Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/05

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 212-232).


CHAPITRE V.

Opérations militaires de la Commune.


Indignation des Parisiens contre Versailles. — Enthousiasme des fédérés. — Journée du 4 avril. — Faute injustifiable des chefs militaires de la Commune. — Cluseret délégué à la guerre. — Les Versaillais fusillent les prisonniers. — Mort de Flourens et de Duval. — Démission des républicains conservateurs à la Commune. — Décret abolissant les cultes publics et reprenant les biens de main-morte. — M. Thiers fait bombarder Paris et ses environs. — Les députés de Paris affirment que M. Thiers veut la République. — Insuccès de cette ridicule démarche.

Dès le 2 avril, vers deux heures du soir, la Commission exécutive avait fait placarder dans Paris la proclamation suivante :

à la garde nationale de paris.

Les conspirateurs royalistes ont attaqué.

Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué.

Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.

Non contents de couper les correspondances avec la province et de faire de vains efforts pour nous réduire par la famine, ces furieux ont voulu imiter jusqu’au bout les Prussiens et bombarder la capitale.

Ce matin, les chouans de Charette, les Vendéens de Cathelineau, les Bretons de Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, ont couvert de mitraille et d’obus le village inoffensif de Neuilly, et engagé la guerre civile avec nos gardes nationaux.

« Il y a eu des morts et des blessés.

Élus par la population de Paris, notre devoir est de défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs. Avec votre aide, nous la défendrons.

Paris, 2 avril 1871.

La Commission exécutive.

Lorsque Paris eut appris que la lutte venait d’être engagée par les Versaillais, il y eut un cri général d’indignation. La fureur fut portée au comble lorsqu’on eut acquis la certitude que les gendarmes avaient fusillé sommairement quatre fédérés qui s’étaient réfugiés chez un aubergiste à Nanterre.

La sauvage proclamation du marquis de Galiffet indiquait de reste que cet assassinat n’était que la première application d’une résolution concertée à l’avance avec le gouvernement.

Cet exécrable système se continua durant toute la guerre pour finir par l’effroyable boucherie de Mai, dont ce général fut l’un des principaux et des plus acharnés exécuteurs. Il vengeait ainsi l’homme de Sedan, dont il avait été un des plus serviles courtisans.

Le rappel battit aussitôt dans tout Paris, et à quatre heures du soir, plus de deux cent mille fédérés, décidés à mourir pour la défense de la Commune, étaient réunis sous les armes, demandant à grands cris qu’on les conduisit à l’ennemi pour venger leurs camarades lâchement massacrés. L’enthousiasme et l’espoir du triomphe animaient tous les cœurs. La victoire définitive du mouvement communaliste parut certaine ce soir-là, même à ceux qui, partisans de la Commune, avaient jusqu’alors douté qu’elle pût vaincre les difficultés qui l’entouraient.

Une irréparable faute vint tout compromettre, en révélant aux défenseurs de Paris la faiblesse de leur organisation militaire, ce dont s’accrut d’autant la confiance de leurs ennemis.

Les fédérés, nous venons de le dire, demandaient qu’on les conduisit à Versailles, afin d’en finir au plus vite avec ce pouvoir qui venait de retrouver contre Paris une énergie et des moyens d’attaque bien supérieurs à ceux employés précédemment contre les Prussiens.

Mais, tout en reconnaissant que cet enthousiasme et cette résolution des fédérés dussent avoir une large part dans la possibilité de succès d’une sortie générale, encore fallait-il que les généraux improvisés qui les commandaient eussent, à défaut de capacités spéciales qu’il ne leur avait point été donné d’acquérir, au moins les qualités de prudence et d’organisation indispensables pour mener cette entreprise à bonne fin.

Sans doute la chose n’était point impossible. Nous avons appris, à n’en pouvoir douter, de la bouche même d’un officier versaillais, — après la chute de la Commune, — que la confiance de l’armée gouvernementale fut fortement ébranlée, lorsque, malgré tout le soin qu’on mit à le lui cacher, elle connut l’enthousiasme avec lequel s’étaient réunis les bataillons fédérés, à la seule nouvelle de l’engagement de Courbevoie.

La Commission exécutive se réunit à trois heures de l’après-midi pour aviser sur ce qu’il convenait de faire.

Les citoyens Eudes, Bergeret et Duval, à la fois membres de cette commission, et, en tant que généraux, membres aussi de la Commission militaire, assistaient à cette séance.

Les généraux de la Commune avaient au service de celle-ci un absolu dévouement, un incontestable courage, animé des plus ardentes convictions.

