Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Actes du Ministère de Turgot/Sur l’industrie agricole, manufacturière et commerciale

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II. DÉCLARATIONS, ÉDITS, ETC., RELATIFS À L’INDUSTRIE
AGRICOLE, MANUFACTURIÈRE ET COMMERCIALE.

Arrêt du Conseil d’État, du 28 novembre 1774, et Lettres-Patentes sur icelui, données à Versailles le 20 décembre 1774, registrées en Parlement le 23 janvier 1775, qui ordonnent la liberté du commerce des huiles de pavot, dites d’œillette.

Le roi s’étant fait rendre compte, en son Conseil, des différents Mémoires donnés sur l’usage de l’huile de pavot, dite d’œillette, et de la requête des maîtres et gardes du corps des épiciers de la ville et bourgs de Paris, et Sa Majesté étant informée qu’il s’en fait sans aucun inconvénient une consommation journalière dans ses provinces de Beaujolais, Picardie, Franche-Comté, Alsace et Flandre, même dans l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre et autres États ; vu les décrets de la Faculté des 26 juin 1717 et 29 janvier 1774, desquels il résulte que cette huile ne contient rien de narcotique ni de contraire à la santé ; ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne :

Que le commerce d’huile de pavot, dite d’œillette, sera et demeurera à l’avenir libre. Permet Sa Majesté aux épiciers, échoppiers, graissiers et autres de quelque condition et état qu’ils soient, ayant le droit de faire venir à Paris vendre et débiter des huiles d’olives et autres espèces d’huiles, de recevoir et retirer également chez eux et dans leurs magasins, vendre et débiter des huiles de pavot, dites d’œillette, pures et sans être mélangées, et ce nonobstant les lettres-patentes du 22 décembre 1754, et tous règlements contraires, auxquels Sa Majesté a dérogé et déroge par le présent arrêt. Et seront sur icelui toutes lettres-patentes nécessaires expédiées[1], etc.


Déclaration du roi concernant le commerce de la viande pendant le carême, à Paris. (Donnée à Versailles le 25 décembre 1774, registrée en Parlement le 10 janvier 1775.)

Louis, etc. Le privilège exclusif accordé à l’Hôtel-Dieu pour la vente et le débit de la viande pendant le carême lui ayant été plus onéreux que profitable, lorsque l’exercice en a été fait par ses préposés, il aurait ci-devant préféré de le céder moyennant une somme de 50,000 livres ; mais ce privilège n’étant pas moins préjudiciable au public par les abus qui en résultent nécessairement, par les fraudes multipliées à la faveur desquelles on est jusqu’ici parvenu à en éluder l’effet sans que les pauvres en aient profité, et par les poursuites sévères, souvent ruineuses, auxquelles ils se trouvaient exposés, nous avons pris la résolution de subvenir aux besoins de ceux de nos sujets que leur état d’infirmité met dans la nécessité de faire gras pendant le carême, et notamment des pauvres malades, en leur procurant des moyens plus faciles d’avoir les secours qui leur sont indispensables ; nous avons reconnu qu’il n’en pouvait être de plus capables de remplir ces vues charitables, que de rendre au commerce des viandes pendant le carême une liberté qui ne peut et ne doit entraîner l’inobservation des règles de l’Église. Mais, si d’un côté il est de notre bonté de procurer du soulagement aux habitants de notre bonne ville de Paris, nous avons cru également digne des vues de justice et de piété qui nous animent, de ne point faire perdre à l’Hôtel-Dieu le bénéfice que cette maison est dans l’usage de retirer de l’exercice de son privilège, et de maintenir les règlements qui, conformément aux lois de l’Église, ne permettent l’usage du gras dans le carême qu’aux conditions qu’elle a prescrites. À ces causes, nous avons dit, déclaré et ordonné ce qui suit :

Art. I. Le commerce et l’entrée des viandes, gibier et volailles sera libre dans la ville, faubourgs et banlieue de Paris pendant le carême.

II. La vente et le débit en seront faits, savoir : du bœuf, veau et mouton, par les maîtres et marchands bouchers ; du gibier et de la volaille, par les rôtisseurs ; et du porc frais et salé, par les charcutiers.

III. Il sera tenu à cet effet, le lundi de chaque semaine, un marché à Sceaux ; tous les vendredis, un marché à la halle aux veaux, et tous les jours de la semaine, à l’exception du vendredi, un marché de volaille et de gibier sur le carreau de la Vallée, le tout en la manière accoutumée.

IV. Et, pour assurer à l’Hôtel-Dieu le même secours qu’il a retiré jusqu’à présent de l’exercice de son privilège, voulons qu’il lui soit remis une somme de 50,000 livres, à prendre sur le produit des droits qui se perçoivent aux marchés de Sceaux et entrées de Paris, sur les bœufs, veaux, moutons et porcs, et dont la régie sera faite, pendant le carême, pour notre compte par nos fermiers ; sauf, dans le cas d’insuffisance du produit desdits droits régis, à parfaire par nous, au profit de l’Hôtel-Dieu, ladite somme de 50,000 livres.

V. Seront au surplus les arrêts et règlements concernant l’usage du gras pendant le carême, et ceux concernant le suif, la cuisson des abatis, les marchés de Sceaux, de la Vallée et de la halle aux veaux, exécutés en ce qui n’est pas contraire aux dispositions des présentes.


Arrêt du Conseil d’État, du 28 avril 1775, concernant la garance.

Le roi voulant favoriser la culture de la garance dans le royaume et lui assurer une préférence sur celle apportée de l’étranger, et désirant sur ce faire connaître ses intentions : ouï le rapport du sieur Turgot, etc. Le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne :

Qu’à l’avenir et à compter du jour de la publication du présent arrêt, la garance qui viendra de l’étranger payera à toutes les entrées du royaume 25 sous par quintal. Veut Sa Majesté que la garance qui circulera dans les différentes provinces soit exempte de tous droits de traites, ainsi que celle qui proviendra du crû de l’île de Corse, qui sera regardée comme nationale, et jouira de ladite exemption, en remplissant les formalités nécessaires pour assurer son origine.


Arrêt du Conseil d’État, du 19 mai 1775, qui accorde pendant six années, à compter du 1er juillet prochain, une gratification de 25 sous par quintal de morues sèches de pêche française, qui seront transportées dans les lies françaises.

Le roi s’étant fait représenter l’arrêt rendu en son Conseil le 31 juillet 1767, par lequel Sa Majesté, dans la vue d’étendre le commerce de la poche nationale, et d’encourager le transport des morues sèches qui en proviendraient, dans les îles et colonies françaises en Amérique, aurait accordé aux armateurs et négociants français, pendant le cours et espace de six années, à compter du 1er juillet 1767, une gratification de 25 sous par quintal de morues sèches qu’ils transporteraient, soit des ports de France, soit des lieux où ils auraient fait leur pêche, dans les îles françaises du Vent, à condition que lesdites morues sèches seraient de pêche française ; laquelle gratification leur serait payée par l’adjudicataire général des fermes, en se conformant aux formalités prescrites par ledit arrêt, et aurait en même temps défendu à tous négociants et armateurs d’y transporter aucun poisson de pêche étrangère ; comme aussi à tout capitaine de navire français pêcheur, de prendre du poisson de pêche étrangère, sous les peines énoncées audit arrêt. Sa Majesté étant informée que cette gratification, dont le terme est expiré, est encore nécessaire pour exciter le zèle de ceux qui s’adonnent à cette pêche, et désirant leur donner une nouvelle marque de sa protection, et les encourager à suivre de plus en plus un commerce aussi important : ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil,

Renouvelle et continue pour le temps et espace de six années, à compter du 1er juillet prochain, la gratification de 25 sous par quintal de morues sèches, accordée par l’arrêt du Conseil du 51 juillet 176 ?. Veut en conséquence Sa Majesté que ladite gratification soit payée de la même manière, avec les mêmes formalités et aux mêmes conditions prescrites par ledit arrêt du 51 juillet 1767, qui continuera à être exécuté suivant sa forme et teneur.


Arrêt du Conseil d’État, du 24 juin 1775, qui déclare libre l’art de polir les ouvrages d’acier.

Sur ce qui a été représenté au roi, en son Conseil, que l’art de polir les ouvrages d’acier en France a jusqu’à présent fait peu de progrès, par les entraves que différentes communautés d’arts et métiers y ont opposées, fondées sur la préférence que chacune d’elles croit avoir de perfectionner les choses dont la fabrique lui est attribuée, quoique, dans le fait, cet art ne soit du ressort d’aucune corporation exclusivement ; que pour débarrasser, même aplanir, en faveur de ceux qui désireront s’en occuper, la voie de la perfection, dans cet art, des obstacles qui restreignent l’industrie et refroidissent l’émulation, il est à désirer que la main-d’œuvre totale du poli de l’acier puisse être réunie et rendue commune à tous les artistes et ouvriers qui, par état ou profession, prétendent au droit d’une portion de cette liberté, pour qu’ils puissent, si bon leur semble, entreprendre respectivement, non-seulement les ouvrages en ce genre qu’ils ont adoptés, mais encore ceux qui se fabriquent par les membres des différentes autres communautés, les façonner, varier, vendre et débiter ainsi que bon leur semblera, sans être assujettis à des formes de réception à la maîtrise, d’autant plus gênantes et dispendieuses, qu’en cumulant différentes classes de ces ouvrages, il en résulterait la nécessité, par ceux qui s’en occupent, de se faire agréger dans plusieurs communautés pour user de toute leur industrie ; que dans cette espèce, une liberté illimitée ne peut tendre qu’à perfectionner en France un art que les ouvriers d’un royaume étranger n’ont exercé jusqu’ici avec supériorité que par la substitution des encouragements aux gênes toujours destructives ; que la concurrence multipliera la main-d’œuvre, produira le meilleur marché de la marchandise, procurera facilement au consommateur les choses qu’il tirait auparavant de l’étranger, et donnera l’essor aux talents de nombre d’ouvriers déjà connus par des essais supérieurement exécutés. C’est sur quoi Sa Majesté a jugé à propos de faire connaître ses intentions. Vu l’avis des députés du commerce ; ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne :

Que l’art de polir les ouvrages d’acier en France, de telles espèces qu’ils soient, sera et demeurera libre à tous artistes et ouvriers indistinctement qui, par état ou profession, ont le droit de travailler le fer et l’acier ; leur permet de vendre et débiter les ouvrages qu’ils auront polis ou façonnés, sans qu’ils puissent, sous quelque prétexte que ce soit, être troublés par aucuns ouvriers ou marchands, ni pour raison de ce assujettis à aucunes formalités. Ordonne pareillement que le présent arrêt sera exécuté nonobstant tous empêchements quelconques, dont, si aucuns interviennent, Sa Majesté se réserve la connaissance et à son Conseil ; et icelle interdisant à ses cours et autres juges, leur fait défense d’en connaître, à peine de nullité de leurs jugements[2].


Arrêt du Conseil d’État, du 5 novembre 1775, qui permet aux boulangers forains des villes, villages et lieux circonvoisins, d’apporter et vendre librement leur pain dans la ville de Lyon, à la charge de se conformer aux ordonnances de police pour la qualité et le prix, etc.

Le roi étant informé que d’anciens règlements de police, conservés et exécutés jusqu’à ce jour dans sa ville de Lyon, s’opposent à la vente et à la distribution libres du pain, tendent à en augmenter le prix et à bannir l’abondance, a jugé que cet objet méritait toute son attention ; en conséquence, Sa Majesté s’est fait représenter les différentes ordonnances de police relatives à cette partie essentielle des subsistances. Elle a reconnu :

Que des règlements, des 2 septembre 1700 et 4 février 1701, avaient imposé aux boulangers forains la nécessité de ne vendre du pain que dans des places déterminées, à des jours marqués, à un prix inférieur à celui des boulangers de la ville, et de remporter au dehors celui qui n’aurait pu être vendu dans le jour.

Qu’un autre du 7 avril 1710 défend à tous habitants de la ville qui n’ont point de maîtrise de boulangers, de faire ou débiter du pain, et aux forains d’en vendre ailleurs qu’au lieu qui leur est prescrit ; qu’enfin un autre règlement du 12 mars 1751, donné sur la requête des maîtres boulangers, condamne en 300 livres d’amende des particuliers pour avoir apporté du pain dans la ville ; qu’il réitère de sévères défenses aux boulangers des villes et villages circonvoisins d’en introduire, à peine de confiscation et de 100 livres d’amende, et cependant qu’il réserve le privilège exclusif d’en apporter et d’en vendre aux deux seules paroisses de Montluel et de Saint-Pierre-de-Chandieu, mais seulement trois jours de la semaine, et sans pouvoir entreposer et garder dans la ville celui qui n’est pas vendu.

Ainsi l’intérêt le plus pressant du peuple a été sacrifié à celui de la communauté des maîtres boulangers, dans une ville où toutes maîtrises, communautés et jurandes étaient interdites par des lois précises du 3 juillet 1606, du 28 septembre 1641, du mois de mai 1661, et du mois de septembre 1717.

De tous les soins nécessaires au régime d’une grande ville et au bonheur de ses habitants, aucun n’est aussi essentiel que celui d’éloigner tous les obstacles qui peuvent gêner les subsistances générales, diminuer leur abondance, rendre leur distribution moins facile, ou en augmenter le prix par le défaut de concurrence : ce soin est plus nécessaire encore dans une ville où le commerce et l’emploi que donnent les manufactures rassemblent une population nombreuse, qui, ne subsistant que des rétributions de son travail et de l’emploi continu de son temps, doit trouver dans tous les moments, à sa portée, l’objet de ses premiers besoins. L’effet de la liberté et d’une pleine concurrence peut seul assurer aux sujets de Sa Majesté cet avantage que promettaient spécialement à la ville de Lyon les lettres-patentes de 1606, 1661 et 1717.

À quoi étant nécessaire de pourvoir : ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne :

Qu’à compter du jour de la publication du présent arrêt, il sera permis aux boulangers forains des villes, villages et paroisses circonvoisins, d’apporter, vendre et débiter dans la ville de Lyon la quantité de pain qu’ils jugeront à propos ; à la charge par eux de se conformer aux ordonnances de police rendues à cet égard, et de n’apporter que du pain de bonne qualité. Permet Sa Majesté auxdits particuliers d’apporter leur pain tous les jours de la semaine indistinctement, et de le vendre dans les marchés publics et rues qu’ils trouveront les plus convenables, et au prix qu’ils voudront, pourvu néanmoins qu’il n’excède pas celui fixé par les prévôt des marchands et échevins. Veut Sa Majesté que lesdits boulangers forains qui n’auraient pu vendre dans le jour tout le pain qu’ils auraient apporté, puissent faire dans ladite ville tels entrepôts qu’ils jugeront convenables, sans que, sous aucun prétexte, ils puissent être troublés ni inquiétés : en conséquence, Sa Majesté a annulé et annule toutes les ordonnances de police contraires aux dispositions du présent arrêt, seulement en ce qui les concerne, et notamment celles des 2 septembre 1700, 4 février 1701, 9 août 1706, 7 avril 1710 et 12 mars 1751. Enjoint Sa Majesté aux sieurs prévôt des marchands, échevins et lieutenant de police de ladite ville, de se conformer au présent arrêt, et au sieur intendant et commissaire départi de tenir la main à son exécution. Ordonne qu’il sera imprimé et affiché partout où besoin sera.


Déclaration du roi, qui fixe à six mois le délai pendant lequel les déclarations de défrichements pourront être contredites par les communautés d’habitants ou les décimateurs. (Donnée à Fontainebleau le 7 novembre 1775 ; registrée en Parlement le 9 décembre audit an.)

Louis, par la grâce de Dieu, etc. Le feu roi voulant donner des encouragements à ceux qui avaient entrepris ou entreprendraient de défricher des landes et terres incultes, a prescrit, par sa déclaration du 13 août 1766, les formalités qu’ils devaient suivre pour jouir des avantages y portés. L’article 2 les assujettit à des déclarations aux greffes des justices royales et des élections, et l’article 3 veut que les entrepreneurs en fassent afficher copie à la porte de la paroisse par un huissier qui en dresse procès-verbal. L’objet de ces affiches est de donner aux décimateurs et curés, et aux habitants, les moyens de vérifier les déclarations, et de les contredire, s’ils croyaient avoir des motifs de le faire. Mais il a été omis de fixer un terme à leurs recherches, qui doivent néanmoins avoir des bornes pour assurer aux défricheurs la tranquillité de leurs travaux. Nous avons pensé qu’un délai de six mois serait suffisant pour mettre les intéressés à portée de vérifier les déclarations et de se pourvoir.

À ces causes, etc., disons, déclarons et ordonnons ce qui suit :

Art. I. Les déclarations de défrichements ordonnées par la déclaration du 13 août 1766, qui auront été affichées conformément à icelle six mois avant l’enregistrement de la présente déclaration, ne seront plus susceptibles de contradiction de la part des décimateurs, curés et habitants, si pendant ledit espace de temps ils ne se sont pourvus contre lesdites déclarations.

II. Si le procès-verbal d’affiche est fait dans les six mois antérieurs à la présente déclaration, les décimateurs, curés et habitants auront, pour se pourvoir contre les déclarations de défrichements, le temps qui s’en manquera pour parfaire le terme de six mois à compter du jour de l’affiche, après lequel temps ils ne seront plus reçus à se pourvoir.

III. À l’égard des déclarations de défrichements qui seront faites postérieurement à l’enregistrement de la présente déclaration, les décimateurs, curés et habitants auront six mois pour les contredire et se pourvoir, et ce à compter du procès-verbal d’affiche, passé lequel délai ils ne seront plus reçus à se pourvoir, et les entrepreneurs de défrichements ne pourront être par eux inquiétés pour raison de la dime ou de la taille. Si donnons en mandement, etc.

Des lettres-patentes, qui ne diffèrent de cette déclaration que par quelques nuits applicables aux impositions particulières à l’Artois, ont été envoyées le même jour au Parlement, qui lésa enregistrées le 26 janvier suivant, pour être envoyées au conseil provincial d’Artois.

On ne pouvait alors gouverner par des lois entièrement générales.


Arrêt du Conseil d’État, du 22 décembre 1775, qui permet aux négociants de Rochefort de faire directement par le port de cette ville le commerce des îles et colonies françaises de l’Amérique, en se conformant aux dispositions des lettres-patentes du mois d’avril 1717.

Sur ce qui a été représenté au roi, étant en son Conseil, par les officiers municipaux de la ville de Rochefort, auxquels se sont joints ceux des villes d’Angoulême, de Cognac, de Saint-Jean-d’Angely, de Jarnac, de Saintes et de Tonnay-Charente, que, de tous les ports de son royaume, aucun n’est plus avantageusement situé pour le commerce des colonies, et plus digne d’obtenir la faveur d’être admis à ce commerce que celui de Rochefort ;

Que la Charente, dont les ports de Rochefort et de Charente forment l’abord, est le débouché naturel de toutes les denrées de la Saintonge et de l’Angoumois ;

Que plusieurs parties du Périgord, du Poitou et du Limousin n’ont de communication avec la mer et l’étranger que par le moyen de cette rivière ; que c’est par elle que leurs habitants peuvent se procurer les marchandises dont ils ont besoin et tirer un parti utile de leur superflu ; que toutes les provinces que cette rivière traverse abondent en vins, eaux-de-vie, fers et autres matières de tout genre, propres au commerce de l’Amérique, et qu’elle peut être rendue navigable dans un plus grand espace, et contribuer à enrichir de nouveau ces pays ;

Qu’ainsi la liberté de commercer directement aux colonies par le port de Rochefort, en donnant au commerce intérieur plus d’étendue et d’activité, sera d’autant plus utile à l’État qu’elle développera davantage les richesses naturelles de cette partie considérable du royaume ;

Que l’établissement d’une partie de la marine royale à Rochefort, loin de former un obstacle aux succès de la demande des officiers municipaux, présente à Sa Majesté de nouveaux motifs pour l’agréer ; qu’elle tend à rassembler dans le même lieu une plus grande abondance de productions et des matières de toute espèce utiles à la construction et au radoub des vaisseaux ; qu’elle offre de l’emploi à un grand nombre de matelots, de constructeurs et d’ouvriers de tous les genres.

Sa Majesté ayant aussi reconnu que la permission demandée, dont l’objet est si intéressant pour les habitants de Rochefort et de toutes les provinces situées sur le cours de la Charente, ne peut être qu’avantageuse au service de la marine royale, elle a jugé qu’il était de sa justice d’avoir égard à ces représentations.

Sur quoi, vu les Mémoires présentés par la ville de Rochefort, et par les officiers municipaux des villes d’Angoulême, de Cognac, de Saint-Jean-d’Angely, de Jarnac, de Saintes et de Tonnay-Charente ; les Mémoires des fermiers-généraux en réponse ; les représentations des négociants de La Rochelle ; ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil,

A permis et permet aux négociants de Rochefort de faire directement, par le port de cette ville, le commerce des îles et colonies françaises de l’Amérique. Veut en conséquence Sa Majesté qu’ils jouissent du privilège de l’entrepôt et des autres privilèges et exemptions portés par les lettres-patentes du mois d’avril 1717, ainsi qu’en jouissent ou doivent jouir les négociants des ports admis à ce commerce, aux conditions de se conformer aux autres dispositions desdites lettres-patentes et règlements depuis intervenus.


Déclaration du roi, donnée à Versailles le 12 janvier 1776, portant liberté, à tous les maîtres de verreries de la province de Normandie, de vendre à Paris, Rouen et ailleurs les verres à vitres de leur fabrique. (Registrée au Parlement de Rouen le 24 février audit an[3].)

Louis, etc. Les fabriques de verres à vitres étant un objet considérable de commerce, non-seulement par la grande consommation qui s’en fait dans l’intérieur de notre royaume, mais encore par l’abondance des exportations chez l’étranger, nous nous sommes fait rendre compte des moyens propres à augmenter ce genre d’industrie, et nous avons reconnu que le premier effet de notre protection sur cet objet devait être de l’affranchir des gênes qui depuis longtemps en arrêtent les progrès dans la province de Normandie.

La vente des verres à vitres avait toujours été libre jusqu’en 1711 : à cette époque, l’usage des carreaux fut substitué à celui des panneaux de vitres en losange. Les verres destinés à former des carreaux n’arrivant point alors à Paris en quantité suffisante pour répondre à la consommation, il fut rendu, le 11 août 1711, un arrêt du Conseil qui régla la quantité de paniers de verre que les maîtres de verreries de Normandie seraient obligés de fournir, et qui en fixa le prix. Cet assujettissement, qui semblait devoir cesser dès que la fabrication et le commerce se seraient proportionnés aux besoins des consommateurs, s’est au contraire perpétué jusqu’à présent, et de nouvelles gênes ont été ajoutées aux premières par des arrêts du Conseil, surpris sous divers prétextes. À l’exemple de ces différents arrêts, le Parlement de Rouen ne tarda pas à en rendre de semblables ; en sorte que les maîtres des verreries ont été forcés de fournir à Rouen des quantités de paniers de verre déterminées, dont le prix a été persévéramment taxé fort au-dessous du prix marchand.

Cette police est devenue un obstacle insurmontable au perfectionnement des verreries en Normandie ; et, malgré les augmentations de prix qui ont été successivement accordées, ce n’est que dans les autres provinces que l’art s’est amélioré, en s’élevant à la fabrication des verres connus sous le nom de verres de Bohême et d’Alsace.

Par une suite de cet état de contrainte pour les verriers de Normandie, et de la liberté dont jouissent les maîtres des verreries des autres provinces, les premiers éprouvent depuis plusieurs années le double désavantage de ne vendre à Paris qu’environ la huitième partie des verres à vitres qu’ils y vendaient autrefois, et d’être forcés à les livrer au-dessous même du prix auquel ils sont taxés, attendu la préférence qu’obtiennent les verreries à qui la liberté du commerce a donné le temps et les moyens de se perfectionner.

Il est d’autant plus pressant de remédier à l’obstacle qui arrête les progrès de cette industrie dans une de nos principales provinces, que les vitriers seuls profitent, tant contre les maîtres des verreries que contre le public, d’une police si onéreuse, et qu’il est notoire, à Rouen surtout, que les consommateurs payent le panier de verres à vitres plus du double de ce qu’il coûte aux maîtres vitriers.

À ces causes, etc., nous avons dit, déclaré et ordonné :

Qu’à compter du jour de la publication de la présente déclaration, tous les maîtres de verreries de la province de Normandie jouissent de la liberté de vendre, à tous nos sujets des villes de Paris, Rouen et autres de notre royaume, les verres à vitres de leurs fabriques au prix qui sera librement convenu entre eux et les maîtres verriers ou autres acheteurs. Les dispensons d’entretenir par la suite aucuns magasins particuliers pour les vitriers, et d’avoir dans les villes d’autres magasins que ceux qu’ils jugeront à propos d’y établir pour l’utilité et la facilité de leur commerce. Si donnons en mandement, etc.


Arrêt du Conseil d’État, du 21 janvier 1776[4], pour la destruction des lapins dans l’étendue des capitaineries royales.

Sur ce qui a été représenté au roi, étant en son Conseil, que les lapins se sont tellement multipliés dans les forêts de Sa Majesté, qu’ils occasionnent des dommages immenses dans les terres dont elles sont environnées, et dont les propriétaires sont dans l’alternative, ou de laisser ces terres entièrement incultes, ou de voir leurs moissons dévastées, et se perdre les fruits de leurs travaux et de leurs dépenses ; que les habitants d’un grand nombre de paroisses limitrophes desdites forêts présentent annuellement des mémoires expositifs des pertes qu’ils éprouvent dans leurs récoltes ; qu’on ne peut refuser sur le montant de leurs impositions, aux propriétaires qui ont des objets de plaintes si légitimes, des remises qui, quoique considérables, sont cependant inférieures aux dégâts qu’ils ont soufferts ; que ce fléau de l’agriculture n’est pas borné seulement aux lisières des forêts appartenantes à Sa Majesté et des grands bois ; que des bois d’une étendue médiocre, situés au milieu des plaines, et même les remises plantées pour la conservation du gibier dans plusieurs lieux des capitaineries royales, sont pareillement peuplés de lapins qui occasionnent les mêmes dommages ; Sa Majesté a reconnu que l’ordonnance des eaux et forêts du mois d’août 1669 avait pourvu à cet abus par les dispositions contenues dans l’article 11 du titre XXX, concernant les chasses, où la destruction des lapins est ordonnée ; mais que jusqu’à présent cet article de l’ordonnance a été mal exécuté, ce qui porte le plus grand préjudice, soit à la conservation ou à la reproduction des forêts, soit à la culture des terres voisines. À quoi voulant pourvoir : ouï le rapport ; le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne ce qui suit :

Art. I. L’article XI du titre XXX de l’ordonnance des eaux et forets du mois d’août 1669, qui a prescrit la fouille et le renversement des terriers, et la destruction des lapins, sera exécuté selon sa forme et teneur.

II. Dans le cas où, par l’inexécution de ce qui est porté par l’article ci-dessus, les habitants des villages et communautés situés dans l’étendue des capitaineries éprouveraient dans leurs récoltes des dégâts par les lapins, ils adresseront au sieur intendant et commissaire départi pour l’exécution des ordres de Sa Majesté une requête, signée du syndic et des plus anciens et principaux d’entre eux, qui contiendra l’étendue et l’évaluation du dommage qu’ils souffrent.

III. Le sieur intendant fera procéder, sans frais, par un subdélégué ou par telle autre personne qu’il jugera à propos de commettre, à la vérification tant du dommage que de l’estimation qui en aura été faite par la requête, dont celui qui aura été commis délivrera, s’il y échoit, son certificat au syndic.

IV. Le syndic auquel il aura été délivré un certificat pourra requérir, au nom de sa communauté, l’exécution de l’art. Ier du présent arrêt dans le canton qui aura donné lieu aux dommages ; il pourra en conséquence demander aux officiers de la capitainerie la permission, qui ne pourra être refusée, de s’y transporter aux jours qui leur seront indiqués au moins huit jours d’avance, avec le nombre suffisant de batteurs et ouvriers, pour procéder au renversement des terriers et à la destruction des lapins.

V. Aux jours indiqués, les officiers de la capitainerie feront trouver sur les lieux un ou plusieurs gardes de ladite capitainerie. Le garde du triage ou canton dans lequel l’opération sera exécutée sera pareillement tenu de s’y trouver, ou en cas d’absence et légitime empêchement, d’y faire trouver le garde du triage ou canton le plus prochain.

VI. Le sieur intendant et commissaire départi fera aussi trouver sur les lieux son subdélégué, ou telle autre personne commise par lui à cet effet, qui pourra, si les circonstances le requièrent, dresser procès-verbal, et l’opération ne pourra être différée sous prétexte d’absence soit des gardes de la capitainerie, soit du garde de la maîtrise.

VII. Si la destruction se fait dans des parties de bois qui, quoique situées dans les capitaineries, appartiennent à des particuliers, les propriétaires seront avertis du jour qui aura été indiqué, à l’effet de pouvoir s’y trouver, ou d’y envoyer leurs gardes ou autres personnes ayant pouvoir d’eux, pour veiller à la conservation de leurs bois.

VIII. Le syndic sera tenu de donner une liste exacte des batteurs et ouvriers, et de veiller à ce qu’aucun d’eux ne s’écarte du lieu des battues et du travail ; et, en cas de délit, l’amende sera solidaire contre lui et contre ceux qu’il aura conduits.

IX. Fait Sa Majesté très-expresses inhibitions et défenses, à peine d’amende, à tous batteurs et ouvriers de détourner ni receler aucun lapin ; leur enjoint de les remettre aux gardes de la capitainerie.

X. Fait pareillement Sa Majesté défenses de tuer ni prendre aucune pièce de gibier autre que les lapins, à peine de S livres d’amende pour chaque pièce, payable solidairement, et de quatre jours de prison contre le délinquant.

XI. Il ne pourra être coupé ni endommagé aucun bois, que la nécessité indispensable n’en ait été reconnue par le garde de la maîtrise qui assistera à la destruction, lequel sera tenu d’en dresser un état sommaire.

XII. Cet état contiendra l’espèce et quantité de menus bois qui auront été coupés et arrachés, et sera, après le travail, déposé au greffe de la maîtrise, pour être ledit bois vendu, soit au profit de Sa Majesté, soit au profit des propriétaires, sans frais, et sur la simple estimation qui en sera faite par les officiers de la maîtrise.

XIII. S’il était coupé ou endommagé quelques bois sans que la nécessité en ait été constatée, et sans l’assistance du garde de la maîtrise, il en sera dressé procès-verbal par le garde de la maîtrise, pour être ensuite procédé dans la forme prescrite par l’ordonnance des eaux et forêts de 1669, et l’amende sera prononcée solidairement contre le syndic et ceux qu’il aura conduits.

XIV. Dans le cas où le défoncement des terriers endommagerait quelques routes, les travailleurs seront tenus de les rétablir sans le moindre retardement, faute de quoi il y sera pourvu à leurs frais.

XV. Pourront les entrepreneurs des plantations, repeuplements et recepages dans les forêts de Sa Majesté, procéder, dans l’enceinte desdites plantations, repeuplements et recepages, à la destruction des lapins et au renversement des terriers, en prenant néanmoins la permission, qui ne pourra leur être refusée, des officiers de la capitainerie, et en présence des gardes de ladite capitainerie.

XVI. Enjoint Sa Majesté, aux officiers de ses chasses, de faire procéder à la destruction totale des lapins dans ses capitaineries, dans les plaines, dans les vignes, dans les remises et dans les bois isolés, d’une étendue d’au moins cent arpens ; et, dans le cas où il s’en trouverait dans lesdites plaines, vignes, remises et bois de plus petite étendue, il sera, sans qu’il soit nécessaire de justifier qu’ils aient causé un dégât notable, permis aux propriétaires des terres et bois où sont les terriers, et à ceux des terres adjacentes, de procéder à leur entière destruction, en prenant préalablement la permission, qui ne pourra leur être refusée, des officiers de la capitainerie, et en présence des gardes de ladite capitainerie. Enjoint Sa Majesté, aux intendants et commissaires départis dans ses provinces, aux grands-maîtres des eaux et forêts, et officiers des maîtrises, et aux officiers des capitaineries, de tenir la main, chacun en droit soi, à l’exécution au présent arrêt.


Mémoire au roi sur six projets d’édits tendant à supprimer 1o la corvée ; 2o la police de Paris sur les grains ; 3o les offices sur les quais, halles et ports de la même ville ; 4o les jurandes ; 5o la Caisse de Poissy ; 6o à modifier la forme des droits imposés sur les suifs[5]. (Janvier 1776.)

Sire, je mets sous les yeux de Votre Majesté différents projets d’édits et de déclarations dont je vais tâcher de lui donner une idée succincte, en y joignant quelques observations sur les motifs qui me paraissent devoir décider à les adopter, et à surmonter les difficultés que quelques-uns rencontreront peut-être.

1o Suppression des corvées. — Le premier de ces édits a pour objet la suppression des corvées pour la confection des grandes routes, et l’établissement de la contribution nécessaire pour y suppléer à prix d’argent.

Une loi enregistrée n’eût peut-être pas été absolument nécessaire pour la simple suppression des corvées, ni même pour leur remplacement en argent, si ce remplacement n’était imposé que sur les taillables ; car les taillables étant depuis longtemps assujettis à la corvée, sans réclamations de la part des tribunaux, ce n’eût été qu’un simple changement de forme pour adoucir une charge toujours subsistante. Dans quelques généralités, on avait ainsi converti la corvée en argent sans loi enregistrée[6].

Mais c’eût été laisser subsister une très-grande injustice en faisant supporter toute la dépense des chemins aux seuls taillables. La justice exige que cette dépense soit supportée par les propriétaires des terres qui en profitent presque seuls, et par conséquent par les privilégiés qui possèdent une grande partie des propriétés foncières du royaume. Or, pour leur faire partager cette charge, il faut une loi nouvelle.

Votre Majesté paraît être depuis longtemps convaincue de la nécessité de supprimer les corvées : j’ose l’assurer, d’après l’expérience des maux que cette charge a faits dans la province que j’ai administrée, qu’il n’en est pas d’aussi cruelle pour le peuple. Une chose doit faire sentir combien elle est en elle-même odieuse, c’est qu’on n’a jamais osé établir cette forme de travail dans les environs de Paris, où l’on s’est borné à exiger des fermiers quelques voitures pour le transport des matériaux[7] ; espèce de corvée moins fâcheuse dans un pays où les terres s’exploitent avec des chevaux, que dans les pays où l’on ne laboure et l’on ne voiture qu’avec des bœufs, et toujours moins onéreuse que celle que l’on exige des journaliers. Celle-ci est si dure, que, si on eût voulu l’établir dans les environs de la capitale, elle eût excité une réclamation si forte, que le roi aurait nécessairement partagé l’indignation publique. Mais ce qui se passe dans les provinces fait toujours moins d’impression, parce qu’il est toujours plus facile de déguiser les faits, ou de les justifier par différents prétextes.

Lorsque j’eus l’honneur de lire à Votre Majesté, il y a plus d’un an, dans son Conseil, un premier Mémoire sur la suppression des corvées[8], son cœur parut la décider sur-le-champ, et sa résolution devint aussitôt publique. Le bruit s’en répandit dans les provinces. De ce moment, il est devenu impossible de ne pas supprimer les corvées ; car comment Votre Majesté retirerait-elle à ses peuples un bienfait qui leur a été annoncé, et qui a déjà été reçu, dans toutes les parties du royaume, avec les transports de la plus vive reconnaissance. Non, Sire, jamais les corvées ne pourront être commandées en votre nom.

La suppression des corvées une fois décidée, il est également impossible de ne pas y suppléer par une imposition en argent, car il faut bien que les chemins se fassent.

Votre Majesté reconnaît la justice de charger de cette imposition les propriétaires des terres : c’est donc sur eux qu’il faut l’établir.

Cette imposition est susceptible de difficultés ; mais, quand une chose est reconnue juste, quand elle est d’une nécessité absolue, il ne faut pas s’arrêter à cause des difficultés : il faut les vaincre.

La première de ces difficultés consiste dans la répugnance qu’ont en général les privilégiés à se soumettre à une charge, nouvelle pour eux, que les taillables ont jusqu’ici supportée seuls.

Tous ceux qui ont à délibérer sur l’enregistrement de la loi sont privilégiés, et l’on ne peut pas se flatter qu’ils soient tous au-dessus de cet intérêt personnel, qui n’est cependant pas fort bien entendu. Il est vraisemblable que ce motif influera secrètement sur une grande partie des objections qui seront faites. Il n’y aura même pas lieu d’être surpris que plusieurs avouent publiquement ce motif, ni même qu’ils trouvent des raisons savantes et spécieuses pour le colorer. La solution de cette difficulté est dans la justice de Votre Majesté, et dans sa volonté ferme de faire exécuter ce qu’elle lui a dicté.

Il se présentera dans l’exécution une difficulté plus réelle, lors de la répartition de cette contribution demandée aux propriétaires.

Il n’existe dans les pays d’élection que deux sortes de contributions levées sur les propriétaires des terres, savoir : 1o  les vingtièmes ; 2o  les contributions locales et territoriales, telles que celles qui ont pour objet les réparations d’églises ou de presbytères, ou d’autres dépenses utiles aux habitants d’une paroisse ou d’un certain canton.

Les vingtièmes ne comprennent pas tous les privilégiés, puisque tous les biens des ecclésiastiques en sont exempts ; d’ailleurs, la répartition de cette imposition est encore dans un état d’imperfection extrême. Il serait même impossible de prendre les vingtièmes pour base de la répartition à faire de cette contribution entre les différentes généralités ; car la contribution de chaque généralité doit être proportionnée à la quantité de chemins qui sont à y faire, et cette quantité ne suit en aucune manière la proportion des vingtièmes.

L’esprit de l’opération est de regarder la contribution des chemins comme une charge locale, supportée par ceux auxquels la dépense profite. Mais il faut avouer qu’aucune loi générale n’ayant encore statué sur la répartition de ces impositions locales, qui se font communément de l’autorité des intendants, ou par des personnes choisies parmi les principaux habitants, ou même le plus souvent par les subdélégués, l’annonce vague, que la contribution serait assimilée aux charges locales, présenterait à l’esprit un arbitraire inquiétant. Cet arbitraire peut être ôté par une instruction très-détaillée, qui sera envoyée aux intendants. Mais cette instruction ne saurait avoir aux yeux des Cours, auxquelles elle ne pourrait être envoyée sans inconvénient, aucune autorité légale.

D’après ces réflexions, les personnes du Parlement, auxquelles j’ai communiqué le projet de loi, ont désiré qu’en laissant subsister le principe d’assimilation entre la contribution pour les chemins et les charges locales, et sans donner pour bases à sa répartition entre les provinces celle des vingtièmes, il fût dit dans la loi que la répartition sera faite sur les particuliers à proportion de leur cotisation au rôle des vingtièmes, et à l’égard des biens non imposés aux vingtièmes, dans la même proportion suivant leur revenu.

Je me suis rendu à ces observations, et je propose à Votre Majesté cette rédaction.

Le principe de regarder la dépense pour les chemins comme une charge locale, à laquelle chacun contribue à proportion de son intérêt, entraîne la conséquence de faire payer le clergé pour ses biens fonds. Cette conséquence n’est que juste ; cependant Votre Majesté imagine bien qu’elle excitera des réclamations : on pourrait absolument les éluder en demandant au clergé un abonnement particulier pour cet objet, mais je crois très-important de maintenir le principe. Votre Majesté verra, quand je lui rendrai compte en détail des vices des différentes natures d’impositions, que le principal obstacle à la réforme des impôts sur les consommations est la difficulté de faire payer aux privilégiés les impositions de remplacement.

Un des plus grands biens que Votre Majesté pût faire à ses peuples, serait de convertir la gabelle en un autre genre d’imposition moins vexatoire ; mais le clergé paye l’impôt sur le sel qu’il consomme, et il résistera à payer la même somme si on la lui demande directement.

Je n’ai proposé d’assujettir le clergé que pour ses biens fonds, sans y comprendre la dîme, et c’est sans doute une condescendance trop grande ; car les denrées que donne la dîme ne gagnent pas moins aux débouchés qu’offrent les chemins ; mais l’essentiel est d’établir le principe.

Les personnes auxquelles j’ai communiqué le projet de loi ont été frappées de la crainte que la dépense, par conséquent l’imposition des chemins, étant incertaine, ne pût être augmentée arbitrairement et recevoir des accroissements indéfinis. Ce danger ne me paraît pas réel ; car l’on ne pourrait faire monter très-haut la dépense des chemins, sans diminuer d’autant les facultés des peuples pour payer les autres impositions, et les besoins de l’État, toujours si pressants, engageront toujours les ministres de vos finances à refroidir les administrateurs particuliers sur la trop grande étendue de leurs projets. Ce sont ces mêmes besoins qui ont fait souvent résister à l’établissement d’une imposition pour remplacer les corvées, et l’objection mériterait considération, si la corvée n’était pas incomparablement plus onéreuse et plus nuisible au recouvrement des autres impositions, que ne peut l’être la contribution par laquelle elle sera remplacée.

Pour rassurer cependant les esprits contre la crainte d’une augmentation indéfinie, j’ai inséré, dans le préambule, que Votre Majesté croyait pouvoir assurer à ses peuples que cette contribution ne serait jamais portée au delà de dix millions pour la totalité des pays d’élection, et j’espère qu’elle pourra être moindre.

Votre Majesté a vu d’ailleurs, dans le projet qu’elle a sous les yeux, les précautions qu’on a prises pour assurer que les fonds de cette contribution ne pourront jamais être détournés de leur objet. La plus forte de ces précautions est d’avoir rendu l’imposition variable, de s’être assujetti à en fixer chaque année le montant par un nouvel état arrêté au Conseil, à rendre cette fixation publique par le dépôt aux greffes du Parlement, de la Chambre des comptes et du Bureau des finances. Cette publicité est un frein sans doute, mais je dois avouer à Votre Majesté qu’il n’est aucune barrière entièrement insurmontable au pouvoir absolu ; aussi compté-je bien moins sur ces précautions que sur le soin que j’ai pris, dans le préambule de cette loi, de démontrer deux choses : l’une, que la corvée est incomparablement plus coûteuse que l’imposition ; l’autre, qu’elle est essentiellement injuste.

Ce préambule est très-long. Parmi un assez grand nombre de personnes éclairées à qui je l’ai fait lire, les unes ont été vivement frappées de cette impression ; d’autres, en qui j’ai beaucoup de confiance aussi, ont cru que cette longueur était nécessaire. J’ai l’expérience que cette longueur frappe toujours moins dans l’imprimé que dans le manuscrit ; et le préambule de l’arrêt du 13 septembre 1774, sur la liberté des grains, qui avait de même paru très-long, a réussi assez généralement.

Je m’attends à être fort critiqué, et je crains peu ces critiques, parce qu’elles ne tombent que sur moi ; mais il me paraît très-important de donner aux lois que Votre Majesté porte pour le bien de ses peuples, ce caractère de raison et de justice qui peut seul les rendre durables.

Votre Majesté règne par son pouvoir sur le moment présent. Elle ne peut régner sur l’avenir que par la raison qui aura présidé à ses lois, par la justice qui en sera la base, par la reconnaissance des peuples. Puisque Votre Majesté ne veut régner que pour faire du bien, pourquoi n’aurait-elle pas l’ambition de régner après elle par la durée de ce bien ?

Le préambule que je propose à Votre Majesté sera fortement critiqué comme mon ouvrage, et l’on saisira tous les côtés par lesquels il pourra prêter à une critique fondée ; mais quand on ne pensera plus à moi, quand il ne restera de Votre Majesté sur la terre que le souvenir du bien qu’elle aura fait, j’ose croire que ce même préambule sera cité, et qu’alors la déclaration solennelle que fait Votre Majesté, qu’elle supprime la corvée comme injuste, sera une barrière invincible pour tout ministre qui oserait proposer de la rétablir. Je ne tairai point à Votre Majesté que j’ai eu ce temps-là en vue lorsque j’ai travaillé à ce préambule, et que j’y suis attaché pour cette raison.

Je sens qu’il peut y avoir une sorte de délicatesse à blâmer les anciennes opérations du gouvernement, mais il est vraiment impossible de développer les principes, de façon à écarter les abus pour l’avenir, sans qu’il en résulte quelque odieux pour ces abus. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’éviter que ce blâme ne tombe sur les personnes, auxquelles on peut toujours présumer des intentions droites. J’ai tâché de conserver cette nuance. Au reste, cette délicatesse, quoique fondée, me paraît devoir céder ici au grand objet qui est de consolider à perpétuité le bien que Votre Majesté veut faire à ses sujets, et d’en imposer aux administrateurs à venir, en détruisant les fausses raisons qui ont égaré les administrateurs des temps passés.

