Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/07

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 255-273).


CHAPITRE VII.

Action de la Commune jusqu’à la création
du Comité de salut public.


Travaux des diverses Commissions. — Accroissement de l’influence du parti dictatorial. — Contradiction des actes de ce parti avec le but poursuivi par la Commune. — Les Blanquistes séparés de leur chef. — Résultats fâcheux de l’absence de Blanqui. — La Commune se déconsidère.

Avant d’entamer le récit des événements principaux qui amenèrent graduellement la chute de la Commune, il nous paraît indispensable de jeter un coup-d’œil rétrospectif sur son action générale jusqu’à la fin d’avril.

Tous les services municipaux, on le sait, avaient été systématiquement désorganisés dès le 19 mars, les employés ayant été menacés par Versailles, s’ils restaient à leur poste, d’être traités en insurgés[1].

Toutes les caisses avaient été soigneusement vidées par les trop fidèles serviteurs de Versailles[2].

Il fallut donc réorganiser au plus vite et tant bien que mal tous ces services, et assurer à. Paris les différentes recettes qui lui étaient indispensables pour subvenir aux nombreuses dépenses que nécessitait l’état de guerre dans lequel se trouvait la cité.

Grâce au dévouement de quelques amis qui mirent leur bonne volonté au service de la révolution, cette réorganisation fut à peu près achevée en une quinzaine de jours.

Malheureusement cela se fit au milieu d’une situation remplie de périls de toute nature et aussi, il faut l’avouer, sous l’empire des préoccupations trop gouvernementales dont une grande partie des membres de la Commune étaient obsédés ; on ne put donc point apporter dans ce travail si important et duquel dépendait le succès de la Commune, les modifications dont il eût dû être l’objet, afin de différencier nettement l’ancienne administration de la nouvelle et de démontrer la supériorité de celle-ci.

On oublia trop que le mouvement communaliste devait avoir pour objectif incessant de remettre aux citoyens eux-mêmes, au moyen de leurs assemblées de quartiers, le soin de régler leurs intérêts collectifs et locaux, et que l’administration centrale ne devait être que la coordonnatrice et l’exécutive des décisions prises dans les réunions locales, au lieu de rester, comme devant, l’unique juge et directeur des intérêts de tous.

L’administration municipale, sous ce rapport, n’eut donc point pendant la Commune ce caractère spécial et supérieur que les intéressés avaient le droit d’exiger d’elle. Mais encore une fois et pour être équitable, une bonne partie de la responsabilité en incombe à ceux qui, loin d’apporter à cette entreprise de salut commun leur contingent d’efforts et d’intelligence pratique des affaires, s’ingénièrent à lui susciter le plus possible de difficultés.

Quant à l’action financière de la Commune, elle dut seulement se borner à veiller à l’encaisse ment des diverses recettes municipales et à ordonnancer le paiement des dépenses communales. La commission ad hoc, nommée par la Commune, ainsi que le délégué responsable, n’eurent à remplir qu’une mission d’ordre et de comptabilité.

Les transactions commerciales étant, sinon interrompues complètement, du moins réduites au minimum indispensable, toute combinaison financière nouvelle ayant pour but de changer la source des revenus municipaux en modifiant d’une façon plus équitable la répartition des charges qui jusqu’ici ont particulièrement pesé sur les travailleurs, était forcément ajournée à la fin de la lutte engagée entre Versailles et la Commune.

On se contenta donc de s’assurer des sommes indispensables aux besoins urgents et journaliers de la Cité.

On eut recours pour cela à un emprunt nécessairement imposé à la Banque de France qui, en deux mois, fit au Comité central et à la Commune une série d’avances quotidiennes qui s’élevèrent à environ dix-sept millions, mais dont il faut déduire environ neuf millions dont la banque était dépositaire pour la ville de Paris.

Cet emprunt forcé fournit naturellement texte à toutes sortes d’imputations contre la Commune qui fut accusée d’avoir organisé le vol et le pillage.

Nous sommes de ceux qui prétendent que rien ne fut plus légitime ni, disons le mot, plus réellement conservateur que cet emprunt.

Qu’on se reporte en effet à la situation économique de Paris au moment du 18 mars.

