusement les départements, mal renseignés sur les faits et gestes de ces hommes, et abusés par l’ancienne réputation d’honnêteté et de républicanisme dont ils avaient joui jusqu’alors, les départements adoptèrent tous ces refusés du scrutin parisien. Grâce donc à l’ignorance de leurs électeurs concernant leurs méfaits, ces hommes furent, hélas ! tous envoyés à l’assemblée nationale.

Dès le début de cette assemblée, on put prévoir que la majorité de ses membres volerait la paix au pied levé, afin de pouvoir commencer au plus vile son œuvre réactionnaire.

Son premier acte fut d’accueillir par des huées et des rires le général Garibaldi, élu dans les départements de la Côte d’Or, de la Seine et du Var en récompense des services signalés qu’il avait rendus à la France républicaine, en combattant victorieusement l’ennemi, chaque fois qu’il l’avait rencontré, et en préservant une grande partie de la Bourgogne (notamment le Mâconnais) d’un pillage certain sans cela[4].

Le général demandait la parole pour remercier seulement ses électeurs et pour déclarer qu’ayant entendu servir uniquement la Justice en combattant pour la République française, il se regardait comme suffisamment payé et venait donner sa démission de député. Il voulait de plus ajouter qu’il était prêt à offrir de nouveau son sang et celui de ses fils, si la France voulait continuer la lutte.

Des rires et des huées, nous le répétons, accueillirent cette noble et généreuse déclaration, et Garibaldi indigné sortit de la salle sans que, à l’exception de M. Victor Hugo, personne eût protesté contre de tels procédés dont, au mépris de toutes convenances, M. Benoist-d’Azy, président d’âge, se rendit le complaisant complice.

La population et la garde nationale de Bordeaux, faisant la haie sur son passage, le vengèrent de cet indigne traitement par leurs unanimes acclamations lorsqu’il descendait de la salle des séances.

Cette assemblée ne pardonnerait donc pas, c’était avéré déjà, à tous ceux qui avaient osé s’associer à la défense du pays et y concourir activement. Paris et toutes les grandes villes qui avaient voulu résister, étaient condamnées dans l’esprit de ceux qui, désormais et avec une trop grande vérité d’expression, s’appelèrent les ruraux.

Ainsi, grâce à l’ignorance systématique dans laquelle on avait tenu les habitants des campagnes, considérés comme machines à voter ; grâce à la haine envieuse et jalouse qu’on avait développée chez eux contre les habitants des villes, moins dociles aux mains des préfets les jours d’élections, on avait su créer une nouvelle et terrible cause d’antagonisme dans notre malheureux pays.

À tous les affreux désastres résultant d’une guerre épouvantable ; à toutes les difficultés provenant de la division et de la convoitise des partis politiques ; à toutes les causes de séparation résultant des priviléges sociaux et qui, en dépit de toutes hypocrites affirmations contraires, partagent le pays en deux classes — la Bourgeoisie et le Prolétariat, voilà qu’en vue de la seule conservation d’une prédominance malsaine, nos prétendus hommes d’État ont ajouté cette nouvelle cause d’antagonisme social : la haine des campagnes contre les villes ! Et une assemblée nationale, sortie des entrailles de cette haine, loin de songer à sauver le pays des malheurs qui en devaient ressortir, débutait par les précipiter et les rendre inévitables, en témoignant dès ses premiers actes qu’elle n’était que le trop fidèle écho des rancunes qui l’avaient élue.

Ce n’est point pourtant que nous entendions rendre les paysans seuls responsables des effets de l’aveugle haine qu’on leur a inspirée contre les ouvriers des villes.

Nous savons trop que, livrés à l’isolement par la nature même de leurs travaux ; privés de par les lois et règlements de police sur la librairie et le colportage, de toute lecture qui les puisse éclairer sur la politique de leur pays et sur leurs véritables droits, ils ne peuvent connaître la valeur réelle des institutions sous lesquelles ils vivent[5].

