Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/07

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 96-112).


CHAPITRE IV.

Du 31 octobre à la Capitulation de Paris.


Joie de la bourgeoisie. — Blanqui et ses adversaires. — Plébiscite. — Arrestations politiques. — Les magistrats républicains. — Élections municipales. — Plus d’armistice. — Il faut vaincre. — Sortie du 28 novembre. — Mort ou victorieux. — Sortie du 19 janvier. — La garde nationale pouvait sauver Paris. — Le 22 janvier. — Chaudey et J. Kerry font balayer la place de l’Hôtel-de-Ville. — Les prisonniers à Vincennes. — La Défense livre Paris.

L’abstention systématique de l’Internationale et de la Fédération ouvrière, dans le mouvement politique qui venait d’échouer, contribua pour une large part à son insuccès, en permettant à des groupes particuliers, ou même à des individualités à vues personnelles, d’en altérer le caractère précis.

D’un autre côté, un assez grand nombre de républicains de 1848, dont l’honnêteté ne faisait doute pour personne, indignés de l’incurie et de la lâcheté de la Défense, parurent disposés tout d’abord à concourir à la journée qui s’annonçait, mais les uns se retirèrent bientôt, tandis que d’autres — comme le citoyen Langlois, par exemple — poussèrent l’inconséquence jusqu’à ramener au secours de l’Hôtel-de-Ville, le soir, les forces qu’ils avaient mises le matin au service du mouvement.

Pourquoi ce revirement ?

C’est qu’ils avaient vu surgir dans la mêlée l’ombre de Blanqui !

Blanqui, cette tête de turc, sur laquelle frappent si volontiers tous les ambitieux du parti, qui voient en lui un concurrent redoutable, les traîtres, qui prétendent expliquer et justifier leurs trahisons par la haine qu’ils lui ont vouée et les niais, leur abandon par la peur qu’il leur inspire, sans que ceux-ci aient jamais su pourquoi.

En vain Blanqui, dont l’intelligence incontestée et la souplesse d’esprit, appliquées au service de la bourgeoisie, à laquelle il appartient d’origine et d’éducation, eussent été pour lui les instruments certains d’une haute position sociale, en vain Blanqui s’est-il condamné volontairement à la misère, aux souffrances de la prison et de l’exil pour le seul intérêt de ses convictions ;

En vain s’est-il révélé chaque fois qu’il a pris la plume, et notamment depuis le 4 septembre, non seulement comme un grand écrivain, mais encore comme un penseur élevé et d’un grand sens pratique ;

S’en référant sans cesse aux ignominies exhumées dans la Revue rétrospective, publiée en 1848, par un laquais de Bonaparte, le sieur Taschereau, les ambitieux, les traîtres et les niais du parti républicain s’unissent par un touchant accord — dès que le nom de Blanqui apparaît dans un mouvement — pour aider les partis réactionnaires à le faire avorter.

Et ces manœuvres n’auront pas de fin. Et, que Blanqui vienne à mourir dans la prison où M. Thiers l’a plongé de nouveau, on peut être assuré qu’il y aura des gens qui hocheront encore la tête à ce nom de martyr, insinuant par là qu’il se pourrait bien faire que cet homme n’eût jamais été qu’un agent de police !

Éternité de la bêtise humaine ! Que les misérables qui bénéficient de tes sottises doivent donc rire !

Nous le déclarons ici, nous sommes de ceux qui, trop socialistes pour être partisans d’une dictature quelle qu’elle soit, ont constaté chez Blanqui et ses amis trop de tendances autoritaires pour admettre qu’on puisse jamais leur laisser la direction d’un mouvement révolutionnaire, mais nous ne pouvons nous empêcher pourtant de protester avec énergie contre la mauvaise foi avec laquelle on a combattu l’influence de cet homme, auquel tout républicain sincère doit le respect.

Donc l’absence de toute direction de la part de l’Internationale, et aussi les répulsions absurdes ou intéressées dont le nom de Blanqui est l’objet, telles furent les principales causes de l’avortement du 31 octobre.