Mais, nous le répétons, ils manquaient absolument d’expérience pratique et de sens organisateur.

Ile tombèrent d’accord tous trois pour soutenir la nécessité de répondre aux vœux des bataillons, massés dans toutes les grandes artères de la cité, et qui n’attendaient que le signal du départ.

Les membres civils de la Commission, au contraire, s’effrayèrent de jouer sur la seule carte de l’enthousiasme, non seulement l’avenir de la Commune, mais encore la vie de tant de braves défenseurs, dont le sang précieux pouvait être inutilement répandu. Sur l’avis à la fois sage et pratique qu’en formula le citoyen Félix Pyat, la majorité de la Commission exécutive, — c’est-à-dire la partie civile de ses membres — s’arrêta aux conclusions suivantes, qui furent formellement signifiées aux citoyens Eudes, Bergeret et Duval, ceux-ci, comme généraux, n’ayant plus que le strict devoir de s’y conformer.

Ces conclusions avaient été ainsi formulées par le citoyen Pyat :

Avant tout, les chefs de corps auront à remettre à la Commission exécutive :

1o Un état détaillé, et par bataillons, des forces placées sous leurs commandements respectifs ;

2o Un état d’armement de chacun des bataillons ;

3o Un état de situation, détaillé, de l’artillerie possédée par la Commune, ainsi que des affûts, trains et fourgons et matériel de rechange ;

4o Un inventaire de toutes les munitions de guerre et l’indication précise de tous les dépôts et poudrières où ces munitions sont renfermées.

Les généraux étaient de plus invités à organiser immédiatement, en faisant appel aux bras disponibles et en requérant les matériaux nécessaires, les ateliers de réparation d’armes et de charronnage, afin de remettre promptement en état le matériel de guerre qui avait besoin d’être réparé.

Enfin ils devaient encore s’assurer du service régulier des provisions de bouche, nécessaires aux combattants, et de leurs moyens de transport.

En attendant l’exécution de ces mesures indispensables et dont la rapidité était confiée à l’actif dévouement des généraux de la Commune, et aussi pour entretenir utilement l’ardeur des fédérés, ceux-ci devaient être conduits chaque jour aux différents tirs que la Commission militaire était également chargée d’organiser.

La Commission militaire avait de plus l’ordre de reformer immédiatement les batteries d’artillerie de la garde nationale, que M. Schœlcher s’était empressé de licencier après le 22 janvier, après qu’il eût fait descendre dans les caveaux de Notre-Dame les pièces dont il disposait.

Sans doute tout cela allait demander un délai de quelques jours, mais cela valait mieux, semblait-il, que d’aller se jeter à l’étourdie sur un ennemi ayant l’avantage d’un commandement militaire sérieux, et en somme beaucoup mieux discipliné.

Nos jeunes généraux ne le comprirent pas ainsi, et cédant à leur entraînement, autant au moins qu’à la généreuse impatience de l’armée communale, ils ne craignirent pas d’assumer sur eux la plus terrible des responsabilités, en ne tenant aucun compte des résolutions qui venaient de leur être signifiées par la majorité de la Commission exécutive.

Sans que la Commission exécutive et encore moins la Commune qui, réunie le soir même, leva la séance vers minuit seulement, eussent été averties de la résolution que les citoyens Eudes, Duval et Bergeret avaient définitivement arrêtée entre eux, contre toute espèce de droit et de bon sens, ceux-ci opérèrent leur sortie sur deux points à la fois, vers 4 heures du matin.

Le citoyen Bergeret, à la tête d’un corps de fédérés, et ayant sous ses ordres les citoyens Flourens et Ranvier, s’était dirigé sur Courbevoie et le Mont-Valérien, dont les abords avaient été subitement laissés libres par les troupes versaillaises, qui les avaient occupés toute la journée du 2. Les citoyens Eudes et Duval étaient sortis avec leurs corps respectifs par la porte de Versailles — rive gauche — se dirigeant sur les hauteurs de Clamart et de Meudon, qu’ils avaient d’abord occupées sans coup férir, pendant que leur avant-garde s’était imprudemment avancée jusqu’à Châville, presqu’aux portes de Versailles.

Mais les prévisions de la Commission exécutive, objectées la veille à ce plan malencontreux, ne tardèrent pas à se réaliser.