Nous savons trop également que, propriétaires nominaux pour la plupart du champ qu’ils labourent et qu’ils fécondent, ils sont en fait les serviteurs passifs de la rente, de l’usure et de l’impôt, dont les agents sont pour eux d’insupportables tyranneaux. Enfin nous comprenons trop que, mis en contact avec les grandes villes, les splendeurs qu’ils y contemplent, tout le luxe qui s’y étale à leurs yeux leur rappellent avec amertume qu’ils sont chargés d’y pourvoir par leurs rudes labeurs et au détriment de leur propre bien-être.

Nous ne comprenons que trop tout cela. Mais que les prolétaires des campagnes ; que tous ces petits propriétaires constamment courbés sur le champ qui, toutes redevances payées, leur donne à peine de quoi ne pas mourir de faim, que tous ces maltraités du travail y songent : leurs misères ne sont pas supérieures à celles des travailleurs des villes qui, comme eux et dans de pires conditions, suent sang et eau pour entretenir le luxe insensé qui les irrite.

Comme eux les travailleurs des grandes villes souffrent des mêmes malheurs ; comme eux, ils sont les victimes de l’anarchie économique qui préside aux relations du capital et du travail ; comme eux, enfin, et plus qu’eux encore, les travailleurs des villes sont soumis aux horreurs de la misère et de la faim.

Si, plus heureux que les prolétaires des campagnes, ceux des villes peuvent se réunir, s’entretenir de leurs maux et des moyens d’y mettre fin, que les premiers n’oublient pas que chaque effort de ceux-ci — souvent au prix de leur sang — est un pas vers l’affranchissement de tous. Loin de s’en vouloir donc, que tous, travailleurs des villes et des campagnes, s’unissent dans le grand et douloureux travail de libération commune.

Déjà, et nous sommes heureux de le constater, déjà un grand retour en ce sens s’est effectué, et les élections du 2 juillet ont prouvé la vanité des exécrables efforts de ceux qui avaient tenté d’opérer cette lamentable séparation. Que les travailleurs des campagnes persistent dans ce retour à la justice envers leurs frères des villes, et c’en sera bientôt fini de la monarchie et de tous les priviléges qui lui servent de supports.

L’assemblée dite nationale, une fois en nombre, constitua enfin son bureau, et M. Grévy fut élu président.

M. Grévy, ancien représentant du Jura à la Constituante de 1848, connu surtout pour sa proposition, consistant à faire nommer le président de la République par l’assemblée elle-même, avait été envoyé au Corps législatif dans les dernières années de l’empire (1868).

L’élection de M. Grévy comme président de l’assemblée nationale indiqua clairement que cette assemblée n’entendait point voir diriger ses débats par un républicain, si pâle qu’en fût la nuance.

M. Grévy, en effet, accusé par ses adversaires dans le Jura, lors de son élection en 1868, d’être républicain et de vouloir le renversement de l’empire, s’en était défendu avec la plus grande énergie dans sa profession de foi à ses électeurs. C’était bien l’homme de la majorité actuelle, indécise encore, il est vrai, sur le choix d’une monarchie, mais absolument anti-républicaine.

Après l’élection de son président, l’Assemblée reçut la démission collective des membres du gouvernement de la Défense qui, bénéficiant de la nécessité où l’on se trouvait de traiter au plus tôt la question urgente de la paix ou de la continuation de la guerre[6], ne rendirent aucun compte de leur gestion, et il fallut nommer plus tard une Commission spéciale d’enquête pour les y contraindre.

Un gouvernement personnelles remplaça. Ou nomma M. Thiers chef provisoire du pouvoir exécutif, avec mission de constituer un ministère à sa convenance.

Cette nomination fut le résultat d’une sorte de pacte conclu entre les monarchistes et les républicains, appelé Convention de Bordeaux, et auquel les républicains de l’Assemblée eurent le tort de consentir. En suite de ce pacte, il fut entendu que provisoirement la République ne serait pas mise en question, et qu’à défaut de sa reconnaissance définitive, chaque partie abdiquerait momentanément ses prétentions à un autre ordre de choses.

De fait, la monarchie, c’est-à-dire le pouvoir personnel, était bel et bien rétablie provisoirement dans la personne de M. Thiers, auquel le mot de République devait seulement servir d’étiquette pour faire accepter au pays ce nouveau mensonge politique.