Depuis le mois d’août 1870, le travail était interrompu ; la population laborieuse tout entière, employée à la défense de Paris contre les Prussiens, avait dû se défaire peu à peu de tous les objets de quelque valeur pour subvenir à l’insuffisance des subsides que le gouvernement du 4 septembre lui faisait distribuer et qui n’étaient certes point en rapport avec l’accroissement exorbitant et continu du prix des denrées alimentaires indispensables. Le caractère incertain et inquiétant de la politique intérieure du gouvernement de M. Thiers et de l’assemblée de Bordeaux, depuis les préliminaires de paix, n’avait encore pu rassurer les capitaux et faciliter par conséquent la reprise du travail.

À toutes ces causes de souffrances et de misères, le coup d’État tenté le 18 mars était venu apporter une aggravation nouvelle, en les prolongeant d’une façon indéfinie. Plus encore, le gouvernement, en fuyant de Paris, avait emporté jusqu’aux dernières ressources pécuniaires restées disponibles, de telle sorte que plus de déni cent mille familles, privées de travail et sans un sou, allaient être exposées à mourir littéralement de faim. Et ceux auxquels venait d’échoir — sans qu’ils l’eussent recherché — une semblable situation, avec mission d’y pourvoir, eussent regardé, pour parer à d’aussi atroces misères, à prendre des ressources là où il y en avait ! Ils eussent dû laisser périr de faim des centaines de mille d’enfants, de femmes et d’hommes, alors que prés d’un milliard d’espèces seraient restées entassées dans les caves de la Banque, à l’ironique joie de leurs propriétaires, auteurs volontaires de tant de maux !

Là où un Bonaparte et ses bandits galonnés du 2 décembre n’avaient pas reculé à prendre cent millions pour corrompre la magistrature, le clergé et tous les hauts fonctionnaires de l’État, afin de pouvoir à son aise égorger les républicains et souiller de honte et de sang la France entière, les hommes du 18 mars et de la Commune eussent regardé à prendre quelques millions pour donner l’indispensable morceau de pain aux défenseurs des droits des travailleurs et de la République, contre la coalition des chenapans titrés qui grugent officiellement la nation depuis si longtemps !

C’eût été à la fois crime et folie, et le peuple de Paris eût été dans son droit en faisant justice immédiate de ceux qui s’en fussent rendus coupables.

Et d’ailleurs, est-ce que la Banque de France, d’institution quasi publique, puisque l’État garantit la circulation de ses billets, dont il peut aller jusqu’à imposer le cours forcé[3], n’était pas en somme garante des pilleries de toutes sortes dont Paris avait été notamment victime durant l’empire, de par l’unique volonté de l’État[4] ?

Est-ce que par ces prélèvements journaliers, correspondant strictement aux dépenses communales indispensables, la Commune n’a pas en réalité et sous toutes réserves d’ailleurs des répétitions qu’elle eût eu à exercer ultérieurement contre les auteurs directs des malversations financières à son détriment, durant l’empire et le gouvernement du 4 septembre, — est-ce que la Commune n’a pas fait acte de conservation, en sauvegardant ainsi des effets de l’exaspération légitime de la population affamée la réserve métallique nécessaire à la reprise des transactions industrielles et commerciales ?

Un seul reproche, reproche fondé celui-là, mais que les amis de la Commune seuls ont le droit de faire à la Commission des finances, un seul reproche peut être adressé à celle-ci et, quant à nous, qui avons fait partie de cette commission, nous en acceptons la part qui nous revient.

Ce reproche, le voici :

La Commune devait avoir pour suprême objectif de faire mettre bas les armes à Versailles en répandant le moins de sang possible. Elle y pouvait arriver promptement en prenant ses adversaires par ce qui les touche le plus : leurs intérêts. Elle eût donc dû occuper dès le début la Banque de France et s’emparer du portefeuille qu’elle eût menacé de détruire si, dans un délai qu’elle eût fixé aussi court que possible, le gouvernement de Versailles n’avait pas consenti à traiter avec la Commune et à garantir à Paris l’exécution complète du programme communaliste de la Révolution du 18 mars.

Il n’est point besoin d’appuyer ici sur les résultats de cette sommation faite par Paris en état de légitime défense. — Cela se comprend de reste.

Ni le Comité central, ni plus tard la Commune, ni enfin les diverses Commissions de finances qui se succédèrent jusqu’au 22 mai n’y songèrent sérieusement, et, nous le répétons, les partisans de cette dernière révolution auront le droit incessant de reprocher à tous ce manque d’audace réellement révolutionnaire.

La Commission des finances fit aussi payer une somme de deux millions aux diverses compagnies de chemins de fer.