La neutralité du Mont-Valérien, neutralité promise par Lullier au Comité central[1] et sur laquelle comptait follement le citoyen Bergeret, était l’indispensable condition de succès pour la sortie opérée du côté ouest. Or le Mont-Valérien, après avoir laissé les troupes fédérées s’approcher à une portée convenable, avait tout à coup vomi sa mitraille sur elles. Le premier coup de canon coûta la vie au colonel Henry, jeune officier de l’armée régulière, qui avait pris parti pour la Commune, et qui fut littéralement coupé en deux par un boulet.

Cette attaque, absolument imprévue par ceux qui la subissaient, jeta le désarroi dans leurs rangs. On crut à une trahison de la part des chefs. Les bataillons dispersés ne purent être ralliés et durent se replier sur Neuilly, dont ils barricadèrent le pont, laissant derrière eux un certain nombre de leurs camarades entre les mains des gendarmes de Vinoy.

Le malheureux Flourens y perdit la vie. L’auteur de la Guerre des Communeux de Paris raconte que le capitaine de gendarmerie Desmarest, « pourfendit net d’un coup de sabre le coupable défenseur des droits du peuple, » qui, abandonné des siens, et accompagné seulement du citoyen Cypriani, s’était réfugié dans une maison au-dessus du rond-point de Courbevoie, sur le territoire de Nanterre.

Cette expression de coupable défenseur des droits du peuple, dont se sert en cette occasion l’auteur d’un livre qui n’est qu’une suite non interrompue d’attaques et de calomnies contre ceux qu’il appelle dédaigneusement des communeux, est le plus bel éloge qu’on puisse faire de Flourens, dont les actes ont pu être quelquefois critiqués avec raison comme intempestifs, mais dont le dévouement à la révolution sociale fut tellement incontestable, qu’il sut en arracher l’aveu, même à ses adversaires.

Le corps de ce soldat du Droit fut transporté à Versailles et exposé aux regards injurieux des habitants. De l’aveu même des journaux réactionnaires, grand nombre de dames furent se repaître de cet affreux spectacle, curieuses qu’elles étaient sans doute de contempler le visage d’un de ceux qu’on qualifiait de bandits des plus dangereux.

Du côté sud-ouest de Paris, la tentative des citoyens Eudes et Duval ne fut pas plus heureuse.

Bientôt mitraillés presqu’à bout portant par les batteries versaillaises, ils furent obligés d’abandonner les hauteurs de Meudon et de Châtillon et contraints de se replier dans les villages environnants.

Les forts de Vanves et d’Issy, mal pourvus des munitions nécessaires et impuissants à faire taire les batteries de l’ennemi, ne purent que soutenir la retraite des fédérés.

Partout les munitions de guerre et les provisions de bouche arrivèrent trop tard ou ne furent point dirigées sur les points qui en avaient besoin.

Le désarroi était au comble et la Commune fut et jour-là à deux doigts de sa perte. Le seul manque d’audace de la part des chefs de l’armée versaillaise, empêcha que cette déroute n’eût pour Paris des suites plus directement désastreuses.

Dès les premières nouvelles de la défaite, arrivées vers neuf heures du matin à l’Hôtel-de-Ville, un certain nombre de membres de la Commune, les citoyens J.-B. Clément, Dereure, Ostyn, Vermorel, Malon et Theisz étaient partis sur tous les points de la lutte, et, ceints de leur écharpe, réussirent à rallier les bataillons rentrant dans Paris et qui y semaient la terreur.

Ce double échec d’une tentative insuffisamment conçue et mal préparée, eut pour le mouvement communaliste les conséquences les plus déplorables.

Outre qu’il déconsidéra les forces militaires de la Commune aux yeux de ses ennemis du dehors, il diminua de beaucoup le nombre de ses soldats qui, ayant perdu confiance dans les chefs, commencèrent à déserter les bataillons. Cette défaite redonna de l’audace aux ennemis du dedans, qui reprirent ouvertement contre la Commune la lutte assoupie depuis le 25 mars, et, par leurs menées, auxquelles ils donnèrent libre carrière, la contraignirent à s’occuper d’eux plus qu’il n’eût fallu et la jetèrent dans des mesures d’exception trop souvent explicables, mais absolument contraires aux principes dont on attendait d’elle la définitive application.

Justement émue de l’action coupable par laquelle les citoyens Eudes, Bergeret et Duvai venaient de compromettre les forces fédérées, la Commune leur retira les commandements en chefs qu’ils tenaient du Comité central et qu’elle leur avait conservés jusqu’ici. Le citoyen Cluseret fut appelé à les remplacer, sous le titre de délégué à la guerre, dans la direction unique des opérations militaires.

Enfin, les trois généraux, trop tardivement, hélas ! furent remplacés à la Commission exécutive par les citoyens Delescluze, Vermorel et Cournet.