Enfin, dans la séance du 2 mars, la paix fut votée par 546 voix contre 107, malgré tout ce qu’en purent dire MM. Hugo, Quinet et Louis Blanc entr’autres, qui firent toucher du doigt les hontes et les pertes, à la fois cruelles et onéreuses, qu’elle faisait supporter à notre patrie[7].

Le soir du 1er mars, la France entière apprenait ce résultat fatal de sept mois de luttes, et, pour en consoler le pays, M. J. Simon, signataire de la dépêche, y mentionnait que M. Thiers avait « arraché des larmes à ses adversaires. »

De Ferrières à Cordeaux et durant plus de cinq mois, nos gouvernants n’avaient su que geindre au lieu de combattre. La patrie et la République payaient le prix de leurs larmes inutilement versées, et c’est par des flots de sang que bientôt le peuple de Paris allait y contribuer pour sa part.

M. Thiers, chargé de constituer une nouvelle administration publique, s’était entouré de :

MM. Jules Favre, aux Affaires étrangères ;

Ern. Picard, à l’Intérieur ;
Dufaure, à la Justice ;
Le Flô, à la Guerre ;
Pouyer-Quertier, aux Finances ;
J. Simon, à l’Instruction publique ;
Pothuau, à la Marine ;
Larnbrecht, au Commerce ;
De Larcy, aux Travaux publics.

Le général Vinoy demeura gouverneur de Paris, l’état de siège étant maintenu, et M. J. Ferry, malgré ses déplorables antécédents administratifs, resta maire de Paris.

Quelques jours après, les citoyens Rochefort, Malon, Ranc et Victor Hugo, indigné des allures de l’assemblée, donnaient leur démission de députés.

Les républicains, dupes du fameux pacte, étaient on le voit, absolument écartés du pouvoir, livré aux ennemis de la République.

Mais l’échéance de la dernière prorogation d’armistice approchait, et l’on savait, à n’en plus pouvoir douter maintenant, que Paris devait subir la honte d’ouvrir ses portes à l’ennemi.

Dès le 27 février, on apprit qu’un parc d’artillerie considérable, établi place Wagram — précisément sur le parcours des Allemands lors de leur prochaine entrée — n’avait point été déménagé.

Les pièces qui se trouvaient dans le parc appartenaient aux bataillons de la garde nationale qui les avaient souscrites.

La garde nationale résolut de reprendre ses canons menaces de tomber entre les mains de l’ennemi et même de s’opposer par la force à l’entrée de celui-ci

Dans tous les quartiers, le 27 au soir, le tambour bat la générale et le rappel ; à 11 heures du soir, plus de 200,000 gardes nationaux accourent au rendez-vous, et a minuit les hauteurs des Champs-Elysées et de Passy sont couvertes de défenseurs décidés à se faire tuer plutôt que de laisser Paris subir la souillure qu’on lui prépare.

Mais ce n’était qu’une fausse alerte. Les Prussiens ne devaient réellement entrer que le 2 mars. Les bataillons regagnèrent leurs quartiers. Ceux du nord (Montmartre, Chapelle-Villette et Belleville) emmenèrent les pièces à bout de bras, n’ayant point de chevaux pour les atteler. Les canons des bataillons de Montmartre d’abord installes à l’état-major du boulevard Ornano furent quelques jours plus tard transportés sur les hauteurs de Belleville et de la Villette, placés sur les buttes Chaumont. Enfin, un troisième parc fut établi place des Vosges par les bataillons du Marais.

Ces trois parcs furent placés sous la garde exclusive des bataillons des quartiers au milieu desquels ils étaient situés.

Le jour de l’occupation prussienne arriva, mais grâce aux efforts du Comité central de la garde nationale, institué le 24 février, et du Comité composé des délégués de l’Internationale et des Chambres syndicales ouvrières, la première effervescence se calma. L’occupation ne devait être composée que d’un détachement de 20,000 hommes, et le gros de l’armée allemande restait cantonné dans les forts et sur les hauteurs. Il était évident que tout essai de lutte eût été stérile et épouvantable dans ses conséquences[8].

Il fut seulement décidé que la garde nationale s’unirait à la troupe régulière pour former le cordon qui devait limiter l’occupation, comprise entre la rive droite de la Seine, la place de la Concorde, la rue Royale, le faubourg Saint-Honoré et l’avenue des Ternes. Toutes les statues des villes de France sur la place de la Concorde avaient été dès la veille voilées d’un crêpe noir.