Mais il convient également d’ajouter à ces causes principales d’échec, du côté de l’action, celles qui influèrent du côté de la résistance, et firent triompher celle-ci.

En dehors des partis monarchiques, naturellement disposés à soutenir un gouvernement qui, depuis deux mois, leur avait donné de nombreux gages de sa trahison, il ne faut pas oublier l’appoint que devaient forcément fournir à ce gouvernement la lassitude et les appétits de gens qui trouvaient que deux mois de siège étaient déjà bien longs pour leurs habitudes de bien-être, de jouissances et de luxe.

Plus de soirées, plus de parties fines, plus de bals, plus de théâtres, plus de promenades au Bois, plus rien enfin que l’exercice et les factions autour des remparts. C’en était trop pour ces gens. Sans doute on saurait mourir au besoin devant l’ennemi tout comme le premier venu, mieux peut-être même, mais, supporter indéfiniment encore toutes les privations que pourrait exiger la prolongation de la défense, était intolérable. Il était vraiment impossible d’appuyer les guerre à outrance et les sang impur (ainsi que les journaux de police appelaient les citoyens résolus à défendre Paris jusqu’à la mort) qui, en organisant la Commune, avaient en vue de s’opposer à toute transaction honteuse et de donner à la résistance une impulsion plus énergique.

Aussi l’échec du 31 octobre ayant, pour quelques jours, ravivé les espérances d’armistice, le Paris élégant, viveur et tripoteur d’affaires, accourait-il avec une joie d’enfant, contempler les nombreux étalages de comestibles de toutes sortes que les marchands, dans la crainte d’un ravitaillement qui eût fait baisser le prix de leurs denrées, s’empressèrent de tirer de leurs cachettes.

Le gouvernement de la Défense, comprenant en définitive que son origine insurrectionnelle lui était une cause d’affaiblissement, s’empressa de profiter des circonstances pour faire ratifier son triomphe par un vote, et, à l’aide d’un plébiscite, moyen dont la plupart de ses membres avaient pourtant combattu récemment la moralité sous l’empire, il escroqua, on peut le dire, à l’ahurissement de ses électeurs, une majorité considérable en sa faveur (321,373 oui contre 53,585 non) !

Comme il se trouvait en ce moment dans Paris deux cent mille hommes de plus que d’habitude, provenant, tant de l’armée régulière et des marins, que de la mobile départementale et des réfugiés des campagnes suburbaines ; que, d’autre part, il y a environ 450 mille électeurs à Paris en temps ordinaire, et que soldats, marins, mobiles et réfugiés suburbains, tous furent appelés à voter, on peut assurer qu’il y eut environ trois cent mille citoyens qui s’abstinrent de prendre part à cette nouvelle farce plébiscitaire.

Ce vote obtenu, grâce à toutes sortes de manœuvres dignes de l’empire, telle que fausses nouvelles de prétendue victoire remportée par le général Cambriels, accusations de vol d’argenterie de l’Hôtel-de-Ville et des sceaux de l’État, portées contre les insurgés de la veille, rumeurs partout répandues que ces insurgés étaient d’accord avec les Prussiens pour leur livrer les portes de Paris ; ce vote obtenu, disons-nous, grâce à toutes ces infamies, le gouvernement de la Défense en profita immédiatement pour violer la transaction loyalement intervenue entre lui et ses adversaires, dans la nuit du 31 octobre.

Après avoir substitué le vote plébiscitaire en sa faveur à la promesse faite d’élections immédiates d’un conseil communal appelé à surveiller la défense, le gouvernement se borna à de simples élections municipales d’arrondissement, dont les élus n’avaient plus pour mission que d’administrer leurs mairies respectives, sous le contrôle et la direction d’un maire de Paris, resté à la nomination du gouvernement.