2o Suppression de la police de Paris sur les grains. — Je propose ensuite à Votre Majesté une déclaration[9] pour abroger une foule d’anciens règlements sur la police des grains, relativement à l’approvisionnement de Paris. Ces règlements, qu’on ne pourrait pas croire aussi absurdes qu’ils le sont, si on ne les avait sous les yeux ; qui le sont au point de ne pouvoir être exécutés ; qui, s’ils étaient exécutés, réduiraient Paris à n’avoir de subsistance que pour onze jours, sont cependant un obstacle qui rend impossible l’établissement du commerce des grains dans la ville de Paris, parce qu’ils sont un glaive toujours levé avec lequel les magistrats peuvent frapper, ruiner, déshonorer à leur gré tout négociant qui leur aurait déplu, ou que les préjugés populaires leur auraient dénoncé. Ces règlements sont un titre pour autoriser les magistrats à faire, dans les temps de disette, parade de leur sollicitude paternelle, et à se donner pour les protecteurs du peuple en fouillant dans les maisons des labou reurs et des commerçants ; enfin, c’est une branche d’autorité toujours précieuse à ceux qui l’exercent.

Aussi ces règlements, malgré leur absurdité et malgré leur inexécution habituelle, ont-ils toujours été chers aux principaux magistrats et au Parlement[10]. C’est pour leur complaire que, dans la déclaration de 1763 et dans l’édit de 1764, par lesquels le feu roi a établi successivement la liberté du commerce des grains dans l’intérieur, et même la liberté de la sortie, on a laissé subsister les règlements particuliers à Paris.

Ce ménagement est précisément ce qui a fait manquer l’opération ; car il en est résulté que le commerce n’a jamais pu approvisionner Paris d’un grain de blé. Dès lors, à la première cherté, on s’est cru obligé de recourir à des moyens extraordinaires, qui ont encore plus découragé le commerce, et l’on a perdu toute confiance dans la liberté, ce qui a bientôt conduit à en abandonner les principes.

La vérité est que cette liberté n’avait point été réellement établie, puisqu’il subsistait encore des obstacles au commerce, assez forts pour détourner les négociants de former des spéculations pour l’approvisionnement de l’intérieur du royaume ; puisque le commerce était écarté des villes qui, par leur situation et par leur grandeur, étaient naturellement destinées à en devenir le centre ; puisqu’il restait interdit dans la capitale et dans un arrondissement de vingt lieues de diamètre autour de cette capitale.

Un droit excessif, imposé sur tous les grains entrant dans la ville de Bordeaux, empêchait que cette ville ne profitât de sa position, si propre à la rendre l’entrepôt de l’étranger et de l’approvisionnement des provinces méridionales.

Le commerce des grains dans la ville de Rouen était exclusivement attribué à une compagnie de cent marchands privilégiés, qui avaient seuls le droit d’acheter dans les marchés des environs ; en sorte que les riches négociants de cette ville ne pouvaient spéculer pour son approvisionnement, ce qui privait la ville de Paris des ressources que l’excédant de l’abondance de Rouen devait naturellement lui procurer.

L’arrondissement de Paris interrompant le passage des grains, la Bourgogne et la Champagne ne pouvaient secourir la Normandie, et réciproquement l’abondance de la Normandie ne pouvait être d’aucun secours aux provinces de l’intérieur, lorsqu’elles manquaient.

Le commerce des grains était presque anéanti dans la ville de Lyon par l’établissement des greniers d’abondance, et par de très-gros droits imposés au passage de cette denrée.

Votre Majesté voit, par ce détail, que le commerce était infiniment réduit à Bordeaux et à Rouen, presque nul à Lyon, entièrement nul à Paris et dans toutes les provinces traversées par la Seine et les rivières y affluant.

Pour assurer la durée de la liberté du commerce des grains, ou plutôt pour assurer la subsistance des peuples, qui doit en être le fruit, il faut lever tous les obstacles qui empêchent le commerce de se monter ; il ne faut pas laisser l’ouvrage de la liberté imparfait, comme on a fait en 1763 et en 1764. Il est de la plus grande importance de consommer à présent cet ouvrage. C’est dans une année d’abondance que le commerce s’établit, et qu’il forme des magasins pour les temps de disette. D’ailleurs, dans les temps d’abondance, les intrigants, les malintentionnés n’ont pas la facilité d’émouvoir le peuple comme dans les temps de cherté, où il leur est toujours facile d’imputer cette cherté aux opérations du gouvernement, quelles qu’elles soient.

Les droits qui gênaient le commerce des grains à Bordeaux ont été supprimés l’année dernière. La communauté des marchands privilégiés de Rouen l’a été par un édit du mois de juin, enregistré au Parlement de Rouen. Les droits de Lyon ont été fort diminués, et la suppression des greniers d’abondance doit être un des résultats de l’opération entamée à Lyon, et dont Votre Majesté a connaissance[11].

Voilà trois villes principales du royaume, trois principaux centres de commerce, où il ne trouvera plus d’obstacles ; mais l’obstruction la plus fâcheuse et la plus difficile à vaincre est celle de Paris et de son arrondissement. Il faut en venir à bout, ou renoncer à voir jamais le commerce de grains prévenir les disettes. C’est l’objet de la déclaration que je propose à Votre Majesté.

J’ai cru nécessaire, pour faciliter d’autant plus le commerce, et pour présenter en même temps au peuple un soulagement qui ôte aux malintentionnés tout moyen de l’inquiéter sur cette opération, de supprimer par la même loi tous les droits sur les grains qui servent à la nourriture du peuple : ce soulagement sera très-considérable, et bien plus fort que le sacrifice fait par Votre Majesté. Il ne lui en coûtera que le dédommagement dû à la ville pour le droit de gare jusqu’en 1782. Ce dédommagement sera de 52,000 livres par an ; mais Votre Majesté a retrouvé cette somme, et beaucoup au delà, dans les changements faits au recouvrement des impositions de la ville de Paris, et dans la suppression de la charge du sieur Le Normand.

Votre Majesté trouvera peut-être encore le préambule de cette loi fort long : je ne crois pas qu’il soit possible d’éviter cette longueur. Il est absolument nécessaire de mettre sous les yeux du public le détail des règlements qu’on supprime, afin qu’il sache ce qu’on supprime et qu’il en connaisse l’absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur obscurité, l’on ne manquerait pas de crier, comme on l’a fait dans maints et maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de nos pères éclairés par l’expérience. Au lieu qu’il sera difficile de placer ces grands mots à côté du texte même des règlements fidèlement rapportés dans le préambule.

3o Édit portant suppression des offices sur les quais, halles et ports. — La suppression des règlements de Paris entraîne celle des officiers porteurs et mesureurs de grains, dont l’existence et les fonctions étaient essentiellement liées à cette police et à la levée des droits que Votre Majesté supprime.

Ces offices ont été créés avec une multitude d’autres, non moins nuisibles, auxquels il a été attribué une foule de droits sur les denrées, qui, s’ils étaient mieux régis, suffiraient pour les rembourser en un certain nombre d’années.

Parmi ces officiers sont les jurés vendeurs de marée, qu’il est très-pressant de supprimer, parce qu’il est en leur pouvoir d’anéantir la totalité des droits de Votre Majesté sur le poisson, par une manœuvre très-facile. Ces droits se perçoivent à raison du prix de la vente, et ce sont les jurés-vendeurs qui, conjointement avec quelques revendeurs affidés, fixent ce prix. Votre Majesté, en diminuant l’année dernière les droits sur la marée pour encourager la pêche, s’était engagée à indemniser les jurés-vendeurs de ce qu’ils pou vaient perdre par cette diminution sur la portion des droits qui leur appartenait. Cette indemnité devait être réglée d’après les produits des années précédentes, et dès lors les jurés-vendeurs, sûrs de toucher le même produit, n’ont aucun intérêt à soutenir les droits du roi. Ils peuvent donc, en livrant le poisson à leurs revendeuses affidées à bas prix, baisser les droits, partager sous main avec ces revendeuses le profit qu’elles font sur le public, et recevoir ainsi un double dédommagement, l’un des revendeuses, l’autre du roi, tandis que le roi perdrait, d’abord par le sacrifice qu’il a fait d’une partie du droit, et ensuite par les estimations à trop bas prix de la marchandise, et que d’un autre côté la pêche serait découragée par la taxation arbitraire de l’estimation au-dessous de la valeur réelle du poisson qu’elle envoie à Paris. J’ai lieu de croire que cette manœuvre s’est pratiquée depuis l’année dernière.

La suppression de la totalité de ces offices avait déjà été prononcée par l’édit du mois de septembre 1759. Un autre édit de 1760, en ratifiant leur suppression, en différa l’exécution jusqu’au 1er janvier 1771, temps où devait commencer leur remboursement, pour finir en 1782. Une déclaration du 5 décembre 1768, enregistrée en lit de justice, a prorogé ce délai ; et le remboursement doit, aux termes de cette loi, commencer au 1er janvier 1777, pour finir en 1788.

Si l’on exécute cette déclaration, Votre Majesté sera privée, l’année prochaine, de près de 4 millions de droits destinés au remboursement de ces offices et de leurs créanciers. Cette considération doit déterminer à faire dès à présent la suppression sur un plan beaucoup moins onéreux, en remboursant seulement en argent ce qui a été fourni au Trésor royal en argent, et donnant des contrats pour ce qui a été fourni en papier. Votre Majesté, devenue maîtresse de ces droits, pourra, par la simplification de la régie, la rendre moins vexatoire, et y gagner de quoi faire un fonds d’amortissement suffisant pour rembourser peu à peu les créances de ces officiers et les contrats qui leur auront été donnés.

4o Suppression des jurandes. — Votre Majesté connaît depuis longtemps ma façon de penser sur les jurandes et communautés de commerce. J’ose lui dire que cette façon dépenser est celle de tous ceux qui ont un peu réfléchi sur la nature du commerce. Je ne crois pas qu’on puisse sérieusement et de bonne foi soutenir que ces corporations, leurs privilèges exclusifs, les barrières qu’elles opposent au travail, à l’émulation, au progrès des arts, soient de quelque utilité.

Cependant, comme il y a un grand intérêt pour beaucoup de gens à les conserver, soit de la part des chefs de ces communautés, soit de la part de ceux qui gagnent avec elles ; puisque les contestations que ce régime occasionne sont une des sources les plus abondantes des profits des gens du Palais, je ne serai point étonné que l’on trouve beaucoup de sophismes à établir en leur faveur, surtout si on a la prudence de se renfermer dans des raisonnements vagues, sans les appliquer aux faits. Si Votre Majesté daigne lire le Mémoire que M. Albert a fait faire sur les abus qu’il a été à portée de vérifier dans le régime des communautés de Paris, Votre Majesté n’aura pas de peine à reconnaître l’illusion des prétextes par lesquels on voudrait pallier les inconvénients attachés à ces établissements.

Votre Majesté trouvera encore le préambule de cet édit fort long : il m’a paru nécessaire de démontrer l’injustice que renferme l’établissement des jurandes, et à quel point il nuit au commerce. Ce n’est, je crois, que par ce développement des motifs qui rendent une telle opération nécessaire, qu’on peut en imposer aux sophismes qu’entasserait l’intérêt particulier.

Je regarde, Sire, la destruction des jurandes et l’affranchissement total des gênes que cet établissement impose à l’industrie et à la partie pauvre et laborieuse de vos sujets, comme un des plus grands biens qu’elle puisse faire à ses peuples : c’est, après la liberté du commerce des grains, un des plus grands pas qu’ait à faire l’administration vers l’amélioration, ou plutôt la régénération du royaume. Cette seconde opération sera pour l’industrie ce que la première sera pour l’agriculture.

L’utilité de cette opération étant reconnue, on ne peut la faire trop tôt. Plus tôt elle sera faite, plus tôt les progrès de l’industrie augmenteront les richesses de l’État.

La suppression de vaines dépenses de communautés procurant l’extinction de leurs dettes, dans un très-petit nombre d’années Votre Majesté rentrera dans la jouissance d’un revenu assez considérable, qu’elle pourra employer mieux, ou remettre en partie à ses peuples.

Il est d’autant plus nécessaire de supprimer très-promptement ces communautés, qu’elles forment un obstacle invincible à ce que les denrées nécessaires à la subsistance du peuple baissent de prix. Le blé étant aujourd’hui de 20 à 26 livres le setier, et la plus grande partie de bon froment à 24 livres, le peuple devrait avoir d’excellent pain à 2 sous 2 deniers la livre. Il vaut encore 2 sous 9 deniers. Les mêmes obstacles se trouvent sur le prix de la viande, et tant que les communautés de boulangers et de bouchers subsisteront, il sera impossible de vaincre les manœuvres qu’ils emploient pour faire enchérir les denrées au delà de leur véritable prix ; ce n’est que par la concurrence la plus libre qu’on peut se flatter d’y parvenir. Tant que la fourniture des besoins du peuple sera concentrée en un petit nombre de personnes liées par une association exclusive, ces gens-là s’entendront toujours ensemble pour forcer la police à condescendre au surhaussement des prix, en faisant craindre de cesser de fournir.

Il sera nécessaire de prendre des précautions contre cet effet de leur mauvaise volonté au moment du changement. Tout est prévu à cet égard, et Votre Majesté peut s’en rapporter sur ce point à la sagesse et à l’activité de M. Albert[12].

Une circonstance particulière ajoute un motif de plus pour supprimer les communautés dans l’instant même ; c’est la situation où vont se trouver les fabriques anglaises par la cessation du commerce avec les colonies américaines. S’il y a un moment où l’on puisse espérer d’attirer en France beaucoup d’ouvriers anglais, et avec eux une multitude de procédés utiles inconnus dans nos fabriques, c’est celui-ci. L’existence des jurandes fermant la porte à tout ouvrier qui n’a pas passé par de longues épreuves, et en général aux étrangers, ferait perdre au royaume des avantages qu’il peut retirer de cette circonstance unique. Cette considération me paraît avoir beaucoup de poids.

5o Suppression de la caisse de Poissy. — La suppression de la communauté des bouchers, comprise dans celle des jurandes, nécessite celle de la caisse de Poissy.

Cette caisse est d’ailleurs un impôt très-onéreux au peuple de Paris, aux bouchers et aux propriétaires des provinces où l’on engraisse des bestiaux pour l’approvisionnement de Paris. Aussi la suppression en est-elle universellement désirée.

Comme Votre Majesté ne peut pas sacrifier de son revenu, il est indispensable d’augmenter un peu les droits des bestiaux et de la viande à l’entrée de Paris ; mais cette augmentation n’empêchera pas que le soulagement résultant de la suppression de la caisse de Poissy ne soit très-sensible, et j’espère que ce soulagement, concourant avec la liberté du commerce de la viande, amènera une diminution notable dans les prix, surtout dans celui des viandes de qualité inférieure, qui forment précisément l’objet de la consommation du peuple.

6o Changement de forme dans le droit sur le suif. — Il se levait sur le suif un droit assez considérable, dont la perception se faisait d’une manière très-onéreuse, et se trouvait liée avec un règlement très-extraordinaire de la communauté des maîtres chandeliers, qui achetaient en corps de communauté la totalité des suifs que fondaient les bouchers. La communauté des chandeliers formait ainsi une société unique de commerce, qui exerçait contre le public un véritable monopole. Il devient impossible de continuer la perception du droit dans cette forme. Rien n’est plus simple que d’y substituer un droit correspondant sur les bestiaux qui donnent le suif, et de faire payer ce droit avec les autres aux entrées de Paris. Il y avait ci-devant un droit sur les suifs étrangers, qui était de 7 livres 13 sous par quintal : je propose de le remplacer par un droit de 50 sous, et je compte que Votre Majesté y gagnera du revenu, parce que d’un côté l’excès du droit, et de l’autre la forme qu’on avait donnée à ce commerce, faisaient qu’il n’entrait pas mie livre de suif à Paris ; en sorte que le droit de 7 livres 13 sous n’existait que fictivement et sur le papier. Dans un temps où le suif avait manqué, la communauté des chandeliers fit venir du suif étranger à la réquisition du magistrat de police, mais ce fut à condition que le roi l’affranchirait de tous les droits. Il est aisé de sentir qu’aucun chandelier, ne pouvant acheter en particulier, ne faisait venir du suif étranger. La communauté entière, qui gagnait à tenir fort haut le prix d’une marchandise dont elle exerçait le monopole, n’avait aucun intérêt à augmenter l’abondance en tirant du suif de dehors. Ainsi il ne se consommait de suif à Paris que celui des animaux qu’on y tue dans les boucheries, ce qui enchérissait cette denrée nécessaire au peuple, qui trouvera par conséquent encore un soulagement dans ce changement de forme.

Voilà, Sire, tout ce que j’avais à dire à Votre Majesté sur les lois que je lui propose, qui ne sont, comme on le voit, que des opérations de bienfaisance ; elles n’en essuieront pas moins de contradictions, mais ces contradictions seront facilement vaincues si Votre Majesté le veut[13].


Observations de garde des sceaux et contre-observations de Turgot
sur la suppression de la corvée[14].

Observations du garde des sceaux. — Il n’est pas possible de refuser aux intentions dans lesquelles ce projet a été dressé un hommage que la vérité exige. Il annonce des vues d’humanité et des principes de justice louables à tous égards, et quoique les observations que je vais proposer semblent être contre ses dispositions, mon dessein est moins d’opposer une véritable contradiction, que de discuter comme elle le mérite une matière si importante.

Sur le préambule — Il est certain que la confection des grandes routes est absolument nécessaire pour faciliter le transport des marchandises et des denrées, pour la sûreté des voyageurs, et par conséquent pour rendre le commerce plus avantageux et le royaume plus policé et plus florissant.

Les avantages que l’État en doit retirer sont si évidents, si certains, que ce fut un des premiers objets dont M. le duc de Sully s’occupa lorsque Henri IV fut affermi sur le trône, et que ce ministre si vertueux et si sincèrement attaché à son maître et à la patrie fit commencer des plans et des alignements, et planter dans plusieurs provinces des arbres pour en conserver les traces. Il n’y a pas longtemps que l’on voyait encore, même dans des provinces assez éloignées, de ces arbres qui avaient conservé le nom de Rosnis.

Il eût été difficile que M. le duc de Sully eût pu pousser bien loin l’exécution de son projet à cet égard. Le règne tranquille de Henri IV n’a pas duré assez longtemps ; d’ailleurs la guerre que ce monarque était sur le point d’entreprendre, lorsque la France eut le malheur de le perdre, aurait pu consommer les épargnes que son ministre avait faites, et le forcer non-seulement de continuer celles des impositions qu’il n’avait pu ôter, mais encore l’obliger à augmenter les subsides.

Les dissipations énormes qui suivirent la perte de Henri IV, les troubles de la minorité de Louis XIII, les agitations dans lesquelles son règne se passa, les guerres étrangères et intestines qu’il eut presque toujours à soutenir, ne lui permirent pas de mettre dans ses revenus l’ordre qui aurait été à désirer, ni à plus forte raison de s’occuper de la confection des grandes routes.

La minorité de Louis XIV fut encore plus orageuse, la déprédation plus terrible que jamais, et il fut impossible de rien faire de bien jusqu’au moment où ce monarque, ayant pris tout à fait les rênes du gouvernement, préposa M. Colbert à l’administration des finances.

Alors le royaume sembla prendre un nouvel être. Ce ministre créa des brandies de commerce qui avaient été inconnues jusqu’à son temps ; il établit des manufactures dans l’intérieur du royaume ; les forces maritimes qu’il procura à son maître protégèrent et étendirent le commerce.

Sous cette administration, le royaume de France acquit de nouvelles forces. Le ministre habile qui veillait sur tout, et à la vigilance duquel rien n’échappait, fit valoir toutes les ressources dont il était susceptible ; il affermit tellement la constitution de l’État, que les malheurs mêmes qui suivirent les victoires de Louis XIV n’ont pu l’anéantir, malgré la multiplicité des charges que les différentes guerres qu’il eut à soutenir le forcèrent d’imposer à ses peuples. On reconnut plus que jamais l’utilité et même la nécessité des grandes routes ; mais les travaux ne furent pas poussés aussi vivement qu’il eût été à souhaiter, faute de fonds suffisants.

La minorité de Louis XV a été assez tranquille, et malgré les guerres que ce monarque eut dans la suite à soutenir, les revenus de l’État ont été encore augmentés considérablement. Le commerce a souffert quelques altérations ; mais il n’en a pas moins continué d’être fort étendu. Les manufactures se sont multipliées, et malgré l’insuffisance actuelle des revenus du roi, occasionnée par des emprunts immenses et par des emplois peut-être mal appliqués et mal réfléchis, l’on ne peut disconvenir que le royaume est riche et a encore de grandes ressources.

C’est, à la vérité, sous le règne de Louis XV que les travaux pour la confection des grandes routes ont été poussés avec la plus grande vigueur et se sont le plus perfectionnés. Je crois que l’on est redevable de cet avantage aux rares talents de M. Trudaine le père. C’est lui qui a réglé par une sage économie la meilleure destination des fonds prélevés dans toutes les généralités pour l’entretien des ponts et chaussés et des turcies ; c’est lui qui a formé un corps d’ingénieurs destinés à dresser les plans, à tracer les chemins, à veiller aux ouvrages ; qui a établi et excité entre eux une émulation salutaire, et qui leur a assuré un salaire honnête et même des récompenses et des retraites, lorsque l’âge et les infirmités ne leur permettent plus de travailler.

Mais comme les fonds destinés à la construction et à l’entretien des ponts et chaussées ne pouvaient être suffisants pour la confection des grandes routes, l’on a été forcé de recourir aux corvées et de faire faire ces travaux par ceux des gens de la campagne qui sont imposés à la taille.

Réponse de Turgot. — 1o Ce n’est pas M. Trudaine[15] qui a introduit l’usage des corvées ; il est plus ancien que lui pour la confection des chemins. Je crois qu’il date des dernières années de Louis XIV, et qu’on en a d’abord fait usage dans des provinces où les circonstances de la guerre, exigeant qu’on rendît promptement les chemins praticables pour faciliter le transport des munitions, on se servit du moyen de commander les paysans des environs, parce qu’on n’avait pas le temps de chercher des entrepreneurs ni de monter des ateliers, et plus encore parce qu’on manquait d’argent. Dans la suite, les intendants de ces provinces ayant voulu réparer d’une manière plus durable quelques chemins jugés nécessaires, usèrent de ce moyen, qu’ils avaient trouvé commode, et qu’ils imaginèrent ne rien coûter. Après avoir fait quelques chemins, on en fit d’autres. L’exemple des premiers intendants fut suivi par leurs voisins. Les contrôleurs-généraux l’autorisèrent ; mais il ne fut véritablement établi que par l’instruction envoyée en 1737 aux intendants par M. Orry[16], et ce ne fut pas, à beaucoup près, sans murmures de la part des peuples, et sans répugnance de la part d’un grand nombre d’administrateurs.

Suite des observations du garde des sceaux. — L’on ne peut disconvenir que les travaux que l’on exige des corvéables, déjà assez malheureux par le payement de la taille et autres impositions qui viennent à la suite de celles-ci, et auxquelles elle sert pour ainsi dire de tarif, sont un surcroît de charge véritablement onéreux, et qui le devient encore davantage par tous les défauts de l’administration, qui sont très-bien exposés dans le préambule du projet d’édit, et qu’il est inutile de rapporter ici.

Il est impossible de présumer que M. Orry, qui a été longtemps contrôleur-général des finances sous le règne de Louis XV, et M. Trudaine le père lui-même n’aient pas senti comme nous tous les inconvénients qui en résultent. Il n’est guère plus possible de penser qu’ils n’aient pas imaginé que la voie d’une imposition particulière pour cet objet paraîtrait la plus simple, et qu’ils n’aient pas songé qu’il semblait plus juste et plus facile de faire partager ce fardeau aux propriétaires, et même de le leur faire supporter entièrement.

Réponse de Turgot. — Je crois que M. Orry, qui peut-être dans la généralité où il avait servi, n’avait pas eu beaucoup occasion d’employer les corvées, n’en a pas connu tous les inconvénients que l’expérience n’a que trop fait connaître depuis.

Quant à M. Trudaine, il s’en faut beaucoup qu’il ne les connût pas, et je l’ai vu souvent désirer qu’on pût affranchir les peuples de ce fardeau. Il s’est souvent expliqué avec moi sur le véritable motif qui avait déterminé M. Orry à préférer la corvée à l’imposition, et ce motif n’était autre que la crainte qu’une imposition ne fût détournée de son objet, et que les peuples ne supportassent à la fois l’imposition et la corvée. J’ai tâché de répondre à cette objection dans le préambule de l’édit, et je crois les précautions que je propose suffisantes pour rassurer. Je reviendrai peut-être sur cet objet en suivant les observations de M. le garde des sceaux.

Suite des observations du garde des sceaux. — Pourquoi donc ces deux administrateurs, aussi habiles qu’attachés au bien de l’État, ont-ils préféré la corvée de bras et de chevaux à l’imposition ? Ne pourrait-on pas dire qu’ils ont pensé que les travaux, assignés avec prudence aux temps de l’année où les habitants des campagnes sont le moins occupés à la culture de la terre, leur sont le moins onéreux ?

Que les travaux des chemins peuvent être solidement faits, quelques ouvriers que l’on y mette, pourvu que les ingénieurs, les sous-ingénieurs, les piqueurs, veillent avec attention à l’emploi des matériaux et à tous les détails contenus à ce sujet dans le préambule du projet.

Que si l’on est obligé d’employer un plus grand nombre de jours de corvée pour la confection d’une route neuve, son entretien, lorsqu’elle est une fois faite, n’en demande que très-peu chaque année, et par conséquent cesse d’être très-onéreux.

Que l’on peut adoucir beaucoup cette espèce de peine en réglant avec soin les tâches des différentes paroisses, en ne les faisant point trop fortes, et en s’appliquant à ne point les marquer dans des lieux trop éloignés. Ce sont des soins que MM.  les intendants et les ingénieurs doivent se donner, et dont on s’aperçoit dans les généralités où cette portion de l’administration est confiée à des personnes actives, vigilantes et exactes.

Réponse de Turgot. — On essaye, dans les quatre alinéa que l’on vient de lire et dans les suivants, de faire entendre qu’il est absolument nécessaire de continuer les corvées, en évitant une partie des inconvénients de cette méthode, que j’ai développés dans le préambule.

Je réponds que quand il serait vrai que, avec une vigilance continue dans les chefs et dans les subalternes, on pût rendre la corvée supportable, ce sera toujours un très-mauvais système d’administration que celui qui exigera des administrateurs parfaits. Si l’administrateur est ou faible, ou négligent, ou trompé, qui est-ce qui souffre ? le peuple ; qui est-ce qui perd ? l’État. Tout plan compliqué ne peut être conduit qu’avec de grandes lumières et un grand travail ; donc tout plan compliqué sera généralement mal conduit. Tel est celui de la corvée.

Je répondrai en second lieu qu’à l’exception d’un petit nombre de provinces où la nature du terrain, la qualité des matériaux, le nombre des habitants et une sorte de police établie dans les communes, rendent l’administration des corvées un peu plus facile, il est en général impossible à l’administrateur le plus actif et le mieux intentionné de prévenir les abus de la corvée. Je puis parler de ma propre expérience, et de la province que j’ai administrée. Je suis bien assuré qu’avec un travail immense on n’aurait jamais pu réussir à mettre dans la corvée un ordre supportable.

Quant à la considération qui résulte de ce que l’entretien coûte moins cher que la construction, on répond qu’il y aura pour bien longtemps encore des routes neuves à construire, et qu’à mesure qu’elles se construiront, la masse des entretiens croîtra. D’ailleurs, c’est précisément pour les corvées d’entretien que la différence du fardeau de la corvée, comparée à la dépense en argent, est la plus frappante.

Dans les provinces où les pierres sont tendres, comme dans la généralité de La Rochelle, dans le Berry, on évalue l’entretien des chemins à la moitié de la première construction. L’entretien, en argent, de routes toutes semblables, n’était évalué, en Angoumois, qu’au vingtième de la première construction ; en Limousin, où les pierres sont meilleures, l’entretien n’en est que le quarantième, à quoi je dois ajouter que la première construction à prix d’argent est beaucoup moins chère que par corvée.

Et quant aux qualités éminentes que M. le garde des sceaux indique comme pouvant, de la part de l’administration, adoucir le régime des corvées, je demanderai s’il se flatte, si l’on peut se flatter d’avoir dans toutes, ou même dans un grand nombre de provinces, beaucoup de ces personnes actives, vigilantes et exactes auxquelles il voudrait avec raison que l’on confiât les divers emplois.

Suite des observations du garde des sceaux. — Les propriétaires, qui paraissent au premier coup d’œil former la portion des sujets du roi la plus heureuse et la plus opulente, sont aussi celle qui supporte les plus fortes charges, et qui, par la nécessité où elle est d’employer les hommes qui n’ont que leurs bras pour subsister, leur en fournit les moyens.

Réponse de Turgot. — M. Trudaine n’a certainement pas pensé que les propriétaires, et surtout les propriétaires privilégiés, fussent ceux qui supportassent les plus fortes charges. Il était fermement convaincu, et il m’a souvent dit qu’en dernière analyse tous les impôts retombaient sur les propriétaires des terres, ou en augmentation de dépense ou en diminution de revenu. Il avait cela de commun avec toutes les personnes qui ont réfléchi sur la nature et les effets de l’impôt ; mais de ce que le propriétaire ressent le coup de la ruine de son fermier, il ne s’ensuit pas que ce fermier ne soit encore plus malheureux que son maître lui-même. Quand un cheval de poste tombe excédé de fatigue, le cavalier tombe aussi, mais le cheval est encore plus à plaindre.

Les propriétaires font vivre par leur dépense les hommes qui n’ont que leurs bras ; mais les propriétaires jouissent pour leur argent de toutes les commodités de la vie. Le journalier travaille et achète, à force de sueurs, la plus étroite subsistance. Mais quand on le force de travailler pour rien, on lui ôte même la ressource de subsister de son travail par la dépense du riche.

Suite des observations du garde des sceaux. — Les propriétaires ne profitent pas seuls de l’avantage des grandes routes bien entretenues. Les voyageurs, les rouliers et les paysans même qui vont à pied, en profitent également : les voyageurs font plus de chemin en moins de temps et à moins de frais, et les rouliers fatiguent moins leurs chevaux, usent moins leurs voitures et leurs équipages ; le simple paysan qui va à pied marche plus facilement dans une belle route que dans un mauvais chemin, et perd moins de temps lorsqu’il est obligé de se transporter hors de son domicile.

De là résulte que le profit des grandes routes s’étend proportionnellement à tous les sujets du roi.

Réponse de Turgot. — Les voyageurs gagnent à la beauté des chemins d’aller plus vite. La beauté des chemins attire les voyageurs, en multiplie le nombre. Ces voyageurs dépensent de l’argent, consomment les denrées du pays, ce qui tourne toujours à l’avantage des propriétaires. Quant aux rouliers, leurs frais de voiture sont payés moins cher à proportion de ce qu’ils sont moins longtemps en chemin et ménagent davantage leurs équipages et leurs chevaux. De cette diminution des frais de voiture résulte la facilité de transporter les denrées plus loin et de les vendre mieux. Ainsi tout l’avantage est pour le propriétaire des terres qui vend mieux sa denrée.

À l’égard des paysans qui vont à pied, M. le garde des sceaux me permettra de croire que le plaisir de marcher sur un chemin bien caillouté ne compense pas pour eux la peine qu’ils ont eue à le construire sans salaire.

Suite des observations du garde des sceaux. — On pourra m’objecter que si tous les sujets du roi profitent de l’avantage des grandes routes, il est juste qu’ils contribuent tous à la charge de leur confection et de leur entretien.

Mais ne pourrai-je pas répondre qu’en effet ils y contribuent tous proportionnellement, parce que l’imposition pour les ponts et chaussées est plus à la charge des propriétaires que des autres particuliers ?

Réponse de Turgot. — L’imposition pour les ponts et chaussées est la plus petite partie de la charge que supportent les sujets du roi pour la confection des chemins, puisqu’il se fait plus d’ouvrage par corvée qu’il ne s’en fait sur les fonds des ponts et chaussées ; or, c’est de la corvée qu’il s’agit ici.

Mais il n’est pas vrai que même l’imposition pour les ponts et chaussées soit plus à la charge des propriétaires qu’à celle des autres particuliers. Cette imposition fait partie du second brevet qui s’impose conjointement avec la taille. Ainsi les privilégiés, qui possèdent et font valoir une grande partie des terres du royaume, sont exempts de cette contribution.

Suite des observations du garde des sceaux. — Le propriétaire qui fait valoir son bien paye à proportion du produit qu’il en retire. Celui dont le bien est affermé en tire un fermage moins considérable, attendu que le fermier calcule en prenant une ferme, et qu’il met toujours en considération dans le prix de son bail ce qu’il doit payer d’impositions.

Réponse de Turgot. — M. le garde des sceaux paraît persuadé qu’au moyen de ce que le fermier calcule en fixant le prix de son bail les impositions dont il est chargé, le propriétaire, même privilégié, n’a aucun avantage réel sur le taillable. Il s’en faut infiniment que cette opinion soit exacte, et pour le sentir, il ne faut que faire l’énumération des avantages qu’ont les propriétaires privilégiés sur les propriétaires taillables.

1o Les propriétaires ecclésiastiques, gentilshommes, ou jouissant des privilèges de la noblesse, peuvent faire valoir, en exemption de toute imposition taillable, une ferme de quatre charrues qui porte ordinairement, dans les environs de Paris, à peu près 2,000 francs d’impositions. — Premier avantage.

2o Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, les prairies, les vignes, les étangs, les terres encloses qui tiennent à leur château, de quelque étendue qu’elles soient, et tout cela sans préjudice du privilège des quatre charrues. Il y a des cantons très-vastes dont la principale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble qui fait régir ses terres s’exempte de toute l’imposition, qui retombe à la charge du taillable. — Second avantage, qui est immense.

Je ne puis me refuser à faire observer que ce privilège donne un très-grand intérêt à mettre en prairies et en vignes une grande quantité de terres qui seraient propres à porter du blé. Le contraste de cette législation, avec les craintes qu’on a que la liberté de commerce des grains ne prive le royaume de subsistance, mérite l’attention du roi.

3o Les nobles ne payent absolument que le vingtième pour les rentes seigneuriales, les dîmes inféodées et tous les profits du fief. Ces objets, qui sont peu de chose dans les environs de Paris, absorbent dans les provinces éloignées une très-grande partie du revenu net des terres. — Troisième avantage des nobles.

4o Dans les provinces où l’on a voulu établir la taille proportionnellement, on a imaginé de partager l’imposition entre le propriétaire taillable et son fermier ou son colon. Dans quelques provinces on a fait payer aux fermiers la moitié de l’imposition mise sur la terre, sous le nom de taille d’exploitation ; l’autre moitié aux propriétaires, sous le nom de taille de propriété ; dans d’autres provinces on a mis la taille d’exploitation aux deux tiers, et la taille de propriété au tiers. Il est arrivé de là que dans ces provinces, les nobles, outre l’exemption dont ils jouissent sur ce qu’ils font valoir par eux-mêmes, jouissent encore de l’exemption de la moitié ou du tiers des impositions sur les terres qu’ils afferment ou qu’ils donnent à loyer. — Quatrième avantage des nobles.

5o Les nobles sont imposés, à la vérité, à la capitation comme les taillables, mais ils ne le sont pas dans la même proportion. La capitation est une imposition arbitraire de sa nature. Il a été impossible de la répartir sur la totalité des citoyens autrement qu’à l’aveugle. On a trouvé plus commode de prendre pour base les rôles des tailles qu’on a trouvés tout faits. La capitation des taillables est devenue une imposition accessoire de la taille, on a fait un rôle particulier pour les nobles ; mais comme les nobles se défendent et comme les taillables n’ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des nobles s’est réduite à peu près dans les provinces à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des taillables est presque égale au principal de la taille. Il est encore ar rivé de à que tous les privilèges dont les terres des nobles sont avantagées entraînent un privilège proportionné sur la capitation, quoique, suivant son institution, ce dernier impôt doive être réparti sur tous les sujets du roi à raison de leurs facultés. — Cinquième avantage des nobles.

6o J’ai eu quelquefois occasion d’expliquer au roi la différence entre les provinces où les terres s’exploitent par des fermiers riches, qui font les avances de la culture et s’engagent par un bail à donner une somme fixe tous les ans à leurs propriétaires ; et d’autres provinces où, faute de fermiers riches, les propriétaires sont obligés de donner leurs terres à de pauvres paysans hors d’état de faire aucunes avances, à qui le propriétaire fournit les bestiaux, les outils aratoires, les semences, et de quoi se nourrir jusqu’à la première récolte : alors tous les fruits se partagent par moitié entre le propriétaire et le colon, qu’on appelle par cette raison métayer. Cet usage, qui a presque la force d’une loi, de partager les fruits par moitié, a été introduit dans un temps où la taille et les autres impôts n’étaient pas établis ; il est vraisemblable qu’alors il était avantageux aux deux parties ; que le propriétaire tirait de sa terre un profit suffisant, et que le colon pouvait vivre et entretenir sa famille avec une sorte d’aisance. Il est évident que, lorsque la taille et tous les impôts sont venus fondre sur la tête du malheureux métayer, toute égalité dans le partage a été rompue, et qu’il a dû être réduit à la plus grande misère. Sa ruine a été plus ou moins entière, suivant les différents degrés de la fécondité des terres ; suivant le plus ou moins de dépense qu’exige la culture ; suivant le plus ou moins de valeur des denrées.

Dans quelques provinces, et nommément en Limousin, la misère des cultivateurs est telle que, en dépit de la loi et des privilèges, il a fallu que les propriétaires, même privilégiés, pour trouver des colons, consentissent volontairement à payer une partie de l’impôt à la décharge de leurs colons, et corrigeassent ainsi l’excès de la dureté de la loi[17].

Mais il est à observer que cette condescendance des propriétaires étant libre, et la loi étant toute contre le colon, le propriétaire borne cette espèce de libéralité au point précis qui est nécessaire pour que sa terre ne reste point en friche, et qu’ainsi il laisse au cultivateur toute la charge que celui-ci peut absolument supporter sans tomber dans le désespoir et l’impuissance de travailler. Certainement les propriétaires ne gagnent pas à cet état des choses. Ils seraient plus riches si leurs cultivateurs vivaient dans l’aisance, mais ils ont du moins l’avantage qu’a la médiocrité sur la profonde misère. C’est un sixième avantage des propriétaires privilégiés sur les cultivateurs taillables. Il faut convenir que le désavantage pour ceux-ci est bien plus grand que ne l’est l’avantage pour les premiers.

7o Le fermier et le colon étant seuls sur le rôle, c’est contre eux seuls que peuvent être dirigées les poursuites ; ce sont eux par conséquent qui supportent tous les frais, toutes les suites des retards de payement, les saisies, les exécutions des huissiers, des collecteurs, enfin tout ce qu’entraîne de vexations et d’abus la perception d’un impôt très-fort, souvent mal réparti, et levé sur la portion du peuple que son ignorance et sa pauvreté privent le plus de tous les moyens de se défendre contre toute espèce de vexations. — C’est encore un septième avantage des privilégiés sur le peuple ; mais, comme le précédent, c’est bien plus encore un désavantage pour le peuple.

8o On peut aussi regarder comme un autre grand désavantage pour le fermier taillable, mais à la vérité sans aucun avantage pour le propriétaire, l’impossibilité où est ce fermier de faire exactement, avant de fixer les conditions de son bail, le calcul des charges qu’il sera dans le cas de supporter et dont parle M. le garde des sceaux. Il est notoire que les impositions taillables éprouvent souvent des variations, et beaucoup plus en augmentation qu’en diminution. — Dès qu’il y a guerre, on fait supporter aux taillables l’imposition connue sous le nom d’ustensile ou quartier d’hiver. — Pour rentrer dans notre sujet, la corvée n’est point du tout une charge réglée : tous les ans elle varie ; et quand on ouvre une route nouvelle dans un canton, l’on appelle souvent à la corvée des paroisses qui n’y ont jamais été. Ces accroissements de charges qui surviennent dans le cours des baux, et dont aucune loi n’autorise le fermier à se faire indemniser, dérangent entièrement les calculs qu’il aurait pu faire, et peuvent opérer sa ruine.

Je crois avoir démontré que les impositions taillables sont beaucoup plus à charge aux taillables qu’aux propriétaires non taillables ; ce n’est pas qu’il ne soit très-vrai aussi, comme le disait M. Trudaine, que le propriétaire paye toujours en dernière analyse toutes les impositions ; mais s’il les paye, c’est par un circuit étranger au point de vue qu’a touché M. le garde des sceaux, et que je viens de discuter. La marche de ce circuit exigerait, pour être bien développée, une longue chaîne de raisonnements auxquels ce n’est pas le lieu de me livrer.

Suite des observations du garde des sceaux. — Les gens qui n’ont que leurs bras ne contribuent presque point aux impositions.

Réponse de Turgot. — Il s’agit, et il ne doit s’agir que de la corvée. Or, certainement que ceux qui n’ont que leurs bras y contribuent dans la proportion la plus exorbitante. Un homme qui n’a pour vivre, lui et sa famille, que ce qu’il gagne par Son travail, et à qui on enlève quinze jours de son temps qu’on emploie à le faire travailler pour rien et sans le nourrir, contribue de beaucoup trop à la confection des chemins.

Suite des observations du garde des sceaux. — Le prix des denrées ne saurait augmenter sans que le salaire des ouvriers augmente ; et, si l’on met l’imposition sur les seuls propriétaires, elle ne sera supportée que par ceux dont l’aisance est la seule ressource qui puisse assurer la subsistance des gens de journée.

Réponse de Turgot. Il est sans doute très-vrai (quoiqu’on n’ait cessé de répéter le contraire lorsqu’on a voulu rendre la liberté du commerce des grains odieuse) que le prix des denrées ne saurait augmenter d’une manière constante sans que le salaire des journées augmente ; mais le propriétaire commence par être enrichi, et l’homme de journée n’a jamais que ce qui lui est nécessaire pour subsister. C’est l’aisance du propriétaire qui assure aux journaliers non pas l’aisance, mais le nécessaire ; or, c’est celui dont le travail des chemins augmente l’aisance qui en profite véritablement, et qui doit les payer.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il y a grande apparence que ce sont ces considérations qui ont engagé M. Orry et M. Trudaine à préférer la corvée des bras et des chevaux à une imposition sur les propriétaires. — Et en effet, peut-être, en les pesant avec attention, diminueraient-elles l’apparence de l’injustice de ces corvées, si elles ne la faisaient pas disparaître entièrement.

Réponse de Turgot. — J’ai déjà dit la raison qui paraît avoir engagé M. Orry à préférer la corvée à bras. J’ai bien peur qu’il n’y en ait eu une autre. On pouvait établir la corvée insensiblement, l’appesantir par degrés sur le peuple qui ne résiste pas, au lieu qu’il aurait fallu annoncer le projet d’une imposition, la faire enregistrer, et essuyer des murmures. Nous sommes aujourd’hui dans une position plus avantageuse, puisque la corvée étant tout établie, étant reconnue excessivement onéreuse et très-injuste, il faut bien la remplacer.

Suite des observations du garde des sceaux. — À l’égard de l’accélération de la confection des grandes routes, elle sera toujours moins prompte dans les provinces où la population est moins nombreuse. Une imposition modérée ne pourrait jamais y donner toute l’activité que l’on voudrait. Et une imposition trop forte serait aussi trop accablante pour les propriétaires.

Le nombre des ouvriers, même en les payant, sera toujours moins considérable dans les provinces moins peuplées, et par conséquent les travaux seront poussés avec moins de vigueur.

Réponse de Turgot. — Je n’ai parlé de l’accélération de la confection des grandes routes, dans le préambule, que pour prouver qu’on s’était fait illusion, en imaginant qu’on pourrait, par la méthode des corvées, faire tous les chemins à la fois ou du moins en très-peu d’années.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il n’y a pas longtemps que les corvées ont été établies, et cependant il y a un grand nombre de routes faites en France.

Réponse de Turgot. — Il y a quarante ans que les corvées ont été généralement établies, et beaucoup plus longtemps qu’elles ont été mises en usage dans plusieurs provinces ; certainement les chemins ne sont pas avancés à proportion de cet espace de temps.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il y a des provinces où ces travaux ont été poussés plus vivement que dans d’autres, sans doute à proportion de leur population et de leurs facultés. Est-on assuré que, par le moyen de l’imposition, les ouvrages seront faits plus promptement ?

Réponse de Turgot. — Je ne prétends point du tout que l’on fasse les chemins à prix d’argent aussi vite que l’on avait prétendu les faire par corvées ; mais je suis assuré qu’on les fera plus vite qu’on ne les faisait effectivement par cette méthode. J’en juge ainsi par ce que j’ai fait dans la généralité de Limoges. Certainement j’y ai fait en dix ans plus d’ouvrage qu’on n’en avait fait pendant trente-cinq ans de travaux de corvée[18].