Cette somme représentait approximativement, et sauf compte à faire ultérieurement avec ces compagnies, la part proportionnelle des droits de trafics dus à la ville de Paris durant le semestre écoulé entre le 1er octobre 1870 et le 1er avril 1871.

Cette somme fut fixée à l’amiable entre le représentant de la Commune et ceux des compagnies. M. Solacroup, directeur du chemin d’Orléans, ceci soit dit en passant, facilita de toute sa bonne volonté cette transaction, dans l’espérance probable qu’il lui en serait tenu compte plus tard si la Commune triomphait.

À défaut donc d’une science financière que les événements dont Paris était le théâtre empêchèrent le délégué lourde de mettre en lumière, et à part le manque d’audace, commun à tous, en ce qui se rapporte à la prise de possession du portefeuille de la Banque de France, le bilan financier présenté dans les premiers jours de mai, par le citoyen Jourde, et qui relevait le compte général des recettes et dépenses de la Commune depuis le 18 mars, prouva, par la netteté et la clarté de sa disposition, que ce service était du moins entre les mains d’un comptable intelligent et honnête, ce qui avait jusqu’alors été assez rare dans l’administration publique pour que cette constatation ne fût point à dédaigner.

Il n’en fut pas de même malheureusement du service le plus important en somme de la Commune, au milieu de la situation périlleuse dans laquelle elle se trouvait. Nous voulons parler de la délégation à la guerre.

Nous n’entendons point parler ici de l’honnêteté de ceux qui furent successivement chargés de la direction de ce service, honnêteté qui ne saurait être mise en suspicion, mais seulement du manque d’ordre et de précision qui caractérisa constamment la défense.

Sans doute le délégué Cluseret avait rédigé plusieurs circulaires empreintes d’un excellent esprit, et dans lesquelles il rappelait les officiers de tous grades à moins de passion pour les galons et les oripeaux, et à plus de modestie démocratique et de respect pour la discipline ; mais faute d’énergie et d’activité dans l’application des réformes à obtenir, ces circulaires demeurèrent lettre morte.

Ni l’organisation des compagnies de génie chargées d’exécuter les travaux d’art indispensables, ni celle des batteries d’artillerie de rempart, rien ne marchait avec la régularité et la rapidité qu’il eût fallu y apporter. Le roulement des bataillons de marche était absolument défectueux. Certains bataillons ne rentrèrent chez eux qu’après 25, même 40 jours de présence au feu, épuisés et décimés, alors qu’au contraire il en était d’autres qui n’y allèrent que 3 ou 4 jours et un grand nombre pas du tout. Défaut d’ordre à la fois injuste et impolitique, les bataillons ainsi surmenés, rentrant alors exaspérés de l’abandon dans lequel on les avait laissés, ne voulant plus repartir et se débandant sans qu’on pût les reformer.

Les points les plus dangereux et qu’il eût fallu mettre au plus vite en état de défense étaient absolument négligés. Il nous souvient qu’ayant accepté avec notre digne ami, le citoyen Gambon, de surveiller la situation militaire de la partie comprise entre le Point-du-Jour et la porte des Ternes, à partir du 21 avril, nous ne fûmes pas longtemps à comprendre tous deux, malgré notre inexpérience et notre défaut de science militaire, que là se dénouerait la lutte, soit à la honte de Versailles, soit par la chute de la Commune, suivant que la défense saurait ou non pourvoir aux terrassements et à la prompte mise en service de l’artillerie, nécessités par les préparatifs d’attaque, considérables et multipliés sur tout ce parcours des fortifications. Chaque jour nous pouvions constater les progrès de nos ennemis, du haut de l’observatoire précédemment établi par l’amiral Saisset, sur la toiture du château de la Muette. Nous vîmes successivement installer, sur les points autrefois occupés par les Prussiens, les batteries formidables à l’aide desquelles les Versaillais finirent par pulvériser Boulainvilliers, le Point-du-Jour, Auteuil et Passy. Enfin nous pûmes encore les voir impunément creuser sur la lisière du bois de Boulogne, à 1,500 mètres au plus des fortifications, la tranchée à l’aide de laquelle leurs tirailleurs protégèrent le rétablissement de la batterie du rond-point de Mortemart et la construction de parallèles approchées, sans opposition sérieuse, à moins de 15 mètres des fossés de la ville, vers les portes de Saint-Cloud et d’Auteuil.