Cette première journée fut à la fois sinistre et grandiose, tant par le calme et la dignité qu’y conserva la population que par ce que renfermaient de sourdes colères dans leurs cœurs, ceux qui se rappelaient amèrement qu’avec un peu d’honnêteté seulement, à défaut de génie, dans le cerveau de leurs gouvernants, cette honte nous aurait pu être épargnée.

Une telle situation ne pouvait se prolonger, chacun le comprenait — vainqueurs et vaincus — aussi comme nous l’avons dit plus haut, le 2 mars, les préliminaires de paix étaient-ils votés par l’assemblée de Bordeaux, et le 4 au matin, Paris délivré de l’horrible cauchemar qui l’obsédait.

Libre de toute inquiétude à cet égard, la presse réactionnaire recommença son œuvre de calomnies contre Paris et contre la garde nationale.

La principale des raisons mises en avant pour obtenir la prompte dissolution de celle-ci porta sur la paie qui lui était allouée.

Les nécessités de, la Défense ayant rendu indispensable la présence sous les armes de tous les citoyens valides, et tout travail régulier étant devenu par là impossible, il avait fallu pourvoir aux besoins journaliers des combattants et de leurs familles. — Une somme de un franc cinquante centimes par jour avait donc été allouée à tout citoyen qui « en ferait la demande et justifierait de sa réclamation, » ce qui transformait celle allocation, si maigre pourtant, eu une suite de dégradante aumône. Un supplément de 75 centimes avait été accordé aux femmes — légitimes — des réclamants.

Cette disposition restrictive, quant à la solde des gardes nationaux, avait tranché les défenseurs de Paris en deux camps bien distincts, les payés (les pauvres) et les non payés (ceux dont le revenu pouvait se passer de cette allocation).

Ceux-ci ne manquèrent bientôt pas de désigner les premiers sous l’appellation dédaigneuse des trente sous, ce qui était peu fait, on en conviendra, pour détruire l’antagonisme fatal qu’engendrent entre les classes les inégalités de conditions économiques qui les créent.

Que, le siège terminé, cette allocation dût disparaître, c’était là une prévision non seulement acceptée, mais encore entrevue avec joie par ceux mêmes qui la recevaient. Outre son double caractère humiliant pour le citoyen et onéreux pour le pays, il allait de soi que son insuffisance même n’offrait aucune compensation sérieuse ni acceptable à la plus grande partie de gens habitués à un salaire plus élevé et cependant à peine suffisant déjà pour leur entretien et celui de leur famille.

Mais pour que la suppression de celle paie fût possible, encore fallait-il attendre la reprise des affaires et du travail. Or, il était évident que les difficultés politiques que créaient, d’une part, l’occupation prussienne et, d’autre part, les indécisions de l’assemblée qui déclara n’accepter la république qu’à l’état provisoire, comme aussi la nécessité d’attendre que les communications de Paris avec la province pussent être rétablies, devaient amener très lentement celle reprise des affaires et du travail.

Supprimer brusquement la solde allouée jusqu’alors aux gardes nationaux, c’était à la fois une maladresse politique et un véritable crime social, puisque c’était condamner à une mort certaine par la faim, plusieurs centaines de mille de citoyens et leurs familles, ainsi privés de toute ressource.

Malgré cela, on s’acharna à représenter les trente sous comme une armée de misérables, décidés à vivre désormais dans la paresse et l’ivrognerie, à l’aide de leur allocation, et résolus à maintenir cette situation par la force s’il le fallait.

On représenta la population de Belleville et de Montmartre — désignée déjà depuis plusieurs années, par les journaux policiers de l’empire, à la haine et an mépris de leurs concitoyens — comme ne s’étant emparée des canons qu’ils avaient établis sur les hauteurs, qu’en vue de mitrailler les quartiers riches, pour forcer ceux-ci à contribuer à les faire vivre sans travailler.

À chaque instant, le bruit courait à Bordeaux que ces projets venaient s’être mis en exécution et que la population ouvrière de Paris s’était ruée rur les quartiers riches et y avait tout mis au pillage.