Suite des observations du garde des sceaux. — Il paraît que l’imposition même la plus modérée sur les propriétaires égalera dans quelques généralités la moitié, dans d’autres le tiers ou le quart des vingtièmes, et qu’elle ne sera nulle part moindre du cinquième. Cette surcharge, ajoutée à la taille, aux vingtièmes, à la capitation, à la contribution pour le sel et pour les maréchaussées, aux droits d’aides, enfin à l’imposition que l’on paye déjà pour les ponts et chaussées, serait un surcroît considérable pour les propriétaires, auxquels on ne tient compte d’aucune amodiation sur les vingtièmes pour les réparations de leurs bâtiments.

On ne peut se dissimuler que les propriétaires supportent seuls l’imposition du vingtième, qui est proprement territoriale, et qu’ils supportent la plus grande partie des autres impositions, soit par ce qu’ils payent personnellement, soit par ce qu’ils perdent sur les fermages de leurs terres, que le fermier, comme je l’ai dit, afferme moins cher, à raison des subsides qu’il paye lui-même.

Réponse de Turgot. — On sait que l’imposition des vingtièmes est au-dessous du véritable vingtième des revenus : on sait d’ailleurs qu’elle est très-mal répartie ; c’est surtout à l’imperfection de cette répartition qu’il faut attribuer la différente proportion entre les vingtièmes et l’imposition proposée, pour les différentes généralités, pour le remplacement des corvées. La corvée est aussi une surcharge ajoutée aux impositions dont on fait ici l’énumération. La différence sera, 1o que cette surcharge sera beaucoup moindre ; 2o qu’elle sera répartie sur tous les propriétaires, au lieu que la corvée n’était supportée que par une partie du peuple, et par la partie la plus chargée de toutes ces impositions dont M. le garde des sceaux parle, et dont une grande portion ne tombe point sur les privilégiés. Le fardeau total sera moindre, et l’on en fera porter une partie à ceux des sujets du roi qui n’y contribuaient pas, et qui d’ailleurs sont plus soulagés que les autres.

J’ai répondu surabondamment plus haut (page 257 et suivantes.) à toutes ces observations sur la surcharge des propriétaires.

Suite des observations du garde des sceaux. — L’on convient, dans le préambule, que l’on ne peut se flatter de faire à la fois tous les chemins, même avec le secours de la corvée de bras et de chevaux.

Réponse de Turgot. — On ne convient pas, mais on prouve, contre les partisans de la corvée, l’impossibilité de faire à la fois tous les chemins par la corvée.

Suite des observations du garde des sceaux. — Pourra-t-on se flatter d’y réussir par la voie de l’imposition ?

Réponse de Turgot. — Non certes, mais jamais on ne s’est pro-r posé un pareil but dans aucun genre ; il ne faut pas vouloir tout faire à la fois.

Suite des observations du garde des sceaux. — Si l’imposition de chaque généralité est employée dans son étendue, l’inconvénient sera le même. L’on ne pourra employer d’ouvriers qu’à proportion de ce que la somme imposée permettra d’en salarier, et il y aura également des routes commencées partout, que l’on ne pourra achever qu’avec le secours du temps.

Réponse de Turgot. — Ce n’est point un inconvénient que de ne point faire une chose impossible. Quand on n’a point la baguette des fées, on n’achève rien qu’avec le secours du temps. Mais M. le garde des sceaux a peut-être cru que j’avais fait un reproche au système des corvées de ce qu’on ne pouvait pas faire tous les chemins à la fois. Cependant ce que j’ai dit n’est en aucune manière, susceptible d’une pareille interprétation.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il est vrai qu’on aura l’avantage de pouvoir dans chaque généralité disposer des fonds de l’imposition d’une même route, et de n’en entreprendre d’autres que lorsque cette première sera achevée, si on le juge à propos.

Réponse de Turgot. — Cet avantage est très-grand, car il fait jouir le public des travaux à mesure qu’ils avancent.

Suite des observations du garde des sceaux. — Cet avantage mérite considération ; mais n’est-il pas à craindre que le prix des journées des ouvriers, qui augmente en proportion de celui des denrées, ne rende difficile de pousser les ouvrages autant qu’il serait à désirer ; que les ouvrages ne restent imparfaits faute de fonds pour payer les travailleurs, et que la confection des grandes routes ne soit retardée au lieu d’être accélérée ?

Réponse de Turgot. — Si l’augmentation du prix des journées d’ouvriers vient de l’augmentation de celui des denrées, et de ce que les propriétaires sont plus riches, l’impôt sera moins onéreux. Ce qu’on dit ici de la dépense est également vrai de toutes les dépenses du Roi. Si le royaume devenait en général plus riche, s’il y avait plus d’argent, plus de capitaux, plus d’activité dans l’industrie et dans le commerce, toutes les dépenses du roi augmenteraient en proportion. Tout est plus cher en France qu’en Pologne, tout est plus cher en Angleterre et en Hollande qu’en France. Si la France était, à proportion de son étendue, aussi riche que la Hollande, certainement le peuple serait en état de payer des impositions proportionnées à la dépense que nécessiterait cette augmentation de richesse, et personne n’aurait droit de s’en plaindre.

La politique d’un législateur doit prévoir ce cas, et si jamais l’ordre et la régularité du système de finance, qui doit être le but d’une administration éclairée, permettait au roi de fixer, par une loi invariable, la quotité de l’imposition proportionnellement aux facultés du peuple et aux dépenses nécessaires de l’État, il serait sage de régler aussi par la même loi l’augmentation de ces impositions, proportionnellement à l’accroissement de valeur des denrées. Nous sommes bien loin de croire cette époque prochaine, et il est fort inutile de s’en occuper ; il n’est pas vraisemblable que l’augmentation du prix des denrées, par l’effet de la beauté des chemins, soit assez rapide pour que nous n’ayons pas le temps de réfléchir aux moyens de parer à ce très-léger inconvénient.

Suite des observations du garde des sceaux. — J’ai de la peine à croire que les considérations très-bien traitées dans le préambule aient échappé aux lumières de M. Trudaine le père. Il n’ignorait pas qu’il faut détourner, le moins qu’il est possible, de leurs travaux ordinaires ceux qui n’ont que leurs bras pour subsister. Mais sans doute il voyait trop d’inconvénients à l’imposition sur les propriétaires pour la préférer. Il connaissait l’abus que le gouvernement a souvent fait d’impositions destinées aux besoins particuliers des villes et des provinces, en les faisant passer dans le trésor royal, et il ne voulait pas exposer à cet abus les deniers destinés à la confection des grandes routes. Il a été souvent obligé de défendre, contre les ministres qui ont administré les finances depuis la retraite de M. Orry, les deniers destinés aux ponts et chaussées, et peut-être n’a-t-il pas toujours réussi à les conserver en totalité.

Réponse de Turgot. — C’est ici la seule véritable objection contre l’opération. Je me suis tant étendu dans le préambule sur les précautions prises pour empêcher l’abus qu’on craint, et sur les motifs qui doivent le rendre vraiment impossible, que je crois superflu d’entrer ici dans des discussions nouvelles.

J’ajouterai cependant une réflexion, c’est que le danger de l’emploi des fonds à une autre destination, n’est point ici le véritable danger ; que ce danger est tout à fait nul, si la corvée n’est point rétablie. Je crois que la véritable barrière contre le rétablissement de la corvée est la déclaration que fera le roi de ses sentiments dans le préambule de l’édit. Mais, si l’on n’a point à craindre ce rétablissement, j’ose dire que le divertissement des fonds ne devient plus qu’une affaire de nom. En effet, que la guerre arrive : il faut bien que l’on suspende toute construction de chemin pour se réduire aux simples entretiens. Alors l’administration peut prendre deux partis : l’un, de continuer l’imposition et d’appliquer aux dépenses de la guerre l’excédant des fonds qu’on cesserait d’employer aux chemins ; l’autre, d’augmenter d’autant les impositions extraordinaires dont toute guerre nécessite l’établissement.

J’observe d’abord que ces deux partis sont au fond indifférents aux peuples qui, dans les deux cas, payent la même somme, et à qui la dénomination de l’impôt ne fait rien. Je ne pense pas qu’on puisse objecter la difficulté d’établir un impôt nouveau ; cette difficulté est toujours nulle dans les temps de guerre, où la nécessité impérieuse entraîne et surmonte tout.

Mais, si le choix entre ces deux partis est indifférent pour le peuple dans la réalité, comme il ne l’est pas dans l’opinion, comme le changement de destination des fonds des chemins inquiéterait, indisposerait le public, et présenterait un fondement très-évident aux murmures et aux représentations, un ministre serait le plus maladroit des hommes, s’il préférait ce parti au parti tout aussi facile et plus honnête de se procurer les mêmes fonds par une imposition nouvelle ; il se rendrait odieux et s’avilirait en pure perte.

On dit que l’on a détourné plusieurs fois les fonds ordinaires des ponts et chaussées : cela est très-vrai ; mais on compare ici deux circonstances qui ne se ressemblent point, et dont l’une ne conclut rien pour l’autre. L’argent destiné aux ponts et chaussées fait partie de la masse totale des impositions versées au Trésor royal. Pour la détourner, il ne faut que suspendre le versement dans la caisse des ponts et chaussées, il ne faut qu’un mot ; tout se passe entre le contrôleur-général et l’intendant des finances, qui est le seul à s’en plaindre.

Suite des observations du garde des sceaux. — M. Trudaine n’ignorait certainement pas qu’une imposition employée à des dépenses éloignées, dont les peuples ignorent l’emploi, afflige les particuliers qui la payent, et qu’une contribution dont le produit est dépensé sur les lieux mêmes et sous les yeux de ceux qui la payent, en travaux dont ils recueillent l’avantage, les console. Mais il savait qu’il n’était pas possible que l’imposition des ponts et chaussées ne fût employée que dans les généralités où elle était levée, parce que les dépenses immenses des ponts qu’il a fait construire sur les grandes rivières du royaume rendaient nécessaire d’appliquer les fonds par préférence à ces grands ouvrages.

Réponse de Turgot. — Il n’en est pas de même de l’imposition pour les chemins. Pour la détourner, il faut suspendre le payement des ouvrages faits, envoyer des ordres dans toutes les provinces à des trésoriers qui sont liés par une loi. Et cela fait une fois, il faut encore, l’année suivante, arrêter l’imposition de nouveau par un état du roi. Il faut déposer cet état du roi au greffe du parlement, de la chambre des comptes, de tous les bureaux des finances. Or, croit-on que ce dépôt n’excitera pas les plus vives réclamations, lorsque l’année précédente on aurait violé la destination solennellement promise de cette imposition ? Croit-on que des remontrances aussi justes ne fussent pas plus redoutées du ministre, que celles que l’on opposerait à l’enregistrement d’une nouvelle imposition ? Remontrances pour remontrances, lesquelles doit-il préférer d’essuyer ? Sans doute celles auxquelles il peut opposer la réponse péremptoire des besoins inévitables occasionnés par la guerre, et non pas celles où on l’accuserait personnellement de mauvaise foi, sans qu’il eût rien à répondre de raisonnable. Il n’est plus nécessaire de supposer ce ministre honnête homme, il suffit de le supposer homme de bon sens, pour croire qu’il aimera mieux diminuer l’impôt sur les chemins et imposer les mêmes sommes sous un autre nom, que de détourner cet impôt de sa destination.

Suite des observations du garde des sceaux. — Au surplus, l’inconvénient relatif à l’emploi des fonds de l’imposition pour les ponts et chaussées subsistera toujours malgré la nouvelle imposition, qui n’aura rien de commun avec elle.

Réponse de Turgot. — Cet inconvénient subsistera pour les anciens fonds des ponts et chaussées, mais sera fort diminué, parce que, comme on n’osait pas ordonner de corvées à bras dans la généralité de Paris, on faisait faire tous les chemins de cette généralité aux dépens des autres provinces. Mais, la généralité de Paris devant participer à l’imposition du remplacement des corvées, on pourra tirer moins de fonds des provinces. Cet inconvénient n’aura lieu d’aucune manière pour le remplacement de la corvée, et la forme même de cette imposition assure que celle de chaque généralité sera dépensée, ce qui certainement contribuera beaucoup à en alléger le poids pour les propriétaires.

Suite des observations du garde des sceaux. — J’ajouterai à ces observations que l’imposition pour les corvées pourra priver de la ressource des ateliers de charité. Il est à craindre qu’en effet les propriétaires, assujettis à payer un quart, un tiers ou une moitié en sus des vingtièmes de leurs revenus, ne se portent plus à faire des contributions volontaires.

Réponse de Turgot. — Les dons des seigneurs pour les ateliers de charité sont en général un si petit objet, qu’on pourrait se consoler de cette perte.

J’ajouterai, 1o que le plus grand nombre de ceux qui donnent sont gens qui sont fort au-dessus de l’espèce d’intérêt qui fera réclamer quelques individus de la noblesse contre l’imposition du remplacement des corvées ; 2o que presque tous ces dons ont pour objet d’engager à faire construire des chemins très-intéressants pour ceux qui donnent, et qui ne donnent ordinairement que le tiers, ou tout au plus la moitié de ce qu’on leur accorde sur les fonds fournis par le roi.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’article I. — Cet article paraîtrait susceptible de quelque réforme dans le cas même où le projet d’édit serait adopté.

Le roi, déclarant qu’il ne sera plus exigé aucun travail gratuit ni forcé sous le nom de corvée, ni sous quelque autre dénomination que ce puisse être, se réserve néanmoins d’en exiger en temps de guerre, si la défense du pays le rendait nécessaire. — Cette réserve est fort sage.

Mais l’on ajoute que, même dans le cas de nécessité, le roi se réserve aussi de faire payer ceux que la nécessité des circonstances forcera d’enlever à leurs travaux.

Je ne serais pas d’avis de laisser cette dernière réserve ; elle semble contenir une promesse que le roi serait dans l’impossibilité de tenir.

Une guerre longue et malheureuse peut affaiblir l’État par des dépenses excessives, et ce ne peut être qu’une guerre de cette nature qui mettra le roi dans la nécessité d’exiger des corvées considérables dans les provinces de son royaume. Alors il pourrait se trouver forcé de les exiger gratuitement.

Si cela arrivait, les peuples pourraient donc murmurer de se voir forcés de travailler, tandis qu’on les priverait du salaire promis par une loi solennelle.

Ce n’est pas que je n’applaudisse fort à l’esprit d’équité qui engage à donner cette assurance de payement ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux payer, si cela était possible, sans l’avoir promis, que de promettre une chose qu’il peut arriver qu’on ne tienne pas.

Réponse de Turgot. — Il ne me paraîtrait pas décent, dans un édit où le roi supprime les corvées pour les chemins, d’en annoncer d’autres sans promettre de les payer. Ce serait même une contradiction avec les motifs de justice qui déterminent le roi.

J’ajoute, pour calmer les inquiétudes de M. le garde des sceaux, que ces corvées, qui n’ont lieu que dans les provinces frontières lorsqu’elles sont le théâtre de la guerre, et qui ne doivent avoir lieu que pour les cas pressés, doivent être assez rares, et seront un objet d’autant moins ruineux pour les finances du roi, qu’il sera toujours facile d’engager l’administration de ces provinces à se charger de payer ceux qu’on aurait été forcé de commander.

J’ajoute encore une autre considération très-importante, c’est qu’il est nécessaire de promettre solennellement ce payement, afin que l’autorité militaire, toujours portée à s’étendre, n’abuse pas de ce moyen, ne le pousse pas à l’excès ; et afin que, sous prétexte du service militaire, on ne se permette pas ces sortes de commandements pendant la paix, pour des transports, pour des constructions de forteresses. L’engagement de payer, et le droit qu’il donne à ceux qui ont été commandés, de réclamer leur payement, forcent de compter, et font passer les comptes sous les yeux de l’administration, ce qui la met en état de connaître les abus et de les réprimer.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’art. II. — Cet article me paraît susceptible d’un assez grand nombre de réflexions.

Il assujettit à l’imposition pour le remplacement des corvées tous les propriétaires de biens-fonds et de droits réels, privilégiés et non privilégiés. Il veut que la répartition en soit faite en proportion de l’étendue et de la valeur des fonds.

Il n’excepte des fonds sujets à l’imposition, que les lieux saints, et les dîmes ecclésiastiques seulement.

Il veut que les fonds et les droits des domaines de la couronne y soient assujettis, et y contribuent dans la même proportion que les autres fonds.

Enfin il veut que la répartition en soit faite dans la même forme que celle des autres charges locales et territoriales.

1o Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit, dans mes observations sur le préambule du projet, relativement aux inconvénients que l’on peut trouver en général dans l’établissement d’une imposition territoriale substituée à la corvée de bras et de chevaux ; mais j’observerai qu’il peut être dangereux de détruire absolument tous ces privilèges. Je ne parle pas de ceux qui sont attachés à certains offices, que je ne regarde volontiers que comme des abus acquis à prix d’argent, que comme de véritables privilèges ; mais je ne puis me refuser à dire qu’en France le privilège de la noblesse doit être respecté, et qu’il est, je crois, de l’intérêt du roi de le maintenir.

Réponse de Turgot. — M. le garde des sceaux semble ici adopter le principe que, par la constitution de l’État, la noblesse doit être exempte de toute imposition. Il semble même croire que c’est un préjugé universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j’ai vu d’hommes instruits dans tout le cours de ma vie ; car je ne me rappelle aucune société où cette idée eût été regardée autrement que comme une prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même dans l’ordre de la noblesse.

Cette idée paraîtra au contraire un paradoxe à la plus grande partie de la nation dont elle blesse vivement les intérêts. Les roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au temps où leurs voix n’étaient pas comptées.

Au surplus, il faut discuter la proposition en elle-même.

Si on l’envisage du côté du droit naturel et des principes généraux de la constitution des sociétés, elle présente l’injustice la plus marquée.

Qu’est-ce que l’impôt ? Est-ce une charge imposée par la force à la faiblesse ? Cette idée serait analogue à celle d’un gouvernement fondé uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince serait regardé comme l’ennemi commun de la société ; les plus forts s’en défendraient comme ils pourraient, les plus faibles se laisseraient écraser. Alors il serait tout simple que les riches et les puissants fissent retomber toute la charge sur les faibles et les pauvres, et fussent très-jaloux de ce privilège.

Ce n’est pas là l’idée qu’on se fait d’un gouvernement paternel, fondé sur une constitution nationale où le monarque est élevé au-dessus de tous pour assurer le bonheur de tous ; où il est dépositaire de la puissance publique pour maintenir les propriétés de chacun dans l’intérieur par la justice, et les défendre contre les attaques extérieures par la force militaire. Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous doivent y contribuer ; et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges. Il est difficile que, sous ce point de vue, le privilège pécuniaire de la noblesse paraisse juste.

Si l’on considère la question du côté de l’humanité, il est bien difficile de s ? applaudir d’être exempt d’impositions, comme gentilhomme, quand on voit exécuter la marmite d’un paysan.

Si l’on examine la question du côté de l’avantage politique et de la force d’une nation, l’on voit d’abord que, si les privilégiés sont en très-grand nombre et possèdent une grande partie des richesses, comme les dépenses de l’État exigent une somme très-forte, il peut arriver que cette somme surpasse les facultés de ceux qui restent sujets à l’impôt. Alors il faut, ou que le gouvernement soit privé des moyens de défense dont il a besoin, ou que le peuple non privilégié soit chargé au-dessus de ses forces, ce qui certainement appauvrit bientôt et affaiblit l’État. Un grand nombre de privilégiés riches est donc une diminution réelle de force pour le royaume.

Les privilèges en matière d’impositions ont encore un inconvénient très-préjudiciable aux nations, par la nécessité où ils les mettent d’adopter de mauvaises formes d’impositions pour éluder ces privilèges, et faire payer les privilégiés sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est parce qu’on ne pouvait faire payer les nobles ni les ecclésiastiques, qu’on a fait payer leurs fermiers et leurs misérables métayers. De là tous les vices de la répartition de la taille et de la forme de son recouvrement qui se perpétuent, quoique tout le monde en connaisse les tristes effets. C’est pour éluder les privilèges qu’on a multiplié les droits sur les consommations et sur les marchandises ; qu’on a établi les monopoles du sel et du tabac, si funestes par l’énormité de la somme qu’ils coûtent au peuple, pour ne procurer au roi qu’un revenu incomparablement plus faible ; plus funeste encore par l’existence d’une nouvelle armée de contrebandiers et de commis perdus pour tous les travaux utiles, occupés à s’entre-détruire par les meurtres et par les supplices qu’occasionnent, d’un côté l’attrait de la fraude, et de l’autre la nécessité de la réprimer.

Les privilèges ont produit ces maux. Le respect pour les privilégiés empêcherait à jamais qu’on ne pût y toucher : car comment supprimer la gabelle, comment supprimer le tabac, si le clergé, si la noblesse, qui payent l’impôt sur ces deux consommations, ne peuvent pas être assujettis à celui qu’on établirait en remplacement ? Tout ce que je viens de dire est d’une évidente vérité, et n’est, j’ose le croire, contesté par personne qui ait réfléchi sur cette matière, sans avoir l’esprit occupé d’un intérêt personnel.

S’ensuit-il de là qu’il faille détruire tous les privilèges ? Non : je sais aussi bien que tout autre qu’il ne faut pas toujours faire le mieux qu’il est possible ; et que, si l’on ne doit pas renoncer à corriger peu à peu les défauts d’une constitution ancienne, il ne faut y travailler que lentement, à mesure que l’opinion publique et le cours des événements rendent les changements possibles[19].

Il serait absurde de vouloir faire payer la taille à la noblesse et au clergé, parce que les préjugés ont attaché, dans les provinces où la taille est personnelle, une idée d’avilissement à cette imposition ; mais d’un autre côté ce serait une étrange vue dans un administrateur que de vouloir supprimer la capitation et le vingtième, ou d’en exempter la noblesse, sous prétexte que, dans la constitution ancienne de la monarchie, les nobles ne payaient aucune imposition.

Je conclus de tout ceci qu’il faut laisser subsister le privilège de la noblesse sur la taille, comme une chose établie et qu’il ne serait pas sage de changer ; mais qu’il ne faut pas en être dupe, ni le regarder comme une chose juste en elle-même, encore moins comme une chose utile. (Je discuterai tout à l’heure les raisons d’utilité que croit y voir M. le garde des sceaux.)

Je conclus surtout qu’en conservant ce privilège, il faut bien se garder de l’étendre à de nouveaux objets ; qu’il faut au contraire le tenir soigneusement renfermé dans ses bornes actuelles ; qu’il faut même, autant qu’on le pourra, tendre à en retrancher par degrés ce qu’il a de trop exorbitant ; suivre en un mot à cet égard la marche que tous les ministres des finances ont constamment suivie depuis quatre-vingts ans et davantage ; car il n’y en a pas un qui n’ait constamment cherché à restreindre en général tous les privilèges, sans en excepter ceux de la noblesse et du clergé.

L’examen historique de ce privilège de la noblesse, et la comparaison des circonstances dans lesquelles il a été établi avec les circonstances actuelles, prouvent combien la façon de voir de mes prédécesseurs à cet égard était juste, et que, bien loin de déranger follement la constitution de la monarchie, ils ont au contraire cherché à rapprocher sagement les choses de la constitution actuelle, en affaiblissant des prérogatives nées sous une constitution qui n’existe plus depuis longtemps, et qui ne peut ni ne doit être rétablie.

Il n’a jamais pu arriver, et il n’est jamais arrivé dans aucun pays, qu’on ait imaginé de donner de propos délibéré à une partie de la nation, et à la partie la plus riche, le droit privilégié de ne point contribuer à la dépense de l’État. Cela n’est pas plus arrivé en France qu’ailleurs. Bien loin que, dans la constitution primitive de la monarchie, la noblesse fût exempte des charges publiques, elle était au contraire chargée seule et de rendre la justice et du service militaire. Cette double obligation était attachée à la possession des fiefs. Il est notoire que la noblesse était obligée à servir à ses dépens, sans recevoir aucune solde du prince. C’était sans doute une mauvaise institution avec laquelle l’État ne pouvait avoir aucune force réelle au dehors, ni le monarque un pouvoir suffisant au dedans : l’expérience fit connaître les vices de cette institution. À mesure que nos rois étendirent leur autorité, et pour l’affermir de plus en plus, ils s’occupèrent de former par degré une constitution meilleure. Ce ne fut que sous Charles VII, après l’expulsion des Anglais, qu’on tenta de lever une milice perpétuelle et soudoyée, pour trouver au besoin une troupe toujours prête, et pour assurer la tranquillité intérieure par une police un peu plus exacte. C’est à cette époque que la taille fut établie d’une manière permanente.

Mais la noblesse était encore chargée du service personnel ; elle avait encore dans ses mains la plus grande force militaire de l’État. La milice des francs-archers, qui en donnait une au roi en armant le peuple, tendait à diminuer le pouvoir de la noblesse. On craignait, sans doute, de l’avertir du coup qu’on lui portait, et d’exciter son mécontentement en lui faisant payer les dépenses de cette même milice par une imposition qu’elle aurait regardée comme formant un double emploi avec l’obligation de servir personnellement.

Il fut donc établi que la nouvelle imposition ne porterait pas sur la noblesse, et le principe de son privilège fut d’autant plus affermi que l’on avait donné à cette imposition le nom de taille, déjà depuis longtemps avili, parce que c’était le nom des contributions que les seigneurs levaient en certains cas sur leurs vassaux roturiers.

Cependant, quelques-unes des provinces méridionales, rendant hommage à l’exemption de la noblesse, eurent la sagesse de l’attacher non à la personne des nobles, mais aux biens possédés par les nobles à l’époque où la taille a été établie. Ce principe leur permit de faire porter l’imposition sur les fonds de terre à proportion de leur valeur, et d’éviter par là les suites ruineuses de la taille personnelle et arbitraire que le reste du royaume adopta. Dans ces provinces, les nobles payent la taille quand ils possèdent les biens reconnus roturiers à la première époque de l’imposition ; les roturiers sont exempts pour les terres nobles dont ils sont en possession ; en sorte qu’il n’y a, par rapport à l’impôt, aucune distinction personnelle entre le noble et le roturier.

Ces provinces ont recueilli le fruit de leur sagesse, car c’est principalement à la forme de son imposition que le Languedoc doit la prospérité dont il jouit encore.

Depuis le premier établissement de la taille, les dépenses de l’État se multiplièrent, et malheureusement on prit l’habitude d’y subvenir par des augmentations qu’on mit successivement à la taille, sous le nom de crues et accessoires. Par là, l’exemption qu’avaient eue les nobles de la contribution à la dépense des francs-archers, s’étendit à des dépenses différentes. Elle leur devint plus précieuse, et plus à charge au peuple ; mais le préjugé s’affermissait.

Il eût été sage d’établir pour ces nouvelles dépenses des impositions générales sur tous les citoyens ; mais l’on n’y pensa pas, ou l’on n’osa pas attaquer les privilèges d’un corps puissant, ou l’on jugea que chaque augmentation qu’on établissait successivement formait un trop petit objet pour en valoir la peine : souvent on prit le parti d’éluder le privilège, en augmentant les impôts sur les denrées.

Le royaume fut longtemps agité par les guerres civiles, et l’autorité royale fut longtemps chancelante. Il était difficile que le ministère eût assez de force pour imposer la noblesse, quoique chaque jour en fît voir la nécessité. Ce n’est qu’après l’épuisement occasionné par la guerre qui précéda la paix de Riswick, et pendant les malheurs de la guerre de succession, qu’on établit d’abord la capitation, ensuite le dixième ; ce ne fut qu’avec ménagement et pour un temps. Le dixième a été successivement ôté et remis. Aujourd’hui ces deux impositions sont établies à demeure ; car, quoique le second vingtième ait un terme suivant les édits » il n’est personne qui pense qu’on ne le continuera pas à l’expiration du terme. Le premier est établi indéfiniment. C’est donc un fait que la prétention de la noblesse de n’être sujette à aucun impôt est actuellement vaincue, et c’est une grande victoire du roi et du peuple contre un privilège nuisible à l’un et à l’autre ; c’est un grand pas vers le rétablissement d’un meilleur ordre dans les finances. La noblesse n’en est, quoi qu’on en dise, ni dégradée, ni humiliée ; elle n’en est ni moins belliqueuse ni moins soumise, et la constitution de la monarchie n’en est point affaiblie.

Tout démontre qu’il est également juste et nécessaire de ne plus adopter cette prétention de la noblesse.

Le privilège a été fondé originairement sur ce que la noblesse était seule chargée d’un service militaire qu’elle faisait en personne à ses dépens. D’un côté, ce service personnel, devenu plus incommode qu’utile, est entièrement tombé en désuétude ; de l’autre, toute la puissance militaire de l’État est fondée sur une armée nombreuse entretenue en tout temps et soudoyée par l’État. La noblesse qui sert dans cette armée est payée par l’État, et n’est pas moins payée que les roturiers qui remplissent les mêmes grades. Non-seulement les nobles n’ont aucune obligation de servir, mais ce sont au contraire les seuls roturiers qui y sont forcés, depuis l’établissement des milices, dont les nobles, et même leurs valets, sont exempts.

Il est donc avéré que le motif qui a fondé le privilège ne subsiste plus.

Aux dépenses immenses de l’entretien de l’armée se sont jointes celles des forteresses et de l’artillerie, l’établissement d’une marine puissante, les dépenses de la protection des colonies et du commerce, celles des améliorations intérieures de toute espèce, enfin un poids énorme de dettes, suite de guerres longues et malheureuses. Il n’y a jamais eu de motif pour exempter la noblesse de contribuer à ces dépenses.

Le privilège dont elle a joui peut être respecté à titre de possession, de prescription, de concession, si l’on veut ; mais il n’y a aucune raison pour l’étendre à toutes les impositions et à toutes les dépenses qui n’existaient point lors de l’établissement du privilège. Non-seulement cette extension serait sans fondement, mais elle serait injuste, mais elle serait impossible.

Quand une charge est très-légère, les inégalités dans sa répartition blessent toujours l’étroite justice, mais elles ne font pas d’ailleurs un grand mal. Si deux hommes ont ensemble un poids de deux livres à porter, l’un pourra sans inconvénients faire porter à l’autre les deux livres à lui tout seul.

Si le poids est de deux cents livres, celui qui le portera seul aura tout ce qu’il peut porter, et souffrira très-impatiemment que l’autre ne porte rien ; mais si le pojds est de quatre cents livres, il est absolument nécessaire qu’il soit partagé également, sans quoi celui qu’on voudrait en charger seul succombera sous le faix, et le poids ne sera point porté. Il en est de même des impositions : à mesure qu’elles ont augmenté, le privilège est devenu plus injuste, plus onéreux au peuple, et il est à la fin devenu impossible à maintenir.

Une autre raison achève de rendre ce privilège et plus injuste et plus onéreux, et en même temps moins respectable. C’est qu’au moyen de la facilité qu’on a d’acquérir la noblesse à prix d’argent, il n’est aucun homme riche qui, sur-le-champ, ne devienne noble ; en sorte que le corps des nobles comprend tout le corps des riches, et que la cause du privilégié n’est plus la cause des familles distinguées contre les roturiers, mais la cause du riche contre le pauvre. Les motifs qu’on pourrait avoir de respecter ce privilège, s’il eût été borné à la race des anciens défenseurs de l’État, ne peuvent certainement pas être regardés du même œil, quand il est devenu commun à la race des traitants qui ont pillé l’État. D’ailleurs, quelle administration que celle qui ferait porter toutes les charges publiques aux pauvres pour en exempter tous les riches !

Ces raisons ont frappé tous les administrateurs des finances.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il est difficile de changer tout à coup le génie, le caractère, les préjugés mêmes d’une grande nation ; il n’est pas toujours sage de le tenter.

Réponse de Turgot. — M. le garde des sceaux parle de tentatives d’un changement total dans le caractère, le génie et les préjugés de la nation. Il semble que ce soit moi qui, le premier, aie essayé de ramener le privilège pécuniaire de la noblesse à ses justes bornes.

Il est cependant notoire que tel a été le but constamment suivi par tous les ministres des finances, sans exception, depuis M. Desmarets. — M. Orry, M. de Machault et leurs successeurs, de caractères très-différents, ont tous pensé et agi de même ; tous ont cherché à consolider l’impôt des vingtièmes, tous ont cherché à restreindre les privilèges de la taille[20].

Suite des observations du garde des sceaux. — La nation française est naturellement belliqueuse, et il faut qu’elle soit telle.

On ne peut lui conserver ce caractère qu’en maintenant dans l’esprit de sa noblesse cet heureux préjugé qui la dévoue à la profession des armes, et par conséquent au service de l’État le plus important et toujours nécessaire. Ce n’est que par les distinctions que l’on peut entretenir dans le cœur des nobles cette ardeur salutaire qui produit des officiers et inspire aux roturiers mêmes le désir de s’ennoblir en portant les armes.

Réponse de Turgot. — Quand la noblesse payera la contribution pour les grands chemins comme elle paye le vingtième, elle n’en sera pas moins destinée à la profession des armes. Au reste, ce préjugé, devenu trop exclusif, n’est peut-être pas aussi heureux qu’il le paraît à M. le garde des sceaux. Il a d’abord l’effet infaillible d’avilir toute autre profession, et nommément celle de la magistrature, qu’il serait pourtant très-utile qui fut honorée. En second lieu, il a beaucoup surchargé le militaire d’officiers inutiles qui, en rendant la constitution des troupes françaises la plus dispendieuse de l’Europe, a contribué beaucoup à ruiner les finances et à énerver par contre-coup nos forces militaires. Je m’en rapporte volontiers sur ce point à M. de Saint-Germain.

Suite des observations du garde des sceaux. — Réduire la noblesse à la condition ordinaire des roturiers, c’est étouffer l’émulation et faire perdre à l’État une de ses principales forces.

Réponse de Turgot. — Personne n’a jamais parlé de réduire la noblesse à la condition ordinaire des roturiers ; ainsi, M. le garde des sceaux peut être tranquille à cet égard.

Suite des observations du garde des sceaux. — Que l’on réfléchisse sur le désintéressement avec lequel la noblesse française sert le roi, l’on conviendra qu’elle supporte une grande partie des frais de la guerre.

Réponse de Turgot. — Il serait bon de mettre à côté de cet article l’état de la dépense du militaire de France, qui est à peu près les cinq sixièmes de ce que coûtent ensemble les forces militaires de l’Autriche et de la Prusse. Il serait bon aussi d’y ajouter l’état des grâces de toute espèce accordées aux militaires.

Suite des observations du garde des sceaux. — En effet, les officiers en temps de paix ne peuvent pas vivre avec ce que le roi leur donne, et lorsque l’on est en guerre, ils font des efforts incompréhensibles pour subvenir aux dépenses des campagnes.

Réponse de Turgot. — Les roturiers, qui servent en très-grand nombre, font les mêmes efforts. Au surplus, ce que dit là M. le garde des sceaux est une des causes de la ruine de l’État. On paye trop peu les officiers parce que tout le monde veut servir, et qu’on crée des places inutiles pour avoir à les donner. Ces officiers, trop peu payés, dépensent beaucoup au delà de leur paye, parce que les officiers un peu plus riches forcent les autres, par leur exemple, à se monter sur un ton de luxe qu’ils ne peuvent pas soutenir. Dans les grades supérieurs, on veut représenter. Tout le monde se fait un titre de sa ruine pour en être dédommagé par l’État, et l’État est ruiné à son tour pour entretenir un militaire dont la force à beaucoup près ne répond pas à ce qu’il coûte.

Suite des observations du garde des sceaux. — Ôtez à la noblesse ses distinctions, vous détruisez le caractère national, et la nation, cessant d’être belliqueuse, sera bientôt la proie des nations voisines. Pour se convaincre de cette vérité, il ne faut que jeter les yeux sur les principales révolutions que la France a éprouvées sous le règne de plusieurs de nos rois. Celui de Louis XIV pourrait en fournir d’assez touchantes dans le temps de ses adversités.

Réponse de Turgot. — Les nations chez qui la noblesse paye les impôts comme le peuple ne sont pas moins belliqueuses que la nôtre. Dans notre nation, les roturiers ne sont pas des poltrons, et dans les provinces de taille réelle, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné et dans une partie de la Guienne, quoique les nobles et les roturiers soient traités exactement de la même manière par rapport à la taille, la noblesse n’en est ni moins brave, ni moins attachée au roi, ni même moins élevée au-dessus de la roture, par les distinctions honorifiques qui la constituent.

On ne croit pas qu’aucun des principes de la constitution, ni du génie national, ait souffert dans ces provinces aucune altération, et rien n’y montre les désastres qui paraissent alarmer M. le garde des sceaux[21].

Les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, ni ceux que la France a essuyés en d’autres temps, n’y ont aucun rapport.

Suite des observations du garde des sceaux. — On m’objectera peut-être qu’une imposition modique, répartie sur les propriétaires nobles ou roturiers dans la proportion des vingtièmes, n’est pas suffisante pour faire regarder ce privilège de la noblesse comme anéanti. Je répondrai que c’est toujours une première atteinte que l’on regardera comme le présage assuré d’une plus grande destruction de ce privilège, surtout lorsqu’il s’agit de remplacer, par cette imposition sur la noblesse, un travail qui n’était supporté que par les taillables.

Réponse de Turgot. — Il est très-vrai que les nobles ne contribuaient point à la corvée, mais il ne s’ensuit pas de là qu’ils ne doivent pas contribuer à la dépense des chemins. Ce n’est pas parce que le privilège des nobles devait embrasser les dépenses de la construction des chemins qu’ils n’y ont pas contribué, c’est parce qu’on s’est avisé de faire les chemins par corvées ; mais c’était une première injustice de faire les chemins par un moyen qui exemptait de la dépense ceux qui en tiraient le plus grand profit. Heureusement cette corvée n’a jamais été établie légalement ; elle s’est introduite par degrés d’une manière insensible, et j’ose dire une manière de surprise. La corvée doit être supprimée précisément parce qu’elle nécessitait un privilège injuste et exorbitant. En la supprimant, il faut revenir aux vrais principes, à la justice[22], qui doit faire charger de la dépense ceux qui y ont intérêt ; il ne faut point étendre sur un impôt nouveau un privilège qu’il ne faut conserver que sur les anciens impôts, par ménagement pour les préjugés et l’ancienne possession.

Suite des observations du garde des sceaux. — L’article Ier porte que la répartition de la nouvelle imposition sera faite à proportion de l’étendue et de la valeur des fonds.

Quelle sera la méthode que l’on prescrira pour fixer l’étendue et la valeur des fonds ? Il me semble que l’étendue des fonds est assez indifférente à cette proportion, et qu’elle devrait être réglée seulement sur leur valeur.

En effet, dans un pays fertile, les fonds, quoique moins étendus, rapportent davantage qu’un très-grand espace de terre dans un terrain stérile.

Si l’on prend pour règle la répartition des vingtièmes, j’observerai qu’il n’y a point encore de méthodes certaines établies à cet égard. — La manière la plus ordinaire, et qui paraît la plus naturelle, est de régler les vingtièmes par les prix des baux, pour les biens qui sont affermés. Quant à ceux que les propriétaires font valoir par eux-mêmes, on s’en rapporte le plus souvent à leurs déclarations.

Il est vrai que, depuis quelques années, l’on a chargé des contrôleurs des vingtièmes et d’autres préposés de faire des arpentages, dans les différentes généralités, pour connaître l’étendue et la valeur des fonds. Mais cette opération est encore bien éloignée d’être à sa perfection. Ainsi, jusqu’à ce qu’elle soit faite entièrement, l’on ne peut guère prendre pour tarif que la répartition actuelle des vingtièmes.

Réponse de Turgot. — Au moyen de ce que, dans la rédaction de l’article dont il s’agit, on a dit que la répartition serait faite au marc la livre des vingtièmes, je crois pouvoir me dispenser de suivre M. le garde des sceaux dans la discussion où il entre ici. — Voilà une règle fixe. Je sais bien que la répartition du vingtième a des vices sans nombre ; mais en la réformant, on réformera en même temps celle de la contribution pour les chemins.

Suite des observations du garde des sceaux. — Les lieux saints et les dîmes ecclésiastiques seront les seuls biens-fonds et les seuls droits réels qui seront exceptés de cette imposition.

Qu’entend-on par les lieux saints ? Cela se réduira sans doute à l’emplacement des églises et aux terrains des cimetières.

Les terres attachées aux fabriques et aux cures, les presbytères, les maisons religieuses et les lieux claustraux, le terrain des maisons abbatiales et priorales, les fonds appartenant aux évêques et aux bénéficiers, seront susceptibles de l’imposition.

Cette disposition excitera une réclamation générale de la part du clergé de France, et l’on ne pourra pas dire qu’elle soit mal fondée. Les privilèges du clergé ne sont pas moins respectables en France, eu égard à la constitution de la monarchie, que ceux de la noblesse, et ils tiennent de même au caractère de la nation[23].

Réponse de Turgot. — Le privilège du clergé est susceptible des mêmes discussions que celui de la noblesse, je ne le crois pas mieux fondé ; cependant comme, en retranchant les dîmes et les casuels, les biens ecclésiastiques ne forment pas un objet très-considérable, je ne m’éloignerai pas de remettre à un autre temps la discussion des principes, et de retrancher ici la disposition qui concerne le clergé : quoique la proposition en soit très-juste, il est certain qu’elle exciterait une vive réclamation ; et peut-être les opinions du roi et du ministère ne sont-elles point assez décidées, pour qu’il ne soit pas à propos d’éviter d’avoir deux querelles à la fois[24].

Suite des observations du garde des sceaux. — Il y a en France trois grands ordres, le clergé, la noblesse et le tiers-état. Chacun de ces ordres a ses droits, ses privilèges, peut-être ses préjugés ; mais enfin il est nécessaire de les conserver tels qu’ils sont. Y donner atteinte, c’est risquer d’affaiblir dans le cœur des sujets le sentiment d’intérêt et d’amour qu’il faut qu’ils aient tous pour le souverain.

Ce sentiment s’affaiblit nécessairement, lorsqu’il paraît vouloir priver chacun des droits et des privilèges dont il est en possession de tout temps. D’ailleurs les privilèges du clergé, quelque considérables qu’ils soient, ne l’empêchent pas de contribuer autant que les autres ordres aux besoins de l’État. Il n’a jamais ou presque jamais emprunté que pour payer les dons gratuits qu’il donne au roi tous les cinq ans, et les dons extraordinaires, qu’il n’a jamais refusés lorsque les circonstances l’ont exigé. Les rentes dont ces emprunts ont chargé le clergé sont si considérables, qu’elles exigent de la part des bénéficiers un service annuel de décimes, qui monte bien plus haut que le dixième des autres propriétaires.

Les fermiers des ecclésiastiques payent la taille et les autres impositions, et afferment par conséquent les terres des ecclésiastiques moins chèrement à proportion.

Les gens d’église payent les impôts et les consommations comme tous les autres sujets du roi. Ainsi je ne crois pas que l’on puisse bien établir que l’ordre ecclésiastique contribue moins que les autres aux charges de l’État.

Lorsqu’il survient une guerre, une assemblée extraordinaire du clergé fournit dans l’instant même un don gratuit qui met le roi en état de faire plus promptement les avances de la première campagne.

Toutes ces considérations méritent attention, et il me semble qu’elles concourent à faire penser qu’il est intéressant pour le roi de ne point donner atteinte aux privilèges du clergé.

Les curés ont ordinairement beaucoup de charges et le plus souvent peu de revenu ; il me semble bien dur de les faire payer pour l’emplacement de leurs presbytères et pour les terres qui sont attachées à leurs bénéfices.

Les fabriques qui ont des terres et des rentes ne sont pas non plus dans le cas d’être imposées.

Ces revenus sont destinés aux dépenses nécessaires pour la célébration du service divin et pour l’entretien des églises. Ils doivent par conséquent conserver la franchise dont ils ont toujours joui.

Les religieux et les bénéficiers simples pourraient au premier coup d’œil paraître moins favorables ; mais il faut observer qu’ils contribuent aux charges du clergé de France, qu’ils en font partie.

D’ailleurs comment évaluer les lieux claustraux, les palais épiscopaux, les maisons abbatiales, etc. ?

Les dîmes ecclésiastiques sont exemptes, il est vrai ; mais il est juste que les dîmes inféodées, qui sont dans les mains des seigneurs laïques, soient imposées comme leurs autres revenus ; et il serait bon d’expliquer ce que l’on entend par dîme ecclésiastique.

Les gens d’église possèdent différentes espèces de dîmes, les unes qui sont purement ecclésiastiques, et qui sont établies de tout temps pour former la subsistance des ministres de l’Église ; les autres qui sont attachées à des fiefs, et dont les bénéficiers ne jouissent que parce que les fiefs leur ont été anciennement aumônés.