Nous signalâmes plus de vingt fois, avec le citoyen Gambon, la nécessité qu’il y avait de placer, comme commandant de ce secteur, l’officier le plus capable qu’on pourrait trouver, et de destituer celui qui s’y trouvait alors, un certain chef de légion des bataillons de Passy (le 72e et le 38e) qu’on croyait, non sans raison, tout dévoué à Versailles, et dont, en tout cas, l’incapacité était avérée.

En vain nous harcelâmes le délégué à la guerre de nos observations et de nos craintes, nous n’en pûmes obtenir autre chose que cette réponse banale et trop répétée depuis le 4 septembre, dont la Commune devait à son tour devenir victime : « il n’y avait rien à craindre de ce côté, toutes précautions étaient prises. » Cette assurance insensée, transmise, paraît-il, par Cluseret à ses successeurs, tint bon jusqu’au soir du 21 mai, où les faits lui donnèrent alors un déplorable et cruel démenti.

Il est un autre service dont les errements furent non moins regrettables, et dont la responsabilité remonte bien moins à ceux qui en furent chargés qu’à la Commune tout entière qui n’y sut pas mettre ordre. Nous voulons parler de la Sûreté générale (lisez Police) dont, par suite des tendances gouvernementales de la majorité, l’organisation fut conservée telle quelle, et dont la direction fut de plus malheureusement confiée à des citoyens qui n’y apportèrent que l’ardeur de la jeunesse et ne surent que compromettre la cause au service de laquelle ils étaient venus offrir leur dévouement. Complètement dépourvus de calme, d’expérience, et, disons le mot, du tact nécessaire pour accomplir les détestables fonctions que, contre toute logique et au mépris du juste dégoût qu’elles ont sans cesse inspiré aux véritables honnêtes gens, la Commune avait commis l’impardonnable faute de conserver, ceux qui en furent chargés ne surent pas même les exercer de façon à ne point rappeler les exécrables souvenirs qu’y avaient attachés leurs anciens titulaires.

La situation douloureuse dans laquelle se trouvent aujourd’hui placés certains de ceux que d’ardentes convictions empêchèrent de voir juste en cette occurrence, et qui consentirent à diriger ce service, nous impose le devoir rigoureux de ne point nous appesantir sur les détails. Ils furent d’ailleurs surtout dupes de cette erreur funeste à tous, de croire qu’il fallait faire peur aux adversaires de la Commune. Absolument inhabiles — et à leur honneur, — à manier cette arme dangereuse et immorale qui s’appelle la Police politique, ils ne firent que jeter l’odieux sur les principes qu’ils voulaient sauvegarder, sans avoir jamais pu sérieusement s’opposer aux menées souterraines et plus intelligentes de nos adversaires.

Ainsi, le décret concernant les otages, à l’exception de quelques personnages de marque, tels que MM. Bonjean, Darboy, Deguerry, qui furent incarcérés dès le début, ne reçut la plupart du temps d’application qu’aux dépens de pauvres diables, — ex-agents de police de plus ou moins bas étage, — et dont l’arrestation ne compensait certes pas le mal qu’elle donnait, ni les récriminations auxquelles elle servait de prétexte[5].

La Commune ne fut pas plus heureuse dans les inspirations qui la poussèrent, de suppressions en suppressions, à remettre logiquement en vigueur l’arrêté Vinoy du 12 mars, interdisant la création de tout nouveau journal à Paris. — Cette attitude à l’égard de la presse ne donna aucune force à la Commune et en détacha au contraire grand nombre de partisans, indignés à la fois de ce mépris de tout principe et de l’inintelligente violence avec laquelle les suppressions étaient généralement opérées.

Sans doute les motifs de la Commune étaient des plus légitimes, et il siérait assez mal, ce nous semble, aux très nombreux admirateurs des mesures d’exception prises par le gouvernement de Versailles, qui se rencontrent à cette heure encore dans le journalisme français, il siérait mal à de telles gens, disons-nous, de reprocher à la Commune l’emploi de ces mêmes mesures.