Terrifiée de ces rumeurs incessantes, il fallut, pour rassurer l’assemblée nationale, que M. Thiers envoyât à Paris des députés pour s’éclairer sur la situation véritable des esprits.

Deux des maires de Paris, élus après le 31 octobre et qui passaient alors pour appartenir au parti républicain radical, MM. Clemenceau (18e arrondissement) et Tirard (2e arrondissement), obtinrent un congé de l’assemblée à cet effet.

À leur arrivée dans Paris, ils trouvèrent cette ville, non à feu et à sang, mais dans un état d’agitation du moins fort inquiétant.

Des causes multiples de mécontentement entretenaient cette agitation.

D’une part l’irritation bien légitime de la classe ouvrière, non seulement menacée de voir supprimer brusquement et avant la réouverture des ateliers, les ressources déjà si faibles avec lesquelles elle subvenait à ses plus urgents besoins, mais encore insultée chaque jour et par l’assemblée de Bordeaux et par la presse réactionnaire, dont tous les organes la dénonçaient à qui mieux mieux comme un ramassis de fainéants et d’ivrognes.

D’autre part, la bourgeoisie commerçante et industrielle n’avait pas non plus de bien grands sujets de satisfaction.

L’assemblée de Bordeaux avait voté, sur la proposition de M. Dufaure, une loi relative aux échéances[9], n’accordant qu’une dernière et dérisoire prorogation dont les délais, étaient à si courts termes, que bon nombre de fabricants et dé commerçants se voyaient déjà inscrits sur la liste des faillites. Enfin, il allait de plus falloir songer à satisfaire les exigences des propriétaires, menaçant d’être intraitables dans leurs revendications au nom des droits sacrés de la propriété.

À ces causes de froissements, il fallait ajouter l’entêtement qu’apportait l’assemblée à s’opposer, malgré tout ce qu’en put dire M. Thiers, à son transfèrement à Paris.

C’est surtout à propos de cette question que l’assemblée de Bordeaux ne dissimula rien de la haine qu’elle portait à Paris. À grand peine se décida-t-elle à se laisser ramener à Versailles, à l’échéance des vacances qu’elle venait de se donner.

Cette décision, qui ajournait indéfiniment la réinstallation de tous les pouvoirs à Paris, et accusait nettement les partis de vouloir décapiter la grande cité, devint le texte de réflexions qui toutes aboutissaient en laveur du mouvement communaliste.

L’assemblée nationale, disait-on, dans sa haine de Paris, veut lui enlever l’honneur, si chèrement acheté d’ailleurs, d’être le siège du gouvernement ? Eh bien ! soit. Paris saura se passer de cet honneur, mais il faut alors qu’il reconquière en même temps les franchises et les libertés communales qu’on n’a jamais voulu lui accorder, sous prétexte que, siège du pouvoir central, il y aurait danger à créer une situation telle, qu’un jour une compétition fatale surgirait du conflit des deux autorités centrale et communale.

À ce prix, Paris, désormais ville libre et disposant de ses intérêts politiques et sociaux, se consolera aisément de l’injure qu’a prétendu lui faire l’assemblée de Bordeaux. — Il y gagnera encore. — Et les journaux républicains commencèrent à développer chaque jour cette thèse dans leurs colonnes.

Ainsi, cette conception de la Commune de Paris, formulée dès le 4 septembre par le parti républicain socialiste, et envisagée surtout comme une nécessité de la défense, prenait corps de nouveau et était maintenant acceptée par la bourgeoisie républicaine, non plus comme un expédient, mais comme un principe et comme la seule sauvegarde de la République menacée par les ruraux de Bordeaux !

L’idée grandissait ; la démocratie allait enfin devenir chez nous une vérité et cela, grâce aux insolentes maladresses des ennemis de la République !

Les esprits étaient donc généralement préparés à de graves événements, sans qu’on put cependant prévoir ni comment ni par qui le signal en serait donné.

Comme toujours, nos gouvernants se chargèrent de ce soin.

Dès le 12 mars, le général Vinoy, gouverneur de Paris, s’avisa fie supprimer six journaux : le Vengeur, le Cri du Peuple, le Mot d’Ordre, le Père Duchêne, la Caricature et la Bouche de Fer.