Ayant cru voir dans les faits qui venaient de s’accomplir le résultat d’un accord tacite entre les chefs militaires et les citoyens Tridon et Vaillant, bien que ceux-ci eussent d’abord voté les conclusions proposées la veille par le citoyen F. Pyat, concernant le plan de sortie, et peu soucieux d’accepter plus longtemps la responsabilité d’actes décidés en dehors des délibérations communes, nous donnâmes, dès le soir du 3 avril, notre démission de membre de la Commission exécutive, ou le citoyen Avrial fut appelé quelques jours après à nous remplacer.

Le lendemain de cette funeste journée du 3 avril, une nouvelle douleur frappait la Commune, et un nouveau crime, commis par Versailles contre les « usages de la guerre[2] », venait la priver d’un de ses membres les plus courageux et les plus dévoués.

À la tôle d’un détachement de fédérés que son énergie avait rallié, à Châtillon, le citoyen l)uval tenta, le 4, dès le matin, de s’emparer du plateau qui couronne le village et sur lequel il importait que l’ennemi ne put, à l’exemple des Prussiens, dont il suivait les traces, établir ses batteries.

Refoulés malgré leur énergie persistante, et toujours mal soutenus par l’artillerie des forts, insuffisamment pourvus, les fédérés durent se retirer, laissant une quantité de leurs camarades prisonniers et, entr’autres, leur brave commandant en chef.

Duval, dévoué jusqu’à la mort aux intérêts des travailleurs dont il faisait partie[3] ; Duval, aussi modeste et bon qu’il était courageux et intelligent, fut lâchement fusillé avec trente-cinq autres prisonniers sur l’ordre qu’en donna froidement le général Vinoy, cet ancien bourreau de Bonaparte.

Duval était tombé avec une fierté et un héroïsme auxquels les journaux réactionnaires, publiés à Versailles, durent eux-mêmes rendre hommage.

Cet assassinat de Duval et de ses compagnons ne pouvait plus cette fois être mis sur le compte des irritations de la lutte. Il était la conséquence d’un parti pris, indiqué déjà dans la proclamation Galiffet, relatée plus haut, mais dont nous trouvons l’aveu dans le récit même de cette nouvelle exécution, fait par l’officier supérieur déjà plusieurs fois cité :

« Quant au nommé Duval, cet autre général de rencontre, il avait été fusillé dès le matin au Petit-Bicêtre, avec deux officiers d’état-major de la Commune.

» Tous trois avaient subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tous chefs d’insurgés pris les armes à la main[4]. »

Il était donc suffisamment avéré que Versailles, affectant de ne voir dans Paris que des insurgés, non seulement ne se contenterait pas de les faire passer devant des conseils de guerre, mais s’attribuait encore l’exécrable droit de faire exécuter sommairement les prisonniers, chaque fois que cela serait trouvé convenable.

Le massacre, l’assassinat systématique des prisonniers, voilà ce que M. Thiers ne craignait pas de représenter à l’assemblée nationale comme une preuve de sa volonté de ne point « interrompre le cours des lois. »

Qu’on s’étonne ensuite que la Commune, poussée malgré elle dans une telle voie, en soit venue à prendre les mesures indiquées dans l’arrêté dont voici la teneur :

La Commune de Paris,

Considérant nue le gouvernement foule ouvertement aux pie des les droits de l’humanité comme ceux de la guerre ; qu’il s’est rendu coupable d’horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs prussiens ;

Considérant que les représentants de la Commune de Paris o nt le devoir impérieux de défendre l’honneur et la vie des deux millions d’habitants qui ont remis entre leurs mains le soin de leurs destinées ; qu’il importe de prendre sur l’heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;

Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques.


Décrète :

Art. 1er. Toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation et incarcérée.

Art. 2. Un jury d’accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.

Art. 3. Le jury statuera dans les quarante-huit heures.

Art. 4. Tous les accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

Art. 5. Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur le champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article 4, et qui seront désignés par le sort.

Art. 6. Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d’accusation, qui décidera s’il sera immédiatement remis en liberté ou retenu comme otage.

6 avril 1871. La Commune de Paris.