Ceux-là seulement ont le droit de le faire, qui, sous tous les régimes et sans se laisser troubler par les prétendues nécessités des circonstances, ont toujours protesté contre les atteintes portées au droit de manifester librement sa pensée. — Personnellement, nous ne pouvons que répéter ce que nous dîmes un soir, sur ce sujet, dans une réunion publique : La Commune n’avait qu’un droit, en face des provocations incessantes de certains journaux, incitant les ennemis de la Commune, à l’intérieur, à ouvrir traîtreusement les portes de Paris aux troupes versaillaises. Il fallait mander les rédacteurs de ces journaux, leur donner la plus grande liberté de calomnier les membres de la Commune, si cela leur pouvait être agréable, mais leur annoncer en même temps qu’au premier article poussant à la trahison, le rédacteur en chef — et non d’autres — de la feuille délinquante, serait passé par les armes, en vertu du droit de légitime défense.

Mais, nous le répétons, la Commune n’eut malheureusement sur ces choses d’autre façon de voir que ses devanciers, et elle laissa subsister la police centralisée, au lieu de la remettre aux mains des municipalités. Cette police, influencée d’une façon funeste par le Comité central, qui, par elle, espérait un jour renverser le pouvoir communal à son profit, nous désaffectionna nos meilleurs amis, sans nous débarrasser d’aucun de nos adversaires les plus dangereux.

Puisse, pour les républicains sincères, cette terrible expérience être la dernière à cet égard !

Deux seules commissions, à vrai dire, eurent le bonheur d’agir conformément aux principes que la révolution du 18 mars avait invoqués, et de dégager ainsi le caractère grâce auquel la Commune légitima son existence et démontra la nécessité de son futur et définitif triomphe.

Nous voulons parler de la Commission à l’Enseignement et de celle du Travail et de l’Échange.

Composée exclusivement de socialistes, parmi lesquels les citoyens Malon, Theisz et Frænkel, ouvriers véritables et connaissant dans tous leurs détails les questions relatives au travail, cette dernière commission s’était tracé le programme suivant :

La Commission a pour objet spécial l’étude de toutes les réformes à introduire, soit dans les services publics de la Commune, soit dans les rapports des travailleurs — hommes et femmes — avec les patrons.

Elle a également à étudier toutes les questions qui se rattachent à la révision du Code de commerce, des tarifs douaniers et à la transformation de tous les impôts directs et indirects.

Elle a encore mission de procéder à une enquête générale sur le travail et l’échange, afin d’établir une statistique industrielle et commerciale sincère, qui permette de diriger l’éducation professionnelle de telle sorte que, tout en respectant les aptitudes naturelles de l’enfant, on évite de jeter inutilement vers telle ou telle branche d’industrie plus de bras que n’en comportent ses besoins et qu’ainsi puisse disparaître enfin la concurrence anarchique et ruineuse que se font en ce moment les travailleurs, au bénéfice des capitalistes.

Conformément aux vrais principes démocratiques, qui exigent que les citoyens soient appelés directement à régler leurs intérêts, la Commission a le devoir absolu de faciliter aux intéressés tous les moyens de grouper les éléments à l’aide desquels se pourront préparer les projets de décrets dont elle proposera l’adoption à la Commune, de façon qu’ils soient toujours la réelle expression des intérêts professionnels, préalablement débattus par ceux dont ces décrets seront l’objet.

D’après cet exposé, il est certain que si la Commune, victorieuse de ses adversaires, eût pu entrer dans la voie organique, la commission du Travail et de l’Échange fût devenue de première importance. Elle eût, auprès de la Commune, rempli un rôle analogue à celui que remplissait le Conseil d’État auprès du Corps législatif.

Elle eût proposé les projets de décrets communaux et eût été ainsi appelée à formuler les voies et moyens de la révolution sociale, après les avoir d’abord étudiés avec les intéressés eux-mêmes.

Le plus important des décrets communaux rendus sous son inspiration, fut celui relatif « à la reprise, au profit des travailleurs, de tous les ateliers désertés par les patrons qui s’étaient, eux aussi, mis en grève contre la Commune.

Ce décret est ainsi conçu :

La Commune de Paris,

Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient, afin d’échapper aux obligations civiques et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ;

Considérant que par ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise,

Décrète :

Les Chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une Commission d’enquête ayant pour but :

1o De dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment ;

2o De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;

3o D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières ;

4o De constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour des dits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, et sur le chiffre de l’indemnité qu’auront à payer ces sociétés aux patrons.

Cette Commission d’enquête devra adresser son rapport à la Commission communale du travail et de l’échange, qui sera tenue de présenter à la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs.