Enfin, trahissant jusqu’au bout la foi jurée, des mandats d’amener furent lancés contre les principaux acteurs du 31 octobre (MM. Blanqui, Millière, G. Flourens, Jaclard, Vermorel, Félix Pyat, G. Lefrançais, Eudes, Levrault, Tridon, Ranvier, Razoua, Tibaldi, Goupil, Pillot, Vésinier, Régère, Maurice Joly et Cyrille).

Les citoyens Blanqui, Millière et Flourens, entr’autres, purent heureusement se soustraire ; mais 14 arrestations furent effectuées.

Parmi ces quatorze détenus, figurait le citoyen F. Pyat. Ce citoyen sut si bien prouver qu’il était resté étranger au mouvement et qu’il ne s’était trouvé à l’Hôtel-de-Ville que comme forcé et contraint, qu’on le relaxa au bout de quelques jours avec une ordonnance de non-lieu[1].

À la nouvelle de ces arrestations, l’indignation fut générale. Seuls, les journaux à la solde du gouvernement, l’ancienne presse policière de l’empire, et deux ou trois journaux royalistes les osèrent soutenir.

La transaction intervenue dans la nuit du 31 octobre était connue de tous. Le préfet de police d’alors, le citoyen Edmond Adam — qui avait succédé à M. de Kératry, parti de Paris en ballon, avait été témoin de cette transaction et donna sa démission plutôt que d’opérer les arrestations qui lui étaient ordonnées.

Puis ce n’était pas seulement le mépris de la foi jurée qu’on opposa à ces maladroites arrestations.

Au nom de quel autre droit que celui du plus fort pouvaient-elles être faites ?

En admettant que le suffrage, obtenu par surprise le 3 novembre, légitimât le gouvernement du 4 septembre et rendit toute agression contre son autorité légalement punissable, est-ce que les effets de cette légitimation pouvaient remonter au-delà du vote qui l’avait consacrée ?

Est-ce que le gouvernement du 4 septembre, gouvernement de fait, ne pouvait pas être renversé à son tour par un autre sans qu’il y eût crime légal.

Et dès lors, laissant de côté toute considération de loyauté, comment la Défense prétendait-elle poursuivre, au nom de la loi, les auteurs supposés du 31 octobre ? et de quelle loi ? la Révolution du 4 septembre ayant annulé de droit toute constitution précédente.

Telles furent les questions posées et discutées, au désavantage du Provisoire, dans tous les journaux et dans les réunions publiques.

C’était, il en faut convenir, se montrer bien naïf et bien peu connaître les ressources dont dispose tout bon avocat faisant de la politique.

L’affaire suivit son cours, en dépit de la morale et de tout sens juridique, et les inculpés furent poursuivis sur les trois chefs d’accusation suivants :

1o Attentat dont le but était d’exciter à la guerre civile en armant ou en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres.

2o Séquestration arbitraire.

3o Enfin menaces sous conditions (sic).

Et le tour fut joué, et il se trouva un Quérenet, juge d’instruction sous l’empire, pour instruire l’affaire ; un Henri Didier, procureur de la République, et un Leblond, procureur général (ex-défenseur de Mégy), tous deux anciens républicains ou se prétendant tels, pour s’associer à cette violation de la parole donnée et suivre cette procédure anti-juridique !

Leurs anciens confrères du barreau n’en pouvaient dissimuler leur étonnement et la honte que leur inspiraient de tels procédés. Il n’est pas jusqu’au juge d’instruction, M. Quérenet, qui, désireux de se débarrasser au plus vite de cette sotte affaire, ne poussât son instruction assez rapidement pour que le dossier put être remis trois semaines après au procureur général, désormais seul responsable.

Ce dernier, au mépris de sa réputation d’intégrité, dépassant les magistrats de l’empire qu’il avait flétris précédemment pour les mêmes faits, poussa l’impudeur jusqu’à avouer aux inculpés qu’il n’était en cette affaire que l’exécuteur des volontés de MM. J. Favre et Emm. Arago, à qui il avait remis le dossier !