Sans doute c’était revenir à des pratiques d’un autre âge, mais qui oserait en faire sérieusement un crime à la Commune, contre laquelle Versailles employait, dès le début, le massacre prémédité de ses partisans ? qui oserait reprocher ce décret à la Commune, en présence des horribles représailles dont Paris a été le théâtre depuis le retour dans Paris des représentants de « l’Ordre » ? Singulière justice, en vérité, que celle de nos historiens jusqu’à ce jour ! — On peut verser à flots le sang du peuple, à peine qualifiera-t-on « d’excès regrettables » l’affreuse boucherie qu’en auront fait les oppresseurs. Mais que celui-ci, devenu le plus fort, vienne à exercer, sur les principaux et les plus responsables de ses tourmenteurs, de légitimes représailles, aussitôt nos tendres historiens se voilent la face, criant d’une voix lamentable à la violation des droits sacrés de l’humanité !

Hypocrisie ou sottise. Qu’on fasse la balance du sang versé par la juste colère des peuples et de celui répandu par les ordres de leurs éternels bourreaux, et il sera facile de se convaincre de l’épouvantable actif à l’avoir des premiers.

Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, dans le cas présent, ce décret eut un véritable caractère préservateur, en ce qu’il fit échapper ceux qui en furent l’objet au sort que leur eût fait certainement subir la population, justement exaspérée contre la sauvagerie des assiégeants.

Honneur sous ce rapport soit donc rendu à ceux qui en eurent la première pensée !

Ce décret n’eut en réalité qu’un seul tort : celui de la publicité. — Les mesures qu’il indique, eussent dû être exécutées à titre de légitime défense, mais sans être décrétées : elles étaient de droit. — Quant à la menace d’exécution, contenue dans le décret, et qui, dans la pensée de ses auteurs, avait pour seul but d’intimider les Versaillais, elle fut une maladresse, puis que, non exécutée — et fort heureusement en somme[5] — elle eut le tort bien gratuit de donner à la Commune un caractère d’apparente cruauté dont la presqu’unanimité de ses membres étaient absolument incapables.

Ses adversaires furent plus habiles : ils furent atroces sans phrases. — Les crimes qu’enfantèrent de tout temps dans l’histoire l’égoïsme et la peur des classes privilégiées, aux prises avec les revendications des travailleurs, n’ont jamais eu besoin de lois pour se produire. Ils découlent de la nature même de ces luttes. — Les travailleurs, mieux éclairés, ne l’oublieront probablement pas dans l’avenir.

À défaut d’une connaissance suffisante de l’histoire du passé, les journées de juin 1848, dont le souvenir était encore si récent, eussent dû le leur rappeler.

En face des désastres qu’avaient amenés les journées des 3 et 4 avril, le nouveau délégué à la guerre, d’accord avec la commission exécutive, prit la résolution de se tenir sur la défensive et de s’attacher seulement à maintenir dans leurs positions les troupes fédérées qui occupaient, au nord-ouest, Neuilly, Levallois et Asnières ; au sud, les forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge, de Bicêtre et d’Ivry, ainsi que les redoutes des Hautes-Bruyères, du Moulin-Saquet elles villages de Clamart et de Bagneux.

Le 7 avril, malgré l’affirmation contraire qu’en fit un peu trop emphatiquement le citoyen Bergeret, la barricade du pont de Neuilly, insuffisamment défendue comme nombre, était enlevée par les troupes versaillaises, après la mort du brave commandant Bourgoin g, tué par un éclat d’obus, et après une héroïque défense des fédérés.

Ceux-ci durent se replier — successivement jusque sous les fortifications de Paris, et les Versaillais s’avancèrent de ce côté jusqu’à environ deux kilomètres à peine du mur d’enceinte, position dont, malgré leur énergie, les soldats communaux ne put jamais depuis les déloger.

Le général Bergeret fut, en séance de la Commune, destitué de son commandement et, deux jours après, décrété d’arrestation. Il fut gardé à vue dans l’Hôtel-de-Ville même, ainsi que son collègue le citoyen Assi, qui avait été précédemment arrêté par mesure de sûreté et pour mettre fin à des menées qui ne furent jamais éclaircies bien nettement. Ce dernier fut du reste relaxé après une dizaine de jours de détention.

Cette arrestation du citoyen Bergeret fut causée, moins à cause de ses insuccès militaires, qu’à cause de ses prétentions à conserver, en opposition au général Cluseret, un commandement que rien ne justifiait plus, prétentions qui pouvaient compromettre gravement l’exécution des ordres du nouveau délégué à la guerre et à laquelle sa détention seule put mettre fin. — Elle ne dura d’ailleurs que le temps nécessaire pour donner le temps au citoyen Cluseret d’asseoir son autorité et, autant qu’il nous en souvienne, vers le 20 avril, le citoyen Bergeret put siéger de nouveau librement à la Commune.