Toutes réserves faites en ce qui concerne la question des sociétés coopératives, dont l’institution, désirée par le décret, eût été à notre sens une erreur capitale, grosse de terribles mécomptes dans l’avenir, ce décret n’était rien moins que la véritable mise en marche de la révolution sociale. C’était l’expropriation pour cause d’utilité générale, et toute question d’indemnité sauvegardée, de l’outillage devenu inerte et improductif, de par la volonté de ses détenteurs actuels.

Est-ce qu’en effet, et sous prétexte de respecter la liberté de son détenteur tel quel, il peut être permis de laisser se détériorer les instruments de production, fruits du travail collectif ? Est-ce que, pour faire pièce à leurs ouvriers coalisés, en vue d’obtenir un salaire plus en harmonie avec leurs besoins, les propriétaires des grandes usines, invoquant leurs prétendus titres de propriété, pourraient avoir le droit sans conteste de fermer leurs usines ; de ruiner par là une industrie dont les produits sont indispensables à tous, en même temps qu’elle fait directement vivre ceux qui y sont employés ?

Questions posées, questions résolues.

Nul, en droit moral et économique, ne pourrait contester la validité d’un décret qui prétendait s’opposer à de semblables monstruosités sociales, tout en respectant d’ailleurs certains droits du propriétaire à être remboursé de la valeur vénale, après estimation contradictoire et arbitrale, de l’outillage dont on lui enlevait la libre disposition dans un intérêt public de conservation.

Il en fut malheureusement de ce décret comme de tant d’autres. Il ne put être mis à exécution, les événements s’étant pressés de telle sorte qu’il devint impossible de songer à autre chose qu’à la défense de Paris, plus furieusement que jamais bombardé et incendié.

Quant à la Commission d’enseignement, elle s’occupa sans relâche de réorganiser toutes les écoles primaires de garçons et de filles, abandonnées dès le 19 mars par la plus grande partie de leurs titulaires qui étaient allés, eux aussi, rejoindre le gouvernement à Versailles.

La Commission se fit aider dans cette réorganisation urgente par une sous-commission que le délégué, le citoyen Vaillant, avait composée de spécialistes qui, tels que les citoyens Élie Reclus, Rama, la citoyenne Champseix (André Léo), avaient donné depuis longtemps des gages sérieux, concernant leur façon d’envisager l’éducation au point de vue démocratique.

La Commission d’enseignement institua tout d’abord dans l’ancien établissement des jésuites, situé rue des Postes, la première des écoles professionnelles dont elle avait l’intention de multiplier la création dans Paris.

Elle prit soin d’éliminer des écoles, toute question dogmatique de nature à fausser l’intelligence de l’enfant, dont la Commune avait pour mission absolue et pour devoir impérieux de sauvegarder la virtuelle liberté de conscience.

Cette tendance très caractérisée de la Commune, en ce qui concerne l’organisation de son enseignement public, ressort très clairement de deux proclamations aux familles, publiées par les municipalités des 17e et 4e arrondissements et que nous reproduisons in extenso dans nos pièces justificatives[6]. — On s’y peut convaincre que c’est uniquement en vue de protéger la conscience de l’enfant, qu’on écarte de lui tout enseignement pouvant y porter atteinte, en inculquant à son intelligence des solutions a priori dont l’acceptation ne peut moralement résulter que d’un choix éclairé et dégagé de toute pression.

Honneur en soit rendu à la Commune qui, pour ce seul fait, mériterait du moins l’estime de tous ceux pour qui les droits de la pensée ne sont pas une vaine formule.

À travers donc les fautes et les erreurs de la Commune deux faits principaux s’étaient dégagés jusqu’alors de son action générale : la suppression, au nom de la véritable liberté de conscience, de tout culte officiel et de tout enseignement religieux dans les écoles, regardées désormais comme un terrain neutre sur lequel se puissent rencontrer, sans nulle autre préoccupation que l’étude, les enfants appartenant de par leurs familles aux croyances les plus opposées ; puis la reconnaissance pour les travailleurs du droit à l’outillage, par la reprise, en leur faveur des ateliers abandonnés par leurs propriétaires, sauf compte à faire avec ceux-ci lors de leur retour dans ces ateliers.

Si la Commune, plus soucieuse de se mettre en contact permanent avec la population et de s inspirer des sentiments réels de celle-ci, au lieu de se laisser absorber par les détails administratifs des municipalités qui n’eussent que gagné à être dirigées par des administrateurs pris hors de son sein, et que ses membres les plus connus et les plus influents eussent pu chaque jour tâter le pouls à cette opinion, nul doute que malgré les fautes déjà commises, la Commune eût pu se taire appuyer d’une force morale telle, que Versailles eût été amené à traiter.