Ce décret de suppression n’avait certes rien de surprenant ni de nouveau. Mais, outre qu’il frappait naturellement sur les journaux les plus lus par les républicains (les trois premiers surtout), ce décret portail de plus cette clause insolite : « l’interdiction jusqu’à la levée de l’état de siège » — dont la date n’était ni fixée ni même prévue — de « publier tous nouveaux journaux et écrits périodiques traitant de matières politiques et d’économie sociale. » !

Et, chose inouïe dans le journalisme, il se trouva parmi les organes de la presse monarchiste des journaux qui ne rougirent pas de faire chorus avec les feuilles de l’ex-police impériale, qui applaudissaient naturellement à ce décret.

Ce premier acte de franche réaction réalisé, on tenta ensuite de terminer la fameuse affaire des canons, repris par la garde nationale, la veille de l’entrée des Prussiens, et gardés par elle depuis lors, comme étant sa propriété, puisqu’elle les avait payés de ses deniers.

Pour les faire rentrer entre les mains de l’État qui, contre tout droit, prétendait qu’ils lui fussent remis, le général d’Aurelle de Paladines fut appelé à cet effet au commandement en chef de la garde nationale, malgré les énergiques réclamations de celle-ci, qui revendiquait le droit d’élire elle-même tous ses officiers supérieurs d’état-major.

Ce général, bien connu pour ses tendances royalistes et cléricales, fut chargé de s’entendre, pour le coup qui se préparait[10], avec le général Vinoy et le nouveau préfet de police Valentin, ex-colonel de gendarmerie, successeur à ce poste de M. Cresson, avocat, choisi par le gouvernement du 4 septembre, après la journée du 31 octobre, pour exécuter les basses-œuvres réactionnaires de MM. J. Favre et consorts, mais jugé de trop peu de courage pour servir utilement dans l’action qu’on méditait d’entreprendre.

Dans la nuit du 15 au 16 mars, et pour tâter le terrain seulement, un corps assez nombreux de gardes de Paris à cheval sortit île la caserne des Célestins, — située près le Grenier d’abondance — et se dirigea vers une heure du matin sur la place des Vosges (ancienne place Royale) qui servait de parc provisoire à l’artillerie de la garde nationale des 3e et 4e arrondissements.

Mais la vigilance des sentinelles ne permit pas l’accomplissement du coup de main, et les gardes de Paris, ne se jugeant pas en nombre pour soutenir la lutte, durent se retirer.

Quelques heures plus tard, les pièces étaient transportées rue Basfroid — dans le quartier de la Roquette — pour éviter toute nouvelle surprise, la place des Vosges pouvant être très facilement investie.

Cette première tentative avortée, il fut alors résolu par les membres du gouvernement présents à Paris, qu’on agirait à la fois sur tous les points où se trouvaient les parcs improvisés par la garde nationale (notamment sur Belleville et Montmartre).

Le gouvernement comptait sur la garnison de Paris qui, en prévision de ces faits, et par permission des Prussiens, avait été portée à 40,000 hommes, non compris la garde de Paris, les anciens sergents de ville, — appelés maintenant gardiens de la paix publique, — qui avaient été armés de chassepots et de revolvers ; enfin on comptait aussi sur l’appui que ne manqueraient pas d’offrir les bataillons réactionnaires de la garde nationale (quartiers Saint-Germain, Saint-Honoré, Chaussée d’Antin, Banque et Bourse) qui, en Juin 1848, avaient prêté un si utile concours au général Cavaignac.

Mais les temps étaient changés et nos gouvernants s’en aperçurent bientôt.

Quoiqu’il en soit, l’œuvre de réaction fut fixée au 18 mars, et dès le matin de ce jour, on put lire à chaque coin de rue l’affiche suivante :

Habitants de Paris,

Nous nous adressons encore à vous, à votre raison et à votre patriotisme, et nous espérons que nous serons écoulés.

Votre grande cité, qui ne peut vivre que par l’ordre, est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers, sans se propager dans les autres, suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.