Ces dîmes inféodées ne sont devenues ecclésiastiques que parce que les fiefs auxquels elles sont attachées ont été donnés à des églises, ou à des monastères, comme dîmes ecclésiastiques ou comme dîmes inféodées.

Si l’on veut les regarder comme dîmes inféodées, et comme telles leur faire supporter l’imposition, quelles difficultés n’aurait-on pas à essuyer pour justifier leur nature, et à combien de contestations cela ne donnerait-il pas lieu !

Réponse de Turgot. — En renonçant à imposer le clergé, il devient inutile de discuter en détail les objections que fait ici M. le garde des sceaux.

Je m’abstiendrai donc de prouver que les dons gratuits du clergé n’ont jamais été au niveau de ce qu’il aurait dû pour acquitter les mêmes impositions que la noblesse, et dont il n’y avait aucune raison de l’exempter ; et je ne remarquerai qu’en passant que, si les décimes sont devenues pesantes, c’est parce qu’on a eu la faiblesse de permettre que le clergé acquittât ces dons gratuits, déjà insuffisants, par des emprunts qui se sont accrus à chaque don gratuit, et ont rejeté sur les ecclésiastiques successeurs de ceux qui semblaient faire un don gratuit, la charge que les membres du clergé, qui s’honoraient de ce prétendu don, auraient dû supporter.

Ce que j’ai dit sur les privilèges de la noblesse s’applique, et même avec plus de force, à ceux du clergé.

M. le garde des sceaux parle des privilèges du tiers-état.

On sait que la noblesse et le clergé ont des privilèges, et qu’il y a aussi dans le tiers-état quelques villes et quelques corporations particulières qui en ont. Mais le tiers-état en corps, c’est-à-dire le peuple, est bien loin d’avoir des privilèges ; il en a l’inverse, puisque le fardeau qu’auraient porté ceux qui sont exempts, retombe toujours sur ceux qui ne le sont pas.

Suite des observations du garde des sceaux. — Le roi contribuera lui-même à cette imposition pour les fonds et pour les droits réels des domaines de la couronne ; c’est-à-dire que les terres, les forêts et autres fonds domaniaux qui sont dans la main du roi, ainsi que les rentes dues aux domaines, et les redevances que les engagistes payent à Sa Majesté, seront imposés comme les fonds des particuliers.

Cette disposition aura sans doute été insérée dans l’article dont il s’agit, pour faire sentir que, puisque le roi lui-même veut bien contribuer à l’imposition pour la corvée à raison de son domaine et des droits réels qui en dépendent, les ecclésiastiques, les nobles et les autres privilégiés de son royaume ne doivent pas répugner à renoncer pour cet objet à leurs privilèges.

Mais, quelque spécieux que soit ce raisonnement, il pourra ne pas faire une grande impression.

le roi est si fort au-dessus de tous ses sujets, que les droits qu’il tient de sa naissance et de la majesté du trône ne peuvent avoir rien de commun avec les privilèges des particuliers, ni être mis en comparaison avec les droits et les prérogatives d’aucun des ordres de l’État.

D’ailleurs, une contribution semblable de la part du roi peut être considérée comme illusoire. Ce que Sa Majesté payera sur le revenu de ses domaines, pour sa contribution à l’imposition des corvées, en diminuera le produit. Il en résultera, dans cette portion du revenu, une insuffisance que le ministre sera forcé de remplacer par quelque augmentation, soit sur la taille, soit sur d’autres droits, et il n’y aura rien à gagner pour l’État : c’est à proprement parler donner d’une main et reprendre de l’autre.

      Réponse de Turgot. — Le principe, que les chemins doivent être faits aux dépens de ceux qui en profitent, conduit à imposer les terres du domaine comme les autres, puisqu’elles doivent aussi augmenter de valeur. D’ailleurs, il est convenable que le roi donne l’exemple à tous.

Je sais très-bien que ce sera le roi qui payera au roi dans un sens ; mais, puisque la contribution des chemins ne doit jamais être versée au Trésor royal, puisque les fonds ne cesseront pas d’appartenir aux provinces où ils seront levés et employés, c’est dans un sens à ces provinces que le roi payera.

Quant à la petite dépense qui en résultera sur les fonds des domaines, j’ose répondre à M. le garde des sceaux que ce n’est pas celle-là qui ruinera l’État.

Suite des observations du garde des sceaux. — La répartition sera faite dans la même forme que les autres impositions locales et territoriales.

Cette disposition demande une explication pour être bien entendue.

Il y a en France différentes administrations pour la taille et pour les vingtièmes.

Dans les provinces où il y a des élections, la répartition se fait ordinairement par le commissaire départi, assisté par les officiers de l’élection.

Dans celles qui sont abonnées, il me semble que la répartition se fait par l’intendant et par les communautés.

Dans les pays d’États, tout est réglé par les administrateurs des États.

Ainsi, dans toutes ces provinces, si l’on prend pour modèle la répartition des vingtièmes, l’imposition pour les corvées sera répartie par le commissaire départi ou par les administrateurs des États.

Mais quelle méthode suivra-t-on pour imposer les fonds qui jusqu’à présent n’ont été assujettis à aucune imposition locale ou territoriale, tels que les biens et les rentes des ecclésiastiques, et les domaines qui sont dans les mains de Sa Majesté ?

La répartition sur les domaines sera moins difficile, attendu que le gouvernement n’aura point de contradiction ; mais celle sur les biens ecclésiastiques souffrira de grandes difficultés. L’on sait toutes celles que le clergé a opposées lorsque M. de Machault, alors contrôleur-général, voulut exiger des ecclésiastiques des déclarations de leurs biens pour les imposer au dixième.

Réponse de Turgot. — Dès qu’on a renoncé à imposer les biens ecclésiastiques, ce qu’il eût été plus conséquent, quoique moins prudent, de ne pas faire, et ce qui montre combien les privilèges d’ordres en matière de contribution et l’esprit de corps sont dangereux, puisqu’ils peuvent mettre des obstacles efficaces aux opérations les plus justes en elles-mêmes, la difficulté relative au clergé est levée. M. le garde des sceaux ne l’ignore pas. Il était inutile d’y revenir.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il me reste encore à faire une observation sur cet article. Tous les propriétaires de biens-fonds ou de droits réels, sans exception, seront assujettis à l’imposition pour les corvées.

Les maisons des villes seront-elles imposées ? Les rentes foncières qui sont sur ces maisons le seront-elles aussi ?

Dans ce cas, ne pourrait-on pas représenter que les maisons dans les villes sont assujetties à des réparations très-coûteuses ; qu’indépendamment des vingtièmes auxquels elles sont assujetties, elles contribuent encore au logement des gens de guerre et aux dépenses nécessaires pour la sûreté et la propreté ?

Je sais qu’on dira que les habitants des villes profitent des avantages des grandes routes, qui facilitent le transport des denrées dont elles ont besoin et des marchandises qui font l’objet de leur commerce, et qu’il est juste qu’elles contribuent aux travaux nécessaires pour procurer cet avantage.

Je me rendrais peut-être à cette objection, si les villes étaient moins chargées qu’elles ne le sont ; mais j’avoue qu’indépendamment de cette considération, je crois encore qu’il est bon de conserver les privilèges des villes, et que celles qui ne sont point taillables ne doivent pas être assujetties à une charge qui n’a jusqu’à présent été supportée que par les taillables.

Réponse de Turgot. — Les campagnes ne sont pas moins exposées au logement des gens de guerre que les villes. Elles le sont avec plus de danger, parce que la police y est moins vigilante et moins forte.

Puisqu’on peut lever les vingtièmes des biens-fonds dans les villes, on peut y répartir une contribution proportionnée à ces vingtièmes.

Les avantages que donnent aux villes la sûreté et la propreté mieux entretenues, y haussent la valeur des maisons et des terrains propres à en bâtir.

Je sais que la répartition des vingtièmes y est imparfaite comme ailleurs, et qu’il y faut comme ailleurs avoir égard, pour les bâtiments, aux Irais que leurs réparations exigent.

Il n’est pas douteux qu’il faudra perfectionner, dans les villes et partout, les règles de l’assiette des vingtièmes. On y profitera comme partout de l’équité scrupuleuse qui doit servir de base à cette imposition et à toutes celles qui lui seront assimilées.

Quant aux villes non taillables, leurs privilèges pécuniaires ne sont pas mieux fondés que ceux de la noblesse et du clergé.

Elles ont en général suppléé à la taille par des droits d’entrée ou d’octroi qui gênent leur commerce, il est vrai, mais qui retombent en entier, avec les frais de leur perception, sur les campagnes qui fournissent à l’approvisionnement de ces villes. Car les habitants des villes ont des revenus bornés et vivent sur des dépenses bornées. On ne peut les forcer à passer d’un seul écu la limite que cette nature de leurs moyens de subsister impose à leurs consommations. De sorte qu’elles ne peuvent acquitter les droits mis sur cette consommation, ou qu’en consommant moins, ou qu’en mésoffrant sur les prix des denrées qu’on leur apporte, et l’un de ces moyens, comme l’autre, est également à la perte des cultivateurs et des propriétaires de la campagne qui leur fournissent ces denrées.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’art. III. — Cet article n’a pour objet que la conservation de l’imposition pour les ponts et chaussées et son emploi : ainsi, il n’est susceptible d’aucune observation.

Sur l’art. IV. — Cet article a été dicté par un esprit de justice auquel je ne puis qu’applaudir.

Il veut que l’on dédommage, sur les fonds de la nouvelle imposition, les propriétaires des héritages et des bâtiments qu’il sera nécessaire de traverser, de démolir ou de dégrader pour la construction des chemins.

Il me semble que jusqu’à présent l’on n’avait dédommagé que pour les bâtiments que l’on s’était trouvé dans la nécessité de démolir, et non pas pour les terres. Cela était un peu dur.

Mais la contribution pourra être considérablement augmentée par les dédommagements qui forceront d’imposer davantage, ou de faire languir encore pour les ouvrages.

Réponse de Turgot. — M. le garde des sceaux veut-il conclure qu’il faut, ou ne pas dédommager les propriétaires, ou augmenter la contribution des chemins ? pour moi, je crois qu’on pourra subvenir aux dédommagements, et faire cependant plus d’ouvrage que l’on n’en faisait par corvée.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’art. V. — Cet article pourra encore être susceptible de difficulté, en ce qu’il laissera le montant de l’imposition fort arbitraire. Ce montant sera réglé tous les ans au Conseil ; ainsi l’on ne pourra jamais être assuré que l’imposition soit diminuée : il me semble qu’il serait à désirer que l’on fixât une somme pour chaque généralité, au delà de laquelle l’imposition ne pourrait jamais être portée.

Réponse de Turgot. — La difficulté que fait M. le garde des sceaux sur cet article est levée au moyen de la fixation, énoncée dans le préambule, comme un maximum que l’imposition ne passera pas.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’art. VI. — Je n’ai rien à observer sur cet article. Ses dispositions sont nécessaires pour laisser à l’administration le ressort et la liberté dont elle a besoin dans des opérations de cette nature.

Sur l’art. VII. — Je n’ai rien à observer sur cet article.

Sur l’art. VIII. — Le dépôt des états de construction des chemins de chaque généralité et des adjudications des ouvrages, aux greffes du Parlement, de la Chambre des comptes et du Bureau des finances, ne sera pas d’une grande utilité pour les particuliers. Ils ne pourront pas servir à faire connaître si l’imposition de chaque propriétaire sera trop forte. Ce sera le seul point auquel chacun pourra s’intéresser. Mais il y aura peu de propriétaires qui s’aviseront d’en prendre connaissance, pour savoir si l’on fera ou non les ouvrages qui seront marqués.

Réponse de Turgot. — Le dépôt dont il s’agit a pour but, si les ministres pouvaient vouloir porter à l’excès l’imposition pour les chemins, ou la détourner à d’autres objets, de mettre la chose sous les yeux du public et des tribunaux, de donner aux administrateurs un frein, et de rassurer le public.

Je sais très-bien que les particuliers ne verront pas dans cet état si la cote de leur imposition est forcée ; mais on peut se fier aux compagnies dépositaires pour les réclamations qu’elles devraient faire, et qu’elles ne manqueraient pas de faire, si la masse de l’imposition excédait la mesure que le roi lui donne par son édit.

Suite des observations du garde des sceaux sur l’art. IX. — Je n’ai rien à dire sur cet article ; il est relatif à l’article II, sur lequel j’ai fait mes observations.

Sur l’art. X. — Il en est de même de celui-ci.

Sur l’art. XI. — Cet article borne à trois ans l’exécution de toutes les dispositions de ledit en ce qui concerne la forme de la contribution ; mais il laisse subsister pour toujours la suppression des corvées de bras et de chevaux.

Réponse de Turgot. — Cet article avait été proposé par M. Trudaine ; je ne crois pas qu’il doive être adopté. Il jetterait de l’incertitude sur l’opération ; il obligerait à un nouvel enregistrement dans trois ans, et aurait un air de timidité que le roi doit éviter sur toute chose dans la circonstance.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il me semble prouvé que l’on a senti d’avance une partie des observations que j’ai faites sur les articles 1 et II du projet. Au surplus, je crois que le mieux serait, au lieu de donner un édit, de faire dans toutes les généralités du royaume ce que M. Turgot a fait à Limoges, M. de la Corée à Montauban, M. de Fontette à Caen, lorsqu’il a eu corrigé son plan.

Il y a lieu de penser que tous les habitants corvéables préféreraient l’abonnement, et qu’il n’y aurait ni plaintes ni difficultés. On aurait en outre l’usage des ateliers de charité, que la plupart des seigneurs se feraient un plaisir de procurer, parce que cela ne donnerait aucune atteinte aux privilèges du roi et de la noblesse.

Réponse de Turgot. — Le plan de M. de Fontette a toujours été le même ; au surplus, ce que propose M. le garde des sceaux serait une très-mauvaise opération, très-embarrassante dans les détails, très-lente dans son établissement, qui laisserait subsister la surcharge des taillables, et qui dans ce moment joindrait, à tous les inconvénients de la chose, celui de sacrifier l’autorité du roi aux clameurs prématurées du parlement.

J’ai déjà répondu que la ressource de ce que font les seigneurs pour les ateliers de charité est presque nulle.


Édit du roi qui supprime les corvées, et ordonne la confection des grandes routes à prix d’argent. (Février 1776.)

Louis, etc. L’utilité des chemins destinés à faciliter le transport des denrées a été reconnue dans tous les temps. Nos prédécesseurs en ont regardé la construction et l’entretien comme un des objets les plus dignes de leur vigilance.

Jamais ces travaux importants n’ont été suivis avec autant d’ardeur que sous le règne du feu roi, notre très-honoré seigneur et aïeul. Plusieurs provinces en ont recueilli des fruits par l’augmentation rapide de la valeur des terres.

La protection que nous devons à l’agriculture, qui est la véritable base de l’abondance et de la prospérité publique, et la faveur que nous voulons accorder au commerce comme au plus sûr encouragement de l’agriculture, nous feront chercher à lier de plus en plus par des communications faciles toutes les parties de notre royaume, soit entre elles, soit avec les pays étrangers.

Désirant procurer ces avantages à nos peuples par les voies les moins onéreuses pour eux, nous nous sommes fait rendre compte des moyens qui ont été mis en usage pour la construction et l’entretien des chemins publics.

Nous avons vu avec peine, qu’à l’exception d’un très-petit nombre de provinces, les ouvrages de ce genre ont été, pour la plus grande partie, exécutés au moyen des corvées exigées de nos sujets, et même de la portion la plus pauvre, sans qu’il leur ait été payé aucun salaire pour le temps qu’ils y ont employé. Nous n’avons pu nous empêcher d’être frappé des inconvénients attachés à la nature de cette contribution.

Enlever forcément le cultivateur à ses travaux, c’est toujours lui faire un tort réel, lors même qu’on lui paye ses journées. En vain l’on croirait choisir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitants de la campagne sont le moins occupés ; les opérations de la culture sont si variées, si multipliées, qu’il n’est aucun temps entièrement sans emploi. Ces temps, quand il en existerait, différeraient dans des lieux très-voisins, et souvent dans le même lieu, suivant la différente nature du sol, ou les différents genres de culture. Les administrateurs les plus attentifs ne peuvent connaître toutes ces variétés. D’ailleurs, la nécessité de rassembler sur les ateliers un nombre suffisant de travailleurs exige que les commandements soient généraux dans le même canton. L’erreur d’un administrateur peut faire perdre aux cultivateurs des journées dont aucun salaire ne pourrait les dédommager.

Prendre le temps du laboureur, même en le payant, serait l’équivalent d’un impôt. Prendre son temps sans le payer, est un double impôt ; et cet impôt est hors de toute proportion lorsqu’il tombe sur le simple journalier, qui n’a pour subsister que le travail de ses bras.

L’homme qui travaille par force et sans récompense, travaille avec langueur et sans intérêt ; il fait, dans le même temps, moins d’ouvrage, et son ouvrage est plus mal fait. Les corvoyeurs, obligés de faire souvent trois lieues ou davantage pour se rendre sur l’atelier, autant pour retourner chez eux, perdent, sans fruit pour l’ouvrage, une grande partie du temps exigé d’eux. Les appels multipliés, l’embarras de tracer l’ouvrage, de le distribuer, de le faire exécuter à une multitude d’hommes rassemblés au hasard, la plupart sans intelligence comme sans volonté, consomment encore une partie du temps qui reste. Ainsi l’ouvrage qui se fait coûte au peuple et à l’État, en journées d’hommes et de voitures, deux fois et souvent trois fois plus qu’il ne coûterait s’il s’exécutait à prix d’argent.

Ce peu d’ouvrage exécuté si chèrement est toujours mal fait. L’art de construire des chaussées d’empierrement, quoique assez simple, a cependant des principes et des règles qui déterminent la manière de former l’encaissement, de choisir et de poser les bordures, de placer les pierres suivant leur grosseur et leur dureté, suivant la nature de leur composition qui les rend plus ou moins susceptibles de résister au poids des voitures ou aux injures de l’air. De l’observation attentive de ces règles dépendent la solidité des chaussées et leur durée ; et cette attention ne peut être espérée, ne peut donc être exigée des hommes que l’on commande à la corvée, qui tous ont un métier différent, et qui ne travaillent aux chemins qu’un petit nombre de jours chaque année. Dans les travaux payés à prix d’argent, l’on prescrit aux entrepreneurs tous les détails qui tendent à la perfection de l’ouvrage. Les ouvriers qu’ils choisissent, qu’ils instruisent, qu’ils surveillent, font de la construction des chemins leur métier habituel, et le savent ; l’ouvrage est bien fait, parce que, s’il l’était mal, l’entrepreneur sait qu’on l’obligerait à le recommencer à ses dépens. L’ouvrage fait par la corvée reste mal fait, parce qu’il serait trop dur d’exiger des malheureux corvoyeurs une double tâche, pour réparer des imperfections commises par ignorance. Il en résulte que les chemins sont moins solides et plus difficiles à entretenir.

Il est encore une autre cause qui rend les travaux d’entretien faits par corvée beaucoup plus dispendieux.

Dans les lieux où les travaux se font à prix d’argent, l’entrepreneur chargé d’entretenir une partie de route veille continuellement sur les dégradations les plus légères ; il les répare à peu de frais au moment qu’elles se forment et avant qu’elles aient pu s’augmenter ; en sorte que la route est toujours roulante et n’exige jamais de réparations coûteuses. Les routes, au contraire, qui sont entretenues par corvées, ne sont réparées que lorsque les dégradations sont assez sensibles pour que les personnes chargées de donner des ordres en soient instruites. De là il arrive que ces routes, formées communément de pierres grossièrement cassées, étant d’abord très-rudes, les voitures y suivent toujours la même trace, et creusent des ornières qui coupent souvent la chaussée dans toute sa profondeur.

L’impossibilité de multiplier à tous moments les commandements de corvée fait que, dans la plus grande partie des provinces, les réparations d’entretien se font deux fois l’année, avant et après l’hiver, et qu’aux époques de ces deux réparations les routes se trouvent très-dégradées. On est obligé de les recouvrir de nouveau de pierres dans leur totalité, ce qui, outre l’inconvénient de rendre à chaque fois la chaussée aussi rude que dans sa nouveauté, entraîne en journées d’hommes et de voitures une dépense annuelle souvent très-approchante de la première construction.

Tout ouvrage qui exige quelque instruction, quelque industrie particulière, est impossible à exécuter par corvée. C’est par cette raison que, dans la confection des routes entreprises par cette méthode, l’on est obligé de se borner à des chaussées d’empierrement grossièrement construites, sans pouvoir y substituer des chaussées de pavé, lorsque la nature des pierres l’exigerait, ou lorsque leur rareté et l’éloignement de la carrière rendraient la construction en pavé incomparablement moins chère que celle des chaussées d’empierrement, qui consomment une bien plus grande quantité de pierres. Cette différence de prix, souvent très-grande au désavantage des chaussées d’empierrement, est une augmentation de dépense réelle et de fardeau pour le peuple, qui résulte de l’usage des corvées.

Il faut ajouter une foule d’accidents : les pertes des bestiaux qui, arrivant sur les ateliers et déjà excédés par une grande route, succombent aux fatigues qu’on exige d’eux. La perte même des hommes, des chefs de famille blessés, estropiés, emportés par des maladies qu’occasionne l’intempérie des saisons, ou la seule fatigue ; perte si douloureuse quand celui qui périt succombe à un risque forcé, et qui n’a été compensé par aucun salaire.

Il faut encore ajouter les frais, les contraintes, les amendes, les punitions de toute espèce, que nécessite la résistance à une loi trop dure pour pouvoir être exécutée sans réclamation ; peut-être les vexations secrètes que la plus grande vigilance des personnes chargées de l’exécution de nos ordres ne peut entièrement empêcher dans une administration aussi étendue, aussi compliquée que celle de la corvée, où la justice distributive s’égare dans une multitude de détails, où l’autorité, subdivisée pour ainsi dire à l’infini, est partagée entre un si grand nombre de mains, et confiée dans ses dernières branches à des employés subalternes, qu’il est presque impossible de choisir avec certitude, et très-difficile de surveiller.

Nous croyons impossible d’apprécier tout ce que la corvée coûte au peuple.

En substituant à un système si onéreux dans ses effets, si désastreux dans ses moyens, l’usage de faire construire les routes à prix d’argent, nous aurons l’avantage de savoir précisément la charge qui en résultera pour nos peuples ; l’avantage de tarir à la fois la source des vexations et celle des désobéissances ; celui de n’avoir plus à punir, plus à commander pour cet objet, et d’économiser l’usage de l’autorité qu’il est si fâcheux d’avoir à prodiguer. Ces différents motifs suffiraient pour nous faire préférer à l’usage des corvées le moyen plus doux et moins dispendieux de faire les chemins à prix d’argent ; mais un motif plus puissant et plus décisif encore nous détermine : c’est l’injustice inséparable de l’usage des corvées.

Le poids de cette charge ne tombe, et ne peut tomber, que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n’ont de propriété que leurs bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts, ou n’y contribuent que très-peu.

Cependant c’est aux propriétaires que les chemins publics sont utiles, par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres. Ce ne sont ni les cultivateurs actuels, ni les journaliers qu’on y fait travailler, qui en profitent. Les successeurs des fermiers actuels payeront aux propriétaires cette augmentation de valeur en augmentation de loyers. La classe des journaliers y gagnera peut-être un jour une augmentation de salaires proportionnée à la plus grande valeur des denrées ; elle y gagnera de participer à l’augmentation générale de l’aisance publique ; mais la seule classe des propriétaires recevra une augmentation de richesse prompte et immédiate, et cette richesse nouvelle ne se répandra dans le peuple qu’autant que ce peuple l’achètera encore par un nouveau travail.

C’est donc la classe des propriétaires des terres qui recueille le fruit de la confection des chemins ; c’est elle qui doit seule en faire l’avance, puisqu’elle en retire les intérêts.

Comment pourrait-il être juste d’y faire contribuer ceux qui n’ont rien à eux ! de les forcer à donner leur temps et leur travail sans salaire ! de leur enlever la seule ressource qu’ils aient contre la mi sère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu’eux !

Une erreur tout opposée a souvent engagé l’administration à sacrifier les droits des propriétaires au désir mal entendu de soulager la partie pauvre des sujets, en assujettissant par des lois prohibitives les premiers à livrer leur propre denrée au-dessous de sa véritable valeur.

Ainsi, d’un côté, l’on commettait une injustice contre les propriétaires pour procurer aux simples manouvriers du pain à bas prix, et de l’autre on enlevait à ces malheureux, en faveur des propriétaires, le fruit légitime de leurs sueurs et de leur travail. On craignait que le prix des subsistances ne montât trop haut pour que leurs salaires pussent y atteindre ; et en exigeant d’eux gratuitement un travail qui leur eût été payé, si ceux qui en profitent en eussent supporté la dépense, on leur ôtait le moyen de concurrence le plus propre à faire monter ces salaires à leur véritable prix.

C’était blesser également les propriétés et la liberté des différentes classes de nos sujets ; c’était les appauvrir les uns et les autres, pour les favoriser injustement tour à tour. C’est ainsi qu’on s’égare, quand on oublie que la justice seule peut maintenir l’équilibre entre tous les droits et tous les intérêts. Elle sera dans tous les temps la base de notre administration ; et c’est pour la rendre à la partie de nos sujets la plus nombreuse, et sur laquelle le besoin qu’elle a d’être protégée fixera toujours notre attention d’une manière plus particulière, que nous nous sommes hâté de faire cesser les corvées dans toutes les provinces de notre royaume.

Nous n’avons cependant pas voulu nous livrer à ce premier mouvement de notre cœur, sans avoir examiné et apprécié les motifs qui ont pu engager nos prédécesseurs à introduire et à laisser subsister un usage dont les inconvénients sont si évidents.

On a pu penser que, la méthode des corvées permettant de travailler à la fois sur toutes les routes dans toutes les parties du royaume, les communications seraient plus tôt ouvertes, et que l’État jouirait plus promptement des richesses dues à l’activité du commerce et à l’augmentation de valeur des productions.

L’expérience n’a pas dû tarder à dissiper cette illusion. On a bientôt vu que quelques-unes des provinces où la population est le moins nombreuse, sont précisément celles où la confection des chemins, par la nature du pays et du sol, exige des travaux immenses, qu’on ne peut se flatter d’exécuter avec un petit nombre de bras, sans y employer peut-être plus d’un siècle.

On a vu que, dans les provinces même plus remplies d’habitants, il n’était pas possible, sans accabler les peuples et sans ruiner les campagnes, d’exiger des corvoyeurs un assez grand nombre de journées pour exécuter en peu de temps aucune partie considérable de chemin.

On a éprouvé que les corvoyeurs ne pouvaient donner utilement leur temps, sans être conduits par des employés intelligents qu’il fallait payer ; que les fournitures d’outils, leur renouvellement, les frais de magasins, entraînaient des dépenses considérables, proportionnées à la quantité d’hommes employés annuellement.

On a senti que, sur une longueur déterminée de chemins construits par corvée, il devait se rencontrer plusieurs ouvrages indispensables, tels que des ponts, des escarpements de rochers, des murs de terrasses, qui ne pouvaient être construits que par des hommes d’art et à prix d’argent ; que par conséquent l’on hâterait sans fruit la construction des ouvrages de corvée, si l’impossibilité d’avancer en même proportion les ouvrages d’art laissait les chemins interrompus et inutiles au public.

On s’est enfin convaincu que la quantité d’ouvrages faits annuellement par corvée avait, avec la quantité d’ouvrages d’art que permettait chaque année la disposition des fonds des ponts et chaussées, une proportion nécessaire, qu’il était ou impossible ou inutile de passer : que dès lors on se flatterait vainement de faire à la fois tous les chemins, et que ce prétendu avantage de la corvée se réduirait à pouvoir commencer en même temps un grand nombre de routes, sans faire réellement plus d’ouvrage que l’on n’en ferait par la méthode des constructions à prix d’argent, dans laquelle on n’entreprend une partie que lorsqu’une autre est achevée, et que le public peut en jouir.

L’état où sont encore les chemins dans la plus grande partie de nos provinces, et ce qui reste à faire en ce genre, après tant d’années pendant lesquelles les corvées ont été en vigueur, prouvent combien il est faux que ce système puisse accélérer la confection des chemins.

On s’est aussi effrayé de la dépense qu’entraînerait la confection des chemins à prix d’argent.

On n’a pas cru que le Trésor de l’État, épuisé par les guerres et par les profusions de plusieurs règnes, et chargé d’une masse énorme de dettes, pût fournir à cette dépense.

On a craint de l’imposer sur les peuples, toujours trop chargés ; et on a préféré de leur demander du travail gratuit, imaginant qu’il valait mieux exiger des habitants de la campagne, pendant quelques jours, des bras qu’ils avaient, que de l’argent qu’ils n’avaient pas.

Ceux qui faisaient ce raisonnement oubliaient qu’il ne faut demander à ceux qui n’ont que des bras, ni l’argent qu’ils n’ont pas, ni les bras qui sont leur unique moyen pour nourrir eux et leur famille.

Ils oubliaient que la charge de la confection des chemins, doublée et triplée par la lenteur, la perte du temps et l’imperfection attachées au travail des corvées, est incomparablement plus onéreuse pour ces malheureux qui n’ont que des bras, que ne pouvait l’être une charge incomparablement moindre, imposée en argent sur des propriétaires plus en état de payer ; qui, par l’augmentation de leur revenu, auraient immédiatement recueilli les fruits de cette espèce d’avance, et dont la contribution, en devenant pour eux une source de richesse, eût soulagé dans l’instant ces mêmes hommes qui, n’ayant que des bras, ne vivent qu’autant que ces bras sont employés et payés. Ils oubliaient que la corvée est elle-même une imposition, et une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante que celle qu’ils redoutaient d’établir.

La facilité avec laquelle les chemins ont été faits à prix d’argent dans quelques pays d’États, et le soulagement qu’ont éprouvé les peuples dans quelques-unes des généralités des pays d’élections, lorsque les administrateurs particuliers y ont substitué aux corvées une contribution en argent, ont assez fait voir combien cette contribution était préférable aux inconvénients qui suivent l’usage des corvées.

Une autre raison plus apparente a sans doute principalement influé sur le parti qu’on a pris d’adopter, pour la confection des chemins, la méthode des corvées, c’est la crainte que les besoins renaissants du Trésor royal n’engageassent, surtout en temps de guerre, à détourner de leur destination, pour les employer à des dépenses plus urgentes, les fonds imposés pour la confection des chemins ; que ces fonds, une fois détournés, ne continuassent à l’ê tre, et que les peuples ne fussent un jour forcés en même temps, et de payer l’impôt destiné originairement pour les chemins, et de subvenir d’une autre manière, peut-être même par corvée, à leur construction.

Les administrateurs se sont craints eux-mêmes ; ils ont voulu se mettre dans l’impossibilité de commettre une infidélité dont trop d’exemples leur faisaient sentir le danger.

Nous louons les motifs de leur crainte, et nous sentons la force de cette considération ; mais elle ne change pas la nature des choses ; elle ne fait pas qu’il soit juste de demander un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et de faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt.

Tout cède, dans le temps de guerre, au premier de tous les besoins, la défense de l’État ; il est nécessaire alors, il est juste de suspendre toutes les dépenses qui ne sont pas d’une nécessité indispensable ; celle des chemins doit être réduite au simple entretien.

L’imposition destinée à cette dépense doit être réduite à proportion, pour soulager les peuples chargés des taxes extraordinaires mises à l’occasion de la guerre.

À la paix, l’intérêt qu’a le souverain de faire fleurir le commerce et la culture, et la nécessité des chemins pour remplir ce but, doivent rassurer sur la crainte d’en voir abandonner les travaux, et de n’y pas voir destiner de nouveau des fonds proportionnés aux besoins, par le rétablissement de l’imposition suspendue à l’occasion de la guerre. Il n’est point à craindre qu’on préfère à ce parti si simple celui de rétablir les corvées, si l’usage en a été abrogé, parce qu’elles ont été reconnues injustes.

À notre égard, l’exposition que nous avons faite des motifs qui nous déterminent à supprimer les corvées, répond à nos sujets qu’elles ne seront point rétablies pendant notre règne ; et peut-être le souvenir que nos peuples conserveront de ce témoignage de notre amour pour eux donnera à notre exemple, auprès de nos successeurs, un poids qui les éloignera d’assujettir leurs sujets au fardeau que nous aurons aboli.

Nous prendrons, au reste, toutes les mesures qui dépendront de nous pour que les fonds provenant de la contribution établie pour la confection des grandes routes, ne puissent être détournés à d’autres usages.

Dans cet esprit, nous n’avons pas voulu que cette contribution pût jamais être regardée comme une imposition ordinaire et fixe pour sa quotité, ni qu’elle pût être versée en notre trésor royal. Nous, voulons qu’elle soit réglée tous les ans en notre Conseil pour chaque généralité, et qu’elle n’excède jamais la somme qu’il sera nécessaire d’employer dans l’année pour la construction et l’entretien des chaussées, ou autres ouvrages, qui étaient ci-devant faits par corvées, nous réservant de pourvoir à la construction des ponts et autres ouvrages d’art, sur les mêmes fonds qui y ont été destinés jusqu’à ce jour, et qui sont imposés sur notre royaume à cet effet. Notre intention est que la totalité des fonds provenant de la contribution de chaque généralité y soit employée, et qu’il ne puisse être imposé aucune somme l’année suivante, qu’en conséquence d’un nouvel état arrêté en notre Conseil.

Pour que nos sujets puissent être instruits des objets auxquels ladite contribution sera employée, nous avons jugé à propos d’ordonner qu’il sera dressé un état arrêté en notre Conseil, en la forme ordinaire, du montant de toutes les adjudications des travaux qui devront être entrepris dans l’année ; que cet état sera déposé, tant au greffe de nos bureaux de finances, qui sont chargés de l’exécution des états du roi, qu’à celui de nos Cours de parlement, Chambres des comptes et Cours des aides, et que chacun de nos sujets puisse en prendre communication.

Nous avons voulu que, dans le cas où ces sommes n’auraient pas été employées dans l’année, les sommes restantes à employer fussent distraites de celles à imposer dans l’année suivante, sans pouvoir être, sous aucun prétexte, confondues avec la masse de nos finances, et versées dans notre trésor royal. Nous avons cru nécessaire aussi de régler, par le présent édit, la comptabilité des deniers provenant de cette contribution, tant en nos Chambres des comptes qu’en nos Bureaux des finances, et d’intéresser la fidélité que ces tribunaux nous doivent, à ne jamais passer aucun emploi de ces fonds, étranger à l’objet auquel nous les destinons.

Par le compte que nous nous sommes fait rendre des routes à construire et à entretenir dans nos différentes provinces, nous croyons pouvoir assurer nos sujets qu’en aucune année la dépense pour cet objet ne surpassera la somme de dix millions pour la totalité des pays d’élection.

Cette contribution ayant pour objet une dépense utile à tous les propriétaires, nous voulons que tous les propriétaires, privilégiés et non privilégiés, y concourent, ainsi qu’il est d’usage pour toutes les charges locales ; et par cette raison, nous n’entendons pas même que les terres de notre domaine en soient exemptes, ni en nos mains, ni quand elles en seraient sorties, à quelque titre que ce soit.

Le même esprit de justice qui nous engage à supprimer la corvée, et à charger de la construction des chemins les propriétaires qui y ont intérêt, nous détermine à statuer sur l’indemnité légitimement due aux propriétaires d’héritages, qui sont privés d’une partie de leur propriété, soit par l’emplacement même des routes, soit par l’extraction des matériaux qui doivent y être employés. Si la nécessité du service public les oblige à céder leur propriété, il est juste qu’ils n’en souffrent aucun dommage, et qu’ils reçoivent le prix de la portion de cette propriété qu’ils sont obligés de céder.

À ces causes, etc., de l’avis de notre Conseil, etc., nous avons, par le présent édit perpétuel et irrévocable, dit, statué et ordonné, etc., ce qui suit :

Art. I. Il ne sera plus exigé de nos sujets aucun travail, ni gratuit ni forcé, sous le nom de corvée, ou sous quelque autre dénomination que ce puisse être, soit pour la construction des chemins, soit pour tout autre ouvrage public, si ce n’est dans le cas où la défense du pays, en temps de guerre, exigerait des travaux extraordinaires : auquel cas il y serait pourvu en vertu de nos ordres adressés aux gouverneurs, commandants ou autres administrateurs de nos provinces. Défendons, en toute autre circonstance, à tous ceux qui sont chargés de l’exécution de nos ordres, d’en commander ou d’en exiger, nous réservant de faire payer ceux que, dans ce cas, la nécessité des circonstances obligerait d’enlever à leurs travaux.

II. Les ouvrages qui étaient faits ci-devant par corvées, tels que les constructions et entretiens des routes, et autres ouvrages nécessaires pour la communication des provinces et des villes entre elles, le seront, à l’avenir, au moyen d’une contribution de tous les propriétaires de biens fonds ou de droits réels, sujets aux vingtièmes, sur lesquels la répartition en sera faite à proportion de leur contribution aux rôles de cette imposition. Voulons que les fonds et droits réels de notre domaine y contribuent dans la même proportion.

III. À l’égard des constructions de ponts et autres ouvrages d’art, il continuera d’y être pourvu sur les mêmes fonds qui y ont été destinés par le passé.

IV. Voulons que les propriétaires des héritages et des bâtiments qu’il sera nécessaire de traverser ou de démolir pour la construction des chemins, ainsi que de ceux qui seront dégradés pour l’extraction des matériaux, soient dédommagés de la valeur desdits héritages, bâtiments ou dégradations ; et sera le dédommagement payé sur les fonds provenant de la contribution ordonnée par l’article II ci-dessus.

V. Le montant de ladite contribution, dans chaque généralité, sera réglé tous les ans sur le prix des constructions, entretiens et dédommagements que nous aurons ordonnés dans ladite généralité pendant l’année ; à l’effet de quoi il sera tous les ans arrêté en notre Conseil un état particulier pour chaque généralité, qui comprendra toutes lesdites dépenses.

VI. Il sera fait des devis et détails, et passé des adjudications desdits ouvrages et des baux de leur entretien dans la forme qui leur sera prescrite ; et l’état arrêté par nous en notre Conseil, mentionné en l’article précédent, sera composé du montant desdites adjudications et baux ; nous réservant, comme par le passé, et à notre Conseil, la direction des routes, des estimations, des adjudications, et de toutes les clauses qui pourront y être contenues, circonstances et dépendances.

VII. Il nous sera rendu compte en notre Conseil, chaque année, de l’emploi des sommes provenant de la contribution ordonnée ; et dans le cas où elles n’auraient pas été consommées en entier, il en sera fait mention dans l’état de l’année suivante, et la somme qui n’aura pas été employée sera retranchée de la contribution de ladite année suivante. Dans le cas au contraire où quelque cause imprévue obligerait de faire une dépense qui n’aurait pas été comprise dans quelques-unes des adjudications, il nous en sera rendu compte, et si cette dépense est approuvée par nous, elle sera comprise dans l’état arrêté pour l’année suivante.

VIII. Aussitôt que ledit état sera par nous arrêté, il en sera déposé quatre expéditions pour chaque généralité, une au greffe de notre Cour de parlement, la seconde à celui de notre Chambre des comptes, la troisième à celui de notre Cour des aides, et la quatrième à celui du Bureau des finances de la généralité : à l’effet par toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en pouvoir prendre communication sans frais ni déplacement ; et lesdits états serviront de base à la comptabilité à rendre à la Chambre des comptes par nos trésoriers, ainsi qu’il sera expliqué par les articles X et XL

IX. Le recouvrement des sommes provenant de ladite contribution, ordonnée par l’article II du présent édit, sera fait dans la même forme que celui des vingtièmes.

X. Les deniers en provenant seront remis aux receveurs ordinaires des impositions, qui seront tenus de les verser, mois par mois, à la déduction de 4 deniers par livre pour leurs taxations, entre les mains du commis que les trésoriers établis par nous pour les dépenses des ponts et chaussées tiennent dans chaque généralité, lequel délivrera lesdits fonds aux adjudicataires des ouvrages, dans la forme qui sera par nous prescrite, sans que, sous aucun prétexte, lesdites sommes puissent être détournées à d’autres emplois, ni même versées en notre trésor royal.

XI. Ne pourront lesdits trésoriers être valablement déchargés desdites sommes, qu’en rapportant les quittances des adjudicataires. Faisons très-expresses inhibitions et défenses aux commis desdits trésoriers de se dessaisir desdits deniers pour toute autre destination que ce puisse être, à peine d’être forcés en recette de la totalité des sommes qu’ils auraient payées contre la disposition du présent article. Enjoignons à nos Chambres des comptes et à nos Bureaux des finances, chacun en droit soi, d’y tenir exactement la main. Si donnons en mandement, etc.


Édit du roi, portant suppression des offices sur les ports, quais, halles et marchés de Paris. (Donné à Versailles au mois de février 1776, registre le 12 mars en lit de justice[25].)

Louis, etc. La résolution où nous sommes de porter notre attention sur tout ce qui peut procurer des soulagements à nos sujets, nous a déterminé à nous faire représenter les différents édits par lesquels les rois nos prédécesseurs ont successivement créé, supprimé et rétabli différents offices, dont la plus grande partie existe encore sur les ports, quais, halles et marchés de notre bonne ville de Paris, et les droits de différente nature attribués à ces offices :

Nous avons reconnu, par les seules époques de leur création, qu’ils doivent leur origine à des besoins extraordinaires de l’État, dans des temps de calamité, et nous nous sommes assuré que, dans les temps plus heureux, on s’est toujours proposé de les supprimer comme onéreux aux peuples et inutiles à la police, qui avait servi de prétexte à leur établissement.

C’est par ces motifs que la suppression de tous les offices de ce genre, créés depuis 1688, fut prononcée par l’édit du mois de mai 1715, et par celui du mois de septembre 1719 ; et tous ces offices sont restés éteints et supprimés, sans que l’ordre et la police en souffrissent aucune altération, depuis lesdites années 1715 et jusqu’aux années 1727 et 1730, que le feu roi, notre très-honoré seigneur et aïeul, se détermina à les rétablir, par des édits des mois de janvier et juin desdites années.

Par l’article II de l’édit de 1730, il fut spécialement ordonné que les anciens titulaires des offices supprimés seraient admis à acquérir les offices nouvellement créés, en payant les finances fixées par les rôles arrêtés au Conseil : savoir, un septième en argent et six septièmes en liquidation des anciens offices, en arrérages de ces mêmes liquidations, et subsidiairement en contrats sur la ville ; et, à l’égard de ceux qui n’avaient pas été titulaires d’anciens offices, ils furent pareillement admis, en payant un sixième en argent et cinq sixièmes en contrats.

Les droits aliénés à ces offices ayant été comparés, en 1759, avec d’autres droits de même genre, rétablis par édit de décembre 1743, et mis en ferme, il fut reconnu qu’il y avait une grande disproportion entre les produits de ces droits et les finances des offices. Le feu roi, par son édit de septembre 1759, ordonna qu’ils seraient supprimés ; que les droits seraient perçus à son profit, et que le produit en serait destiné spécialement au remboursement, tant des finances des titulaires que des sommes par eux empruntées.

Cet édit annonçait aux peuples l’affranchissement de plusieurs branches de régies onéreuses, et à l’État une amélioration d’une partie des revenus.

De nouveaux besoins n’ont pas permis qu’il eût son exécution : l’édit du mois de mars 1760 permit aux officiers supprimés de reprendre provisoirement leurs fonctions et l’exercice de leurs droits, et cependant ratifia leur suppression, en prorogeant la perception qui devait être affectée aux remboursements, dont il fixa l’époque au 1er janvier 1771, pour finir en 1782. Les circonstances ayant encore été contraires à ces arrangements, il a été nécessaire d’y pourvoir par la déclaration du 5 décembre 1768, qui diffère le commencement des remboursements jusqu’au 1er janvier 1777, pour finir en 1788.

L’édit de 1760 et la déclaration de 1768, en laissant aux titulaires une jouissance provisoire, n’ont point révoqué la suppression prononcée par l’édit de septembre 1759. Cette disposition subsiste dans toute sa force, et doit avoir son exécution au moment où les propriétaires des offices pourront recevoir l’indemnité qu’ils ont droit de réclamer en vertu de leurs titres.

Cette indemnité, fixée à leur égard par l’article 2 de l’édit de juin 1730, consiste, pour une partie d’entre eux, en un septième de leur finance en argent, et six septièmes en contrats hypothéqués sur le produit des droits mêmes ; et, pour une autre partie, en un sixième de ladite finance en argent, et les cinq autres sixièmes en contrats. De sorte qu’en assurant aux titulaires desdits offices cette indemnité, la suppression ordonnée par l’édit de 1760 doit être exécutée.

Les créanciers de ces communautés d’officiers doivent recevoir leur remboursement par préférence à ces officiers mêmes, puisque les offices sont affectés et hypothéqués à leurs rentes.