Les adhésions successives des francs-maçons des deux rites et des délégués de province témoignent du reste qu’elle disposait, grâce au caractère d’impuissance que dénotaient chaque jour les actes de l’assemblée nationale, d’une influence et d’un crédit encore suffisants pour sortir triomphante — au moins dans ses revendications essentielles — de la crise où elle était engagée.

Malheureusement le parti autoritaire (Blanquistes et Jacobins réunis) avait pris dans la Commune une croissante consistance.

Les Blanquistes avaient groupé autour d’eux tous ceux de la Commune qui, jeunes encore et nouvellement arrivés dans la politique, étaient sincèrement convaincus qu’il ne s’agissait que d’appliquer au service de la cause démocratique, les procédés employés par les monarchistes, et qu’il suffisait de changer le but à atteindre pour rendre les moyens acceptables.

Méconnaissant la valeur réelle du mouvement du 18 mars, dont la seule évidence avait donné à ce mouvement un caractère universel et indiscutable, ils ne comprirent pas que le triomphe de cette nouvelle révolution était subordonné à la mise en pratique des principes généraux au nom desquels cette révolution s’était produite.

Le mouvement communaliste avait pour but de faire disparaître la notion d’autorité et de gouvernement, pour y substituer celle du droit et de la souveraineté directe et inaliénable des citoyens.

Et voilà que les autoritaires de la Commune tendaient de plus en plus à se constituer en gouvernants indiscutables et, malgré leur apparente acceptation du principe de la responsabilité, à se placer en réalité au-dessus de toute revendication effective.

Le mouvement communaliste devait avoir pour effet de restituer aux citoyens la surveillance et la sauvegarde directe de la sécurité publique.

Et voilà que les autoritaires ne songeaient plus, au nom du Salut public, qu’à concentrer dans leurs mains l’action gouvernementale et policière dont ils avaient précédemment, et avec raison, tant de fois relevé les abus monstrueux, oubliant ainsi que ces abus ressortent logiquement du principe qui leur donne naissance, quelle que soit d’ailleurs l’honnêteté de vues dont ce v principe prétend se légitimer.

Sans doute cette tendance autoritaire s’appuyait, pour se justifier, d’une situation vraiment critique, qui demandait pour être dénouée une rapidité et une énergie d’action que nous sommes trop habitués, pour notre malheur, à ne croire possibles que dans les mains d’une dictature. Croyance fatale et dont l’impuissance du gouvernement impérial et celle des gens du 4 septembre aurait dû nous avoir à jamais désillusionnés.

Aux conséquences funestes que devaient avoir pour l’avenir de la Commune les prétentions gouvernementales de ceux qui, par opposition aux socialistes, s’appelaient naïvement les révolutionnaires, venaient s’ajouter, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, les impressions désastreuses que produisaient la plupart de leurs actes. La majorité était malheureusement privée du seul homme qui eût pu lui imprimer une direction intelligente et qui, grâce à son influence sur la plus grande partie de ses membres, eût pu rectifier leurs décisions dans ce qu’elles avaient du moins d’anarchique et de puérile violence.

Nous voulons parler de Blanqui, dont la présence à la Commune eût été d’un grand secours à celle-ci, en ce qu’il eût astreint ceux qui l’acceptaient comme inspirateur à plus de méthode et d’habileté politique dans leurs agissements.

Mais Blanqui ne put être libéré, en dépit de tous les efforts tentés par la Commune pour amener M. Thiers à l’échanger contre Monsieur Darboy qui, dans l’origine, n’avait été arrêté qu’afin d’obtenir ce résultat.

M. Thiers sut calculer juste : les Blanquistes sans Blanqui, pouvaient provoquer la chute de la Commune !

La liberté, la vie même de l’archevêque importait moins au triomphe de Versailles que n’eût été nuisible au gouvernement de M. Thiers, la présence de Blanqui, siégeant au milieu de ses amis à la Commune et les disciplinant. — Les événements donnèrent raison à M. Thiers. Blanqui demeura donc prisonnier.