Le 5 avril, deux nouvelles démissions vinrent porter une certaine atteinte morale à la Commune. Les citoyens Ulysse Parent et Ranc, dans des lettres rendues publiques, déclarèrent ne plus pouvoir faire partie de la Commune, tout en ajoutant néanmoins qu’ils en resteraient les défenseurs dévoués : ils se contentaient, suivant l’expression du citoyen Ranc, de « rentrer dans le rang. »

La retraite de Ranc avait un caractère d’une certaine gravité, d’une part, à cause de ses anciennes attaches avec les blanquistes et des tendances socialistes qu’on lui supposait — à tort sans doute — et, d’autre part, à cause des relations plus récentes qu’il avait nouées en province, durant le siège de Paris, avec Gambetta, relations qui le pouvaient rendre propre à rallier au mouvement communaliste une partie de la bourgeoisie républicaine radicale.

Cette dernière démission, malgré les assurances de dévouement qu’elle contenait en faveur de la Commune, avait en définitive, aux yeux du grand nombre, tout l’aspect d’une condamnation des actes de celle-ci et d’une véritable déclaration de guerre à son égard.

Nous avions fait de notre côté les plus sérieuses démarches auprès du citoyen Ranc pour l’empêcher de prendre cette résolution, mais sans en avoir pu rien obtenir, trop soucieux qu’il fut peut-être en cette circonstance et de sa dignité personnelle et de son avenir d’homme politique.

Que ne s’est-il souvenu, à cette occasion, du magnifique cri de ceux dont ses amis et lui se prétendent les continuateurs : « Périssent nos mémoires ! mais que la République soit sauvée ! »

L’arrivée de Cluseret à la guerre ne put malheureusement relever la Commune des désastres militaires qu’elle venait de subir. Par ses préjugés professionnels, le citoyen Cluseret — toutes réserves faites quant à l’honorabilité de ses intentions — était destiné à devenir le Trochu de la Commune. Pas plus que Trochu il ne croyait au courage de la garde nationale ni surtout à la possibilité de tirer profit, pour les opérations militaires, des convictions et des entraînements politiques des bataillons fédérés. Comme Trochu enfin, il paraissait décidé à attendre que, de guerre lasse, les deux parties (assiégeants et assiégés) missent bas les armes, après un arrangement tel quel. Il était d’ailleurs convaincu que Paris était imprenable par la force seulement, sans reconnaître qu’au moins, sous ce rapport, fallait-il se hâter de remettre à peu près en état la partie des fortifications menacées par Versailles et remettre au plus vile en service l’artillerie de remparts, dont les pièces démontées jonchaient le sol des bastions.

Mais endormi dans une trompeuse sécurité, aucun avis ne le put tirer de son dangereux sommeil.

Enfin le nouveau délégué avait en outre le désavantage d’être en hostilité avec le Comité central, dont la Commune ne sut ni se servir ni se débarrasser et qui conservait tout entière son influence sur les troupes fédérées.

Le premier acte de Cluseret révéla nettement ses préjugés. Reprenant l’ancienne organisation du précédent siège, il reforma les bataillons de marche dans lesquels durent entrer tous les citoyens valides de 19 à 40 ans.

Mesure désastreuse s’il en fut jamais. Méconnaissant la puissance et l’énergie que peuvent donner des convictions réfléchies, pour substituer l’enrégimentement à leur spontanéité, le citoyen Cluseret nous priva immédiatement du secours important de plus de cent mille défenseurs qui, se retranchant derrière leur âge pour éviter la caserne, se retirèrent aussitôt. La Commune ne compta plus alors que des bataillons dont le maximum d’effectif n’alla jamais au delà de deux cent cinquante hommes, mais dont le plus grand nombre n’en compta généralement qu’une centaine au plus.

Pourquoi le citoyen Cluseret, qui alors les avait combattus, et avait pu en apprécier le courage, ne se souvint-il pas en 1871 que les plus énergiques défenseurs de l’insurrection de juin 1848 étaient précisément ceux qui avaient dépassé la quarantaine ?

Encore une fois ce malencontreux décret ruina complètement les forces vives de l’armée fédérée. Les opérations militaires n’ayant jamais pu reprendre un caractère d’offensive, jusqu’à l’entrée des Versaillais dans Paris, nous n’en retracerons les péripéties que dans ce qu’elles auront de commun avec certains actes destinés à caractériser les tendances générales de la Commune.