Il est de notre justice de conserver leurs droits, et d’affecter les capitaux et les intérêts des rentes qui leur sont dues, sur le produit des droits attribués auxdits offices, jusqu’à l’exécution des arrangements ordonnés par la déclaration du 5 septembre 1768.

Cette opération est également avantageuse à ces officiers, à leurs créanciers et au peuple.

La plupart de ces communautés se plaignent de ce que les produits dont elles jouissent actuellement sont affaiblis au point de ne plus suffire à l’acquittement des charges dont elles sont grevées. Ainsi les titulaires des offices en perdraient la valeur, et leurs créanciers verraient diminuer et s’affaiblir le gage de leurs créances.

À l’égard de nos sujets, auxquels nous désirons donner en toute occasion des marques de notre affection, leur intérêt exige que les droits ci-devant aliénés auxdites communautés soient désormais réunis dans notre main, et régis sous nos ordres, afin qu’en attendant le temps où l’état de nos finances nous permettra d’en faire cesser la perception, nous ayons au moins la facilité de les rendre moins onéreux, en y apportant des modifications ou des réductions qui seraient impossibles, si l’existence des offices, soutenue d’un exercice actuel, fournissait des prétextes aux titulaires pour troubler, par des demandes d’indemnités, les arrangements que nous nous proposons d’adopter pour le plus grand avantage de nos peuples.

À ces causes, etc., nous avons, par notre présent édit, statué et ordonné ce qui suit :

Art. I. L’article I de l’édit du mois de septembre 1759 sera exécuté : en conséquence, tous offices créés par les édits des mois de janvier 1727 et juin 1730, sur les ports, quais, halles, marchés et chantiers de notre bonne ville de Paris, demeureront supprimés à compter du jour de la publication du présent édit. Défendons à tous ceux qui s’en trouvent pourvus, et à leurs commis ou préposés, de continuer d’en exercer à l’avenir les fonctions.

II. Exceptons néanmoins les offices de routeurs, chargeurs et déchargeurs, jurés-vendeurs et contrôleurs des vins et liqueurs, courtiers-commissionnaires de vins et autres, lesquels ont été réunis au domaine et patrimoine de notre bonne ville de Paris, par la déclaration du 16 août 1735, et par les édita des mois de juin 1741 et août 1744, desquels offices les droits continueront d’être perçus au profit de ladite ville.

III. Les droits ci-devant attribués aux communautés d’officiers, dont nous ordonnons définitivement la suppression, seront, ainsi que les droits réunis à nos fermes, perçus à notre profit, par l’adjudicataire de nosdites fermes, à commencer du jour de la publication du présent édit, jusqu’à ce qu’il en soit par nous autrement ordonné, à l’exception toutefois des droits réunis au domaine et patrimoine de notre ville de Paris, mentionnés en l’article précédent, desquels elle continuera de jouir comme par le passé.

IV. Les propriétaires des offices supprimés par le présent édit seront incessamment remboursés des fonds par nous à ce destinés, suivant la liquidation faite par l’édit de mars 1760, et en la même manière que la finance desdits offices a été payée en nos parties casuelles. En conséquence, ceux desdits propriétaires dont les offices ont été levés en payant un sixième de la finance en argent, seront remboursés en argent dudit sixième, et ceux dont les offices ont été levés en payant en argent le septième seulement, ne recevront pareillement que le septième. Et à l’égard du surplus de la finance desdits offices fournis en papiers, il sera délivré à chacun desdits propriétaires des contrats à 4 pour 100, dont les arrérages, spécialement affectés sur le produit des droits à eux ci-devant attribués, commenceront à courir du jour qu’ils cesseront d’exercer les fonctions desdits offices et d’en percevoir les droits, pour continuer jusqu’à leur entier remboursement.

V. Les arrérages des rentes, dues par les communautés d’officiers supprimés par le présent édit, continueront d’être payés sur le même pied où lesdites rentes ont été liquidées par l’édit de mars 1760, et auront les propriétaires desdites rentes privilège et hypothèque sur le produit des droits réunis en notre main en conséquence de ladite suppression.

VI. Le surplus du produit de ces droits, ainsi que les fonds que nous pourrons y destiner sur nos finances, seront employés en remboursements des capitaux ; savoir, par préférence, au remboursement de ceux des rentes actuellement dues par lesdites communautés d’officiers, et ensuite des capitaux des contrats que nous leur aurons donnés pour compléter la finance de leurs offices. Voulons que les intérêts des capitaux remboursés soient progressivement employés à augmenter les fonds d’amortissement, jusqu’au remboursement entier des rentes et des offices, sans que ni le produit desdits droits, ni lesdits intérêts, puissent être divertis à aucun autre usage.

VII. Nous nous réservons de supprimer, de simplifier ou de modérer ceux desdits droits réunis en notre main qui nous paraîtraient trop onéreux à notre peuple, soit par leur nature, soit par les formalités qu’exige leur perception. Et s’il arrivait que le produit en fût diminué, il sera par nous pourvu, par l’assignation de quelque autre branche de nos revenus, au payement des arrérages et au remboursement des capitaux dus auxdits officiers et à leurs créanciers.

VIII. Dérogeons à tous édits, ordonnances, déclarations, arrêts et règlements, en tout ce qui serait contraire aux dispositions du présent édit.

Si donnons en mandement, etc.


Édit du roi, portant suppression des jurandes. (Donné à Versailles au mois de février 1776, registré le 12 mars en lit de justice.)

Louis, etc. Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister.

Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes, à la vérité, mais que ni le temps, ni l’opinion, ni les actes même émanés de l’autorité, qui semble les avoir consacrées, n’ont pu légitimer.

Dans presque toutes les villes de notre royaume, l’exercice des différents arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres réunis en communauté, qui peuvent seuls, à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif ; en sorte que ceux de nos sujets qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et des métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi pénibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits ou à des exactions multipliées, par lesquelles une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur atelier, ou même pour subsister, se trouve consumée en pure perte.

Ceux dont la fortune ne peut satisfaire à ces dépenses sont réduits à n’avoir qu’une subsistance précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence, ou à porter hors de leur patrie une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’État.

Les citoyens de toutes les classes sont privés du droit de choisir les ouvriers qu’ils voudraient employer, et des avantages que leur donnerait la concurrence pour le bas prix et la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l’ouvrage le plus simple, sans recourir à plusieurs ouvriers de communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les infidélités, les exactions que nécessitent ou favorisent les prétentions de ces différentes communautés, et les caprices de leur régime arbitraire et intéressé.

Ainsi les effets de ces établissements sont, à l’égard de l’État, une diminution inappréciable de commerce et de travaux industrieux ; à l’égard d’une nombreuse partie de nos sujets, une perte de salaires et de moyens de subsistance ; à l’égard des habitants des villes en général, l’asservissement à des privilèges exclusifs dont l’effet est absolument analogue à celui d’un monopole effectif, monopole dont ceux qui l’exercent contre le public, en travaillant et vendant, sont eux-mêmes les victimes dans tous les moments où ils ont à leur tour besoin des marchandises ou du travail d’une autre communauté.

Ces abus se sont introduits par degrés. Ils sont originairement l’ouvrage de l’intérêt des particuliers, qui les ont établis contre le public. C’est après un long intervalle de temps que l’autorité, tantôt surprise, tantôt séduite par une apparence d’utilité, leur a donné une sorte de sanction.

La source du mal est dans la faculté même accordée aux artisans d’un même métier, de s’assembler et de se réunir en un corps.

Il paraît que, lorsque les villes commencèrent à s’affranchir de la servitude féodale et à se former en communes, la facilité de classer les citoyens par le moyen de leur profession introduisit cet usage inconnu jusqu’alors. Les différentes professions devinrent ainsi comme autant de communautés particulières, dont la communauté générale était composée. Les confréries religieuses, en resserrant encore les liens qui unissaient entre elles les personnes d’une même profession, leur donnèrent des occasions plus fréquentes de s’assembler, et de s’occuper, dans ces assemblées, de l’intérêt commun des membres de la société particulière ; intérêt qu’elles poursuivirent avec une activité continue, au préjudice de ceux de la société générale.

Les communautés, une fois formées, rédigèrent des statuts, et, sous différents prétextes de bien public, les firent autoriser par la police.

La base de ces statuts est d’abord d’exclure du droit d’exercer le métier quiconque n’est pas membre de la communauté ; leur esprit général est de restreindre, le plus qu’il est possible, le nombre des maîtres, et de rendre l’acquisition de la maîtrise d’une difficulté presque insurmontable pour tout autre que pour les enfants des maîtres actuels. C’est à ce but que sont dirigés la multiplicité des frais et des formalités de réception, les difficultés des chefs-d’œuvre toujours jugés arbitrairement, surtout la cherté et la longueur inutile des apprentissages, et la servitude prolongée du compagnonnage : institutions qui ont encore l’objet de faire jouir les maîtres gratuitement, pendant plusieurs années, du travail des aspirants.

Les communautés s’occupèrent surtout d’écarter de leur territoire les marchandises et les ouvrages des forains : elles s’appuyèrent sur le prétendu avantage de bannir du commerce des marchandises qu’elles supposaient être mal fabriquées. Ce prétexte les conduisit à demander pour elles-mêmes des règlements d’un nouveau genre, tendant à prescrire la qualité des matières premières, leur emploi et leur fabrication : ces règlements, dont l’exécution fut confiée aux officiers des communautés, donnèrent à ceux-ci une autorité qui devint un moyen, non-seulement d’écarter encore plus sûrement les forains, comme suspects de contravention, mais encore d’assujettir les maîtres mêmes de la communauté à l’empire des chefs, et de les forcer, par la crainte d’être poursuivis pour des contraventions supposées, à ne jamais séparer leur intérêt de celui de l’association, et par conséquent à se rendre complices de toutes les manœuvres inspirées par l’esprit de monopole aux principaux membres de la communauté.

Parmi les dispositions déraisonnables et diversifiées à l’infini de ces statuts, mais toujours dictées par le plus grand intérêt des maîtres de chaque communauté, il en est qui excluent entièrement tous autres que les fils de maîtres, ou ceux qui épousent des veuves de maîtres.

D’autres rejettent tous ceux qu’ils appellent étrangers, c’est-à-dire ceux qui sont nés dans une autre ville.

Dans un grand nombre de Communautés, il suffit d’être marié pour être exclu de l’apprentissage, et par conséquent de la maîtrise.

L’esprit de monopole qui a présidé à la confection de ces statuts a été poussé jusqu’à exclure les femmes des métiers les plus convenables à leur sexe, tels que la broderie, qu’elles ne peuvent exercer pour leur propre compte.

Nous ne suivrons pas plus loin l’énumération des dispositions bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs, dont sont remplis ces espèces de codes obscurs, rédigés par l’avidité, adoptés sans examen dans des temps d’ignorance, et auxquels il n’a manqué, pour être l’objet de l’indignation publique, que d’être connus.

Ces communautés parvinrent cependant à faire autoriser dans toutes les villes principales leurs statuts et leurs privilèges, quelquefois par des lettres de nos prédécesseurs, obtenues sous différents prétextes, ou moyennant finance, et dont on leur a fait acheter la confirmation de règne en règne ; souvent par des arrêts de nos cours, quelquefois par de simples jugements de police, ou même par le seul usage.

Enfin, l’habitude prévalut de regarder ces entraves mises à l’industrie comme un droit commun. Le gouvernement s’accoutuma à se faire une ressource de finance des taxes imposées sur ces communautés, et de la multiplication de leurs privilèges.

Henri III donna, par son édit de décembre 1581, à cette institution l’étendue et la forme d’une loi générale. Il établit les arts et métiers en corps et communautés dans toutes les villes et lieux du royaume ; il assujettit à la maîtrise et à la jurande tous les artisans. L’édit d’avril 1597 en aggrava encore les dispositions, en assujettissant tous les marchands à la même loi que les artisans. L’édit de mars 1673, purement bursal, en ordonnant l’exécution des deux précédents, a ajouté, au nombre des communautés déjà existantes, d’autres communautés jusqu’alors inconnues.

La finance a cherché de plus en plus à étendre les ressources qu’elle trouvait dans l’existence de ces corps. Indépendamment des taxes, des établissements de communautés et de maîtrises nouvelles, on a créé dans les communautés des offices sous différentes dénominations, et on les a obligées de racheter ces offices, au moyen d’emprunts qu’elles ont été autorisées à contracter, et dont elles ont payé les intérêts avec le produit des gages ou des droits qui leur ont été aliénés.

C’est sans doute l’appât de ces moyens de finance qui a prolongé l’illusion sur le préjudice immense que l’existence des communautés cause à l’industrie, et sur l’atteinte qu’elle porte au droit naturel.

Cette illusion a été portée, chez quelques personnes, jusqu’au point d’avancer que le droit de travailler était un droit royal, que le prince pouvait vendre, et que les sujets devaient acheter.

Nous nous hâtons de rejeter une pareille maxime.

Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes.

Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. Nous voulons en conséquence abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation et l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple.

Nous ne serons point arrêté dans cet acte de justice, par la crainte qu’une foule d’artisans n’usent de la liberté rendue à tous pour exercer des métiers qu’ils ignorent, et que le public ne soit inondé d’ouvrages mal fabriqués. La liberté n’a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps. Les ouvriers des faubourgs et des autres lieux privilégiés ne travaillent pas moins bien que ceux de l’intérieur de Paris. Tout le monde sait d’ailleurs combien la police des jurandes, quant à ce qui concerne la perfection des ouvrages, est illusoire, et que, tous les membres des communautés étant portés par l’esprit de corps à se soutenir les uns les autres, un particulier qui se plaint se voit presque toujours condamné, et se lasse de poursuivre de tribunaux en tribunaux une justice plus onéreuse que l’objet de sa plainte.

Ceux qui connaissent la marche du commerce savent aussi que toute entreprise importante, de trafic ou d’industrie, exige le concours de deux espèces d’hommes, d’entrepreneurs qui font les avances des matières premières, des ustensiles nécessaires à chaque commerce, et de simples ouvriers qui travaillent pour le compte des pre miers, moyennant un salaire convenu. Telle est la véritable origine de la distinction entre les entrepreneurs ou maîtres, et les ouvriers ou compagnons, laquelle est fondée sur la nature des choses, et ne dépend point de l’institution arbitraire des jurandes. Certainement ceux qui emploient dans un commerce leurs capitaux ont le plus grand intérêt à ne confier leurs matières qu’à de bons ouvriers ; et l’on ne doit pas craindre qu’ils en prennent au hasard de mauvais, qui gâteraient la marchandise et rebuteraient les acheteurs. On doit présumer aussi que les entrepreneurs ne mettront pas leur fortune dans un commerce qu’ils ne connaîtraient point assez pour être en état de choisir les bons ouvriers, et de surveiller leur travail. Nous ne craindrons donc point que la suppression des apprentissages, des compagnonnages et des chefs-d’œuvre expose le public à être mal servi.

Nous ne craindrons pas non plus que l’affluence subite d’une multitude d’ouvriers nouveaux ruine les anciens, et occasionne au commerce une secousse dangereuse.

Dans les lieux où le commerce est le plus libre, le nombre des marchands et des ouvriers de tout genre est toujours limité et nécessairement proportionné au besoin, c’est-à-dire à la consommation. Il ne passera point cette proportion dans les lieux où la liberté sera rendue. Aucun nouvel entrepreneur ne voudrait risquer sa fortune, en sacrifiant ses capitaux à un établissement dont le succès pourrait être douteux, et où il aurait à craindre la concurrence de tous les maîtres actuellement établis, jouissant de l’avantage d’un commerce monté et achalandé.

Les maîtres qui composent aujourd’hui les communautés, en perdant le privilège exclusif qu’ils ont comme vendeurs, gagneront comme acheteurs à la suppression du privilège exclusif de toutes les autres communautés. Les artisans y gagneront l’avantage de ne plus dépendre, dans la fabrication de leurs ouvrages, des maîtres de plusieurs autres communautés, dont chacune réclamait le privilège de fournir quelque pièce indispensable. Les marchands y gagneront de pouvoir vendre tous les assortiments accessoires à leur principal commerce. Les uns et les autres y gagneront surtout de n’être plus dans la dépendance des chefs et officiers de leur communauté, et de n’avoir plus à leur payer des droits de visite fréquents, d’être affranchis d’une foule de contributions pour des dépenses inutiles ou nuisibles, frais de cérémonies, de repas, d’assemblées, de procès, aussi frivoles pour leur objet que ruineux par leur multiplicité.

En supprimant ces communautés pour l’avantage général de nos sujets, nous devons, à ceux de leurs créanciers légitimes qui ont contracté avec elles sur la foi de leur existence autorisée, de pourvoir à la sûreté de leurs créances.

Les dettes des communautés sont de deux classes : les unes ont eu pour cause les emprunts faits par les communautés, et dont les fonds ont été versés en notre trésor royal pour l’acquisition d’offices créés qu’elles ont réunis ; les autres ont pour cause les emprunts qu’elles ont été autorisées à faire pour subvenir à leurs propres dépenses de tout genre.

Les gages attribués à ces offices, et les droits que les communautés ont été autorisées à lever, ont été affectés jusqu’ici au payement des intérêts des dettes de première classe, et même en partie au remboursement des capitaux. Il continuera d’être fait fonds des mêmes gages dans nos états, et les mêmes droits continueront d’être levés en notre nom, pour être affectés au payement des intérêts et capitaux de ces dettes, jusqu’à parfait remboursement. La partie de ce revenu qui était employée par les communautés à leurs propres dépenses, se trouvant libre, servira à augmenter le fonds d’amortissement que nous destinons au remboursement des capitaux.

À l’égard des dettes de la seconde classe, nous nous sommes assuré, par le compte que nous nous sommes fait rendre de la situation des communautés de notre bonne ville de Paris, que les fonds qu’elles ont en caisse, ou qui leur sont dus, et les effets qui leur appartiennent, et que leur suppression mettra dans le cas de vendre, suffiront pour éteindre la totalité de ce qui reste à payer de ces dettes ; et s’ils ne suffisaient pas, nous y pourvoirons.

Nous croyons remplir ainsi toute la justice due à ces communautés ; car nous ne pensons pas devoir rembourser à leurs membres les taxes qui ont été exigées d’elles de règne en règne, pour droit de confirmation ou de joyeux avènement. L’objet de ces taxes, qui souvent ne sont point entrées dans le trésor de nos prédécesseurs, a été rempli par la jouissance qu’ont eue les communautés de leurs privilèges pendant le règne sous lequel ces taxes ont été payées.

Ce privilège a besoin d’être renouvelé à chaque règne. Nous avons remis à nos peuples les sommes que nos prédécesseurs étaient dans l’usage de percevoir à titre de joyeux avènement ; mais nous n’avons pas renoncé au droit inaliénable de notre souveraineté, de rappeler à l’examen les privilèges accordés trop facilement par nos prédécesseurs, et d’en refuser la confirmation, si nous les jugeons nuisibles au bien de notre État, et contraires aux droits de nos autres sujets.

C’est par ce motif que nous nous sommes déterminé à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout notre royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets.

Mais cette même justice exigeant qu’au moment où la suppression des communautés sera effectuée, il soit pourvu au payement de leurs dettes, et les éclaircissements que nous avons demandés sur la situation de celles qui existent dans les différentes villes de nos provinces, ne nous étant point encore parvenus, nous nous sommes déterminé à suspendre, par un article particulier, l’application de notre présent édit aux communautés des villes de province, jusqu’au moment où nous aurons pris les mesures nécessaires pour pourvoir à l’acquittement de leurs dettes.

Nous sommes à regret forcé d’excepter, quant à présent, de la liberté que nous rendons à toute espèce de commerce et d’industrie, les communautés de barbiers-perruquiers-étuvistes, dont l’établissement diffère de celui des autres corporations de ce genre, en ce que les maîtrises de ces professions ont été créées en titre d’offices, dont les finances ont été reçues en nos parties casuelles, avec facilité aux titulaires d’en conserver la propriété par le payement du centième denier. Nous sommes obligé de différer l’affranchissement de ce genre d’industrie, jusqu’à ce que nous ayons pu prendre des arrangements pour l’extinction de ces offices, ce que nous ferons aussitôt que la situation de nos finances nous le permettra.

Il est quelques professions dont l’exercice peut donner lieu à des abus, qui intéressent ou la foi publique, ou la police générale de l’État, ou même la sûreté et la vie des hommes : ces professions exigent une surveillance et des précautions particulières de la part de l’autorité publique. Telles sont les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie. Les règles auxquelles elles sont actuellement assujetties sont liées au système général des jurandes, et sans doute, à cet égard, elles doivent être réformées ; mais les points de cette réforme, les dispositions qu’il sera convenable de conserver ou de changer, sont des objets trop importants pour ne pas demander l’examen le plus réfléchi. En nous réservant de faire connaître dans la suite nos intentions sur les règles à fixer pour l’exercice de ces professions, nous croyons, quant à présent, ne devoir rien changer à leur état actuel.

En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, pour que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus et constitués en même temps sous la protection et la discipline de la police.

À cet effet, les marchands et artisans, leurs noms, leurs demeures, leur emploi, seront exactement enregistrés. Ils seront classés, non à raison de leur profession, mais à raison des quartiers où ils feront leur demeure. Et les officiers des communautés abrogées seront remplacés avec avantage par des syndics établis dans chaque quartier ou arrondissement, pour veiller au bon ordre, rendre compte aux magistrats chargés de la police, et transmettre leurs ordres.

Toutes les communautés ont de nombreuses contestations : tous les procès que les communautés rivales avaient élevés entre elles demeureront éteints, par la réforme des droits exclusifs auxquels elles prétendaient. Si, à la dissolution des corps et communautés, il se trouve quelques procès intentés ou soutenus en leur nom, qui présentent des objets d’intérêt réel, nous pourvoirons à ce qu’ils soient suivis jusqu’à jugement définitif, pour la conservation des droits de qui il appartiendra.

Nous pourvoirons encore à ce qu’un autre genre de contestations qui s’élève fréquemment, entre les artisans et ceux qui les emploient, sur la perfection ou le prix du travail, soit terminé par les voies les plus simples et les moins dispendieuses.

À ces causes, etc., etc.

Art. I. Il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, même à tous étrangers, encore qu’ils n’eussent point obtenu de nous des lettres de naturalité, d’embrasser et d’exercer dans tout notre royaume, et nommément dans notre bonne ville de Paris, telle espèce de commerce et telle profession d’arts et métiers que bon leur semblera, même d’en réunir plusieurs : à l’effet de quoi nous avons éteint et supprimé, éteignons et supprimons tous les corps et communautés de marchands et artisans, ainsi que les maîtrises et jurandes. Abrogeons tous privilèges, statuts et règlements donnés auxdits corps et communautés, pour raison desquels nul de nos sujets ne pourra être troublé dans l’exercice de son commerce et de sa profession, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être.

II. Et néanmoins seront tenus, ceux qui voudront exercer lesdits profession ou commerce, d’en faire préalablement déclaration devant le lieutenant-général de police, laquelle sera inscrite sur un registre à ce destiné, et contiendra leurs nom, surnom et demeure, le genre de commerce ou de métier qu’ils se proposent d’entreprendre ; et en cas de changement de demeure ou de profession, ou de cessation de commerce ou de travail, lesdits marchands ou artisans seront également tenus d’en faire leur déclaration sur ledit registre, le tout sans frais, à peine contre ceux qui exerceraient, sans avoir fait ladite déclaration, de saisie et confiscation des ouvrages et marchandises, et de 50 livres d’amende.

Exemptons néanmoins de cette obligation les maîtres actuels des corps et communautés, lesquels ne seront tenus de faire lesdites déclarations que dans les cas de changement de domicile, de profession, réunion de profession nouvelle, ou cessation de commerce et de travail.

Exemptons encore les personnes qui font actuellement ou voudront faire par la suite le commerce en gros, notre intention n’étant point de les assujettir à aucunes règles ni formalités auxquelles les commerçants en gros n’auraient point été sujets jusqu’à présent.

III. La déclaration et l’inscription sur le registre de la police, ordonnées par l’article ci-dessus, ne concernent que les marchands et artisans qui travaillent pour leur propre compte et vendent au public. À l’égard des simples ouvriers, qui ne répondent point directement au public, mais aux entrepreneurs d’ouvrages ou maîtres pour le compte desquels ils travaillent, lesdits entrepreneurs ou maîtres seront tenus, à toute réquisition, d’en représenter au lieutenant-général de police un état contenant le nom, le domicile et le genre d’industrie de chacun d’eux.

IV. N’entendons cependant comprendre, dans les dispositions portées par les articles I et II, les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie et librairie, à l’égard desquelles il ne sera rien innové jusqu’à ce que nous ayons statué sur leur régime, ainsi qu’il appartiendra.

V. Exemptons pareillement des dispositions desdits articles I et II du présent édit les communautés de maîtres barbiers-perruquiers-étuvistes dans les lieux où leurs professions sont en charge, jusqu’à ce qu’il en soit autrement par nous ordonné.

VI. Voulons que les maîtres actuels des communautés de bouchers, boulangers et autres, dont le commerce a pour objet la subsistance journalière de nos sujets, ne puissent quitter leur profession qu’un an après la déclaration, qu’ils seront tenus de faire devant le lieutenant-général de police, qu’ils entendent abandonner leurs profession et commerce, à peine de 500 livres d’amende, et de plus forte punition s’il y échoit.

VII. Les marchands et artisans qui sont assujettis à porter sur un registre le nom des personnes de qui ils achètent certaines marchandises, tels que les orfèvres, les merciers, les fripiers et autres, seront obligés d’avoir et de tenir fidèlement lesdits registres, et de les représenter aux officiers de police à la première réquisition.

VIII. Aucune des drogues dont l’usage peut être dangereux ne pourra être vendue, si ce n’est par les apothicaires ou par les marchands qui en auront obtenu la permission spéciale et par écrit du lieutenant-général de police, et de plus, à la charge d’inscrire sur un registre, paraphé par ledit lieutenant-général de police, les noms, qualités et demeure des personnes auxquelles ils en auraient vendu, et de n’en vendre qu’à des personnes connues et domiciliées, à peine de 1,000 livres d’amende, même d’être poursuivis extraordinairement, suivant l’exigence des cas.

IX. Ceux des arts et métiers dont les travaux peuvent occasionner des dangers ou des inconvénients notables, soit au public, soit aux particuliers, continueront d’être assujettis aux règlements de police, faits ou à faire, pour prévenir ces dangers et ces inconvénients.

X. Il sera formé dans les différents quartiers des villes de notre royaume, et notamment dans ceux de notre bonne ville de Paris, des arrondissements dans chacun desquels seront nommés, pour la première année seulement, et dès l’enregistrement ou lors de l’exécution de notre présent édit, un syndic et deux adjoints, par le lieutenant-général de police ; et ensuite, lesdits syndics et adjoints seront annuellement élus par les marchands et artisans dudit arrondissement, et par la voie du scrutin, dans une assemblée tenue à cet effet en la maison et présence d’un commissaire nommé par ledit lieutenant-général de police ; lequel commissaire en dressera procès-verbal, le tout sans frais ; pour, après néanmoins que lesdits syndics et adjoints auront prêté serment devant ledit lieutenant-général de police, veiller sur les commerçants et artisans de leur arrondissement, sans distinction d’état ou de profession, en rendre compte au lieutenant-général de police, recevoir et transmettre ses ordres, sans que ceux qui seront nommés pour syndics et adjoints puissent refuser d’en exercer les fonctions, ni que pour raison d’icelles ils puissent exiger ou recevoir desdits marchands ou artisans aucune somme ni présent à titre d’honoraires ou de rétribution : ce que nous leur défendons expressément à peine de concussion.

XI. Les contestations qui naîtront à l’occasion des mal-façons et défectuosités des ouvrages seront portées devant le sieur lieutenant-général de police, à qui nous en attribuons la connaissance exclusivement, pour être, sur le rapport des experts par lui commis à cet effet, statué sommairement, sans frais, en dernier ressort, si ce n’est que la demande en indemnité excédât la valeur de 100 livres ; auquel cas lesdites contestations seront jugées en la forme ordinaire.

XII. Seront pareillement portées par-devant le sieur lieutenant-général de police, pour être par lui jugées sommairement, sans frais et en dernier ressort, jusqu’à la concurrence de 100 livres, les contestations qui pourraient s’élever sur l’exécution des engagements à temps, contrats d’apprentissage et autres conventions faites entre les maîtres et les ouvriers travaillant pour eux, relativement à ce travail ; et, dans le cas où l’objet desdites contestations excéderait la valeur de 100 livres, elles seront jugées en la forme ordinaire.

XIII. Défendons expressément aux gardes-jurés ou officiers en charge des corps et communautés de faire désormais aucunes visites, inspections, saisies ; d’intenter aucune action au nom desdites communautés ; de convoquer aucune assemblée ou d’y assister sous quelque motif que ce puisse être, même sous prétexte d’actes de confréries, dont nous abrogeons l’usage ; et généralement de faire aucune fonction en ladite qualité de gardes-jurés, et notamment d’exiger ou de recevoir des membres de leurs communautés aucune somme, sous quelque prétexte que ce soit, à peine de concussion, à l’exception néanmoins de celles qui pourront nous être dues pour les impositions des membres desdits corps et communautés, et dont le recouvrement, tant pour l’année courante que pour ce qui reste à recouvrer des précédentes années, sera par eux fait et suivi dans la forme ordinaire jusqu’à parfait payement.

XIV. Défendons pareillement à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être. En conséquence, nous avons éteint et supprimé, éteignons et supprimons toutes les confréries qui peuvent avoir été établies tant par les maîtres des corps et communautés, que par les compagnons et ouvriers des arts et métiers, quoique érigées par les statuts desdits corps et communautés ou par tout autre titre particulier, même par lettres-patentes de nous ou de nos prédécesseurs.

XV. À l’égard des chapelles érigées à l’occasion desdites confréries, dotations d’icelles, biens affectés à des fondations ; voulons que, par les évêques diocésains, il soit pourvu à leur emploi de la manière qu’ils jugeront la plus utile, ainsi qu’à l’acquittement des fondations ; et seront, sur les décrets des évêques, expédiées des lettres-patentes adressées à notre cour de parlement.

XVI. L’édit du mois de novembre 1565, portant élection de la juridiction consulaire dans notre bonne ville de Paris, et la déclaration du 18 mars 1728, seront exécutés, pour l’élection des juges-consuls, en tout ce qui n’est pas contraire au présent édit. En conséquence, voulons que les juges-consuls en exercice de ladite ville soient tenus, trois jours avant la fin de leur année, d’appeler et assembler jusqu’au nombre de soixante marchands, bourgeois de ladite ville, sans qu’il puisse être appelé plus de cinq de chacun des trois corps non supprimés, des apothicaires, orfèvres, imprimeurs-libraires, et plus de vingt-cinq nommés parmi ceux qui exerceront les professions et commerce de draperie, épicerie, mercerie, pelleterie, bonneterie et marchands de vin, soit qu’ils exercent lesdites professions seulement, ou qu’ils y réunissent d’autres professions de commerce ou d’arts et métiers, entre lesquels seront préférablement admis les gardes, syndics et adjoints desdits trois corps non supprimés, ainsi que ceux qui exerceront ou auront exercé les fonctions des syndics ou adjoints des commerçants ou artisans dans les différents arrondissements de ladite ville ; et à l’égard de ceux qui seront nécessaires pour achever de remplir le nombre de soixante, seront appelés aussi par lesdits juges et consuls, des marchands et négociants ou autres notables bourgeois versés au fait du commerce jusqu’au nombre de vingt ; lesquels soixante, ensemble les cinq juges-consuls en exercice, et non autres, en éliront trente-deux pour procéder, dans la forme et suivant les dispositions portées par ledit édit et ladite déclaration, à l’élection de nouveaux juges et consuls ; lesquels continueront de prêter serment en la grand’chambre de notre parlement en la manière accoutumée.

XVII. Tous procès actuellement existants, dans quelque tribunal que ce soit, entre lesdits corps et communautés, à raison de leurs droits et privilèges ou à quelque autre titre que ce puisse être, demeureront éteints en vertu du présent édit.

Défendons à tous gardes-jurés fondés de procuration, et autres agents quelconques desdits corps et communautés, de faire aucunes poursuites pour raison desdits procès, à peine de nullité et de répondre en leur propre et privé nom des dépens qui auraient été faits. — Et à l’égard des procès résultant de saisies d’effets et marchandises, ou qui y auraient donné lieu, voulons qu’ils demeurent également éteints, et que lesdits effets et marchandises soient rendus à ceux sur lesquels ils auraient été saisis, en vertu de la simple décharge qu’ils en donneront aux personnes qui s’en trouveront chargées ou dépositaires ; sauf à pourvoir au payement des frais faits jusqu’à ce jour sur la liquidation qui en sera faite par le lieutenant-général de police, que nous commettons à cet effet, ainsi que pour procéder à celles des restitutions, dommages, intérêts et frais qui pourraient être dus à des particuliers, lesquels seront pris, s’il y a lieu, sur les fonds appartenant auxdites communautés ; sinon, il y sera par nous autrement pourvu.

XVIII. À l’égard des procès desdits corps et communautés qui concerneraient des propriétés foncières, des locations, des payements d’arrérages de rentes et autres objets de pareille nature, nous nous réservons de pourvoir aux moyens de les faire promptement instruire et juger par les tribunaux qui en sont saisis.

XIX. Voulons que, dans le délai de trois mois, tous gardes, syndics et jurés, tant ceux qui se trouvent actuellement en charge que ceux qui sont sortis d’exercice et qui n’ont pas encore rendu les comptes de leur administration, soient tenus de les présenter, savoir : dans notre ville de Paris, au lieutenant-général de police, et dans les provinces, aux commissaires qui seront par nous députés à cet effet, pour être arrêtés ou révisés dans la forme ordinaire, et contraints d’en payer le reliquat à qui sera par nous ordonné, pour les deniers qui en proviendront être employés à l’acquittement des dettes desdites communautés.

XX. À l’effet de pourvoir au payement des dettes des communautés de la ville de Paris et à la sûreté des droits de leurs créanciers, il sera remis sans délai entre les mains du lieutenant-général de police des états desdites dettes, des remboursements faits, de ceux qui restent à faire et des moyens de les effectuer, même des immeubles réels ou fictifs, effets ou dettes mobilières, qui se trouveraient leur appartenir. Tous ceux qui se prétendront créanciers desdites communautés seront pareillement tenus, dans l’espace de trois mois, du jour de la publication du présent édit, de remettre au lieutenant-général de police les titres de leurs créances, ou copies dûment collationnées d’iceux, pour être procédé à leur liquidation et pourvu au remboursement, ainsi qu’il appartiendra.

XXI. Le produit des droits imposés par les rois nos prédécesseurs sur différentes matières et marchandises, et dont la perception et régie ont été accordées à aucuns des corps et communautés de la ville de Paris, ainsi que les gages qui leur sont attribués à cause du rachat des offices créés en divers temps, lesquels sont compris dans l’état des charges de nos finances, continueront d’être affectés, exclusivement à toute autre destination, au payement des arrérages et au remboursement des capitaux des emprunts faits sur lesdites communautés. Voulons que la somme excédant, dans ces produits, celle qui sera nécessaire pour l’acquittement des arrérages, ainsi que toute l’épargne résultant soit de la diminution des frais de perception, soit de la suppression des dépenses de communauté qui se prenaient sur ces produits, soit de la diminution des intérêts par les remboursements successifs, soit employée en accroissement de fonds d’amortissement jusqu’à l’entière extinction des capitaux desdits emprunts ; et à cet effet il sera par nous établi une caisse particulière, sous l’inspection du lieutenant-général de police, dans laquelle seront annuellement versés tant le montant desdits gages, que le produit desdites régies, pour être employés au payement des arrérages et remboursement des capitaux.

XXII. Il sera procédé par-devant le lieutenant-général de police, dans la forme ordinaire, à la vente des immeubles réels ou fictifs, ainsi que des meubles appartenant auxdits corps et communautés, pour en être le prix employé à l’acquittement de leurs dettes, ainsi qu’il a été ordonné par l’article XX ci-dessus. Et dans le cas où le produit de ladite vente excéderait, pour quelque corps ou communauté, le montant de ses dettes tant envers nous qu’envers des particuliers, ledit excédant sera partagé par portions égales entre les maîtres actuels dudit corps ou communauté.

XXIII. Et à l’égard des dettes des corps et communautés établis dans nos villes de province, ordonnons que, dans ledit délai de trois mois, ceux qui se prétendront créanciers desdits corps et communautés seront tenus de remettre es mains du contrôleur-général de nos finances les titres de leurs créances ou expéditions collationnées d’iceux, pour, sur le vu desdits titres, être fixé le montant desdites dettes et par nous pourvu à leur remboursement ; et jusqu’à ce que nous ayons pris les mesures nécessaires à cet égard, suspendons dans lesdites villes de province la suppression ordonnée par le présent édit.

XXIV. Avons dérogé et dérogeons, par le présent édit, à tous édits, déclarations, lettres-patentes, arrêts, statuts et règlements contraires à icelui.

Si donnons en mandement, etc., etc.


Édit du roi, portant suppression de la Caisse de Poissy, conversion et modération des droits. (Donné à Versailles au mois de février 1776, registre en Parlement le 9 février 1776.)

Louis, etc. Il n’est arrivé que trop souvent, dans les besoins de l’État, qu’on ait cherché à décorer les impôts, dont ces besoins nécessitaient l’établissement, par quelque prétexte d’utilité publique. Cette forme, à laquelle les rois nos prédécesseurs se sont quelquefois crus obligés de descendre, a rendu plus onéreux les impôts dont elle avait accompagné la naissance. Il en est résulté que ces impôts, ainsi colorés, ont subsisté longtemps après la cessation du besoin qui en avait été la véritable cause, en raison de l’objet apparent d’utilité par lequel on avait cherché à les déguiser, ou qu’ils se sont renouvelés sous le même prétexte que favorisaient divers intérêts particuliers.

C’est ainsi qu’au mois de janvier 1690, pour soutenir la guerre commencée l’année précédente, il fut créé soixante offices de jurés-vendeurs de bestiaux, auxquels il fut attribué un sou pour livre de la valeur de ceux qui se consommeraient à Paris, à la charge de payer en deniers comptants, aux marchands forains, les bestiaux qu’ils y amèneraient : ce qu’on présentait comme propre à encourager le commerce et à procurer l’abondance, en prévenant les retards auxquels les marchands de bestiaux étaient exposés, lorsqu’ils traitaient directement avec les bouchers.

Cette première tentative donna lieu à beaucoup de réclamations de la part des marchands forains et des bouchers, qui représentèrent que la création des jurés-vendeurs de bestiaux était fort onéreuse à leur commerce, loin de le favoriser ; qu’il n’était besoin d’aucun intermédiaire entre les fournisseurs de bestiaux et ceux qui les débitent au public ; que Paris avait été approvisionné jusqu’alors, sans que personne eût eu la commission d’avancer aux marchands de bestiaux leur payement ; et que l’impôt d’un sou pour livre devait nécessairement renchérir la viande et diminuer la fourniture. On eut égard à ces représentations ; et, par une déclaration du 1 1 mars de la même année, le roi Louis XIV, voulant, dit-il, favorablement traiter lesdits marchands forains et les bouchers de ladite ville de Paris, et procurer l’abondance des bestiaux en icelle, supprima les soixante offices de jurés-vendeurs.

Cependant au bout de dix-sept ans, en 1707, dans le cours d’une guerre malheureuse, après avoir épuisé des ressources de toute espèce, on eut recours aux motifs qu’avait présentés l’édit de 1690 : on allégua que quelques particuliers exerçaient sur les bouchers des usures énormes, et l’on créa cent offices de conseillers-trésoriers de la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy, à l’effet d’avoir un bureau ouvert tous les jours de marché, pour avancer aux marchands forains le prix des bestiaux par eux vendus aux bouchers et aux autres marchands solvables ; et ces officiers furent autorisés à percevoir le sou pour livre de la valeur de tous les bestiaux vendus, même de ceux dont ils n’auraient pas avancé le prix. Cet établissement, qui rappelle les temps de calamité où il eut lieu, fut de nouveau supprimé à la paix.

Le commerce des bestiaux, affranchi du droit et des entraves accessoires, reprit son cours naturel, et le suivit trente ans sans interruption : pendant cette époque, l’approvisionnement de Paris fut abondant, et l’éducation des bestiaux faisait fleurir plusieurs de nos provinces.

Mais les dépenses d’une nouvelle guerre engagèrent, à la fin de 1743, le gouvernement à employer la même ressource de finance, qui fut encore étayée du même prétexte. On supposa qu’il était nécessaire de faire diminuer le prix des bestiaux, en mettant les marchands forains en état d’en amener un plus grand nombre. On prétendit que le moyen d’y parvenir était de les faire payer en deniers comptants, et que cet avantage ne serait pas acheté trop cher par la retenue d’un sou pour livre. Mais, quoique cette retenue fût établie sur toutes les ventes de bestiaux, la caisse fut dispensée, comme en 1707, d’avancer le prix de ceux qu’achèteraient les bouchers qui ne seraient pas d’une solvabilité reconnue ; le terme du crédit envers les autres fut borné à deux semaines. Ces dispositions restreignaient presque l’utilité de la caisse au droit d’un sou pour livre.

Ce droit fut affermé ; il a toujours continué depuis de faire partie des revenus de l’État. On y a ajouté les quatre sous pour livre de sa quotité, par édit de septembre 1747 ; et il a été prorogé avec eux par lettres-patentes, le 16 mars 1755 et le 3 mars 1767.

En portant notre attention sur ces édits et sur ces lettres-patentes, nous n’avons pu nous empêcher de reconnaître que leurs dispositions sont contradictoires avec les effets qu’on affectait de s’en promettre.

Le droit de six pour cent, qui augmente de plus de quinze livres le prix de chaque bœuf, ne peut que renchérir la viande au lieu d’en modérer le prix, et diminuer en partie le profit des cultivateurs qui élèvent et engraissent des bestiaux ; ce qui décourage cette industrie et détruit l’abondance, non-seulement de la viande de boucherie, mais encore des récoltes que feraient naître les engrais provenant d’un plus grand nombre de bestiaux, s’il y avait plus de profit à les élever.

D’un autre côté, s’il peut sembler avantageux que la plus grande partie des marchands forains reçoivent comptant le prix des bestiaux qu’ils amènent, il n’en est pas moins contre les principes de toute justice que les bouchers riches, qui pourraient eux-mêmes solder leurs achats au comptant, soient néanmoins forcés de payer l’intérêt d’une avance dont ils n’ont pas besoin ; et que les bouchers moins aisés, auxquels on refuse ce crédit parce qu’on ne les croit pas assez solvables, soient également forcés de payer l’intérêt d’une avance qui ne leur est pas faite.

L’édit de création fixant à quinze jours l’époque où les bouchers doivent s’acquitter envers la caisse ou bourse de Poissy, et accordant aux fermiers de cette caisse le droit de les y contraindre par corps dans la troisième semaine, il en résulte que l’avance effective des sommes prêtées ne peut jamais égaler le douzième du prix total des ventes annuelles ; elle doit même être fort au-dessous, puisque les caissiers, ayant le droit de refuser crédit aux bouchers dont la solvabilité n’est pas bien reconnue, sont bien loin d’avancer la totalité des ventes.

Cependant l’intérêt en est payé comme si l’avance du prix total de cette vente était faite, comme si elle l’était dès le premier jour de l’année, comme si elle l’était pour l’année complète.

Le droit qui est payé doit donc moins être regardé comme le prix de l’avance faite aux bouchers, que comme un véritable impôt sur les bestiaux et la viande de boucherie.

Nous désirerions que la situation de nos finances nous permît de faire en entier le sacrifice de cette branche de revenus ; mais, dans l’impossibilité où nous sommes de n’en pas conserver du moins une partie, nous avons préféré de le remplacer par une augmentation des droits perçus aux entrées de notre bonne ville de Paris, tant sur les bestiaux vivants que sur la viande destinée à y être consommée. La simplicité de cette forme de perception, qui n’entraîne aucuns frais nouveaux, nous met en état de soulager, dès à présent, nos sujets d’environ les deux tiers de la charge que leur faisait supporter le droit de la caisse de Poissy.

Au reste, nous sommes convaincu que le plus grand avantage que nos sujets retireront de ce changement, résultera de la plus grande liberté dont la suppression de la caisse de Poissy fera jouir le commerce des bestiaux. C’est de cette liberté, de la concurrence qu’elle fait naître, et de l’encouragement qu’elle donne à la production, qu’on peut attendre le rétablissement de l’abondance du bétail et la modération du prix d’une partie aussi considérable de la subsistance de nos sujets.