Depuis quelque temps, des hommes malintentionnés, sons prétexte de résister aux Prussiens, qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à la monter avec eux, par ordre d’un Comité occulte[11] qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l’autorité du général d’Aurelle, si digne ( ?) d’être à votre tête, et veut former un gouvernement en opposition au gouvernement légal, institué par le suffrage universel.

Ces hommes qui vous-ont causé déjà tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes au 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens, qui n’ont fait que paraître dans vos murs[12], et dont ces désordres retardent le départ définitif ; braquent des canons qui, s’ils faisaient feu, ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes[13], enfin compromettent la République au lieu de la défendre ; car, s’il s’établissait dans l’opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue. Ne les croyez pas, et écoutez la vérité que nous vous disons en toute sincérité !

Le gouvernement, institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre les rimons dérobés à l’État[14], et qui en ce moment ne menacent que vous ; enlever ces retranchements ridicules[15], qui n’arrêtent que le commerce, et mettre sous la main de la justice les criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent[16].

Cependant le temps qu’on a accordé aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien-être de la France tout entière. Il faut donc ne pas le prolonger indéfiniment. Tant que dure cet état de choses, le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viendraient de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas ; les capitaux dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l’ennemi, hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité, comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière[17] — Les canons dérobés à l’État vont être rétablis dans les arsenaux, et, pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison, le gouvernement compte sur votre concours. Que les bons citoyens se séparent des mauvais[18] ; qu’ils aident à la force publique[19], au lieu de lui résister. Ils hâteront ainsi le retour de l’aisance dans la Cité, et rendront service à la République elle-même que le désordre ruinerait dans l’opinion de la France.

Parisiens, nous vous tenons ce langage parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme ; mais, cet avertissement donné, vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix, et sans un jour de retard, que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable.

Paris, le 17 mars 1871.

(Suivaient les signatures de tous les membres du nouveau gouvernement, celui de M. Thiers en tête.)

Cette proclamation, pleine de menaces à l’adresse des républicains, rappelait absolument celle qui avait appris au peuple de Paris, le 2 décembre 1851, que c’en était fait de la République et de la liberté.

Au manque de concision près, c’était le même style et la même pensée : il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. Et, toujours comme en décembre, les bons c’étaient ceux qui voulaient recommencer le système de privilèges et d’oppression auquel les républicains, les méchants, entendaient absolument mettre fin.

Mais cette fois, la parole avait maladroitement précédé l’acte, et les menaces ne se purent réaliser… quant à présent du moins.

Le coup de main tenté deux nuits avant place des Vosges, avait donné l’éveil, et le Comité central de la garde nationale (institution de nouvelle création et sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant) avait pris ses mesures.

Aussi, malgré leur apparent succès tout d’abord, les troupes envoyées à Montmartre et à Belleville furent-elles bientôt entourées par les bataillons de la garde nationale de ces quartiers, rassemblés comme par enchantement, qui forcèrent les premières à mettre bas les armes, après quelques coups de feu échangés surtout avec les gendarmes à cheval et la garde de Paris.

Le général Vinoy, qui dirigeait les opérations à Montmartre, dut s’échapper à toute vitesse, laissant, dit-on, son képi sur le champ de bataille, place Pigalle. Les troupes nouvellement arrivées à Paris et justement irritées contre la mollesse et l’incapacité de leurs chefs, qui les avaient fait constamment battre par l’ennemi, se rendirent sur tous les points, sans combat, à la garde nationale, au cri de : Vive la République !

À midi, Paris se hérissait de barricades, et dans la soirée, les membres du gouvernement, provocateurs de cette situation, jugeant toute résistance impossible, abandonnaient Paris à lui-même et se retiraient à Versailles avec quelques troupes, l’État-major, les gendarmes et la garde de Paris.

Paris républicain était vainqueur des réactionnaires, et c’était bien cette fois une révolution populaire que la journée du 18 mars venait d’inaugurer.

Mais, précisément à cause de son caractère tout nouveau, cette révolution allait avoir à lutter contre tous les privilèges et contre tous les appétits de pouvoir ligués contre elle.

Les travailleurs, seuls maîtres du terrain, sauraient-ils s’y maintenir ?