Le jour même où celle-ci courait un vrai danger de mort — le 3 avril — elle votait le décret suivant, qui détruisait une des plus solides assises de la vieille société :

La Commune de Paris

Considérant que le premier des principes de la République française est la liberté ;

Considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ;

Considérant que le budget des cultes est contraire au principe, puisqu’il impose les citoyens contre leur propre foi ;

Considérant, en fait, que le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre fa liberté,

Décrète :

Art. 1er. L’Église est séparée de l’État.

Art. 2. Le budget des cultes est supprimé.

Art. 3. Les biens dits de main-morte, appartenant aux congrégâtions religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales.

Art. 4. Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la nation.

La Commune de Paris.

Les considérants qui précèdent ce décret en expliquent de reste la moralité et l’opportunité.

Depuis bientôt un siècle la liberté de conscience est inscrite en tête de toutes nos constitutions et depuis ce temps on a continué de faire rétribuer les cultes, même par ceux qui n’en pratiquent aucun, en prélevant cette rétribution sur l’impôt qui pèse sur la totalité des citoyens, dont on viole ainsi la conscience déclarée cependant inviolable et sacrée. De plus on viole également le principe de l’égalité des cultes qui veut que tous participent au budget — ce qui serait insensé — ou que tous en soient exclus, ce qui est en même temps de toute justice et de toute raison. — Le décret mettait donc fin à un état de choses qui, depuis trop longtemps, est la négation du droit et du simple bon sens.

Quant à la reprise des biens de main-morte et de tous les biens quelconques appartenant aux corporations religieuses, il suffit de remonter à la source originelle de ces biens pour comprendre que le décret ne faisait que restituer à la nation ce qui lui appartenait de droit et que* détenaient indûment les corporations dépossédées.

La Commune, en en garantissant la restitution à la nation, prouvait du même coup qu’elle était mue en cette circonstance par un intérêt de droit et de morale publique et non par la pensée de s’approprier les valeurs saisies.

Que les partisans de la monarchie, que tous ceux qui nient la justice des principes proclamés par la Révolution, contestent la valeur morale de ce décret, nous Je comprenons. Mais que les libéraux, les républicains et toute la presse démocratique en aient prétendu faire un crime à la Commune, eux, dont la principale politique a jusqu’ici consisté à faire aux prêtres une guerre implacable (quelquefois même injuste et ridicule), c’est en vérité ce qui ne se peut comprendre. Rien ne démontre mieux la viduité de pensée de ces prétendus libéraux, que les clameurs par lesquelles ils ont accueilli une des manifestations les plus précises par lesquelles la Commune a, sous ce rapport, affirmé le véritable esprit de la Révolution.

La Commune eut malheureusement le tort de confier l’exécution de ce décret à des gens ou qui ne s’y conformèrent pas exactement ou qui y procédèrent trop souvent avec une violence d’apparat au moins fort inutile et en aucun cas justifiable.

Elle eût dû, selon nous, rappelant aux prêtres que le but qu’elle se proposait étant à la fois contraire à leurs intérêts propres autant qu’à leurs convictions, ils ne pouvaient qu’être, momentanément au moins, une cause incessante de troubles dont ils seraient peut-être eux-mêmes les premières victimes.

La Commune les eût en conséquence formellement invités à sortir de Paris dans un délai suffisant, bien qu’aussi court que possible, leur annonçant en outre que, trouvés dans la ville passé ce délai, ils seraient traités en ennemis et, comme tels, incarcérés à titre d’otages.

C’eût été non seulement le droit, mais le devoir de la Commune d’agir ainsi. C’eût été, à notre avis, plus digne et en même temps plus efficace que de laisser prendre, comme le firent ses agents, des mesures vexatoires à leur égard et de les emprisonner capricieusement, au risque, et sans véritable profit pour la sécurité publique, de soulever contre elle les récriminations de ceux mêmes qui eussent applaudi à une expulsion générale.

Pendant que ces choses se passaient dans Paris, le gouvernement de Versailles et l’assemblée dite nationale commençaient sans pudeur leur œuvre de rage et de destruction contre la grande cité.

Oubliant le discours qu’il avait prononcé en 1840, en réponse à ceux de ses adversaires qui combattaient son projet de fortifier Paris ; oubliant que dans ce discours, il avait éloquemment flétri à l’avance ceux qui prétendraient profiter de ces fortifications pour en diriger les feux sur la ville, M. Thiers venait d’en faire commencer le bombardement.

Les anciennes batteries établies au sud et à l’ouest de Paris par les Prussiens, avaient été remises en état. Meudon, Brimborion, Breteuil et le Mont-Valérien vomissaient incessamment leurs projectiles incendiaires sur l’ancienne banlieue, devenue inhabitable de ce côté. Dès le 5 avril, il n’était plus permis aux Parisiens de s’aventurer sans danger au delà du rond-point de l’allée des Veuves, aux Champs-Elysées !