À ces causes, etc., nous avons, par le présent édit, statué et ordonné ce qui suit :

Art. 1. Voulons qu’à compter du premier jour de carême de la présente année, le droit d’un sou pour livre de la valeur des bestiaux destinés à l’approvisionnement de Paris, établi par édit de décembre 1743, et les quatre sons pour livre dudit droit, établis en sus par édit du mois de septembre 1747, l’un et l’autre prorogés par lettres-patentes des 16 mars 1755 et 3 mars 1767 et perçus en vertu d’icelles aux marchés de Sceaux et de Poissy, soient et demeurent supprimés.

II. Pour suppléer en partie à la diminution qu’apportera dans nos finances la suppression de droits ordonnée par l’article précédent, il sera perçu à l’avenir, à compter dudit premier jour de carême prochain, aux barrières et entrées de notre bonne ville de Paris, en sus et par augmentation des droits qui y sont actuellement établis, le supplément de droits ci-après énoncé.

          Par chaque bœuf
5 l.  » s. » d.      
          Par chaque vache
3    10    »          
          Par chaque veau
»    11  10 4/5    
          Par chaque mouton
»     6    »          
          Par chaque livre de bœuf, vache et mouton
»     »    5 17/25

III. Les suppléments de droits établis par l’article précédent étant uniquement destinés à remplacer une partie du revenu que nous procurait le droit de sou pour livre et les quatre sous pour livre d’icelui, établis sur la vente des bestiaux aux marchés de Sceaux et de Poissy, et que nous avons supprimés par l’article premier ; ne pourront lesdits suppléments de droits être soumis ni donner lieu à aucuns droits de premier ou second vingtième, anciens ni nouveaux sous pour livres, droits d’officiers, don gratuit, droit de gare, et sous pour livre d’iceux en faveur de l’hôpital général de la ville de Paris, d’aucuns titulaires d’offices, d’aucune régie, ni de l’adjudicataire de nos fermes.

IV. Les droits par chaque livre de veau seront diminués au total de six deniers seize vingt-cinquièmes, et réduits au même pied que ceux par livre de bœuf, vache ou mouton, nous réservant de pourvoir à l’indemnité de qui il appartiendra.

V. Nous avons supprimé et supprimons pareillement, à compter du même jour, la caisse ou bourse des marchés de Sceaux et de Poissy, établie et prorogée par les édits et déclarations de 1743, 1755 et 1767 ; résilions le bail passé à Bouchinet et ses cautions ; et des engagements y portés les dispensons, nous réservant de pourvoir à l’indemnité que pourrait réclamer l’adjudicataire de nos fermes générales, à cause des quatre sous pour livre compris dans son bail.

VI. Autorisons ledit Bouchinet et ses cautions à retirer, dans les délais accoutumés, les sommes dont ils pourraient se trouver en avance audit premier jour de carême ; voulons qu’ils cessent d’en avancer de nouvelles, et les confirmons dans le droit de poursuite et privilège dont ils ont joui jusqu’à présent pour la rentrée de leurs fonds.

VII. Permettons, aux bouchers et aux marchands forains qui amènent les bestiaux, de faire entre eux telles conventions qu’ils jugeront à propos, et de stipuler tel crédit que bon leur semblera.

VIII. Permettons néanmoins à ceux qui ont régi pour nous ladite Caisse ou bourse de Poissy, et à tous autres de nos sujets, de prêter, aux conditions qui seront réciproquement et volontairement acceptées, leurs deniers aux bouchers qui croiront en avoir besoin pour soutenir leur commerce. Si donnons en mandement, etc.


Lettres-patentes, du 6 février 1776, portant conversion et modération des droits
sur les suifs. (Registrées le 12 mars en lit de justice.)

Louis, etc. Nous étant fait rendre compte, en notre Conseil, des différents règlements de police, jugements et arrêts intervenus sur le fait du commerce des suifs dans notre bonne ville de Paris ; comme aussi des droits de différente nature qui se perçoivent sur cette marchandise, et de la forme de leur perception, nous avons reconnu que les précautions imaginées depuis deux siècles, pour procurer l’abondance et le bon marché d’une matière si essentielle aux besoins du peuple, avaient dû nécessairement produire des effets absolument contraires à leur objet ; que, par d’anciens règlements de 1567 et 1577, maintenus par des jugements postérieurs, et notamment un arrêt du 19 août 1758, il n’était permis, ni aux bouchers qui rassemblent et fondent les suifs, d’en garder chez eux ou de les vendre librement ; ni aux chandeliers qui les emploient, de s’approvisionner de la quantité qu’ils jugent nécessaire à leur fabrication ; que les suifs devaient, à des jours fixes, être exposés en vente, et lotis entre les maîtres chandeliers, qui ne pouvaient les payer qu’à un prix uniforme, à peine d’amende ; que ceux qu’il est nécessaire de tirer de l’étranger, pour suppléer à l’insuffisance de ceux du royaume, étaient soumis aux mêmes règles, et pareillement lotis, en sorte qu’aucun particulier ne pouvait se permettre de spéculation sur cette branche utile de commerce ; que la communauté entière des chandeliers ne pouvait même s’y livrer, à cause des droits considérables dont cette matière était grevée à l’importation, jusqu’à ce qu’il ait plu au feu roi, notre très-honoré seigneur et aïeul, de les modérer par l’arrêt de son Conseil du 28 novembre 1768. Nous n’avons pu reconnaître, dans cette police contraire à tous les principes du commerce, qu’une suite et un abus résultant de la constitution vicieuse des corps et communautés que nous nous déterminons à supprimer. Notre intention étant qu’à l’avenir les professions de boucher et de chandelier soient, ainsi que les autres, exercées librement, la méthode d’exposer en vente publique et de lotir ces matières ne peut plus subsister ; et, les droits auxquels elles sont sujettes ne pouvant continuer d’être perçus dans la forme ci-devant usitée, il est nécessaire d’y substituer une forme plus simple et plus avantageuse au peuple. À quoi nous avons pourvu par l’arrêt ce jourd’hui rendu en notre Conseil d’État, nous y étant, et nous avons ordonné que pour son exécution toutes lettres nécessaires seraient expédiées. À ces causes, etc. Nous avons ordonné ce qui suit :

Art. I. Le commerce des suifs sera libre à l’avenir dans notre bonne ville de Paris, et l’obligation de les exposer en vente, pour être lotis entre les chandeliers, demeurera abrogée à compter de la publication de l’arrêt de ce jour et des présentes, nonobstant tous règlements, jugements de police ou arrêts confirmatifs d’iceux, que nous voulons être regardés comme nuls et non avenus : en conséquence, il sera libre à tous bouchers de vendre, comme à tous chandeliers d’acheter lesdites matières, dans tels temps ou lieux, et en telle quantité que bon leur semblera.

II. Le droit du sou pour livre, établi sur la vente des suifs dans l’intérieur de Paris, sera supprimé, et cessera d’être perçu à compter du même jour.

III. Pour suppléer au montant dudit droit, il sera remplacé par un droit sur les bestiaux qui produisent du suif, proportionnément à la quantité moyenne qu’on en retire ; lequel droit, modéré pour sa quotité, ne sera perçu, aux entrées et barrières de Paris, qu’à raison de 2 livres 12 sous 2 deniers par bœuf, 1 livre 9 sous 3 deniers par vache, 5 sous 2 deniers par mouton.

IV. Ne sera ledit droit d’entrée établi par l’article précédent sujet à aucuns droits additionnels en faveur de la ville de Paris, de l’hôpital-général, de nos fermes générales, attendu que ce droit n’est qu’un remplacement, et que le droit remplacé n’était point sujet aux droits additionnels.

V. Le droit principal de cent sous par quintal, à l’entrée des suifs étrangers dans Paris, sera réduit à 1 livre 18 sous 9 deniers pour, avec les droits de domaine, barrage, poids-le-roi, et sou pour livre d’iceux, qui se montent à 11 sous 2 deniers former une somme de 2 livres 10 sous par quintal, ou G deniers par livre de suif ou de chandelle.

VI. Tous les droits additionnels de premier et second vingtièmes, À sous pour livre du premier vingtième, gare, don gratuit, vingtième du don gratuit, et 8 sous pour livre d’iceux, établis à l’entrée du suif étranger, seront et demeureront supprimés, nous réservant de pourvoir, s’il y échoit, à l’indemnité de qui il appartiendra.

VII. Les droits, réglés par l’article III et par l’article V ci-dessus, seront régis et perçus pour notre compte par l’adjudicataire de nos fermes générales : en conséquence les régisseurs pour nous chargés, sous le nom de l’ouache, de la perception des droits réunis, seront dispensés de compter, tant du produit des droits sur la vente du suif dans l’intérieur de Paris, que de celui des abonnements de la banlieue, et de celui du droit principal d’entrée sur le suif étranger ; et ce, du jour que l’adjudicataire de nosdites fermes aura commencé à régir les droits établis en remplacement.

VIII. Dérogeons à toutes ordonnances, arrêts, règlements contraires aux dispositions des articles précédents[26].


Extrait de l’arrêt du Conseil d’État, du 4 mars 1776, par lequel Sa Majesté rend, aux propriétaires des bois rituel situés les arrondissements de Salins et de Montmorot, et dans la moitié la plus éloignée desdits arrondissements, la liberté d’en disposer, et fixe au 1er  octobre 1778 l’époque à laquelle ils pourront disposer de l’autre moitié.

Le roi s’étant fait représenter, en son Conseil, tous les différents règlements rendus, tant par les rois ses prédécesseurs que par les anciens souverains de son comté de Bourgogne, concernant l’affectation des bois, tant de ceux de ses forêts que de ceux appartenant aux seigneurs particuliers, communautés séculières et régulières, à l’affouagement de ses salines ; Sa Majesté a vu avec peine que la nécessité de les pourvoir de bois avait forcé ses prédécesseurs à priver les propriétaires de ces bois du droit qui leur appartenait de disposer du produit de leurs terres de la manière qui leur aurait paru la plus convenable pour leur intérêt.

Par ces règlements, et notamment par ceux de 1586 cet 1604, tous les bois situés dans les six lieues comtoises de la ville de Salins, étaient affectés ou destinés à l’affouagement de la saline de cette ville.

Par les arrêts du Conseil des 4 avril 1708, 18 janvier 1724, 2 juin 1733, et autres successivement rendus, tous les bois situés dans des arrondissements circonscrits étaient pareillement affectés ou destinés au service des salines de Salins ou de Montmorot.

Sa Majesté a reconnu que le feu roi s’était occupé de chercher les moyens de parvenir à approvisionner ses salines sans laisser subsister des règlements si préjudiciables à plusieurs de ses sujets propriétaires de bois. C’est dans cet esprit que, par arrêts de son Conseil des 29 avril 1773 et 12 mars 1774, Sa Majesté a accepté les offres qui lui ont été faites de conduire une partie des eaux salées de la source de Salins jusque sur les bords de la forêt de Chaux, qui lui appartient, d’y construire une nouvelle saline, et d’y employer les bois provenant de la coupe de ladite forêt de Chaux, dans l’espérance de pouvoir, par ce moyen, se passer des bois appartenant à ses sujets.

Quoique cette nouvelle saline ne soit pas encore entièrement construite, et que Sa Majesté n’en puisse encore tirer les avantages qu’elle s’en était promis, elle a cru devoir se hâter d’annoncer à ses sujets l’intention où elle est de les affranchir des règlements qui gênaient la vente et le débit de leurs bois.

Sa Majesté aurait désiré qu’il lui eût été possible, dès à présent, de se passer de tous les bois compris dans ces arrondissements ; mais les bois qui lui appartiennent et qu’elle se propose de destiner à cet usage n’étant pas encore en assez grande quantité pour pouvoir suffire à ce service, Sa Majesté, en rendant dès à présent la liberté entière aux propriétaires des bois situés dans les quatrième, cinquième et sixième lieues de l’arrondissement de Salins, a fixé au 1er  octobre 1778 l’époque à laquelle les seigneurs et propriétaires particuliers, situés dans les trois premières lieues des arrondissements de Salins et de Montmorot, pourront librement disposer de leurs bois. Elle est forcée de laisser encore les bois appartenant aux communautés assujettis à l’usage des salines, en se réservant d’employer tous les moyens qui seront en son pouvoir pour parvenir à étendre à ces communautés la liberté qu’elle accorde aux particuliers.

Les entrepreneurs de la formation des sels, dans ces salines, ont offert à Sa Majesté de continuer de lui fournir les quantités de sels convenues au même prix fixé par leur traité, quoique cette liberté soit rendue aux propriétaires des bois ; mais ils ont observé qu’ils ne pouvaient en même temps continuer de fournir les chantiers des villes de Salins et de Lons-le-Saulnier, comme ils s’y étaient engagés.

Sa Majesté s’est fait rendre compte, en son Conseil, des représentations faites par les officiers municipaux de ces deux villes, qui ont été instruits de ce projet ; elle a jugé que, l’affectation de ces bois étant le seul prétexte qui pût autoriser cette obligation, il était juste d’en décharger les entrepreneurs, puisqu’ils étaient privés des ressources qu’ils trouvaient dans les bois des particuliers pour la remplir. Sa Majesté a bien voulu cependant prendre tous les moyens qui lui ont paru propres à faciliter aux habitants de ces villes l’approvisionnement des bois destinés à leur consommation, sans nuire aux droits des propriétaires de bois.

À quoi désirant pourvoir : ouï le rapport du sieur Turgot, etc., le roi étant en son Conseil, a ordonné et ordonne ce qui suit :

Art. I. Distrait dès à présent Sa Majesté, de l’affectation aux salines de Salins, les bois tant de l’ancien que du nouvel arrondissement, situés dans les quatrième, cinquième et sixième lieues de ladite ville, de telle nature et essence qu’ils soient, appartenant aux seigneurs, aux particuliers ou aux

communautés séculières et régulières, affectés ci-devant ou destinés au service desdites salines : Veut et ordonne Sa Majesté que tous lesdits bois rentrent sous la police et juridiction ordinaire, dérogeant en tant que besoin Sa Majesté à l’article 1er de l’arrêt du Conseil du 4 août 1750.

II. Distrait pareillement Sa Majesté, à compter de l’époque qui sera ci-après fixée[27], tous les bois appartenant aux seigneurs ou particuliers, situés même dans les trois lieues de l’arrondissement des salines de Salins ou de Montmorot, soit que ces bois soient de la nouvelle ou de l’ancienne affectation. Pourront en conséquence lesdits seigneurs ou propriétaires particuliers en disposer à leur gré, en observant les dispositions de l’ordonnance du mois d’août 1669 et autres règlements rendus sur le fait des eaux et forêts ; et seront les contraventions poursuivies à la juridiction des réformations de Salins et de Montmorot.

L’art. III réserve jusqu’à nouvel ordre les bois des communautés séculières et régulières.

Les art. VI, VII, VIII, IX, XI, XII, XIII, XIV, contiennent différentes dispositions relatives à l’exploitation des bois dont il s’agit.

L’art. X exempte les seigneurs et, les particuliers, propriétaires des bois libérés, du droit de 5 livres par four à charbon précédemment établi.

L’art. XVI ordonne que les entrepreneurs des salines payent à l’avenir les bois des communautés qui restent provisoirement assujettis à leurs salines, 5 livres au lieu de 2 livres 10 sous qu’ils en donnaient auparavant ; se réservant Sa Majesté d’indemniser ces entrepreneurs de l’augmentation du prix qu’elle croit juste de prescrire.


Arrêt du Conseil d’État, du 14 mars 1776, qui permet aux négociants des ports de Saint-Brieuc, Binic et Portérieux de faire directement le commerce des îles et colonies françaises de l’Amérique.

Sur ce qui a été représenté au roi, étant en son Conseil, par les négociants de Saint-Brieuc, Binic et Portérieux :

Que le port de Saint-Brieuc est en état de contenir des vaisseaux de trois à quatre cents tonneaux ; — Qu’il est un des plus sûrs de la province ; — Que la commodité en augmente tous les jours, par les travaux que la ville y a fait faire ; — Et qu’étant plus à portée qu’aucun autre des endroits où se fabriquent les toiles dites de Bretagne, ces toiles embarquées, et sortant directement par ledit port, peuvent se donner à Cadix à 3 et 4 pour 100 meilleur marché que lorsqu’elles sont chargées dans les autres ports ; — Que la ville de Saint-Brieuc possède un siège épiscopal, une juridiction royale, un siège d’amirauté et un siège des traites ; — Qu’il y a des bureaux et un grand nombre d’employés des fermes ; — Qu’on trouve aux environs des blés de bonne qualité, et autres grains en abondance, ainsi que tous les approvisionnements nécessaires ; — Que le département des classes y fournit 3,000 hommes de mer ; — Que l’impuissance de faire dans lesdits ports le commerce des colonies empêche les négociants de se procurer de nouveaux débouchés, de faciliter la consommation, d’accroître les productions du pays, et d’augmenter le nombre des gens de mer, étant forcés de s’adresser, pour faire ce commerce, aux ports qui ont le privilège de l’entrepôt, ce qui leur occasionne beaucoup de frais et de risques, et les oblige de faire avec gêne un commerce qu’ils entreprendraient chez eux avec beaucoup moins de peines et de dépense ; — Que, pour parer à cet inconvénient, ils ont recours aux bontés de Sa Majesté, pour qu’il leur soit permis de faire directement le commerce des toiles de Bretagne, et celui des îles et colonies françaises de l’Amérique, et qu’ils puissent jouir dans lesdits ports du privilège de l’entrepôt, et des autres privilèges et exemptions accordés par les lettres-patentes du mois d’avril 1717, portant règlement pour le commerce des îles et colonies françaises de l’Amérique.

Vu la requête des négociants desdits ports de Saint-Brieuc, Binic et Portérieux, les lettres-patentes du mois d’avril 1717, et les observations des fermiers-généraux ; ouï le rapport du sieur Turgot, etc. Le roi étant en son Conseil,

A permis et permet aux négociants des ports de Saint-Brieuc, Binic et Portérieux de faire directement, par lesdits ports, le commerce des toiles dites de Bretagne et celui des îles et colonies françaises de l'Amérique. Veut en conséquence Sa Majesté qu’ils jouissent du privilège de l’entrepôt et des autres privilèges et exemptions portés par les lettres-patentes du mois d’avril 1717, ainsi qu’en jouissent ou doivent jouir les négociants des ports admis à ce commerce ; aux conditions de se conformer aux autres dispositions desdites lettres-patentes et règlements depuis intervenus.


Arrêt du Conseil d’État, du 21 mars 1776, portant établissement d’une caisse d’escompte.

Sur la requête présentée au roi, étant en son Conseil, par Jean-Baptiste-Gabriel Besnard, contenant : Qu’il désirerait établir dans la capitale une caisse d’escompte dont toutes les opérations tendraient à faire baisser l’intérêt de l’argent, et qui présenterait un moyen de sûreté et d’économie au public, en se chargeant de recevoir et tenir gratuitement en recette et en dépense les fonds appartenant aux particuliers qui voudraient les y faire verser ; qu’à cet effet, il supplierait Sa Majesté de vouloir bien l’autoriser à former une compagnie d’actionnaires, aux offres, clauses et conditions ci-après énoncées :

Art. I. Les actionnaires qui composeront ladite Compagnie seront associés en commandite, sous la dénomination de Caisse d’escompte.

II. Les opérations de ladite Caisse consisteront : premièrement, à escompter des lettres de change et autres effets commerçables, à la volonté des administrateurs, à un taux d’intérêt qui ne pourra, dans aucun cas, excéder 4 pour 100 l’an ; secondement, à faire le commerce des matières d’or et d’argent ; troisièmement, à se charger en recette et en dépense des deniers, caisses et payements des particuliers qui le désireront, sans pouvoir exiger d’eux aucune commission, rétribution ou retenue quelconques, et sous quelque dénomination que ce puisse être.

III. La Compagnie n’entend en aucun cas, ni sous quelque prétexte que ce soit, emprunter à intérêt ni contracter aucun engagement qui ne soit payable à vue ; elle s’interdit tout envoi de marchandises, expédition maritime, assurance et commerce quelconque, hors celui qui est précisément désigné en l’article précédent.

IV. Il sera fait par lesdits actionnaires un fonds de 15 millions de livres, pour lesquels il leur sera délivré 5,000 actions de 3,000 livres chacune, qu’ils payeront en argent comptant en un seul payement ; desquels 15 millions il y en aura 5 qui serviront à commencer les opérations de ladite Caisse d’escompte, et les autres 10 millions seront déposés au Trésor royal le 1er juin 1776, pour sûreté des engagements de ladite Caisse, ainsi et de la manière qu’il sera expliqué par l’article VI ; lesquels 10 millions Sa Majesté sera suppliée d’accepter à titre de prêt, et de donner pour valeur des quittances de finance du garde dudit Trésor royal, pour 13 millions payables en treize années, afin d’opérer le remboursement du capital et le payement des intérêts de ladite somme de 10 millions ; lesquelles quittances de finance seront divisées et acquittées en 26 payements égaux de 500,000 livres chacun, dont le premier sera échu et payable le 1er décembre 1776, et qui continueront ainsi de six en six mois, les 1 ers de juin et de décembre de chaque année, jusques et compris le 1er juin 1789.

V. Pour sûreté desquels payements, tels qu’ils sont stipulés en l’article précédent, Sa Majesté sera suppliée d’affecter les produits de la ferme des postes et d’ordonner au garde de son Trésor royal, en exercice chaque année, de délivrer au caissier de la Compagnie, en payement de la quittance de finance de 500,000 livres qu’il aura à recevoir à chaque époque, une assignation sur l’adjudicataire de ladite ferme des postes.

VI. Les 13 millions de livres qui forment le montant total des quittances de finance ci-dessus mentionnées, ou ce qui en restera dû, eu égard aux payements qui auront été faits, demeureront spécialement affectés à la sûreté et garantie générale des opérations de ladite Caisse : Et ne pourront en aucun cas les administrateurs d’icelle vendre, aliéner, transporter ni hypothéquer la portion des quittances de finance qui se trouvera non remboursée.

VII. Ladite Caisse d’escompte sera ouverte le 1er juin prochain, en tel endroit de la ville de Paris que la Compagnie des actionnaires jugera à propos de fixer.

VIII. Lesdites actions seront imprimées, conformément au modèle joint à la présente requête, et numérotées depuis le numéro 1 jusques et compris le numéro 5,000 ; elles seront signées par le caissier général, et contrôlées par deux des administrateurs de ladite Caisse.

Les art. IX et X nomment le sieur de Mory caissier général, et exigent la propriété de vingt-cinq actions pour avoir voix délibérative.

XI. Les opérations de ladite Compagnie seront régies par sept administrateurs qui seront élus, à la pluralité des suffrages, dans ladite première assemblée générale ; lesquels seront tenus, dans leur administration, de se conformer à ce qui sera déterminé par délibérations dans les assemblées générales : ils nommeront les employés, fixeront leurs appointements et pourront les révoquer ; le tout de la manière, et ainsi qu’ils le jugeront nécessaire, pour le bien et l’avantage de la Compagnie.

L’art. XII exige que chaque administrateur soit propriétaire de cinquante actions déposées.

XIII. Aucun des administrateurs ne pourra être destitué, si ce n’est par les suffrages des deux tiers des actionnaires présents dans une assemblée générale, ou par la voix unanime des six autres administrateurs, ou en cessant de conserver au dépôt de la Compagnie 50 actions, conformément à l’article précédent.

L’art. XIV veut que les administrateurs n’aient, point d’honoraires, tant que les bénéfices seront au-dessous de 150,000 livres par semestre ; à ce terme et au-dessus, le dixième des bénéfices leur est alloué à partager entre eux.

XV. Usera tenu tous les ans deux assemblées générales des actionnaires, dans les mois de janvier et de juillet, pour délibérer sur les affaires de la Compagnie ; pour recevoir et examiner le compte du semestre qui aura précédé l’assemblée, lequel compte sera certifié véritable et signé par les administrateurs ; et pour statuer sur la fixation du dividende à répartir aux actionnaires pour les six mois écoulés.

XVI. Pour parvenir à la fixation de ce dividende, il sera produit par les administrateurs un compte détaillé des bénéfices qui auront été faits et réalisés dans le semestre écoulé, déduction faite de tous frais d’administration et des pertes, s’il y en a.

La fin de cet article répète, et développe la disposition de l’article XIV, relativement aux administrateurs.

XVII. Il sera ouvert à ladite Caisse un dépôt d’actions, tant pour celles que les actionnaires désireront y placer à l’abri de tous accidents, vols, incendies ou autres, et d’où ils pourront les retirer toutes les fois qu’ils le voudront, que pour celles qu’on aurait intention d’y remettre en vertu d’actes devant notaires, et enfin pour celles dont le dépôt serait ordonné par justice.

XVIII. Ladite Caisse d’escompte sera réputée et censée être la Caisse personnelle et domestique de chaque particulier qui y tiendra son argent ; et elle sera comptable, envers lesdits particuliers, de la même manière que le seraient leurs caissiers domestiques.

XIX. Vu ladite requête, les offres faites et les conditions proposées : Ouï le rapport du sieur Turgot, etc., Le Roi, étant en son Conseil, a autorisé et autorise ledit Jean-Baptiste-Gabriel Besnard à former l’établissement de ladite Caisse d’escompte, sous les conditions ci-dessus énoncées, sans néanmoins entendre, par ladite autorisation, apporter aucun changement à la liberté dont ont joui et continueront de jouir les banquiers, négociants et autres, d’escompter, de faire le commerce des matières d’or et d’argent, et de recevoir les deniers des particuliers qui désireraient les leur remettre, etc.


Édit du roi, donné à Versailles au mois d’avril 1776, par lequel Sa Majesté permet de faire circuler librement les vins dans toute l’étendue du royaume, de les emmagasiner, de les vendre en tous lieux et en tout temps, et de les exporter en toute saison, par tous les ports, nonobstant tous privilèges particuliers et locaux à ce contraires, que Sa Majesté supprime.

      Louis, etc. Chargé par la Providence de veiller sans cesse au bonheur des peuples qu’elle nous a confiés, nous devons porter notre attention sur tout ce qui concourt à la prospérité publique. Elle a pour premier fondement la culture des terres, l’abondance des denrées et leur débit avantageux, seul encouragement de la culture, seul gage de l’abondance. Ce débit avantageux ne peut naître que de la plus entière liberté des ventes et des achats. C’est cette liberté seule qui assure aux cultivateurs la juste récompense de leurs travaux ; aux propriétaires des terres un revenu fixe ; aux hommes industrieux des salaires constants et proportionnés ; aux consommateurs les objets de leurs besoins ; aux citoyens de tous les ordres la jouissance de leurs véritables droits.

Nous nous sommes d’abord occupé de rendre, par notre arrêt du 13 septembre 1774, et nos lettres-patentes sur icelui, du 2 novembre de la même année, la liberté au commerce de la denrée la plus essentielle à la subsistance de nos sujets, et dont, par cette raison, il importe le plus d’encourager la culture et de faciliter la circulation.

Les vins sont la richesse de notre royaume : ils sont presque l’unique ressource de plusieurs de nos provinces, qui n’ont pas d’autre moyen d’échange pour se pourvoir de grains, et procurer la subsistance journalière à une population immense que le travail des vignes emploie, et dont les consommations enrichissent à leur tour la partie de nos sujets occupés à la culture des grains, et en augmentent la production par l’assurance du débit.

La France, par une sorte de privilège attaché à la nature de son climat et de son sol, est le seul pays qui produise en abondance des vins recherchés de toutes les nations, par leur qualité supérieure, et parce qu’ils sont regardés comme plus propres que ceux des autres contrées à la consommation habituelle.

Ainsi, les vins de France, devenus pour la plupart des pays à qui cette production a été refusée, une boisson d’un usage journalier, qu’on croit ne pouvoir remplacer par aucune autre, forment pour notre royaume l’objet du commerce d’exportation le plus étendu et le plus assuré.

Animé du désir de voir fleurir une branche de commerce si importante, nous avons recherché les causes qui pouvaient mettre obstacle à ses progrès.

Le compte que nous nous sommes fait rendre de quelques contestations mues en notre Conseil, entre diverses provinces et villes de notre royaume, nous a fait reconnaître que le transport, la vente et l’achat des vins se trouvent assujettis dans un très-grand nombre de lieux, et surtout dans nos provinces méridionales, à des prohibitions, à des gênes multipliées, que les habitants de ces lieux regardent comme des privilèges établis en leur faveur.

Les propriétaires des vignobles situés dans la sénéchaussée de Bordeaux sont en possession d’interdire la consommation et la vente, dans la ville de Bordeaux, de tout autre vin que celui du crû de la sénéchaussée : il n’est pas même permis à tout propriétaire de vendre le sien en détail, s’il n’est bourgeois de Bordeaux, et s’il ne réside dans la ville avec sa famille au moins pendant six mois chaque année.

Le Languedoc le Périgord, l’Agénois, le Querci, et toutes les proinces traversées par cette multitude de rivières navigables qui se réunissent sous les murs de Bordeaux, non-seulement ne peuvent vendre leurs vins aux habitants de cette ville, qui voudraient les acheter ; mais, de plus, ces provinces ne peuvent pas même profiter librement, pour les vendre aux étrangers, de cette voie que la nature leur offrait pour communiquer avec toutes les nations commerçantes.

Les vins du Languedoc n’ont pas la liberté de descendre la (baronne avant la Saint-Martin ; il n’est pas permis de les vendre avant le 1er décembre.

On ne souffre pas que ceux du Périgord, de l’Agénois, du Querci, et de toute la haute Guyenne, arrivent à Bordeaux avant les fêtes de Noël.

Ainsi les propriétaires des vins du haut pays ne peuvent profiter, pour les vendre, de la saison la plus avantageuse, pendant laquelle les négociants étrangers sont forcés de presser leurs achats, pour approvisionner les nations du Nord, avant que les glaces en aient fermé les ports.

Ils n’ont pas même la ressource de laisser leurs vins à Bordeaux, pour les y vendre après un an de séjour : aucun vin étranger à la sénéchaussée de Bordeaux ne peut rester dans cette ville passé le 8 septembre. Le propriétaire qui n’a pu vendre le sien à cette époque n’a que le choix, ou de le convertir en eau-de-vie, ou de le faire ressortir de la sénéchaussée en remontant la rivière ; c’est-à-dire d’en diminuer la valeur, ou de la consumer en frais inutiles.

Par cet arrangement, les vins de Bordeaux n’ont à craindre aucune concurrence pendant tout l’intervalle qui s’écoule depuis les vendanges jusqu’au mois de décembre.

Depuis cette époque même du mois de décembre, jusqu’au 8 septembre de l’année suivante, le commerce des vins dû haut pays gémit sous des entraves multipliées.

Les vins ne peuvent être vendus immédiatement à leur arrivée : il n’est pas libre de les verser de bord à bord, dans les vaisseaux qui pourraient se trouver en chargement dans ce port, ou dans quelque autre port de la Garonne. Il faut nécessairement les décharger et les entreposer, non pas dans la ville de Bordeaux, mais dans un faubourg, dans un espace déterminé de ce faubourg, et dans des celliers particuliers, où il n’est pas permis d’introduire des vins du territoire de Bordeaux.

Les vins étrangers à ce territoire doivent être renfermés dans des futailles d’une forme particulière, dont la jauge est moins avantageuse pour le commerce étranger. Ces futailles, reliées avec des cercles en moindre nombre et d’un bois moins fort, sont moins durables et moins propres à soutenir les voyages de long cours, que les tonneaux affectés exclusivement aux vins de Bordeaux.

L’exécution de cet assemblage de règlements, combinés avec le plus grand art pour assurer aux bourgeois de Bordeaux, propriétaires de vignobles dans la sénéchaussée, l’avantage de vendre leur vin plus cher, au préjudice des propriétaires de tous les autres vignobles des provinces méridionales, au préjudice des consommateurs de toutes les autres provinces du royaume, au préjudice même des commerçants et du peuple de Bordeaux, s’appelle dans cette ville la police des vins. Cette police s’exerce par les jurats, sous l’autorité du parlement. La ville de Bordeaux n’a jamais représenté de titre originaire, portant concession de ce privilège ; mais elle en est en possession depuis plusieurs siècles, et plusieurs des rois nos prédécesseurs l’ont confirmé en différents temps. Les premières lettres de confirmation que l’on connaisse ont été données par Louis XI en 1461.

Les autres provinces du royaume n’ont pas cessé de réclamer contre le préjudice que faisaient à leur commerce les gênes qu’il éprouvait à Bordeaux. En 1483, les députés du Languedoc en portèrent leurs plaintes dans l’assemblée des états généraux tenus à Tours. En 1499, sous le règne de Louis XII, le Languedoc, le Querci, l’Agénois, la Bretagne et la Normandie s’opposèrent à la confirmation, demandée par les habitants de Bordeaux, de tous leurs privilèges relatifs au commerce des vins : ces privilèges reçurent, dans ces deux occasions, quelques modifications.

Depuis cette époque, la ville de Bordeaux a obtenu successivement différentes lettres confirmatives de sa possession. Plusieurs contestations ont été élevées successivement par différentes villes, par différentes provinces, qui tantôt réclamaient contre le privilège en lui-même, tantôt attaquaient les extensions qu’y ont données successivement les Bordelais, tantôt se plaignaient de quelques vexations de détail, de quelques saisies particulières. Ces contestations ont donné lieu quelquefois à des transactions, quelquefois à des jugements de notre Conseil, tantôt plus, tantôt moins favorables au privilège de Bordeaux, ou aux intérêts des provinces d’en haut.

Quoique deux arrêts du Conseil du 10 mai et du 2 juillet 1741, parussent avoir de nouveau consacré les privilèges de la ville de Bordeaux contre les vins du haut pays, les autres provinces n’ont pas cru avoir perdu le droit de faire encore entendre leurs réclamations.

La ville de Cahors a présenté, en 1772, une requête tendant à ce que toutes les lettres confirmatives des prétendus privilèges accordés à la ville de Bordeaux fussent déclarées obreptices et subreptices, et à ce que l’entière liberté du commerce et de la navigation fût rétablie en toute saison. Cette requête est devenue l’objet d’une instance liée en notre Conseil, par la communication que l’arrêt du 11 août 1772 en a ordonnée aux maires et juratsde Bordeaux.

Les États de Languedoc, les officiers municipaux de la ville de Domme, prenant fait et cause des propriétaires des vignes de la pro vince du Périgord, les États de Bretagne, sont intervenus successivement dans cette contestation, qui est instruite contradictoirement.

Un très-grand nombre de villes dans nos provinces méridionales s’attribuent, comme la ville de Bordeaux, le droit de refuser le passage aux vins des autres villes, et de ne laisser vendre, dans leur enceinte, que le vin produit par leur territoire ; et nous n’avons pas été peu surpris de voir que la plus grande partie des villes du Querci, du Périgord, de la haute Guyenne, celles même qui se plaignent avec le plus d’amertume des entraves que la ville de Bordeaux met à leur commerce, prétendent avoir les mêmes privilèges, chacune dans leur district, et qu’elles ont eu recours, pour les faire confirmer, à l’autorité du parlement de Bordeaux. La ville de Dommeest dans ce cas.

La ville de Bergerac a autrefois porté l’abus de ses prétentions jusqu’à vouloir interdire la navigation de la Dordogne aux vins des territoires situés au-dessus de cette ville. Cette vexation fut réprimée, en 1724, par arrêt du Conseil.

Les consuls et jurats de la ville de Belves, en Périgord, demandèrent, il y a peu d’années, par une requête au parlement de Bordeaux, qu’il fût défendu, sous peine de cinq cents livres d’amende, et de confiscation des bœufs, chevaux et charrettes, d’introduire dans leur ville et banlieue aucuns vins ni vendanges des lieux voisins et étrangers. Ils demandèrent qu’il leur fût permis, à l’effet de l’empêcher, de se transporter dans toutes les maisons, caves, celliers de la ville et de la banlieue, d’en demander l’ouverture, de faire briser les portes en cas de refus, et de prononcer eux-mêmes les amendes et confiscations en cas de contravention. Toutes leurs conclusions leur furent adjugées sans difficulté, par arrêt du parlement de Bordeaux du 12 août 1765.

Plus récemment encore, la ville de Montpasier, le 26 novembre 1772, et celle de Badesol, le 7 décembre de la même année, ont obtenu du parlement de Bordeaux, sur la requête de leurs officiers municipaux, des arrêts qui défendent aux aubergistes de ces villes le débit et la vente de tous vins étrangers jusqu’après la consommation des vins du territoire. À cette époque même, la vente des vins des territoires voisins, qu’on appelle étrangers, n’est tolérée qu’après qu’on en a obtenu la permission des officiers municipaux.

Le prétexte allégué par ces villes pour faire autoriser ce monopole en faveur des vins de leur territoire, était qu’en 1685 elles avaient acquis, ainsi que plusieurs autres villes, le droit de banvin que Louis XIV avait alors aliéné ; et que, ces autres villes ayant en conséquence interdit l’entrée des vins étrangers à leur territoire, elles devaient avoir le même droit.

Rien n’était plus frivole que ce prétexte. Le droit de banvin, qui, comme les autres droits féodaux, a beaucoup varié suivant les temps et les lieux, ne consistait que dans un droit exclusif, exercé par le seigneur, de faire vendre son vin en détail pendant un certain nombre de jours. Les besoins de l’État firent imaginer, dans des temps difficiles, d’établir sous ce titre, au profit du roi, dans les lieux où les droits d’aides n’avaient point cours, et où ce droit ne se trouvait pas déjà établi au profit, soit du domaine, soit des seigneurs de fiefs : un droit exclusif de débiter du vin en détail pendant quarante jours ; ce droit fut mis en vente avec faculté aux seigneurs, et aux villes et communautés, de l’acquérir par préférence.

Il est évident que ce droit, de vendre exclusivement du vin en détail pendant quarante jours, ne pouvait s’étendre à la défense de consommer pendant un temps indéfini aucun vin recueilli hors du territoire ; il n’est pas moins évident que les villes, en acquérant ce droit, ont dû l’acquérir pour l’avantage de leurs concitoyens, par conséquent pour les en libérer, et non pour en aggraver encore le fardeau ; que surtout, après avoir laissé écouler quatre-vingts ans sans exercer ce prétendu droit, les officiers municipaux ne devaient plus être autorisés, sur leur seule demande, et sans aucun concours de l’autorité législative, à imposer de nouvelles prohibitions au commerce.

On ne peut imputer la facilité avec laquelle le parlement de Bordeaux s’est prêté à leurs demandes, qu’à l’habitude de regarder ce genre de prohibitions, si fréquent dans ces provinces, comme étant en quelque sorte de droit commun.

En effet, la même façon de penser paraît avoir régné dans toute la partie méridionale du royaume.

Les États de Béarn défendirent, en 1667, l’introduction et le débit de tous vins étrangers, depuis le 1er octobre jusqu’au 1er mai de l’année suivante. En 1745, ces mêmes États prirent une délibération qui proscrivait le débit de tous vins, jusqu’à ce que ceux du crû de la province fussent entièrement consommés. Cette délibération fut homologuée par arrêt du parlement de Pau. Elle fut cassée, ainsi que l’arrêt, le 2 septembre 1747, sur la réclamation portée au Conseil par les États de Bigorre.

Les États de Béarn s’étant pourvus en opposition, en 1768, contre ce dernier arrêt, ils en furent déboutés, et l’arrêt qui cassait leur délibération fut confirmé. Mais, sans la réclamation de la province de Bigorre, les États d’une province particulière auraient établi, de leur seule autorité, une prohibition qui aurait pu avoir lieu longtemps, sans que le gouvernement y remédiât et en fût même informé.

Quoique cette prohibition ait cessé entre le Béarn et la Bigorre, celles qui ont lieu entre les différentes villes du Béarn n’en subsistent pas moins dans leur entier, quoiqu’en général elles ne soient pas établies sur d’autres titres que sur des délibérations des communautés elles-mêmes, homologuées par des arrêts du parlement.

Plusieurs villes du Dauphiné et de la Provence se sont arrogé le même droit d’exclure de leur territoire la consommation des vins prétendus étrangers, ou entièrement, ou jusqu’à une époque déterminée, ou seulement jusqu’à ce que le vin du territoire fût vendu.

Les habitants de la ville de Veyne, située en Dauphiné, se pourvurent en 1756 au Conseil, pour obtenir la confirmation de leurs privilèges, qui consistaient dans la prohibition, faite par délibération de la communauté, de laisser entrer aucuns vins étrangers, afin de favoriser la consommation des vins de leur territoire, qui n’étaient pas, disaient-ils, faciles à vendre, attendu leur mauvaise qualité. Ils représentaient que cette prohibition avait été confirmée par arrêt du parlement de Grenoble, du 27 juillet 1732 ; et que la faveur qu’ils réclamaient avait été accordée à la ville de Grenoble, à celle de Gap, et à plusieurs autres villes du Dauphiné.

Aucune ville n’a porté ce privilège à un plus grand excès, aucune ne l’a exercé avec plus de rigueur, que la ville de Marseille. De temps immémorial, lorsque cette ville jouissait d’une entière indépendance, elle avait interdit toute entrée aux vins étrangers. Lorsqu’elle se remit sous l’autorité des comtes de Provence, elle exigea d’eux, par des articles convenus en 1257, sous le nom de Chapitres de paix, qu’en aucun temps ces princes ne souffriraient qu’on portât dans cette ville du vin ou des raisins nés hors de son territoire, à l’exception du vin qui serait apporté pour être bu par le comte et la comtesse de Provence et leur maison, lorsqu’ils viendraient à Marseille et y demeureraient, de manière cependant que ce vin ne fût pas vendu.

En 1294, un statut municipal ordonna que le vin qui serait apporté en fraude serait répandu, les raisins foulés aux pieds, les bâtiments ou charrettes brûlés, et les contrevenants condamnés en différentes amendes.

Un règlement du 4 septembre 1610 ajouta, à la rigueur des peines prononcées par les règlements précédents, celle du fouet contre les voituriers qui amèneraient du vin étranger dans la ville de Marseille.

C’est ainsi que, par un renversement de toutes les notions de morale et d’équité, un vil intérêt sollicite et obtient, contre des infractions qui ne blessent que lui, ces peines flétrissantes que la justice n’inflige même au crime qu’à regret, et forcée par le motif de la sûreté publique.

Divers arrêts du Conseil et du parlement de Provence, des lettres-patentes émanées des rois nos prédécesseurs, ont successivement autorisé ces règlements. Un édit du mois de mars 1717, portant règlement pour l’administration de la ville de Marseille, confirme l’établissement d’un bureau particulier, chargé, sous le nom de Bureau du vin, de veiller à l’exécution de ces prohibitions.

L’article XCV de cet édit fait même défense à tous capitaines de navires qui seront dans le port de Marseille d’acheter, pour la provision de leur équipage, d’autre vin que celui du territoire de cette ville. « Et pour prévenir », est-il dit, « les contraventions au présent article, les échevins ne signeront aucune patente de santé pour lesdits bâtiments de mer, qui seront nolisés dans ladite ville et qui en partiront, qu’il ne leur soit apparu des billets de visite des deux intendants du bureau du vin, et de leur certificat portant que le vin qu’ils auront trouvé dans lesdits bâtiments de mer, pour la provision de leur équipage, a été acheté dans la ville de Marseille. »

Comme si l’attestation d’un fait devait dépendre d’une circonstance absolument étrangère à la vérité de ce fait ! Comme si le témoignage de la vérité n’était pas dû à quiconque le réclame ! Comme si l’intérêt qu’ont les propriétaires des vignes de Marseille à vendre leur vin un peu plus cher, pouvait entrer en quelque considération, lorsqu’il s’agit d’un intérêt aussi important pour l’État et pour l’humanité entière, que la sécurité contre le danger de la contagion !

Le corps de ville de Marseille a étendu l’effet de cette disposition de l’édit de 1717, jusqu’à prétendre interdire aux équipages des bâtiments qui entrent dans le port de Marseille la liberté de consommer le vin ou la bière dont ils sont approvisionnés pour leur route, et les obliger d’acheter à Marseille une nouvelle provision de vin. Cette prétention forme la matière d’une contestation entre la ville de Marseille et les États de Languedoc.

La ville de Marseille s’est même crue en droit d’empêcher les vins des autres parties de la Provence d’emprunter le port de Marseille pour être vendus aux étrangers. Ce n’est qu’après une longue discussion qu’une prétention aussi injuste, et aussi funeste au commerce général, a été proscrite par un arrêt du Conseil rendu le 16 août 1740, et que le transit des vins par le port de Marseille a été permis, moyennant certaines précautions.

L’étendue des pays où règne cette espèce d’interdiction de commerce de canton à canton, de ville à ville ; le nombre des lieux qui sont en possession de repousser ainsi les productions des territoires voisins, prouvent qu’il ne faut point chercher l’origine de ces usages dans des concessions obtenues de l’autorité de nos prédécesseurs, à titre de faveur et de grâce, ou accordées sur de faux exposés de justice et d’utilité publique.