Allant encore plus loin, il ne craignit même pas, alors que les prévenus se plaignaient de la lenteur qu’on apportait à les juger, l’instruction étant depuis longtemps terminée, de répondre à ces détenus que les retards dont ils se plaignaient avaient pour but de protéger leur vie contre l’exaspération du peuple à leur égard ! Et ce ne fut qu’après quatre longs mois d’attente que les conseils de guerre, saisis de l’affaire, contre tout droit et contre toutes convenances, furent appelés à statuer.

Tous les prévenus présents à l’audience furent acquittés, malgré les efforts de l’accusation, qui, pour obtenir une condamnation, n’avait rien trouvé de mieux — le terrain se dérobant — que de rappeler au conseil que tous les inculpés avaient été les adversaires implacables de l’empire déchu !

Combien, hélas ! ces misérables pseudo-républicains ont fait la partie belle à toutes les infamies et à tous les dénis de justice que nous préparent les réactions monarchiques, si jamais, pour le malheur de notre pays, ces dernières arrivaient à leurs fins.

Il n’est pas de hontes, pas de crimes politiques, administratifs et judiciaires dont les gens du 4 septembre n’aient sali le principe qu’ils étaient censés représenter, si tant est qu’un principe puisse jamais être atteint par le défaut de moralité de ceux qui le prétendent incarner. L’histoire, nous l’espérons ardemment, mettra un jour leurs noms au pilori et les vouera au mépris et à l’exécration de nos petits-enfants.

Après le vote plébiscitaire du 3 novembre, eurent lieu les élections des maires et adjoints des vingt arrondissements de Paris.

Les abstentions furent encore plus nombreuses. Chacun comprenait trop que les élus ne seraient en définitive que les agents passifs, et sans aucune restriction possible, de toutes les sottises et de toutes les trahisons gouvernementales.

À titre de sympathie et pour protester contre leur arrestation, une partie des inculpés du 31 octobre furent élus : le citoyen Jaclard, comme adjoint dans le 18e arrondissement, et les citoyens Ranvier, comme maire, Millière, Flourens et Lefrançais, comme adjoints dans le 20e.

Ces quatre derniers constituant la municipalité entière de l’arrondissement qui les venait d’élire, et étant dans l’impossibilité de prendre possession de leurs fonctions, la Défense s’empressa, imitant de tous points l’empire qu’elle avait combattu, de nommer d’office une Commission municipale contre l’administration de laquelle protestèrent en vain les électeurs : elle resta en fonctions jusqu’au 18 mars.

La joie puérile que témoignèrent ceux à qui la chute du mouvement avait donné l’espérance de la prompte conclusion d’une paix telle qu’elle, leur permettant de recommencer leurs déprédations et leurs bombances éhontées, fut, hélas ! de courte durée.

Peu de jours s’étaient écoulés, qu’on apprit, à n’en plus douter, que M. de Bismarck, certain cette fois que tout élan patriotique trop prononcé serait facilement comprimé et qu’il n’avait plus rien à craindre de ce côté, se refusait net à continuer les pourparlers ouverts entre lui et la Défense, par l’entremise de M. Thiers. Le ministre prussien poussa même l’insolence jusqu’à déclarer sèchement à ce dernier, qu’il consentirait seulement à accorder l’armistice demandé, pour qu’on pût convoquer une assemblée nationale, ayant pleins pouvoirs pour traiter de la paix, mais sans condition de ravitaillement pour Paris ![2].

Sûr d’une victoire que lui préparait sans conteste l’incapacité d’un gouvernement désormais omnipotent, qu’importaient à ce futur vainqueur de Paris les jérémiades de ceux qui avaient sottement concouru à créer cette omnipotence gouvernementale ?

Les comestibles et victuailles de toute nature qui s’étaient complaisamment étalés au grand jour des vitrines des marchands, rentrèrent dans les caves, certains qu’étaient maintenant les marchands de les vendre à des prix fabuleux et sans qu’il fût besoin d’allumer, par leur exhibition, les convoitises des acheteurs aux abois.