Une telle furie et les applaudissements qu’elle excitait dans toute la majorité monarchique de l’assemblée eût dû, ce nous semble, ouvrir enfin les yeux aux prétendus républicains de la gauche qui, presque tous, eussent pu se rappeler le triste rôle qu’on leur avait déjà fait jouer en juin 1848. — Eux non plus, hélas ! n’avaient ni rien oublié, ni rien appris. En présence des épouvantables malheurs qui se préparaient, voici l’inepte déclaration qu’ils n’eurent pas honte d’adresser à leurs électeurs :

Le temps n’est pas aux longs discours, lorsque le canon gronde ; et là où les passions se heurtent, la voix de la raison n’a guère de chance d’être écoutée. Cependant, nous ne saurions, nous, représentants de Paris, membres de l’assemblée nationale, garder le silence à la vue des malheurs nui accablent notre pays, à la vue de Paris dans l’abandon et dans le deuil. Il y a quelque chose de trop poignant dans la tristesse que l’effusion du sang français nous inspire ; nous souffrons trop, par la pensée, des souffrances de Paris, condamné, après la cruelle épreuve d’un siège héroïquement soutenu, à une épreuve plus cruelle encore, pour que du fond de nos cœurs saignant de tant de tant de blessures à la fois ne s’échappe pas un cri d’avertissement et de douleur.

 
 

Nous adressant donc à la population parisienne, nous lui dirons qu’après tout la République existe de fait, qu’elle compte dans l’Assemblée des défenseurs énergiques et vigilants ; que pas un membre de la majorité n’a encore mis ouvertement en question le principe républicain.

 
 
 

Pour nous, notre ligne est toute tracée. Nous avions conçu l’espoir qu’il serait possible de mettre fin aux angoisses de la population parisienne et de remplir les vœux de Paris sans passer par la guerre civile.

Cet espoir a été trompé : nous le reconnaissons avec une douleur inexprimable, puisque le sang coule. Mais nous ne nous découragerons pas. Nous resterons au poste que les suffrages de nos concitoyens nous ont assigné, quelque tragique que soit la position que les circonstances nous ont faite. Jusqu’à l’épuisement de nos forces, nous y resterons.

Que si la République courait des dangers, ce serait pour nous une raison de plus de la défendre là où elle aurait le plus besoin d’être défendue et où elle le serait avec les seules armes vraiment efficaces : la discussion libre et la raison.

Les représentants de Paris présents à Versailles :
Louis Blanc, Henri Brisson, Edmond Adam, C. Tirard, E. Farcy, A. Pkyrat, Edgar Quinet, Langlois, Dorian.

Nous n’avons, bien entendu, cité que les passages les plus importants de cette écœurante et trop longue amplification de rhétorique, toute prudhommesque, dans laquelle Jocrisse et Tartuffe se donnent mélancoliquement la main.

Ce monument d’insanité eut le tort qu’il méritait. Le dédain avec lequel cette déclaration fut accueillie par tous à Paris témoigna du légitime mépris dans lequel ses signataires étaient tombés.

Reconnaissons cependant qu’ils eurent l’intelligence de le comprendre, car ils s’abstinrent désormais de toute communication de ce genre et, comme dit la légende : « Oncques depuis n’en fust parlé. »




  1. Le citoyen Lullier, sujet à certains accès de folie qui n’étaient un mystère pour personne, avait du être incarcéré dès le 22 mars au soir par le Comité central, qui craignait, non sans raison, les dangereux effets de son humeur fantasque.

    Nous avons déjà exprimé notre opinion sur la légèreté avec laquelle te Comité central avait accepté la prétendue promesse de neutralité rapportée par Lullier, légèreté dont la Commune paya les frais dans cette journée du 3 avril.

  2. Revendiques plus tard par M. Thiers, au sujet de l’exécution du commandant Ségoyer, qui, fait prisonnier par les fédérés le 27 mai, aurait été passé par les armes, « sans respect des lois de la guerre ! » ajoutait M. Thiers, non sans quelqu’audace, il en faut convenir.
  3. Il exerçait la profession de fondeur en fer et était un des hommes les plus intelligents de l’Internationale à Paris.
  4. Guerre des Communaux de Paris, page 133, 3e édition.
  5. Nous reviendrons sur ce sujet à propos de l’exécution des 24 et 25 mai.