Sans doute les Blanquistes comptaient parmi eux un homme qu’on eût supposé les pouvoir diriger, mais, affaibli par la maladie dont il mourut peu après à Bruxelles, Tridon n’avait plus ni la force physique, ni l’activité voulue pour dominer ses amis et en refréner les écarts. Aussi, bientôt irrité et fatigué en même temps de leur conduite incohérente, il passa dans les rangs de la minorité socialiste avec laquelle il resta jusqu’à la fin.

Quant aux citoyens Delescluze et Gambon, dont les tendances étaient également autoritaires, il répugnait trop à leur droiture de diriger leurs alliés à la Commune, au moyen d’intrigues sans dignité auxquelles se prêtait plus volontiers le tempérament politique de Félix Pyat, dont les perfides inspirations guidèrent trop souvent la conduite des amis de Blanqui, sans pourtant que ceux-ci lui accordassent la moindre estime.

À la fin d’avril, la Commune était donc, par ses actes et ses tendances gouvernementales, dans une situation extrême d’où la pouvait tirer seulement un prompt et décisif retour aux principes anti-autoritaires et réellement démocratiques qui lui avaient donné naissance.

Pour son malheur et surtout pour le malheur de tous, elle ne le comprit pas ainsi. Imbue de préjugés d’un autre âge, elle imagina au contraire de créer de ses propres mains un pouvoir plus directement dictatorial, forcément destiné, s’il eût triomphé de Versailles, à se substituer à la Commune elle-même, ou, ce qui était bien plus probable, à la conduire à sa perte par son impuissance propre et les résistances intérieures qu’il devait provoquer.


  1. Il suffit de se reporter aux jugements prononcés depuis, soit par les conseils de guerre, soit par les tribunaux correctionnels, contre les quelques employés qui, fidèles à leur devoir, restèrent courageusement à leur poste, pour s’assurer que cette menace du gouvernement n’était point vaine.
  2. Il nous a été affirmé entr’autres, par le citoyen Martelet, délégué à la Commune pour le 14e arrondissement, que MM. Héligon, adjoint à cette municipalité jusqu’au 18 mars, et Fribourg, employé alors dans les subsistances de l’arrondissement, — depuis rédacteur au journal policier le Soir, — enlevèrent environ soixante mille francs de la caisse municipale, au profit du gouvernement de M. Thiers.

    Et ces hommes osèrent plus tard traiter les fédérés de pillards et de bandits !

  3. Ce à quoi la Commune eût eu le droit de s’opposer, au moins pour Paris.
  4. Nous n’en citerons d’autre exemple que le vol, avoué par ses auteurs eux-mêmes, d’une somme de dix-sept millions, prélevés indûment par le Crédit foncier, dans l’affaire dite des lions de délégation, relative aux expropriations. — Ce vol fut reconnu par le directeur, M. Arnould Frémy, qui fut forcé de l’avouer au Corps législatif, lors de la discussion concernant l’emprunt de 450 millions pour la ville de Paris, ce qui n’empêcha pas cependant MM. les actionnaires du Crédit foncier d’en profiter. (Voir les débats du Corps législatif, février et mars 1809).

    Avis au Conseil municipal actuel.

  5. Nous n’avons point mentionné — à dessein — le nom de Chaudey parmi ceux des otages. Ce citoyen fut arrête sur la dénonciation du Père Duchêne, qui rappela la participation de Chaudey au guet-apens du 22 janvier. Cette participation est absolument démontrée du reste par la dépêche ci-après, adressée de l’Hôtel-de-Ville, 22 janvier, 2 h. 50 m. du soir, à M. Jules Ferry, et signée Cambon ; la dépêche contient cette phrase significative : « Chaudey consent à rester là ; — il s’était chargé de haranguer la foule — mais prenez des mesures le plus tôt possible pour balayer la place.

    » Je vous transmets du reste l’avis de Chaudey. »

    Chaudey n’était donc point un otage, mais un accusé ayant à répondre de sa conduite au 22 janvier et à s’en justifier. — Voilà quant à la vérité de sa situation.

    Pour nous, nous pensons que cette arrestation, faite au moment même où Chaudey se ralliait à la révolution communaliste, dans le journal le Siècle, fut au moins un acte d’insigne maladresse. — Quant à sa mort, toute cruelle qu’elle fut, la responsabilité en remonte, comme pour la mort des otages, à ceux qui, dés le début de la lutte, ainsi que le témoigne la proclamation Galiffet du 2 avril, ont érigé en système l’assassinat des prisonniers.

  6. Voir aux pièces justificatives, XXII et XXIII.