Il va sans dire qu’avec leur impudence habituelle, la Défense et les journaux à ses gages mirent cette déconvenue sur le compte du 31 octobre, ayant grand soin d’ajouter même que cette journée, et jusqu’aux noms de ceux qui y avaient participé, étaient annoncés aux Prussiens dès le 28 octobre.

C’était la première vengeance de J. Favre, dont la terreur s’était traduite, dans cette journée, par une lettre écrite à sa fille, dont la teneur fut rendue publique, et qui commençait par ces mots : « Ma fille, je suis perdu ; je vais être livré à la justice ! »[3].

Décidément, à moins de se rendre honteusement et à la discrétion du vainqueur, il fallait se battre et songer à vaincre.

La petite bourgeoisie et tout ce que l’empire n’avait pas absolument pourri en prit son parti, et les compagnies de marche, que le gouvernement se décida enfin à créer, virent entrer dans leurs rangs plus de cheveux gris peut-être encore que de jeunes gens.

Ainsi et malgré le temps perdu, malgré notre administration défectueuse, et l’incapacité de nos gouvernants, si ces derniers eussent été seulement honnêtes, on eût pu vaincre encore au moyen de sorties bien conduites et surtout dirigées sur les points faibles et dépourvus, à cette époque, de travaux d’art suffisants (tel par exemple que la vallée de Pontoise), secondant par là les armées de secours qu’organisaient en province Gambetta et les généraux qui appuyaient son activité.

Mais, loin de précipiter les sorties, afin de tenir au moins l’ennemi constamment en haleine, si l’on ne pouvait percer ses lignes, et le contraindre ainsi à immobiliser la plus grande partie de ses forces sous Paris, on les fit en si petit nombre, elles furent si mal combinées, si distantes l’une de l’autre et si peu tenues secrètes, que de nombreuses troupes ennemies eurent tout le temps nécessaire de se détacher, d’aller appuyer les corps jugés trop faibles pour s’opposer à la marche de nos armées de province, écraser celles-ci et revenir encore à temps pour supporter le poids de nos rares et inutiles efforts.

Cependant, à la fin de novembre, on s’empressa de prévenir, presqu’à son de trompe, sans doute pour que l’ennemi ne le pût ignorer, qu’une grande sortie aurait lieu avec le concours de la garde nationale.

Le général Ducrot fit, dès la veille du jour fixé, sa fameuse proclamation, dans laquelle il jurait de ne rentrer à Paris que « mort ou victorieux. »

On sait ce qu’il advint, et de la sortie et de la proclamation.

L’ennemi, dûment averti de nos projets, se porta tour à tour sur tous les points successivement menacés, et après trois jours de lutte acharnée, nos troupes épuisées durent évacuer les hauteurs de Champigny, si chèrement conquises, et se replier sous les fortifications de Vincennes.

Le général fanfaron n’était, hélas ! ni mort ni encore moins victorieux !

Paris s’assombrit de plus en plus ; chacun comprenait de reste maintenant qu’au train dont allaient les choses et grâce à l’incurie croissante de l’administration municipale, alors dirigée par M. J. Ferry, dont l’incapacité surpassa celle même de M. Et. Arago — dans ces fonctions de maire central — chacun, disons-nous, comprenait que la reddition de Paris, la honte de la France, devenait inévitable.

D’un autre côté, les privations s’aggravaient. Plus d’éclairage, plus de combustible possibles, plus de vivres frais, ou tout au plus de loin en loin et à rations illusoires, le savon même allait manquer et la comédie du pain noir, de ce fameux pain, dans la composition duquel nos administrateurs s’ingénièrent à faire entrer tout autre chose que de la farine, la comédie du pain immangeable et rationné allait commencer !

C’était la principale combinaison du plan Trochu et celle sur laquelle on comptait le plus, pour forcer Paris à mettre fin à sa « ridicule prétention » de vaincre l’ennemi.