Ils ne sont nés et n’ont pu naître que dans ces temps d’anarchie, où le souverain, les vassaux des divers ordres, et les peuples, ne tenant les uns aux autres que par les liens de la féodalité, ni le monarque, ni même les grands vassaux, n’avaient assez de pouvoir pour établir et maintenir un système de police qui embrassât toutes les parties de l’État, et réprimât les usurpations de la force. Chacun se faisait alors ses droits à lui-même.

Les seigneurs molestaient le commerce dans leurs terres ; les habitants des villes, réunis en communes, cherchaient à le concentrer dans l’enceinte de leurs murailles ou de leur territoire.

Les riches propriétaires, toujours dominants dans les assemblées, s’occupaient du soin de vendre seuls à leurs concitoyens les denrées que produisaient leurs champs, et d’écarter toute autre concurrence ; sans songer que, ce genre de monopole devenant général, et toutes les bourgades d’un même royaume se traitant ainsi réciproquement comme étrangères et comme ennemies, chacun perdrait au moins autant à ne pouvoir vendre à ces prétendus étrangers, qu’il gagnait à pouvoir vendre seul à ses concitoyens, et que par conséquent cet état de guerre nuisait à tous sans être utile à personne.

Cet esprit exclusif a dû varier dans ses effets, suivant les lieux et suivant les temps.

Dans nos provinces méridionales plus fertiles en vins, où cette denrée forme, en un grand nombre de lieux, la production principale du territoire, la prohibition réciproque du débit des vins appelés étrangers est devenue d’un usage presque universel, et le droit que se sont arrogé à cet égard presque toutes les villes particulières s’est exercé tellement sans contradiction, que le plus grand nombre n’a pas cru avoir besoin de recourir à nos prédécesseurs pour en obtenir la confirmation, et que plusieurs n’ont même pensé que dans ces derniers temps à se faire donner, par des arrêts de nos cours, une autorisation qui n’eût pu, en aucun cas, suppléer à la nôtre.

L’importance et l’étendue du commerce de Marseille, la situation du port de Bordeaux, entrepôt naturel et débouché nécessaire des productions de plusieurs provinces, ont rendu plus sensible l’effet des restrictions que ces deux villes ont mises au commerce des vins, et le préjudice qui en résultait pour le commerce en général. Ces villes, dont les prétentions ont été plus combattues, ont employé plus d’efforts pour les soutenir.

Il n’est pas étonnant que, dans des temps où les principes de la richesse publique et les véritables intérêts des peuples étaient peu connus, les princes, qui avaient presque toujours besoin de ménager les villes puissantes, se soient prêtés avec trop de condescendance à confirmer ces usurpations, qualifiées de privilèges, sans les avoir auparavant considérées dans tous leurs rapports avec la justice due au reste de leurs sujets, et avec l’intérêt général de l’État.

Les privilèges dont il s’agit n’auraient pu soutenir, sous ce double point de vue, l’examen d’une politique équitable et éclairée ; ils n’auraient pas même pu lui offrir la matière d’un doute.

En effet, les propriétaires et les cultivateurs étrangers au territoire privilégié, sont injustement privés du droit le plus essentiel de leur propriété, celui de disposer de la denrée qu’ils ont fait naître.

Les consommateurs des villes sujettes à la prohibition, et ceux qui auraient pu s’y approvisionner par la voie du commerce, sont injustement privés du droit de choisir et d’acheter, au prix réglé par le cours naturel des choses, la denrée qui leur convient le mieux.

La culture est découragée dans les territoires non privilégiés, et même dans ceux dont le privilège local est plus que compensé par le privilège semblable des territoires environnants.

De telles entraves sont funestes à la nation entière, qui perd ce que l’activité d’un commerce libre, ce que l’abondance de la production, les progrès de la culture des vignes et ceux de l’art de faire les vins, animés par la facilité et l’étendue du débit, auraient répandu dans le royaume de richesses nouvelles.

Ces prétendus privilèges ne sont pas même utiles aux lieux qui en jouissent. L’avantage en est évidemment illusoire pour toutes les villes et bourgs de l’intérieur du royaume, puisque la gêne des ventes et des achats est réciproque, comme le sera la liberté lorsque tous en jouiront.

Partout où le privilège existe, il est nuisible au peuple consommateur, nuisible au commerçant ; les propriétaires des vignes ne sont favorisés en apparence qu’aux dépens des autres propriétaires et de tous leurs concitoyens.

Dans Marseille, dont les chefs se montrent si zélés pour l’exclusion des vins étrangers, cette exclusion est contraire aux intérêts du plus grand nombre des habitants de la ville, qui non-seulement sont forcés de consommer du vin médiocre à un prix que le défaut de concurrence rend excessif, mais qui même seraient obligés de se priver entièrement de vin, si, malgré la défense de faire entrer dans cette ville des vins prétendus étrangers, ceux qui sont si jaloux de cette défense et du privilège exclusif qu’elle leur donne, ne se réservaient pas aussi le privilège de l’enfreindre par une contrebande notoire, puisqu’il est notoirement connu que le territoire de Marseille ne produit pas la quantité de vin nécessaire pour les besoins de son immense population.

Aussi n’est-ce que par les voies les plus rigoureuses que le bureau du vin peut maintenir ce privilège odieux au peuple, et dont l’exécution a plus d’une fois occasionné les rixes les plus violentes.

Bordeaux, dont le territoire produit des vins recherchés dans toute l’Europe par leur délicatesse, et d’autres qui, dans leur qualité plus grossière, ne sont pas moins précieux par la propriété inestimable qu’ils ont de résister aux impressions de la mer, et à la chaleur même de la zone torride ; cette ville, que la situation la plus favorable pour embrasser le commerce de toutes les parties du monde, a rendue le rendez-vous de toutes les nations de l’Europe ; cette ville, dont toutes les provinces qui peuvent vendre leurs denrées en concurrence des siennes sont forcées d’emprunter le port, et ne peuvent en faire usage sans payer à l’industrie de ses habitants un tribut qui ajoute à son opulence ; Bordeaux, enfin, dont la prospérité s’accroît en raison de l’activité, de l’étendue de son commerce, et de l’affluence des denrées qui s’y réunissent de toutes parts, ne peut avoir de véritable intérêt à la conservation d’un privilège qui, pour l’avantage léger et douteux de quelques propriétaires de vignes, tend à restreindre et à diminuer son commerce.

Ceux donc qui ont obtenu de nos prédécesseurs l’autorisation des prétendus privilèges de Bordeaux, de Marseille et de plusieurs autres villes, n’ont point stipulé le véritable intérêt de ces villes, mais seulement l’intérêt de quelques-uns des plus riches habitants, au préjudice du plus grand nombre et de tous nos autres sujets.

Ainsi, non-seulement le bien général de notre royaume, mais l’avantage réel des villes mêmes qui sont en possession de ces privilèges, exigent qu’ils soient anéantis.

Si, dans l’examen des questions qui se sont élevées sur leur exécution, nous devions les discuter comme des procès, sur le vu des titres, nous pourrions être arrêté par la multiplicité des lettres-patentes et des jugements rendus en faveur des villes intéressées.

Mais ces questions nous paraissent d’un ordre plus élevé ; elles sont liées aux premiers principes du droit naturel et du droit publie entre nos diverses provinces. C’est l’intérêt du royaume entier que nous avons à peser ; ce sont les intérêts et les droits de tous nos sujets, qui, comme vendeurs et comme acheteurs, ont un droit égal à débiter leurs denrées et à se procurer les objets de leurs besoins à leur plus grand avantage ; c’est l’intérêt du corps de l’État, dont la richesse dépend du débit le plus étendu des produits de la terre et de l’industrie, et de l’augmentation de revenu qui en est la suite. Il n’a jamais existé de temps, il ne peut en exister, où de si grandes et de si justes considérations aient pu être mises en parallèle avec l’intérêt particulier de quelques villes, ou, pour mieux dire, de quelques particuliers riches de ces villes. Si jamais l’autorité a pu balancer deux choses aussi disproportionnées, ce n’a pu être que par une surprise manifeste, contre laquelle les provinces, le peuple. l’État entier lésé, peuvent réclamer en tout temps, et que en tout état de cause, nous pouvons et voulons réparer, en rendant, par un acte de notre puissance législative, à tous nos sujets une liberté dont ils n’auraient jamais dû être privés.

À ces causes, etc. : nous avons, par notre présent édit, dit, statué et ordonné ; disons, statuons et ordonnons ce qui suit :

Art. I. Avons révoqué et abrogé, révoquons et abrogeons tous édits, déclarations, lettres-patentes, arrêts et règlements accordés à des villes, bourgs ou autres lieux, portant empêchement à l’entrée, au débit, à l’entrepôt, au transport par terre, par mer ou par les rivières, des vins et eaux-de-vie de notre royaume, à quelque titre et sous quelque prétexte que lesdits édits, déclarations, lettres-patentes, arrêts et règlements aient été rendus.

II. Avons éteint et aboli, éteignons et abolissons le droit de banvin appartenant à des villes, bourgs ou autres lieux, à quelque titre que ledit droit leur appartienne, et soit qu’il ait été acquis des rois nos prédécesseurs ou de quelques seigneurs ; de tels droits n’ayant dû être acquis par lesdites villes que pour en procurer aux habitants l’affranchissement.

III. Et à l’égard du droit de banvin appartenant à des seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, même à nous, à cause de nos domaines, voulons que, nonobstant ledit droit, les vins et eaux-de-vie puissent, en quelque temps que ce soit, passer en transit dans l’étendue desdites terres par les chemins, fleuves et rivières navigables ; que le chargement desdits vins et eaux-de-vie puisse y être fait, soit de bord à bord, soit autrement. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’interdire lesdits passages et chargements, et d’y apporter aucun obstacle, à peine de répondre personnellement envers les parties, de tous dépens, dommages et intérêts.

IV. En conséquence des dispositions portées aux articles précédents, la circulation des vins sera et demeurera libre dans notre royaume : voulons que tous nos sujets et tous autres propriétaires, marchands, voituriers, capitaines de navires, patrons, et généralement toutes personnes, puissent, dans tous les temps et saisons de l’année, faire transporter librement des vins et eaux-de-vie, ainsi qu’ils aviseront ; même des provinces de l’intérieur dans celles qui seront réputées étrangères, et les faire entrer ou rentrer de celles-ci dans les provinces de l’intérieur ; les entreposer partout où besoin sera, et notamment dans les villes de Bordeaux et de Marseille, sans pouvoir être forcés à les déposer dans aucun magasin, à se pourvoir pour leurs consommations ou pour leurs provisions dans leurs routes d’autres vins que de ceux qu’ils y auront destinés, à faire sortir leurs vins à certaines époques de la ville où ils seront déposés, ou à les convertir en eaux-de-vie, ni pouvoir être assujettis à autres règles ou formalités que celles qui sont ordonnées pour la sûreté et perception de nos droits, de ceux d’octrois appartenant aux villes et autres droits légitimement établis par nous ou par les rois nos prédécesseurs.

V. Pourront aussi lesdits propriétaires, marchands, voituriers, capitaines de navires, patrons et autres, acheter et vendre en toutes saisons lesdits vins, tant en gros qu’en détail, dans lesdites villes de Bordeaux, de Marseille et autres qui auraient ou prétendraient les mêmes privilèges ; à l’exception néanmoins des terres des seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, dans lesquelles ledit droit de ban vin serait établi, et dans le temps ou la saison seulement qui sont fixés pour l’exercice dudit droit ; le tout, en acquittant par lesdits propriétaires et autres, à l’entrée, sortie, transport et vente en gros ou en détail, tous les droits qui nous sont dus, à quelque titre que ce soit, les droits d’octrois par nous accordés à quelques provinces, villes, communautés, et les autres droits généralement quelconques, établis par titres valables.

VI. Faisons défense à tous maires, lieutenants de maire, échevins, jurats, consuls et autres officiers municipaux, même aux officiers composant le bureau des vins établi à Marseille et autres administrations semblables qui sont et demeureront supprimées par le présent édit, de porter aucun obstacle à la liberté de ladite circulation ou desdits emmagasinements, achats et ventés ; de requérir aucune confiscation, amende ou autres condamnations pour raison de contravention aux édits, déclarations, arrêts ou règlements auxquels il est dérogé par l’article Ier du présent édit, ainsi que pour raison de contravention au droit de banvin qu’ils prétendraient appartenir auxdites villes ; et ce, en quelque temps et sous quelque prétexte que ce puisse être ; à peine de demeurer personnellement responsables de tous frais, dépens, dommages et intérêts qui seront adjugés aux parties, pour lesquels ils n’auront aucun recours contre lesdites villes et communautés. Si donnons en mandement, etc.[28].


Extrait de l’arrêt du Conseil d’État, du 21 avril 1776, qui confirme les différents règlements rendus sur la fabrication des cartes à jouer, et qui fixe les villes dans lesquelles la fabrication en est permise.

Cet arrêt, considérant que ledit qui supprime les jurandes et établit la liberté générale du travail n’a point dérogé aux nombreux édits et déclarations qui ont établi les droits sur les cartes à jouer et en ont doté l’école militaire, confirme en tant que besoin serait ces édits et déclarations qu’il rappelle. Et en conséquence, fait défense de lever et établir des fabriques de cartes à jouer dans d’autres villes que celles comprises dans l’état annexé. Permet à toutes personnes d’en lever et établir dans lesdites villes, à la charge par ceux qui voudront fabriquer des cartes à jouer de se présenter au bureau de la régie des cartes établie dans la ville où ils voudront fabriquer, à l’effet d’y faire inscrire leurs nom, qualité, demeure et ateliers, à peine pour les contrevenants de 1,000 livres d’amende et de confiscation des outils et ustensiles.


Rapport sur la réclamation faite par la Chambre du commerce de Lille, contre les droits perçus à Lyon sur deux balles de soie expédiées de Marseille pour Lille.

Sire, les droits perçus à Lyon sur deux balles de soie étrangère, expédiées de Marseille au sieur Cuvelier, fabricant de Lille, par acquit-à-caution de transit, ont donné lieu à la contestation que je vais mettre sous les yeux de Votre Majesté. Il s’agit de décider si cette perception est régulière et juste : ainsi c’est une question générale, plus intéressante encore pour la ville de Lyon et pour le commerce de la Flandre, que pour le négociant qui a payé des droits sur deux balles de soie.

C’est la Chambre du commerce de Lille qui réclame, en faveur du commerce de la Flandre, l’exemption des droits de Lyon sur les soies. C’est le corps municipal de la ville de Lyon qui s’oppose à cette exemption. — La réclamation de la Chambre du commerce de Lille est fondée sur un arrêt du Conseil, rendu le 5 juin 1688, par lequel il est ordonné que les habitants des pays conquis par le roi dans les Pays-Bas jouiront de la liberté du transit pour les ouvrages de leurs manufactures et matières servant à leur fabrication, entrant et sortant du royaume sans payer aucuns droits d’entrée ni de sortie, péages, octrois ou autres, sous la condition de passer dans lesdits pays conquis par le bureau de Péronne, et d’être d’ailleurs soumis aux formalités ordinaires des visites, plombs, acquits-à-caution et autres.

Les titres de la ville de Lyon sont un édit du mois de janvier 1722, et un autre édit du mois de juin 1758, qui assujettissent toutes les soies, même celles d’Avignon et du Comtat, à passer par la ville de Lyon, et à y payer au profit de la ville un droit de 3 sous 6 deniers par livre pesant. Le corps municipal oppose à la réclamation de la Chambre du commerce de Lille, que les édits qui établissent la jouissance de la ville de Lyon ne renferment aucune exception en faveur de la Flandre et des pays conquis, et qu’étant postérieurs à l’arrêt de 1688, celui-ci ne peut être appliqué aux droits de la ville de Lyon.

La question consiste donc à savoir si la liberté du transit, accordée à la Flandre par l’arrêt de 1688, est applicable aux droits sur les soies établis en faveur de la ville de Lyon, comme aux autres droits de traite qui ont lieu dans les États de Votre Majesté. — Réduite à des termes aussi simples, la question est si facile à décider, qu’elle ne mériterait peut-être pas d’occuper vos moments. Aussi c’est moins à raison de son importance que je me suis déterminé à vous la présenter, que pour avoir une occasion de fixer les yeux de Votre Majesté sur les droits qui y donnent lieu.

Votre Majesté sait que les droits connus sous le nom de droits de traite sont un impôt qui se perçoit sur les marchandises lorsqu’on les transporte, et soit à raison de leur valeur estimée en argent, soit à raison de leur qualité et quantité, suivant des tarifs fixés par différentes ordonnances ou règlements. Ces droits sont payés les uns aux entrées et sorties du royaume ; les autres à l’entrée et à la sortie de certaines provinces ; d’autres dans certaines villes, ou dans les lieux déterminés sur certaines routes.

Les avis sont partagés sur les avantages et les inconvénients des droits de traite en général, par rapport à la prospérité du commerce, et même par rapport à l’intérêt des souverains qui en tirent un revenu ; car, quoique l’existence de ce revenu ne soit pas douteuse, il est très-possible que ce ne soit pas la manière la plus avantageuse de procurer au gouvernement ce même revenu. Si les droits de traite sont, par leur nature, contraires au commerce, s’ils tendent nécessairement à en diminuer l’activité, à le surcharger de frais infiniment plus onéreux que le montant même des droits ; et, s’ils l’écartent des lieux qu’il aurait fécondés, s’ils appauvrissent les sujets, ils ne peuvent enrichir le souverain. Ils le privent bien plutôt de l’accroissement de revenu qu’il eût pu retirer, par des voies moins onéreuses, de ses sujets devenus plus riches.

C’est donc par rapport à l’avantage du commerce qu’on doit disputer et qu’on dispute sur l’utilité des droits de traite. Quelques personnes prétendent que c’est un moyen de soulager les peuples, en faisant payer une partie des impôts aux étrangers par les droits de sortie sur les marchandises qu’ils achètent de nous. D’autres veulent que ce soit quand les marchandises étrangères payent des droits à leur entrée en France que les étrangers payent une partie de nos impôts. D’autres croient qu’il est nécessaire de charger de droits les marchandises de fabrique étrangère pour favoriser les manufactures nationales, en affranchissant ou chargeant de droits modérés les matières premières qui doivent alimenter nos manufactures ; que, par une suite du même principe, il faut charger de gros droits la sortie des matières premières du crû du royaume, et n’im poser que des droits modérés sur les marchandises fabriquées dans le royaume.

Ces avantages attribués aux droits de traite sont révoqués en doute par bien des gens. Ceux-ci soutiennent que l’idée de faire payer nos impôts aux étrangers est une chimère ; qu’ils achètent d’autant moins nos marchandises qu’elles sont plus chargées de droits, et que le prix qu’ils donnent ou veulent en donner, ne passant point en entier aux cultivateurs ou aux fabricants qui les vendent, est autant de retranché sur ce que ces cultivateurs ou ces fabricants retireraient de leurs denrées ou de leurs marchandises si leur débit était exempt de droits ; de sorte que ce ne sont point les étrangers, mais uniquement les nationaux qui acquittent ces droits de sortie. Ils ajoutent qu’il en est de même pour les droits d’entrée ; que, l’étranger ne livrant sa marchandise à aucune nation qu’au prix que lui en donnent les autres, le droit d’entrée reste nécessairement à la charge de la nation qui l’a établi ; et qu’en croyant encourager les manufactures par des droits diversement combinés sur les marchandises fabriquées et les denrées du crû, on ne favorise les manufacturiers qu’aux dépens des cultivateurs qu’on prive d’une partie de la valeur des matières premières qu’ils font produire à la terre, et auxquels on fait payer plus cher les marchandises ouvrées dont ils ont besoin ; qu’on favorise très-peu ces manufactures, parce qu’en mettant des entraves au commerce on nuit à leur débit ; que, si les droits sur les marchandises sont peu considérables, ils produisent peu et ne compensent pas, à beaucoup près, le tort que font au commerce les formalités gênantes que nécessite leur perception ; que, s’ils sont très-forts, la contrebande trouve moyen de les éluder, et ajoute à la surcharge de l’impôt tout le poids des désordres attachés à l’existence de la contrebande ; la perte, pour l’État, des hommes qui la font et de ceux qui l’empêchent, et qui sont également enlevés aux métiers honnêtes et utiles ; les combats, les crimes, la vie vagabonde que mènent les contrebandiers, et le malheur pour l’État d’avoir à punir un crime, excusable en lui-même, auquel ses lois seules ont donné l’existence. Les partisans de cette opinion disent encore que tous les prétendus avantages de ces combinaisons de droits en faveur du commerce national, contre le commerce étranger, sont illusoires ; que tous leurs désavantages sont réciproques et accrus les uns par les autres ; que les étrangers em ploient les mêmes moyens contre notre commerce ; que cette politique mercantile et jalouse nuit à tous les États, sans être utile à aucun ; qu’elle l’ait du commerce, qui devrait être le lien des nations, une nouvelle source de divisions et de guerres ; que l’intérêt de tous les peuples serait que le commerce fut partout libre et exempt de droits. Ils soutiennent que la première nation qui, donnant aux autres l’exemple de cette politique éclairée et humaine, affranchira ses productions, son industrie, son commerce, de toutes prohibitions et de tous droits, s’élèvera rapidement à la plus haute prospérité, et forcera bientôt les autres nations à l’imiter, au grand avantage de l’humanité entière.

Ce sont là, Sire, des questions dignes d’occuper Votre Majesté, puisque l’opinion qu’elle en prendra doit avoir la plus grande influence sur la prospérité de son royaume et le bonheur de ses peuples.

Quoi qu’il en soit, et quand on adopterait tous les principes par lesquels on prétend prouver l’utilité des droits imposés sur les marchandises transportées par le commerce, il est toujours évident qu’ils ne conduiraient qu’à établir des droits d’entrée et de sortie sur la frontière du royaume. Aucun motif, aucun prétexte ne peut conduire à faire payer des droits à une marchandise une fois entrée dans le royaume, et que le commerce fait passer d’une province à l’autre. Tout le monde convient que le commerce devrait à cet égard jouir d’une liberté entière. Mais il n’en est pas ainsi dans le fait. Quelque esprit qu’on ait mis à justifier les droits de traite par des vues politiques plus ou moins justes, il est très-certain que, dans l’origine, ils ont été partout établis comme moyens de finance. Ce moyen a été surtout mis en usage lorsque toute l’Europe était divisée en petites principautés dont les souverains mêmes n’avaient qu’une autorité médiate sur les peuples, qui n’obéissaient immédiatement qu’à leur seigneur. Tous les seigneurs puissants trouvaient plus facile de charger de droits les marchandises qui passaient par leur territoire, que de mettre sur leurs vassaux un impôt auquel ceux-ci auraient résisté beaucoup plus fortement. Les marchands qui payaient ces droits étaient regardés comme étrangers ; ils étaient isolés, sans protection ; et, dans l’ignorance générale qui régnait alors, le peuple s’imaginait gagner beaucoup en rejetant sur eux Bon fardeau. Les princes plus puissants, qui avaient dans leurs de maines des villes considérables par leur commerce, établissaient sur les principaux abords de ces villes des bureaux de douane où tout ce qui passait payait tribut à leur fisc. Telles étaient les douanes de Lyon et de Valence. Les grandes rivières étaient barrées par des droits connus sous différents noms, comme le Trépas de Loire, la Traite de Charente.

Lorsque les droits étaient excessifs, le commerce se détournait pour les éluder, et se frayait de nouvelles routes. Mais bientôt le fisc imagina de le poursuivre sur ces nouvelles routes, et d’y fixer les mêmes droits. Ainsi les droits de la douane de Valence se lèvent sur tout ce qui traverse la partie du Dauphiné qui est entre l’Italie et les provinces intérieures de la France ; ainsi la traite de Charente se paye sur les marchandises voiturées par terre dans des bureaux fort éloignés de la Charente. Par un renversement d’idées plus étrange encore, on a imaginé de forcer les marchands à passer par un certain lieu pour y payer le droit ; et telle est l’origine de l’obligation imposée à toutes soies étrangères et même nationales de passer par la ville de Lyon, obligation qui subsiste encore en grande partie.

Les grands fiefs ayant successivement été réunis à la couronne, les rois prédécesseurs de Votre Majesté sont entrés successivement aussi en possession de cette multitude de droits ; mais, au milieu des troubles et des guerres qui n’ont cessé d’agiter ou d’épuiser la monarchie, l’administration ne s’est presque jamais crue assez riche pour renoncer à aucune branche de revenus, ni assez libre de soins pour s’occuper de refondre tous ces droits si multipliés, si confus dans leur perception, et souvent nuisibles au produit les uns des autres. On a continué de les percevoir, parce que cela était plutôt fait que de les réformer. La facilité d’engager ou d’aliéner des droits à des particuliers pour des sommes d’argent prêtées au gouvernement, a consolidé de plus en plus le désordre qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.

M. Colbert eut le sage projet de convertir tous ces droits en un seul droit mis à la frontière sur les marchandises entrant ou sortant du royaume. L’idée de les supprimer en totalité pour affranchir le commerce, était trop loin des opinions reçues de son temps, pour qu’il pût y penser. C’est dans cette vue qu’il fit travailler au fameux tarif de 1664, une des opérations de son ministère qui lui a fait le plus d’honneur, et qui sert encore de base à la perception des droits de traite. Mais malgré l’avantage qui en eût résulté pour le commerce, la résistance qu’opposèrent plusieurs provinces à cet établissement, fit qu’on n’exécuta l’opération qu’à moitié. Le tarif, au lieu d’être établi à la frontière, ne le fut que sur les limites des provinces soumises aux droits des aides, et qu’on appelle provinces de l’intérieur ou des cinq grosses fermes. Les autres provinces ont conservé leurs droits locaux. Ces provinces sont appelées provinces réputées étrangères, dénomination que Votre Majesté trouvera sans doute assez bizarre, surtout quand elle saura que ces provinces réputées étrangères forment plus de la moitié de son royaume, et qu’une marchandise qui passe de la Marche dans le Berri, et du Berri dans la Marche, paye les droits d’entrée ou de sortie du royaume ; ces provinces mêmes réputées étrangères n’ont pas pour cela le droit de commercer librement avec les étrangers. On fit m 1667 un tarif des droits d’entrée et de sortie sur plusieurs marchandises à la véritable frontière du royaume, et il fut réglé que les marchandises qui avaient payé ces droits ne payeraient point ceux du tarif de 1664.

Mais, depuis 1667, Louis XIV et le feu roi ont encore réuni au royaume plusieurs provinces qui ont été traitées différemment par rapport aux droits des fermes ; les unes ont continué de commercer librement avec l’étranger, et ont été assujetties au payement de tous les droits de traite dans leur commerce avec l’intérieur du royaume. Ces provinces sont désignées, dans le langage de la ferme, par le nom de pays étranger effectif.

Quelques autres des provinces conquises furent assujetties à des tarifs particuliers, et remises par là dans le nombre des provinces réputées étrangères. De ce nombre sont la Flandre, le Cambrésis, le Hainaut et l’Artois, désignés par le nom de pays conquis, et dont les droits de traite furent réglés par un tarif de 1761.

Il suivait de là qu’une marchandise qui passait d’une province réputée étrangère dans une autre, en traversant l’intérieur du royaume, payait deux droits, l’un d’entrée, l’autre de sortie, quoiqu’elle eût toujours été sur les terres de Votre Majesté. On a senti que cette rigueur serait souvent excessivement dure. On a cru devoir accorder en certains cas la liberté du passage, ou le transit, aux marchandises qui pourraient ainsi aller d’une province du royaume dans une autre sans payer aucun des droits qui étaient dus sur la route. Mais, pour empêcher qu’on n’abusât de cette facilité en changeant la destination de la marchandise, on a exigé une caution solvable de l’engagement de payer le quadruple des droits dus, si cette marchandise n’était pas portée, sous un délai déterminé et assez court, dans le lieu pour lequel elle était destinée. On délivre à cet effet au négociant un papier qui s’appelle acquit-à-caution, et sur lequel le voiturier est obligé de faire mettre, par le commis des fermes du lieu de la destination, la mention de l’arrivée de la marchandise.

Cette faculté du transit était rendue générale par l’ordonnance de 1687 ; mais les fermiers-généraux ayant prétendu qu’elle donnait lieu à beaucoup de fraudes contre les droits, ils obtinrent la révocation de cette faveur si naturelle et si juste, et le transport des marchandises demeura assujetti à tous les droits intermédiaires. Il fut cependant fait quelques exceptions particulières pour des destinations qui parurent plus favorables. Les pays conquis en obtinrent une particulière, qui fut fixée par l’arrêt du 15 juin 1688, et confirmée par une foule d’autres jusqu’en 1749, pour la sortie des produits de leurs manufactures, et pour l’entrée des matières qui y étaient employées.

Il est à observer que ces arrêts, même en accordant le transit, ne permettent pas de faire entrer et sortir les marchandises par toutes sortes de routes indifféremment. Elles sont assujetties à passer par certains bureaux exclusivement à tous autres : c’est encore une gêne très-onéreuse que les fermiers des droits ont fait imposer au commerce, toujours en prétextant la crainte des fraudes et des abus ; mais il n’est pas question de réclamer contre cette gêne. La ville de Lille ne s’en plaint pas, et se borne à demander l’exécution des arrêts qui lui assurent la liberté du transit dans les termes les plus précis. Il est uniquement question de savoir si ces arrêts sont applicables aux droits qui se perçoivent à Lyon sur la soie. — Ce droit dont jouit aujourd’hui la ville de Lyon est un des droits de traite les plus onéreux, et par sa quotité et par la forme de sa perception, et par la matière même sur laquelle il tombe, qui est une de celles que consomment en plus grande quantité les manufactures les plus précieuses.

Comme pendant longtemps la plupart des soies venaient du Piémont, la ville de Lyon, placée très-avantageusement pour tirer cette matière de l’étranger, en était l’entrepôt naturel, et l’on avait profité de cette circonstance pour y lever des droits assez forts sur cette marchandise. Mais ce qui est vraiment incompréhensible, est que la ville de Lyon avait obtenu que toutes les soies qui viendraient des pays étrangers seraient assujetties à passer par Lyon. Il paraît même, par les énonciations qu’on trouve dans le préambule de quelques édits, que les droits avaient été perçus à son profit à différentes époques. Ces droits se levaient sous différents noms. L’on comptait la douane de Lyon, perçue sur tout ce qui passe par cette ville ou y est destiné ; la douane de Valence, qui se lève sur tout ce qui traverse cette partie du Dauphiné qui est entre l’Italie et les provinces de l’intérieur de la France ; et un autre droit établi à Lyon, qu’on nommait le tiers-sur-taux et quarantième.

En 1720, on sentit combien ces droits et l’espèce de monopole qu’on avait laissé usurper par la ville de Lyon nuisaient au commerce général du royaume et aux autres villes de manufactures. On s’occupa d’y remédier. Tous les droits sur les soies furent convertis en un seul droit de 20 sous par livre de soie étrangère ; et au lieu de faire payer ce droit à Lyon, les fermiers-généraux furent chargés de le percevoir à toutes les entrées du royaume. La ville de Lyon se vit avec peine privée de ce privilège. Sur ses instances et sur ses représentations, disant qu’elle avait contracté des dettes considérables hypothéquées sur ces droits, on eut la malheureuse condescendance de rendre, au mois de janvier 1722, un édit qui lui concéda pour quarante années, qui devaient finir en 1762, le droit sur les soies étrangères réduit à 14 sous par livre, et de plus un droit de 3 sous 6 deniers par livre sur les soies nationales.

En 1755, le Conseil fut frappé de l’inconvénient qui résultait de ce droit singulier qui établissait, en vertu d’une loi, un monopole aussi criant en faveur d’une seule ville contre tout le royaume, et sur une marchandise aussi précieuse pour les manufactures. L’établissement d’un droit sur les soies nationales ne parut pas moins absurde et moins préjudiciable dans les principes mêmes de ceux qui regardent les droits de traite comme utiles : principes selon lesquels la soie devrait être exempte de droits à double titre, soit qu’on la regardât comme le produit d’une culture et de l’industrie des sujets de Votre Majesté, soit qu’on l’envisageât comme la matière première d’une foule de manufactures. En conséquence, on fit un arrangement avec la ville de Lyon, par lequel les fermiers-généraux s’engagèrent à donner à cette ville la même somme que son fermier lui rendait de ce droit, et on les autorisa à percevoir le droit sur les soies étrangères à tous les bureaux d’entrée, sans obliger ceux qui en faisaient venir à les faire passer par la ville de Lyon.

À l’égard du droit sur les soies nationales, il fut entièrement supprimé. Mais le commerce et le royaume ne jouirent pas longtemps de ce retour à la liberté. Dès 1758, la ville de Lyon mit de nouveau en usage un moyen dont elle avait plus d’une fois éprouvé le succès. Elle offrit au gouvernement son crédit pour emprunter une somme de 6,800,000 livres, et demanda qu’on lui rendît le droit sur les soies pour hypothèque, et que cette jouissance fût prorogée jusqu’en 1781. L’administration céda encore à cet appât ; et, par édit du mois de juin 1758, tout ce qui avait été fait en 1755 fut détruit, et le commerce de tout le royaume se vit de nouveau assujetti au monopole de la ville de Lyon. Il ne gagna que la suppression du droit sur les soies nationales, qui ne fut pas rétabli. Mais je ne dois pas laisser ignorer à Votre Majesté, quoique cela ne fasse point partie de l’affaire dont il s’agit, que ce droit a été rétabli en 1772 par des lettres-patentes relatives à différents arrangements pour la ville de Lyon.

D’après cet exposé, sire, les prétentions et les moyens des parties sont faciles à établir. La chambre du commerce de Lille prétend que le transit accordé à la Flandre par l’arrêt du 15 juin 1688, confirmé par ceux de 1689, 1702, 1713, 1720, 1739, 1744 et 1749, pour toutes les matières propres aux manufactures, doit comprendre les soies comme les autres marchandises. En conséquence, elle demande la restitution des droits perçus par la ville de Lyon sur deux balles de soie qu’un fabricant de Lille faisait venir de Marseille, après avoir pris un acquit-à-caution dans cette ville.

La ville de Lyon prétend, au contraire, que, l’édit de 1722 étant postérieur aux arrêts qui ont établi le transit de la Flandre, ce transit ne peut avoir lieu pour un droit qui n’existait pas lors de ces arrêts ; que les arrêts postérieurs, tels que ceux de 1739, 1744 et 1749, ne faisant que confirmer celui de 1688, et ne faisant pas nommément mention du droit établi en 1722 sur les soies étrangères, ne peuvent en procurer l’exemption ; et que si, contre toute apparence, on voulait soutenir que cette confirmation, postérieure à redit de 1722, emporte l’exemption du droit établi par cet édit, la ville de Lyon tirerait de la concession nouvelle, qui lui a été faite par l’édit de 1758, un nouveau titre auquel aucune loi postérieure n’a dérogé.

avis.

Sire, le jugement de la contestation soumise à la décision de Votre Majesté ne paraît susceptible d’aucune difficulté. Le droit de la Flandre, par rapport au transit, est complètement établi par l’arrêt du 15 juin 1688, et par tous ceux qui l’ont suivi. Les soies sont comprises dans le nombre des marchandises qui doivent jouir de ce transit. Elles sont même nommément exprimées dans quelques-uns de ces premiers arrêts. L’édit de 1722 n’a rien changé à cet égard : il n’est point vrai que cet édit ait créé un nouveau droit ; il n’a fait que concéder à la ville de Lyon celui qui était fixé par l’édit de 1720, en le modérant, mais sans en changer la nature, et cet édit de 1720 n’a fait que convertir les droits de douane de Lyon, de douane de Valence et de tiers-sur-taux et quarantième, en un droit unique qui les représente tous. On ne peut nier que l’arrêt de 1688 ne fût applicable à ces différents droits ; il l’est donc au nouveau droit qui les représente. L’intention des prédécesseurs de Votre Majesté est même si précise pour que les manufactures de Flandre jouissent du droit qui leur est assuré, tant par les arrêts dont je viens de parler que par celui du 21 août 1717, que sur les représentations qui, furent faites, que les négociants de la Flandre abusaient du transit qui n’avait été accordé qu’en faveur de leurs manufactures, en faisant passer à l’étranger, en exemption de droits, les soies qu’ils tiraient du royaume et de l’Italie, et qui auraient dû servir uniquement à l’aliment de leurs manufactures ; le roi ordonna que les soies qui sortiront par les ports et bureaux de la Flandre pour l’étranger, acquitteront tous les droits que ces soies auraient payés en passant par les provin<v> qu’elles étaient obligées de traverser pour y parvenir.

D’après des titres aussi certains et aussi multipliés en faveur des pays conquis, on ne peut douter de leur droit. Et l’édit de 1720, celui de, 1722 comme celui de 1758, ne contenant aucune dérogation à ce droit, il me paraît que Votre Majesté ne peut se dispenser d’ordonner la restitution dont il est question, et de prononcer que les manufacturiers de Flandre, de Cambrésis, de Hainaut et d’Artois continueront de jouir de l’exemption des droits de la ville de Lyon sur les soies qu’ils tireront en transit pour l’aliment de leurs manufactures.

Mais ayant eu occasion de mettre sous les yeux de Votre Majesté les inconvénients qui résultent de la concession de ce droit fait à la ville de Lyon, et de l’obligation de faire passer par cette ville toutes les soies étrangères, je ne doute pas que Votre Majesté ne m’ordonne de m’occuper des moyens de revenir à l’arrangement qui avait été fait en 1755, et à cet effet de prescrire à cette ville de justifier du produit qu’elle tire de ce droit, afin de le faire percevoir, comme sur toutes les autres marchandises, à toutes les entrées du royaume, en lui faisant tenir compte de la même somme par les fermiers-généraux.

Je compte encore, si Votre Majesté l’approuve, chercher tous les moyens possibles de procurer à la ville de Lyon une autre perception pour la dédommager du droit rétabli en 1772 sur les soies nationales, que je proposerai à Votre Majesté de supprimer.


  1. Les lettres-patentes répètent la teneur et le dispositif de l’arrêt.
  2. Cette clause était nécessaire, parce que tous les parlements de France étaient grands protecteurs des jurandes, fécondes sources de procès. (Note de Dupont de Nemours.)
  3. Quarante-trois jours après ; autre exemple de la lenteur, de la froideur, de l’opposition plus ou moins avouée que les parlements mettaient aux opérations les plus évidemment bienfaisantes du roi et de son gouvernement. (Note de Dupont de Nemours.)
  4. Le projet et la rédaction de cet Arrêt appartiennent au roi Louis XVI, qui en écrivit la minute de sa main, et se fit un plaisir de la montrer à M. Turgot, en lui disant : « Vous croyez que je ne travaille pas de mon côté. » — Mais en rendant justice à ce monarque, et en lui restituant son ouvrage, il n’est pas déplacé de l’insérer parmi ceux du ministre auquel il le donnait pour récompense. (Note de Dupont de Nemours.)
  5. M. de Miroménil, garde des sceaux*, ennemi secret de M. Turgot, excité d’ailleurs par M. de Maurepas, dont la jalousie contre ce ministre n’était presque plus secrète, lit sur ce Mémoire quelques notes que nous transcrirons ; et, contre le projet d’édit portant suppression des corvées dont il y est question, un travail plus étendu, auquel M. Turgot répondit, et que nous devons conserver également, puisque ces réponses font partie des ouvrages que nous avons à recueillir. Le roi jugea d’abord, même avec fermeté, en faveur de son peuple et de son contrôleur-général. Mais il eut le malheur de se laisser persuader ensuite qu’il avait peut-être mal jugé. (Note de Dupont de Nemours.

    * Miroménil (Armaud-Thomas-Hue de), premier président au Parlement de Rouen, s’était fait remarquer par une vive résistance dans la lutte que soutinrent les cours souveraines contre le chancelier Maupeou. Cette circonstance et la faveur du comte de Maurepas furent les seuls titres qui lui méritèrent les sceaux le 24 août 1774. Il les conserva jusqu’en 1787, et mourut en 1796. (E. D.)

  6. Il est vrai que la corvée avait été convertie en plusieurs endroits en abonnements en argent ; mais ces abonnements étaient volontaires.

    Il est vrai que la corvée avait été établie sans édit ; mais elle n’était regardée que comme un secours de travail pour suppléer à l’insuffisance des fonds des ponts et chaussées.

    Il est certain qu’en y substituant une contribution forcée en argent, il est plus régulier de donner un édit. Toutes les ordonnances de nos rois portent qu’il ne sera fait aucune levée de deniers, si ce n’est en vertu de lettres-patentes enregistrées. (Note du garde des sceaux.)

  7. La véritable raison qui a empêché d’établir la corvée des bras dans la généralité de Paris, est que Paris, étant le centre des communications, est environné d’une plus grande quantité de grandes routes que toutes les autres villes ; que par conséquent la généralité de Paris est plus coupée qu’aucune autre par de grandes routes ; qu’elles sont toutes pavées, ce qui se fait à plus grands frais que les chaussées ferrées de cailloux, et que la corvée des bras aurait pris aux corvéables une grande partie de leur temps, ce qu’il n’était pas possible d’exiger. D’ailleurs, le pavé ne peut être fait que par des ouvriers paveurs élevés à ce métier.

    Mais les corvées en voitures étaient plus considérables que le Mémoire ne le laisse entendre. (Note du garde des sceaux.)

  8. Nous n’avons pas retrouvé ce Mémoire. (Note de Dupont de Nemours.)
  9. Le lecteur devra se reporter, en ce qui touche cette déclaration, à la page 213 de ce volume.
  10. Ils ont pu étendre l’erreur sur cet objet, et je le pense. Mais ils n’ont jamais eu ce motif. (Note du garde des sceaux.)
  11. Nous n’avons pas le Mémoire qui traitait de cette opération. (Note de Dupont de Nemours.)
  12. Lieutenant de police depuis l’émeute du 3 mai 1773.
  13. On a signalé, dans la notice sur Turgot, la conduite tenue par le Parlement lors de la sédition du mois de mai 1775. Ces projets d’édits lui servirent de prétexte pour démasquer complètement la haine qu’il portait, sinon à la personne, du moins aux idées du nouveau contrôleur-général. Il ne voulut enregistrer, de toutes ces lois, que celle qui se rapportait à la Caisse de Poissy, et il fallut un lit de justice pour lui faire accepter les cinq autres.

    Ce corps, indépendamment de sa répugnance systématique pour toute réforme sérieuse, ne pardonnait pas à Turgot de s’être montré hostile à son rétablissement, qui fut, comme on sait, l’une des premières fautes commises par Louis XVI. Il avait pressenti que le ministre était de taille à retirer, une seconde fois, la couronne de la poudre du greffe, et il ne se souciait pas de voir recommencer l’œuvre du chancelier Maupeou, même avec des intentions dont la pureté fût incontestable.

    Pour compléter, autant qu’il dépendait de nous, le tableau de cette lutte de l’esprit de caste et de privilège contre l’intérêt général, on en a recueilli l’expression officielle dans le procès-verbal, que l’on donne plus loin, de la séance où furent enregistrés les édits de février 1776. (E. D.)

  14. Voyez la note de la page 237.
  15. Voyez, tome I. page 353, la note qui concerne cet habile administrateur.
  16. Contrôleur-général de 1730 à 1745.
  17. Voyez, au tome I, page 541, le développement de ces idées, dans le Mémoire sur la grande et la petite culture.
  18. Avec une imposition annuelle qui ne dépassa jamais la somme de 500,000 livres, Turgot avait construit et entretenu cent soixante lieues de grandes routes dans la généralité de Limoges. (E. D.)
  19. Cette admirable modération, qui n’est certainement pas de la tactique chez Turgot, n’a pas empêché Nougaret et d’autres écrivains de le peindre comme « le chef d’une secte fanatique, causant la famine à force de parler de blé, et tourmentant toujours le pauvre peuple par ses expériences fatales, sous prétexte de s’occuper de son bonheur. » Voyez Anecdotes du règne de Louis XVI, tome V, page 96. (E. D.)
  20. Et tous échouèrent, aurait pu ajouter Turgot, qui ne devait pas être plus heureux lui-même. (E. D.)
  21. Au reste, M. de Miroménil, qui a vécu jusqu’en 1796, a pu se convaincre que le peuple français pouvait se passer de la noblesse pour défendre sa liberté. (E. D.)
  22. Ce profond attachement de Turgot aux principes de la justice est un tort que Soulavie ne lui pardonne pas, et qu’il incrimine avec une naïveté qui rappelle ce citoyen d’Athènes, bannissant Aristide parce qu’il était las de l’entendre appeler le juste.

    « Le droit naturel, écrit-il, fut son premier guide lorsqu’il fut appelé à l’administration : dans le concours du droit naturel des peuples et du droit positif établi en France, les droits de la nature furent sans cesse préférés par lui au droit d’institution. C’était un grand acheminement vers l’invention de la Déclaration des droits de l’homme. » (Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, tome II, page 277.) (E. D.)