  1. La capitulation portait que les élections seraient faites le 8 février ; que le 12, l’assemblée nationale se réunirait à Bordeaux et qu’elle aurait à statuer immédiatement sur la conclusion de la paix ou sur la continuation de la guerre, l’armistice devant être dénoncé le 16 février et les hostilités alors reprises.
  2. Voir aux pièces justificatives, IV.
  3. Par aventure singulière, M. Thiers qui, la veille de la proclamation officielle, n’avait pas plus de 61,000 voix, vit le lendemain porter ce chiffre à 103,000 !
  4. Discours prononcé parle maire de Mâcon, M. Ferras, aux tireurs suisses, le 7 août 1871.
  5. Qui ne sait par exemple que les romans populaires de MM. Erckmann-Chatrian, (Mme Thérèse, — le Conscrit de 1813, — Waterloo) n’ont jamais pu obtenir d’être estampillés par la Commission de Colportage, alors que l’estampille était accordée sans difficulté aux productions littéraires les plus malsaines, et les plus dépourvues de goût, ainsi qu’aux chansons de la plus révoltante obscénité.
  6. Un deuxième cl dernier délai avait clé accordé par la Prusse. Ce dernier délai expirait le 28 février, et rentrée di s troupes allemandes dans Paris était définitivement fixée au 1er mars — Ce délai n’ayant pas suffi encore, l’armée allemande dut faire son entrée avec cette condition qu’elle en sortirait 24 heures après l’acceptation de la paix par l’assemblée.
  7. Les conditions auxquelles cette paix était achetée — soigneusement cachées jusque là et qu’on n’eût osé avouer lors de la capitulation, dans la crainte d’exaspérer le peuple de Paris — étaient : 1o La cession des deux départements de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine dans laquelle se trouve comprise Metz, notre principale place forte dans l’Est — 2o Le paiement en trois années d’une somme de cinq milliard », à titre d’indemnité. — 3o Enfin l’occupation du territoire en ce moment conquis par l’ennemi, jusqu’à parfait paiement de l’indemnité susdite ; l’évacuation de ces territoires ne se devant faire que progressivement et à proportion des sommes versées comme acomptes sur l’indemnité !
  8. Ce qui n’empêcha pas cependant M. le gênerai Trochu, qui avait volontairement mis Paris dans cette humiliante et dangereuse situation, d’avoir l’impudente niaiserie de conseiller aux Parisiens de fermer leurs portes à l’ennemi et de les lui laisser briser à coups de canon !
  9. Loi qui, avec raison, fut appelée loi de rancune.
  10. Voir la note V aux pièces justificatives, pour le mouvement des troupes de province sur Paris.
  11. Ne pas oublier que ce comité occulte venait de publier ses statuts dans une assemblée de plus de trois mille citoyens, tenue au Wauxhall, et que ces statuts avaient été reproduits par tous les journaux qui en avaient reçu communication.
  12. Serait-ce l’expression d’un regret chez les signataires de cette affiche ? — On serait assez tenté de le croire.
  13. Qui, des gens de 18 mars et de la Commune, ou bien du gouvernement légal, a commis cette exécrable action ? — à l’histoire de répondre.
  14. Pourquoi donc ne l’avait-il pas déjà fait ? et qui était le voleur en cette circonstance, de l’État voulant prendre possession de canons qui ne lui appartenaient pas, ou de ceux qui, les ayant payés directement de leur argent, les voulaient conserver ? Sans compter que l’État, sans la présence d’esprit de la garde nationale, les eût bel et bien laissé prendre par les Prussiens.
  15. — Comment dangereux, alors ?
  16. Cette tendre sollicitude pour les hommes trompés n’a pourtant point empêché les vainqueurs de la Commune de les fusiller et de les entasser par milliers dans les caves du palais de Versailles, ainsi que leurs femmes et leurs malheureux enfants.
  17. Ne pas oublier que Paris était toujours en état de siège, et qu’ici par justice régulière, il faut entendre Conseils de guerre.
  18. Classification empruntée à la proclamation de Bonaparte du 13 juin 1819, et qui ne rappelait que trop dans les circonstances présentes tout ce qu’avait île sinistre augure cette formule de l’assassin de la République en 1851.
  19. Appel direct à la guerre civile que les signataires prétendaient pourtant vouloir éviter.