Un dernier effort, exigé par la garde nationale, fut encore tenté le 19 janvier, mais le même mauvais vouloir et la même imprévoyance ayant présidé à son organisation, cet effort suprême échoua de nouveau, malgré le courage et le dévouement qu’y apportèrent les bataillons de marche de la garde nationale, arracha à la mobile et à l’armée des cris d’admiration. Pour la dernière fois, après avoir d’abord remporté de sérieux avantages sur l’ennemi, ces bataillons durent rentrer dans Paris, à la fois glorieux et indignés.

Tous avaient compris, en effet, à l’affaire de Buzenval, que si leur énergie, combinée avec les efforts de l’armée et de la mobile, avait été employée à temps par les misérables qui les avaient dirigés jusque-là, Paris eût pu être sauvé. Les Prussiens avouèrent eux-mêmes qu’ils étaient perdus si, profitant des premiers avantages obtenus par nos troupes, les généraux qui les commandaient avaient continué de faire pousser en avant, au lieu de faire sonner la retraite. — Ceux-ci, pour expliquer cette étrange faute, prétendirent que l’artillerie leur avait fait défaut, bien qu’il fût prouvé au contraire qu’un grand nombre de pièces, hissées à grand peine sur les hauteurs de Montretout, demeurèrent absolument inactives.

Mais encore une fois, il fallait que Paris succombât ; le maintien de l’armée permanente, dite régulière, était à ce prix.

MM. Troctau, Ducrot, Vinoy et autres, de même que les ennemis de la République, ne l’avaient que trop compris.

Rentrés dans Paris, les gardes nationaux, furieux d’avoir perdu une partie si bien engagée, résolurent d’en finir avec celui qui, depuis le 4 septembre, dirigeait nos défaites. La retraite de Trochu devint une nécessité. Celui-ci ne demandait pas mieux que de se retirer. Ses rêves de dictature, mal servis par son incapacité, autant que par les défiances légitimes qu’inspirait le souvenir de sa trahison à l’égard de l’ex-empereur, étaient définitivement réduits à néant. Il n’était plus possible.

D’un autre côté, dans un moment d’imprudence et voulant répondre aux accusations dont il était l’objet. il s’était fièrement écrié que « le gouverneur de Paris ne capitulerait pas ! » Sous peine de ridicule, il fallait donc qu’il se retirât… pour tenir cette fois son serment.

L’Officiel, du 22 janvier, annonçait aux Parisiens que le général Trochu s’était démis de ses fonctions et qu’il était remplacé par le général Vinoy, — un des complices de Bonaparte en décembre 1851 !

Celui-ci n’eut point la gloire, il est vrai, de conduire la garde nationale au feu : mais reprenant avec joie l’œuvre à laquelle il avait coopéré vingt ans avant, il eut le bonheur de faire de nouveau massacrer et emprisonner les citoyens. C’est toujours autant.

Malgré le dernier échec subi à Buzenval, les Parisiens ne pouvaient pourtant encore se faire à l’idée de voir leur cité tomber au pouvoir des Prussiens.

La pensée de recourir à une nouvelle direction des affaires, sous la forme de Conseil communal, gagna du terrain, et les journaux les plus réactionnaires ne la combattaient plus qu’à titre de mesure tardive et impuissante, par cela même, à sauver la situation, regardée comme désespérée[4].

N’était-ce point reconnaître ainsi la légitimité de la journée du 31 octobre ?

Les réunions publiques, les associations politiques, telles que : l’Alliance républicaine, l’Union centrale républicaine, les Défenseurs de la République, la Ligue pour la résistance à outrance, toutes firent appel à l’élection immédiate d’une assemblée communale.

Malheureusement, la population, énervée par les privations et par vingt jours d’un bombardement incessant, et apprenant de plus que le bombardement, par suite de l’occupation de Saint-Denis par l’ennemi, allait s’étendre du sud-ouest au nord-est, c’est-à-dire sur la presque totalité de Paris, la population, désespérée, ne répondit pas à l’appel généreux qu’on lui fit, et, l’indécision, la mollesse, disons le mot, des municipalités aidant, un petit nombre seulement de républicains, dévoués jusqu’à la mort, se rendirent, le 22 janvier, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, au rendez-vous qu’on s’était donné.

Calmes, mais résolus, ils parlementèrent d’abord avec le citoyen Chaudey, adjoint de M. Ferry, pour qu’on introduisît leurs délégués à l’Hôtel-de-Ville, où ils supposaient que devaient alors être réunis les membres de la Défense.

Le citoyen Chaudey, sous prétexte d’en référer à M. J. Ferry, mais en réalité pour organiser la résistance, ayant disparu, les pourparlers continuèrent avec le commandant de service qui était survenu. Soudain, une fusillade furieuse, parlant des fenêtres de l’Hôtel-de-Ville et des deux annexes aux angles de l’avenue Victoria, prit les gardes nationaux entre deux feux. Ceux-ci ripostèrent à cette lâche agression, mais durent se retirer après un combat d’environ une demi-heure, laissant une soixantaine des leurs, sans compter les passants, hommes, femmes et enfants qui, ne s’attendant à rien de semblable, stationnaient curieusement sur la place, et qui tombèrent assez nombreux sous les les balles des mobiles bretons apostés à dessein pour exécuter cet abominable forfait[5].

Pour masquer le crime qu’il venait de commettre, et fidèle à ses habitudes de mensonge, le gouvernement J. Favre-Trochu et leurs comparses ne manquèrent, non plus qu’au 31 octobre ; de déclarer que ceux qu’ils venaient de faire assassiner étaient t les partisans de l’étranger. »

La tactique sous l’empire et sous le non moins exécrable gouvernement du 4 septembre fut, on le voit, toujours la même. Du 14 août 1870 (affaire de la Villette) jusqu’au 22 janvier 1871, chaque fois que les républicains socialistes voulurent, en face de l’ennemi envahissant la France, qu’on prît les mesures indispensables pour le repousser victorieusement, ils furent dénoncés par leurs adversaires de toutes couleurs — bleus, blancs ou rouges, — comme étant les agents de Bismarck. De son côté, ce dernier, jouant le même jeu avec les socialistes allemands, avait fait arrêter, comme vendu à la France, le docteur Jacoby, le seul qui, au parlement prussien, eût protesté contre l’agression brutale dont la République française était l’objet.

Décidément, depuis le 9 thermidor, notre malheureux pays, n’avait point encore subi d’aussi misérable gouvernement que les successeurs de Napoléon III, de honteuse mémoire.

Le massacre du 22 janvier était tellement concerté que l’Hôtel-de-Ville et ses annexes de l’avenue Victoria étaient, nous le répétons, bourrés de mobiles bretons. — ceux de l’Ille-et-Vilaine exceptés, paraît-il, car leurs chefs protestèrent aussitôt, affirmant qu’ils ne s’y trouvaient pas. De plus, les fenêtres de ces constructions, donnant sur la place, avaient été, dès la veille au soir, blindées à l’aide de sacs à terre.

Le crime consommé, de nombreuses arrestations furent ordonnées. Près de mille mandats avaient été lancés, mais ne purent être exécutés, il est vrai, grâce à la résistance qu’y apportèrent les municipalités des arrondissements dans lesquels ces arrestations devaient être faites. Ce fut du reste la seule preuve d’énergie que témoignèrent les municipalités. On dut se contenter d’une centaine de personnes, arrêtées au hasard dans les rues avoisinant l’Hôtel-de-Ville, mais, comme toujours, en presque totalité, absolument étrangères aux événements qui venaient de se passer.

Ces malheureux furent d’abord jetés à Vincennes avec les détenus du 31 octobre et y restèrent empilés huit jours, sans feu (il neigeait par les fenêtres de la salle de Donjon où ils étaient enfermés), couchés pêle-mêle sur une surface d’à peu près 150 mètres carrés, et littéralement dans la fange la plus immonde. L’un d’eux, le citoyen Tibaldi, détenu pour le 31 octobre, et qui avait enduré toutes sortes de tortures physiques et morales à Cayenne, où l’empire l’avait tenu durant treize ans, déclarait qu’il n’avait encore rien vu de semblable. — Les traitements infligés depuis à des milliers de prisonniers à Versailles devaient pourtant dépasser toutes ces horreurs[6] !

Après avoir été transportés de Vincennes à la Santé, où ils restèrent quinze jours dans des cellules sans feu et dont les murs suintaient l’eau, à ce point que ni le linge ni la literie n’y pouvaient demeurer secs, ils furent ensuite conduits à Sainte-Pélagie, où ils durent attendre encore deux mois le jugement des conseils de guerre auxquels on les livra.

Enfin, le dénoûment du drame lugubre commencé le 4 septembre approchait. Le gouvernement dit de la Défense allait consommer son œuvre de trahison, sûr maintenant que rien ne l’en pourrait empêcher.

Le 28 janvier, Paris apprenait que, sous forme d’armistice, il était livré aux Prussiens !

Paris était livré sans autre réserve que l’ajournement de l’entrée du vainqueur dans la grande cité. Cette entrée triomphale, le roi de Prusse ne la voulait prudemment que lorsque la paix étant arrachée à la peur de l’assemblée, convoquée sous le feu de l’ennemi. rendant inutile toute tentative de résistance, il pourrait alors sans danger humilier les Parisiens de sa présence.

Cette réserve, on le voit, provenait non de la volonté de nos gouvernants d’alors, trop lâches pour tenter de sauvegarder au moins notre dignité, mais de la seule crainte du vainqueur, peu soucieux de courir quelque mauvaise aventure au milieu d’une population frémissante et exaspérée.

Quant à la stipulation qui laissait ses armes à la garde nationale, il serait oiseux d’insister pour faire comprendre que cette stipulation sur laquelle M. Jules Favre insista, paraît-il, était une nécessité de la situation.

La résignation de Paris était à ce prix, et il eût été dangereux de prétendre lui enlever des armes qu’il entendait conserver pour sauvegarder au moins la République acclamée en principe le 4 septembre, contre les menées monarchiques qui menaçaient déjà de se produire.

Que M. Jules Favre ait donc moins de remords d’avoir insisté pour que Paris conservât ses armes : il eût été probablement mis en pièces avec ses complices du Provisoire, s’il fût venu proposer de les rendre à l’ennemi.


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  1. Ce fait lui sera reproché plus tard par Vermorel, dans la lettre qu’il écrivit à F. Pyat, relativement à la démission de ce dernier, comme membre de la Commune, après les élections complémentaires du 16 avril 1871. (Voir aux pièces justificatives).
  2. Voir le rapport diplomatique de M. Thiers, daté de Tours, 9 novembre 1870, et publié à Paris, dans l’Officiel du 2 décembre.
  3. Voir la Gazette des Tribunaux — procès du 31 octobre — où cette lettre est mentionnée avec le texte cité plus haut.
  4. Voir notamment le Figaro et le Gaulois des 20 et 21 janvier 1871.
  5. La preuve de l’organisation de ce guet-apens se trouve dans ce fait que des le matin du 22 janvier, un ordre du jour imprimé fut distribué dans toutes les compagnies, ordre du jour dans lequel le général en chef, Clément Thomas, invitait « ses camarades de la garde nationale » à marcher au secours de l’Hôtel-de-Ville menacé. Or, le général Clément Thomas savait bien que le gouvernement n’y tenait plus ses séances depuis longtemps.
  6. Parmi les détenus du 22 janvier, nous rencontrâmes le citoyen Delescluze, arrêté et jeté, lui aussi, dans cet enfer, contre toutes traditions, seulement comme rédacteur en chef du Réveil qu’on venait de supprimer. Delescluze, âgé de 65 ans, débile, déjà atteint d’une bronchite aiguë, sortit mourant de prison aux élections du 8 février, qui t’envoyèrent siéger à l’assemblée de Bordeaux.

    Enfin, un ouvrier, le citoyen Magne, arrêté au moment où il rentrait chez lui, sortant de son atelier et déjà malade, mourait un mois après à Sainte-Pélagie, victime du traitement qu’il avait enduré.