  23. Le clergé ne tenait pas un autre langage en 1749, quand M. de Machault voulut l’assujettir à la contribution du vingtième. — Voyez, tome I, pages 445 et 558. (E. D.)
  24. M. de Maurepas avait déclaré qu’il ne donnerait jamais son assentiment aux édits, si l’on persistait à comprendre les biens-fonds du clergé dans l’imposition pour les chemins. (Note de Dupont de Nemours.)
  25. Voyez, page 213, l’édit portant suppression de la police des grains dans la capitale, le second de ceux mentionnés dans le Mémoire au roi, qui précède.
  26. C’est ici le lieu de donner le procès-verbal, que nous avons annoncé plus haut (page 251, en note), du lit de justice où furent enregistrés les édits de février 1776. Nous supprimons toutefois le préambule de ce curieux document, lequel ne se rapporte qu’à des détails de pure étiquette. Les lecteurs qui désireront savoir de quelle manière le Parlement se rendait en corps de Paris à Versailles, comment il était reçu dans la cour du palais, quelle disposition était donnée à la salle des séances ; dans quel ordre y prenaient place, soit à droite, soit à gauche, soit en face du roi, les princes du sang, les pairs laïques et ecclésiastiques, les maréchaux de France, les gouverneurs militaires, les ministres, les conseillers et les principaux officiers de la couronne ; connaître, en un mot, tout le cérémonial en usage dans ces espèces de solennités législatives, pourront consulter le tome XXIII de la Collection des lois anciennes, par M. Isambert et collaborateurs. Nous nous bornons à prendre ici la relation de la séance royale au moment où elle est ouverte.
    Procès-verbal du lit de justice tenu à Versailles le 12 mars 1776, par le roi Louis XVIe du nom, pour l’enregistrement des édits sur l’abolition de la corvée, des jurandes, et autres du mois de février précédent.

    Le roi s’étant assis et couvert, M. le garde des sceaux a dit par son ordre que Sa Majesté commandait que l’on prît séance ; après quoi, le roi, ayant ôté et remis son chapeau, a dit :

    « Messieurs, je vous ai assemblés pour vous faire connaître mes volontés ; mon garde des sceaux va vous les expliquer. »

    M. le garde des sceaux étant ensuite monté vers le roi, agenouillé à ses pieds pour recevoir ses ordres, descendu, remisa sa place, assis et couvert, a dit :

    « Le roi permet qu’on se couvre. »

    Après quoi, M. le garde des sceaux a dit :

    « Messieurs, le roi a signalé les premiers moments de son règne par des actes éclatants de sa justice et de sa bonté.

    « Sa Majesté ne paraît avec la splendeur qui l’environne que pour répandre des bienfaits ; elle a rappelé les magistrats à des fonctions respectables qu’ils exerceront toujours pour le bien de son service ; elle est assurée que vous donnerez dans tous les temps à ses sujets l’exemple d’une soumission fondée sur l’amour de sa personne sacrée autant que sur le devoir.

    « La justice est la véritable bonté des rois ; le monarque est le père commun de tous ceux que la providence a soumis à son empire ; ils doivent être tous également les objets de sa vigilance et de ses soins paternels.

    « Les édits, déclarations et lettres-patentes, auxquels Sa Majesté donnera dans ce jour une sanction plus auguste par sa présence, tendent uniquement à réunir les seuls moyens qu’il soit possible dans ce moment-ci de mettre en usage afin de satisfaire l’empressement du roi pour réparer les malheurs passés, pour en prévenir de nouveaux et pour soulager ceux de ses sujets auxquels le poids des charges publiques a été jusqu’à présent le plus onéreux, quoiqu’ils fussent moins en état de le supporter.

    « La confection des grandes routes est indispensable pour faciliter le transport des marchandises et des denrées, pour favoriser dans toute l’étendue du royaume une police active, de laquelle dépend la sûreté des voyageurs, pour assurer la tranquillité intérieure de l’État et les communications nécessaires au commerce.

    « Les ouvrages immenses que le roi est obligé d’ordonner pour cet effet seraient bientôt en pure perte, si l’on n’apportait pas le plus grand soin à leur entretien.

    « Il n’est donc pas possible que le roi néglige un objet aussi intéressant, mais il était naturel que Sa Majesté choisit, dans les moyens de le remplir, ceux que sa sagesse lui ferait considérer comme les plus conformes à l’esprit d’équité qui règle toutes ses actions.

    « L’on avait jusqu’à présent contraint les laboureurs de fournir leurs charrois et leurs domestiques pour les transports des terres et des matériaux nécessaires à la confection et à la réparation des grandes routes. On avait aussi exigé des habitants des campagnes, qui ne subsistent que par le travail de leurs bras, de renoncer à une partie des salaires journaliers sur lesquels est fondée toute leur subsistance, pour donner gratuitement chaque année un certain nombre de jours au travail des chemins.

    « Les propriétaires des fonds, dont la plus grande partie jouissent des exemptions attachées à la noblesse et aux offices, ne contribuaient point à cette charge, et cependant ce sont eux qui participent le plus à l’avantage de la confection des grandes routes par l’augmentation du produit de leurs héritages, qui est l’effet naturel des progrès du commerce et de la consommation des denrées.

    « La corvée de travail imposait aux habitants de la campagne une espèce de servitude accablante. Il était de la justice et de la bonté du roi de les en délivrer par une contribution qui ne fût supportée que par ceux qui, jusqu’à ce moment, recueillaient seuls le fruit de ce travail.

    « Telles sont les vues qui ont engagé le roi à établir cette contribution, à la régler sur la répartition du vingtième, et à donner lui-même l’exemple à tous les propriétaires de son royaume, en ordonnant que ses domaines y seraient assujettis.

    « Sa Majesté a pris toutes les précautions possibles pour que les deniers qui en proviendront ne puissent jamais être divertis à d’autres usages ; qu’ils soient toujours employés dans chacune des généralités où ils auront été levés, et que la somme qui sera imposée n’excède jamais la valeur des ouvrages auxquels elle sera destinée.

    « Après avoir pourvu au soulagement des habitants des campagnes, Sa Majesté a jeté un regard favorable sur sa bonne ville de Paris. Elle s’est fait représenter les anciens règlements sur la police des grains, relativement à l’approvisionnement de cette capitale de son royaume ; elle en a examiné les dispositions, combiné les effets et pesé mûrement les conséquences. Elle a reconnu que tous ces règlements, qui en apparence semblaient avoir pour objet de rendre l’accès de Paris plus facile aux grains de toute espèce, de favoriser les moyens d’en faire des magasins, enfin, d’attirer l’abondance et de la fixer, ne servaient au contraire qu’à dégoûter les négociants de ce genre de commerce, en les exposant à des recherches inquiétantes, et en les assujettissant à des formalités gênantes et toujours contraires au bien du commerce, dont l’âme est une honnête liberté.

    « Le roi a résolu de révoquer entièrement tous ces règlements, et comme les sacrifices ne coûtent rien à Sa Majesté lorsqu’il s’agit du soulagement de ses sujets, elle a, par la même loi, supprimé tous les droits qu’on percevait à Paris sur les grains qui servent à la subsistance du peuple, et s’est chargée de dédommager les prévôt des marchands et échevins de Paris de ceux qui leur avaient été accordés, et dont ils se trouveront privés par cette suppression.

    « Les besoins de l’État avaient donné lieu, en différents temps, à l’établissement d’offices dans les halles, sur les quais et sur les ports de Paris. Le roi Louis XV, de glorieuse mémoire, ayant reconnu que les fonctions attribuées à ces offices n’étaient d’aucune utilité, et que les émoluments que l’on y avait attachés étaient fort onéreux au public, en avait ordonné la suppression par un édit du mois de septembre 1759. Des circonstances imprévues avaient engagé ce monarque à différer jusqu’au 1er janvier 1777 l’exécution de cet édit, ainsi que les remboursements qu’il était indispensable de faire à ceux qui étaient propriétaires des offices.

    « Le roi a jugé à propos de commencer dès à présent l’exécution de ce projet, mais d’une manière moins onéreuse pour son trésor royal, et qui cependant assure aux propriétaires des offices dont il s’agit un remboursement effectif et conforme à la nature des effets, avec lesquels eux ou leurs auteurs en avaient originairement payé la finance.

    « Les habitants de Paris sont assurés par ce moyen, d’une manière certaine, de voir arriver le terme où les droits attribués à tous ces offices cesseront d’être perçus, et les propriétaires de conserver les capitaux de leur finance et d’en recevoir les intérêts jusqu’au parfait remboursement.

    « Le roi s’est fait rendre compte de l’établissement des différentes communautés d’arts et métiers, et des jurandes ; Sa Majesté en à mûrement examiné les avantages et les inconvénients, et elle a reconnu que ces sortes de corporations, en favorisant un certain nombre de particuliers privilégiés, étaient nuisibles > la plus grande partie de ses sujets. Elle a pris la résolution de les supprimer, de rétablir tout dans l’ordre naturel, et de laisser à chacun la liberté de faire valoir tous les talents dont la providence l’aura pourvu. À l’ombre de cette loi salutaire, les commerçants réuniront tous les genres de moyens dans lesquels leur industrie les rendra le plus capables de conserver et d’augmenter leur fortune, et d’assurer le sort de leurs enfants. Les artisans auront la faculté d’exercer toutes les professions auxquelles ils seront propres, sans être exposés à se voir troublés dans leurs travaux, épuisés par des contestations ruineuses, et cruellement privés de ces instruments sans le secours desquels ils ne peuvent avoir leur subsistance, ni pourvoir à celle de leurs femmes et de leurs enfants. L’usage de cette heureuse liberté sera cependant modéré par de sages règlements, afin d’éviter les abus auxquels les hommes ne sont que trop sujets à se livrer. Mais comme elle sera délivrée des entraves dans lesquelles jusqu’à présent elle avait été resserrée et presque anéantie, elle étendra les différentes branches du commerce ; elle favorisera les progrès et la perfection des arts, évitera aux particuliers des dépenses aussi ruineuses que superflues, augmentera Îles profits légitimes des marchands, et proportionnera les salaires des ouvriers au prix des denrées nécessaires à la vie. Le nombre des indigents diminuera, et les secours que l’humanité procure à ceux que l’âge et les infirmités réduisent à l’inaction, deviendront plus abondants.

    « La modération du droit sur les suifs et le changement de la forme de la perception sont encore de nouvelles preuves de l’attention que le roi apporte à tout ce qui intéresse son peuple ; cette réforme est une suite naturelle de la suppression de la communauté dont cette sorte de marchandise formait le trafic. Elle était autorisée à se rendre maîtresse de tous les suifs, et par conséquent de leur prix. Ce commerce exclusif n’existera plus. Le prix du suif sera proportionné à celui des bestiaux qui le produisent, et les artisans auxquels l’usage en est le plus nécessaire pourront l’acheter à meilleure composition.

    « Tels sont, messieurs, les motifs qui ont déterminé le roi à faire enregistrer en sa présence ces lois dont vous allez entendre la lecture. Sa Majesté, qui ne veut régner que par la raison et par la justice, a bien voulu vous les exposer et vous rendre dépositaires des sentiments de tendresse qui l’engagent à veiller sans cesse sur tout ce qui peut être avantageux à son peuple. »

    Après quoi M. le premier président et tous les présidents et conseillers ont mis le genou en terre.

    M. le garde des sceaux ayant dit :

    « Le roi ordonne que vous vous leviez »,

    Ils se sont levés : restés debout et découverts, M. le premier président a dit :

    « Sire,

    « En ce jour où Votre Majesté ne déploie son pouvoir que dans la persuasion qu’elle fait éclater sa bonté, l’appareil dont Votre Majesté est environnée, l’usage absolu qu’elle fait de son autorité, impriment à tous ses sujets une profonde terreur, et nous annoncent une fâcheuse contrainte.

    « Eût-il donc été besoin de contrainte pour exercer un acte de bienfaisance ?

    « Le vœu de la nation entière ; le suffrage unanime des magistrats, n’y eussent-ils pas concouru avec le zèle le plus empressé ?

    « Vous liriez, sire, dans tous les yeux, sûrs interprètes des cœurs, la reconnaissance et la joie.

    « Ce genre de satisfaction, si flatteur pour un bon roi, vous l’avez goûté dès les premiers moments de votre règne, et votre grande âme en a senti tout le prix.

    « Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui une morne tristesse s’offre partout aux augustes regards de Votre Majesté ?

    « Si elle daigne les jeter sur le peuple, elle verra le peuple consterné.

    « Si elle les porte sur la capitale, elle verra la capitale en alarmes.

    « Si elle les tourne vers la noblesse, elle verra la noblesse plongée dans l’affliction.

    « Dans cette assemblée même où votre trône est environné de ceux que le sang, les dignités et l’honneur de votre confiance attachent plus particulièrement encore que le reste de vos sujets à votre personne sacrée, au bien de votre service, aux intérêts de votre gloire, elle ne peut méconnaître l’expression fidèle du sentiment général dont les âmes sont pénétrées.

    « Quel plus sûr témoignage peut attester à Votre Majesté l’impression que les édits adressés à votre parlement ont laissée dans les esprits ?

    « Celui concernant les corvées, accablant si on impose tout ce qui serait nécessaire, insuffisant si on ne l’impose pas, fait envisager, comme une suite indispensable, le défaut d’entretien des chemins, et conséquemment la perte entière du commerce.

    « Cet édit, par l’introduction d’un nouveau genre d’imposition perpétuelle et arbitraire sur les biens-fonds, porte un préjudice essentiel aux propriétés des pauvres comme des riches, et donne une nouvelle atteinte à la franchise naturelle de la noblesse et du clergé, dont les distinctions et les droits tiennent à la constitution de la monarchie.

    « Qu’il nous soit permis, sire, de supplier Votre Majesté de considérer que l’on ne peut reprocher à votre noblesse et au clergé de ne pas contribuer aux besoins de l’État. Ces deux premiers ordres de votre royaume, par des octrois volontaires dans le principe, ont fourni les plus grands secours, et, toujours animés du même zèle, ils contribuent directement aujourd’hui par la capitation, les vingtièmes, et indirectement par la taille que payent leurs fermiers, et par les autres droits dont sont chargées les consommations de toute espèce.

    « Enfin, cet édit ôte au royaume ce qui pourrait lui rester de ressource pour les besoins les plus pressants, en imposant en temps de paix, sans nécessité pour l’État, sans avantage pour les finances, une surcharge susceptible d’accroissements progressifs et arbitraires, dont le fardeau achèvera d’accabler ceux mêmes de vos sujets qu’il est dans l’intention de Votre Majesté de soulager.

    « La déclaration qui abroge, sans distinction, tous les règlements de police pour l’approvisionnement de votre capitale, met en péril les subsistances et la salubrité des aliments d’un peuple innombrable renfermé dans ses murs.

    « L’édit de suppression des jurandes rompt au même instant tous les liens de l’ordre établi pour les professions de commerçants et d’artisans.

    « Il laisse sans règle et sans frein une jeunesse turbulente et licencieuse qui, contenue à peine par la police publique, par la discipline intérieure des communautés et par l’autorité domestique des maîtres sur leurs compagnons, est capable de se porter à toutes sortes d’excès lorsqu’elle ne se verra plus surveillée d’aussi près, et qu’elle se croira indépendante.

    « Cet édit et les autres qui tiennent au même système augmentent encore, sans nécessité, le montant de la dette dont les finances sont chargées, et cette masse effrayante pourrait faire craindre à vos sujets que, contre la bonté du cœur de Votre Majesté et l’esprit de justice qui l’anime, il ne vint un temps où les engagements les plus sacrés cesseraient d’être respectés.

    « Après s’être acquitté de l’obligation de vous faire connaître la vérité, sire, le profond respect de votre parlement le réduit au silence dans l’instant où Votre Majesté commande.

    « Dans un moment plus heureux, sa fidélité constante espère être écoutée lorsqu’elle implorera la justice et la bonté de Votre Majesté en faveur des premiers ordres du royaume, sa compassion en faveur du peuple, sa sagesse en faveur de l’État entier.

    « En cet instant, sire, à peine sommes-nous assez à nous-mêmes pour exprimer une faible partie de notre douleur.

    « Vous jugerez quelle en doit être l’étendue quand vous aurez vu se développer les pernicieux effets de tant d’innovations, également contraires à l’ordre public et à la constitution de l’État.

    « Votre Majesté saura gré pour lors à son parlement de sa persévérance à n’y prendre aucune part.

    « Elle reconnaîtra de quel côté se trouve un véritable attachement à sa personne sacrée, un zèle éclairé pour son service, un amour du bien général conforme aux vues de Votre Majesté.

    « Elle veut le bien du peuple, et quand l’expérience lui aura montré que des systèmes adoptés comme capables d’opérer le bien produisent le mal, elle se hâtera de les rejeter.

    « Puissent seulement les maux que nous prévoyons, sire, et que nous ne cesserons de vous exhorter à prévenir, ne pas jeter de si profondes racines, ne pas miner tellement les anciens fondements de l’État, qu’il ne devienne en quelque sorte impossible d’en arrêter et d’en réparer les ravages.

    « Il ne nous reste plus d’espoir que dans la prudence et dans l’équité de Votre Majesté. Pleins de la confiance qu’elle nous inspire, nous ne cesserons jamais de renouveler nos instances auprès d’elle, et nous osons nous flatter, sire, que Votre Majesté daignera rendre justice à la pureté de nos sentiments et à notre amour inviolable pour sa personne sacrée. »

    Son discours fini, M. le garde des sceaux, monté vers le roi, agenouillé à ses pieds pour prendre ses ordres, descendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

    « Messieurs, le roi a jugé à propos de donner un édit portant suppression des corvées, et ordonne que les grandes routes seront faites et réparées à prix d’argent. Sa Majesté ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son parlement, les portes ouvertes. »

    Les portes ayant été ouvertes, Me Paul-Charles Cardin Lebret, greffier en chef civil, s’est avancé jusqu’à la place de M. le garde des sceaux, à reçu de lui l’édit ; revenu à sa place, debout et découvert, en a fait la lecture.

    Ensuite M. le garde des sceaux a dit aux gens du roi qu’ils pouvaient parler.

    Aussitôt les gens du roi s’étant mis à genoux, M. le garde des sceaux leur a dit :

    « Le roi ordonne que vous vous leviez. »

    Eux levés, restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, a dit :

    « Sire, la puissance royale ne connaît d’autres bornes que celles qu’il lui plaît de se donner à elle-même. Votre Majesté croît devoir, en et moment, faire usage d’une autorité absolue. Quel que puisse être l’événement de l’exercice de ce pouvoir, l’édit dont nous venons d’entendre la lecture n’en sera pas moins, aux yeux de votre parlement, une nouvelle preuve de la bienfaisance du cœur de Votre Majesté.

    « Du haut de son trône, elle a daigné jeter un regard sur toutes les provinces de son royaume ; avec quelle douleur n’a-t-elle pas considéré l’affreuse situation des malheureux qui habitent la campagne ! Réduits à ne pouvoir même trouver dans le travail, par la cherté des denrées, un salaire suffisant pour assurer leur subsistance, ils accusent de leur infortune l’avarice de la terre et l’intempérie des saisons. On a proposé à Votre Majesté de venir à leur secours ; on lui a fait envisager les travaux publics auxquels ils étaient forcés de sacrifier une partie de leur temps comme une surcharge également injuste dans le principe et odieuse dans ses effets. La bonté de votre cœur s’est émue, votre tendresse s’est alarmée, et, n’écoutant que la sensibilité d’une âme paternelle, Votre Majesté s’est empressée de remédier à un abus apparent, mais consacré en quelque sorte par son ancienneté.

    « La nation entière applaudira, sire, aux vues de bienfaisance dont vous êtes animé. Tous vos sujets partagent vos sentiments, et leur amour leur fera supporter avec patience la nouvelle charge que vous croyez devoir imposer. Mais, sire, permettez à notre zèle de vous représenter très-respectueusement que le même motif qui vous engage à tendre une main secourable aux malheureux, doit également vous engager à ne pas faire supporter tout le poids des impositions aux possesseurs de fonds, dont la propriété sera bientôt anéantie par la multiplicité des taxes. Et en effet, c’est sur le propriétaire que les impôts en tous genres se trouvent accumulés ; c’est le propriétaire qui paye la taille de son fermier ; c’est le propriétaire qui paye l’industrie ; c’est le propriétaire qui paye la capitation de son fermier, la sienne et celle de ses domestiques ; enfin, c’est le propriétaire qui paye les vingtièmes. Si Votre Majesté ajoute à ces différents impôts un nouveau droit pour tenir lieu des corvées, que deviendra cette propriété morcelée en tant de manières ? Et pourra-t-il trouver dans le peu qui lui restera, toutes charges de l’État déduites, un bénéfice suffisant pour fournir à sa consommation, à celle de sa famille, à l’entretien de ses bâtiments, et à la culture de son domaine, dont il ne sera plus que le fermier ?

    « C’est un principe universellement reconnu qu’en matière d’impôt la difficulté de la perception absorbe souvent tout le bénéfice ; la multiplicité des taxes fatigue nécessairement les contribuables, sans augmenter la masse des trésors du prince ; enfin, sire, la véritable richesse d’un roi, c’est la richesse de son peuple. Appauvrir les sujets, c’est ruiner le souverain, parce que toutes les ressources de l’État sont dans la fortune des particuliers !

    « Si, de ces considérations générales, nous descendons dans l’examen de la nouvelle imposition que Votre Majesté se propose d’établir, que de réflexions n’aurions-nous pas à vous présenter, et sur sa nature, qui détruit toutes les franchises de la noblesse, aussi anciennes que la monarchie, et sur sa durée, qui n’a point de limite, et sur l’arbitraire de la fixation qui s’en fera toutes les années !

    « Sous quelque dénomination que l’on envisage cet impôt, il n’en sera pas moins perpétuel ; il n’aura ni terme ni mesure ; il dépendra de l’influence des saisons, de l’activité du commerce, de la rapidité des passages, et il n’aura jamais d’autres appréciateurs que les commissaires départis par Votre Majesté en chaque province de son royaume.

    « Cette contribution confondra la noblesse, qui est le plus ferme appui du trône, et le clergé, ministre sacré des autels, avec le reste du peuple, qui n’a droit de se plaindre de la corvée que parce que chaque jour doit lui rapporter le fruit de son travail pour sa nourriture et celle de ses enfants.

    « Il est juste, sans doute, d’assurer la subsistance du paysan que l’on tire de ses foyers ; il est juste de le dédommager de la perte de ses travaux, auxquels il est arraché ; mais, sire, si l’entretien des chemins publics est indispensable, comme personne n’en peut douter, il est également vrai qu’ils sont d’une utilité générale à tous les sujets de Votre Majesté. Cette utilité reconnue, ne doivent-ils pas y contribuer également, les uns avec de l’argent, les autres par leur travail ? Pourquoi faut-il que le fardeau tout entier ne retombe que sur le propriétaire, comme s’il était le seul qui eût droit d’en profiter ? Nous ne disconviendrons pas que le possesseur d’un domaine en tirera un grand avantage pour l’exploitation de ses terres et pour la facilité du transport de ses denrées ; mais tous les commerçants du royaume, autres que ceux qui font le trafic dès productions de la terre, ne retireront-ils pas le même avantage de l’entretien de la voie publique ? Le poids des marchandises étrangères qui se transportent d’une extrémité du royaume à l’autre, les voitures publiques ouvertes à tous les citoyens, les rouliers et les voyageurs, n’y causeront pas moins de dégradations, et jouiront de la même commodité sans être tenus de payer pour l’établissement ou la réparation des grandes routes. Ne serait-il pas de la justice de Votre Majesté de répartir l’imposition sur tous ceux qui font usage de la voie publique, en proportion de l’utilité qu’ils en retirent ? La perception, sans doute, deviendrait très-difficile, et peut-être impraticable ; mais puisque nous avons l’honneur de parler à un roi qui ne veut que Le bonheur de son peuple, ne nous sera-t-il pas permis de lui exposer le moyen de le soulager ?

    « Les peuples les plus anciens, les nations les plus sages, les républiques les mieux policées, ont toujours employé leurs armées à l’établissement et à l’entretien des chemins publics. Les ouvrages faits par les gens de guerre ont toujours été les plus solides, et il existe encore en France des chemins construits par César lors de la conquête des Gaules.

    « Votre Majesté pourrait également faire travailler ses soldats pendant la paix. Cent mille hommes employés pendant un mois, à deux reprises différentes dans l’année, quinze jours au printemps, quinze jours en automne, achèveraient plus d’ouvrages que toutes les paroisses du royaume. Par cet arrangement, les chemins se trouveraient toujours en bon état, et le doublement de la paye tiendrait lieu d’indemnité pour ce nouveau travail. Cent mille hommes font 25,000 fr. par jour ; pour un mois, ce serait 750,000 liv., et en y ajoutant la même somme pour les voitures à charrois, la totalité ferait un objet de 1,500,000 liv. Le corps du génie pourrait remplacer l’école des ponts et chaussées, et les fonds actuellement destinés à cette école et à ces travaux se trouveraient suffisants sans aucune taxe nouvelle. Les soldats y trouveraient un bénéfice, et les vues de bienfaisance de Votre Majesté seraient entièrement remplies.

    « Voilà, sire, les réflexions que l’amour du bien public nous a suggérées : puissent-elles être agréées de Votre Majesté ! En lui fournissant le moyen d’épargner un impôt à ses sujets, nous croyons donner à Votre Majesté une nouvelle preuve de notre amour et de notre respect. Si elle pouvait douter des sentiments qui nous animent, et que nous partageons avec tout son parlement, Votre Majesté peut s’assurer par elle-même des véritables motifs qui ont dirigé les démarches d’un corps si attaché à son souverain.

    « Jusqu’à présent, sire, les rois, vos augustes prédécesseurs, n’ont déployé leur puissance souveraine que pour faire usage de la plénitude du pouvoir absolu. La bouche des magistrats a toujours été muette, et leur esprit, accablé sous le poids de l’autorité, n’osait, même au pied du trône, réclamer l’usage de la liberté, qui doit être le partage des fonctions de la magistrature. Votre Majesté veut-elle connaître ses véritables intérêts ? veut-elle assurer le bonheur de ses peuples ? Si les magistrats les plus fidèles pouvaient être suspects dans leurs motifs ou dans leurs intentions, Votre Majesté, en ce moment, est entourée de ses augustes frères, des princes de la famille royale, des pairs de France, des ministres de son Conseil, des plus nobles personnages du royaume : qu’elle daigne les consulter. Voilà le véritable conseil des rois ; voilà l’élite de la nation ; c’est par leur bouche qu’elle parlera : vous connaîtrez, sire, par l’expression de leurs sentiments, et ce qu’il y a de plus analogue à la constitution de l’État, et ce qu’il y a de plus utile pour le bien général de vos sujets. Ils sont tous animés du même esprit ; la vérité ne craindra point de se montrer au milieu de l’appareil éclatant qui environne Votre Majesté ; l’expérience prêtera son appui à la bonté de votre âme, et quand la postérité ira consulter les annales de la monarchie, elle y verra sans doute avec étonnement qu’un jeune prince, au milieu même de l’acte le plus imposant de la majesté royale, n’a pas voulu s’en rapporter à ses seules lumières, et qu’il n’a pas dédaigné de recevoir publiquement l’avis de tous ceux qui, jusque-là, n’avaient été que les témoins de l’exercice de sa puissance. Un trait aussi glorieux suffira seul pour immortaliser Votre Majesté, et les fastes de la justice en déposeront à tous les siècles à venir. Puissent nos vœux se réaliser, et, pleins de respect et de confiance, nous nous en rapporterons à ce que la sagesse de Votre Majesté voudra bien ordonner. »

    Ensuite M. le garde des sceaux, monté vers le roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, à MM. les princes du sang, à MM. les pairs laïques, à MM. les grand-écuyer et grand-chambellan ; est revenu passer devant le roi, lui a fait une profonde révérence, a pris l’avis de MM. les pairs ecclésiastiques et maréchaux de France, des capitaines des gardes du corps, du capitaine des cent-suisses de la garde ; puis descendant dans le parquet, à MM. les présidents de la cour, aux conseillers d’État et maîtres des requêtes venus avec lui, aux secrétaires d’État, aux présidents aux enquêtes et requêtes, et aux conseillers de la Cour ; est remonté vers le roi, s’est agenouillé, descendu et remis à sa place, assis et couvert, a prononcé :

    « Le roi, étant en son lit de justice, a ordonné et ordonne que l’édit qui vient d’être lu sera enregistré au greffe de son parlement, et que sur le repli d’icelui il soit mis que lecture en a été faite et l’enregistrement ordonné, oui son procureur-général, pour être le contenu en icelui exécuté selon sa forme et teneur ; et copies collationnées envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être pareillement lu, publié et registré ; enjoint aux substituts du procureur-général d’y tenir la main, et d’en certifier la Cour dans le mois.

    « Pour la plus prompte expédition de ce qui vient d’être ordonné, le roi veut que, par le greffier en chef de son parlement, il soit mis présentement sur le repli de l’édit qui vient d’être publié, ce que Sa Majesté a ordonné qui y fût mis. »

    Ce qui a été exécuté à l’instant.

    M. le garde des sceaux étant ensuite monté vers le roi pour prendre ses ordres, agenouillé à ses pieds, descendu, remis en sa place, assis et couvert, a dit :

    « Messieurs, par les lettres-patentes du 2 novembre 1774, le roi s’étant réservé de situer sur les règlements concernant la police des grains dans la ville de Paris, Sa Majesté juge à propos de donner à cet effet une déclaration dont elle ordonne que lecture soit faite par le greffier en chef de son parlement, les portes ouvertes. »

    Me Paul-Charles Cardin le Bret, greffier en chef, s’étant approché de M. le garde des sceaux pour prendre de ses mains la déclaration, remis en sa place, debout et découvert, il en a fait lecture.

    Après quoi M. le garde des sceaux a dit aux gens du roi qu’ils pouvaient parler.

    Aussitôt ils se sont mis à genoux. M. le garde des sceaux ayant dit : « Le roi ordonne que vous vous leviez ».

    Ils se sont levés, et restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, ont dit :

    « Sire, l’approvisionnement de votre bonne ville de Paris a toujours été un objet d’attention pour le gouvernement. Les règlements qui ont été faits à ce sujet n’ont eu d’autre motif que d’assurer l’abondance des denrées, et l’abondance entretient nécessairement la tranquillité publique.

    « Les précautions que le ministère a cru devoir prendre pour étaler aux yeux du peuple une subsistance certaine, ces précautions, loin de nuire aux opérations du commerce, lui procurent des ressources par la facilité et la promptitude du débit que le cultivateur et le négociant trouvent chaque jour dans la consommation de cette grande ville. Ces règlements, que la nécessité seule a fait admettre, ont été utiles dans tous les temps, et malgré le défaut de liberté, la ville de Paris n’a éprouvé de disettes réelles que celles qui ont été occasionnées par les refus de la terre. La liberté, au contraire, depuis qu’elle est établie, a vu plus d’une époque où le pain a été porté au-dessus des facultés du pauvre et de l’indigent ; et, nous ne craignons pas de le déposer dans le sein paternel de Sa Majesté, c’est la cessation des règlements qui a toujours été l’occasion ou la cause des plus grands désordres.

    « Abandonner la subsistance de votre capitale aux spéculations des commerçants, c’est abandonner la certitude du présent pour un avenir incertain ; c’est s’exposer à manquer de nourriture pour les citoyens, car il faut que le peuple voie des provisions ; et que deviendrait cette multitude innombrable de journaliers, qui ne trouve ses aliments que dans le fruit du travail de leurs mains, si le défaut de denrées dans les marchés pouvait les alarmer sur la certitude de la subsistance du lendemain ? Quel effroi cette inquiétude seule n’est-elle pas capable de jeter dans les esprits ! quelle confusion si elle allait se réaliser ! Nous ne craignons point d’en offrir le tableau à un monarque dont nous connaissons la sensibilité, et nous nous faisons gloire d’alarmer votre tendresse pour les malheureux. Le bien public sera toujours l’objet de toutes nos démarches. Nous pouvons nous féliciter nous-mêmes de chercher en toutes occasions de concourir avec Votre Majesté à la félicité publique. Nos vœux et les remontrances respectueuses de votre parlement n’ont d’autres motifs que le bonheur du peuple, dont Votre Majesté est sans cesse occupée. C’est avec la douleur la plus amère que nous avons vu Votre Majesté répandre des nuages sur notre fidélité. Il semble que l’on a cherché à la rendre suspecte, et la réponse de Votre Majesté semble l’annoncer. Eh bien, sire, recevez le serment que nous venons réitérer au pied du trône, de ne consulter jamais que votre gloire et vos intérêts ; et c’est cette fidélité même que nous vous jurons de nouveau, qui nous force à requérir que, sur la déclaration dont la lecture vient d’être faite, et soit mis qu’elle a été lue et publiée, Votre Majesté séant en son lit de justice, et registrée au greffe de la cour pour être exécutée selon sa forme et teneur. »

    Ensuite M. le garde des sceaux, monté vers le roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, etc. (Le surplus n’est que la répétition de la formule finissant par ces mots : ce qui a été exécuté à l’instant. — Supra, p. 330.)

    Ensuite M. le garde des sceaux étant monté vers le roi, agenouillé à ses pieds pour prendre ses ordres, descendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

    « Messieurs, le roi a jugé à propos de donner un édit portant suppression des offices qui avaient été créés dans les halles, sur les quais et sur les ports de la ville de Paris. Sa Majesté ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son parlement, les portes ouvertes. »

    Me Paul-Charles Cardin le Bret, greffier en chef, s’étant approché de M. le garde des sceaux pour prendre de sa main l’édit, remis en sa place, debout et découvert, en a fait la lecture.

    Après quoi M. le garde des sceaux a dit aux gens du roi qu’ils pouvaient parler.

    Aussitôt les gens du roi se sont mis à genoux. M. le garde des sceaux ayant dit :

    « Le roi ordonne que vous vous leviez »,

    Ils se sont levés, debout et découverts ; Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, ont dit :

    « Sire, par l’édit dont nous venons d’entendre la lecture, Votre Majesté réalise la suppression de différents offices, qui avait été ordonnée en 1759. Les circonstances du temps avaient engagé votre auguste prédécesseur à rétablir les officiers supprimés dans la jouissance provisoire des droits attribués à ces différentes charges jusqu’au remboursement de leur finance. Ce remboursement devait s’effectuer dans une caisse créée à cet effet, où devait se verser le produit des droits de ces offices et le produit des droits rétablis. L’établissement de cette caisse devait avoir lieu en 1771 ; il fut retardé par une déclaration en 1768, et l’ouverture ne devait s’en faire, d’après cette loi nouvelle, qu’en l’année 1777. Les fonds qui avaient été destinés à ces remboursements étaient une sûreté que le feu roi accordait également et aux propriétaires de ces offices et à leurs créanciers, d’après la liquidation qui en avait été faite en 1760. Votre Majesté, en ce moment, dérange toute l’opération de son auguste prédécesseur : elle accorde le remboursement des offices supprimés, partie en argent, partie en contrats, et ne fixe autre chose, pour effectuer les remboursements projetés, que les droits mêmes attribués à ces offices, qui, par la suppression de plusieurs de ces droits, deviennent insuffisants pour acquitter même les intérêts de la finance. Ces droits eux-mêmes doivent cesser d’être perçus avant que les remboursements soient effectués, et néanmoins, par cette opération, Votre Majesté charge l’État d’une augmentation de 65 millions de dette, à quoi se monte la totalité de la finance des offices supprimés, suivant la liquidation faite en 1760.

    « Nous ne présentons ce calcul à Votre Majesté que pour intéresser sa bonté en faveur de ces officiers, qui, la plupart, jouissaient de ces offices à titre de patrimoine, et qui ne pourront peut-être se défaire que très-difficilement et avec perle des contrats que Votre Majesté va leur donner en payement. Ces considérations ne peuvent que déterminer Votre Majesté à leur assurer de plus en plus le montant de leur créance. Mais pour donner à Votre Majesté une nouvelle preuve de notre obéissance et de notre fidélité, nous requérons que sur l’édit dont la lecture vient d’être faite, il soit mis qu’il a été lu et publié, Votre Majesté séant en son lit de justice, et registre au greffe de la cour pour être exécuté selon sa forme et teneur. »

    M. le garde des sceaux, monté vers le roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, etc. [Voyez l’observation de la page précédente.]……

    M. le garde des sceaux, étant ensuite remonté vers le roi pour prendre ses ordres le genou en terre, descendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

    « Messieurs, par les motifs que le roi m’a ordonné de vous expliquer, Sa Majesté s’est déterminée à donner un édit portant suppression des jurandes et des communautés de commerce, d’arts et métiers ; le roi ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son parlement, les portes ouvertes. »

    Me Paul-Charles Cardin le Bret, greffier en chef, s’étant approché de M. le garde des sceaux, a reçu de lui l’édit ; revenu à sa place, debout et découvert, en a fait la lecture.

    Ensuite M. le garde des sceaux a dit aux gens du roi qu’ils pouvaient parler.

    Aussitôt les gens du roi s’étant mis à genoux, M. le garde des sceaux leur a dit : « Le roi ordonne que vous vous leviez. »

    Eux levés, restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Séguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, ont dit :

    « Sire, le bonheur de vos peuples est encore le motif qui engage en ce moment Votre Majesté à déployer la puissance royale dans toute son étendue ; mais puisqu’il nous est permis de nous expliquer sur une loi destructive de toutes les lois de vos augustes prédécesseurs, là bonté même de Votre Majesté nous autorise à lui présenter avec confiance les réflexions que le ministère qui nous est confié nous oblige de mettre sous ses yeux, et nous ne craindrons point d’examiner, au pied du trône d’un roi bienfaisant, si son intention sera remplie et si ses peuples en seront plus heureux.

    « La liberté est sans doute le principe de toutes les actions ; elle est l’âme de tous les états ; elle est principalement la vie et le premier mobile du commerce. Mais, sire, par cette expression si commune aujourd’hui, et qu’on a fait retentir d’une extrémité du royaume à l’autre, il ne faut point entendre une liberté indéfinie, qui ne connaît d’autres lois que ses caprices, qui n’admet d’autres règles que celles qu’elle se fait à elle-même. Ce genre de liberté n’est autre chose qu’une véritable indépendance ; cette liberté se changerait bientôt en licence ; ce serait ouvrir la porte à tous les abus, et ce principe de richesse deviendrait un principe de destruction, une source de désordre, une occasion de fraude et de rapines dont la suite inévitable serait l’anéantissement total des arts et des artistes, de la confiance et du commerce.

    « Il n’y a, sire, dans un état policé, de liberté réelle, il ne peut y en avoir d’autre que celle qui existe sous l’autorité de la loi. Les entraves salutaires qu’elle impose ne sont point un obstacle à l’usage qu’on en peut faire ; c’est une prévoyance contre tous les abus que l’indépendance traîne à sa suite. Les extrêmes se touchent de près ; la perfection n’est qu’un point dans l’ordre physique, au delà duquel le mieux, s’il peut exister, est souvent un mal, parce qu’il affaiblit ou qu’il anéantit ce qui était bon dans son origine.

    « Pour s’en convaincre, il ne faut que jeter un coup d’œil sur l’érection même des communautés.

    « Avant le règne de Louis IX, les prévôts de Paris réunissaient, aux fonctions de la magistrature, la recette des deniers publics. Les malheurs du temps avaient forcé, en quelque façon, à mettre en ferme le produit de la justice et la recette des droits royaux. Sous l’avide administration des prévôts, fermiers, tout était, pour ainsi dire, au pillage dans la ville de Paris, et la confusion régnait dans toutes les classes des citoyens. Louis IX se proposa de faire cesser le désordre, et sa prudence ne lui suggéra d’autres moyens que de former, de toutes les provinces, autant de communautés distinctes et séparées qui pussent être dirigées au gré de l’administration. Ce remède, qui est l’origine des corporations actuelles, réussit au delà de toute espérance. Le même principe a dirigé les vues du gouvernement sur toutes les autres parties du corps de l’État, et c’est d’après ce premier plan qu’il obtint le bon ordre. Tous vos sujets, sire, sont divisés en autant de corps différents qu’il y a d’états différents dans le royaume. Le clergé, la noblesse, les cours souveraines, les tribunaux inférieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les universités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce, tout présente, et dans toutes les parties de l’État, des corps existants qu’on peut regarder comme les anneaux d’une grande chaîne, dont le premier est dans la main de Votre Majesté, comme chef et souverain administrateur de tout ce qui constitue le corps de la nation.

    « La seule idée de détruire cette chaîne précieuse devrait être effrayante. Les communautés de marchands et artisans font une portion de ce tout inséparable qui contribue à la police générale du royaume : elles sont devenues nécessaires, et pour nous renfermer dans ce seul objet, la loi, sire, a érigé des corps de communautés, a créé des jurandes, a établi des règlements, parce que l’indépendance est un vice dans la constitution politique, parce que l’homme est toujours tenté d’abuser de la liberté. Elle a voulu prévenir les fraudes en tout genre et remédier à tous les abus. La loi veille également sur l’intérêt de celui qui vend et sur l’intérêt de celui qui achète ; elle entretient une confiance réciproque entre l’un et l’autre ; c’est, pour ainsi dire, sur le sceau de la foi publique que le commerçant étale sa marchandise aux yeux de l’acquéreur, et que l’acquéreur la reçoit avec sécurité des mains du commerçant.

    « Les communautés peuvent être considérées comme autant de petites républiques, uniquement occupées de l’intérêt général de tous les membres qui les composent, et s’il est vrai que l’intérêt général se forme de la réunion des intérêts de chaque individu en particulier, il est également vrai que chaque membre, en travaillant à son utilité personnelle, travaille nécessairement, même sans le vouloir, à l’utilité véritable de toute la communauté. Relâcher les ressorts qui font mouvoir cette multitude de corps différents, anéantir les jurandes, abolir les règlements, en un mot, désunir les membres de toutes les communautés, c’est détruire les ressources de toute espèce que le commerce lui-même doit désirer pour sa propre conservation. Chaque fabricant, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé, dépendant de lui seul, et libre de donner dans tous les écarts d’une imagination souvent déréglée ; toute subordination sera détruite ; il n’y aura plus ni poids ni mesure ; la soif du gain animera tous les ateliers, et comme l’honnêteté n’est pas toujours la voie la plus sûre pour arriver à la fortune, le public entier, les nationaux comme les étrangers, seront toujours la dupe des moyens secrets préparés avec art pour les aveugler et les séduire. Et ne croyez pas, sire, que notre ministère, toujours occupé du bien public, se livre en ce moment à de vaines terreurs ; les motifs les plus puissants déterminent notre réclamation, et Votre Majesté serait en droit de nous accuser un jour de prévarication si nous cherchions à les dissimuler. Le principal motif est l’intérêt du commerce en général, non-seulement dans la capitale, mais encore dans tout le royaume ; non-seulement dans la France, mais dans toute l’Europe ; disons mieux, dans le monde entier.

    « Le but qu’on a proposé à Votre Majesté est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gênes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, sire, avancer à Votre Majesté la proposition diamétralement contraire ; ce sont ces gênes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France C’est peu d’avancer cette proposition, nous devons la démontrer. Si l’érection de chaque métier en corps de communauté, si la création des maîtrises, l’établissement des jurandes, la gêne des règlements et l’inspection des magistrats sont autant de vices secrets qui s’opposent à la propagation du commerce, qui en resserrent toutes les branches et l’arrêtent dans ses spéculations, pourquoi le commerce de la France a-t-il toujours été si florissant ? pourquoi les nations étrangères sont-elles si jalouses de sa rapidité ? pourquoi, malgré cette jalousie, sont-elles si curieuses des ouvrages fabriqués dans le royaume ? La raison de cette préférence est sensible : nos marchandises l’ont toujours emporté sur les marchandises étrangères : tout ce qui se fabrique, surtout à Lyon et à Paris, est recherché dans l’Europe entière, pour le goût, pour la beauté, pour la finesse, pour la solidité, la correction du dessin, le fini de l’exécution, la sûreté dans les matières ; tout s’y trouve réuni, et nos arts, portés au plus haut degré de perfection, enrichissent votre capitale, dont le monde entier est devenu tributaire.

    « D’après cette vérité de fait, n’est-il pas sensible que les communautés d’arts et métiers, loin d’être nuisibles au commerce, en sont plutôt l’âme et le soutien, puisqu’elles nous assurent la préférence sur les fabriques étrangères, qui cherchent à les copier sans pouvoir les imiter ?

    « La liberté indéfinie fera bientôt évanouir cette perfection, qui est seule la cause de la préférence que nous avons obtenue ; cette foule d’artistes et d’artisans de toutes professions, dont le commerce va se trouver surchargé, loin d’augmenter nos richesses, diminuera peut-être tout à coup le tribut des deux mondes. Les nations étrangères, trompées par leurs commissionnaires, qui l’auront été eux-mêmes par les fabricants en recevant des marchandises achetées dans la capitale, n’y trouveront plus cette perfection qui fait l’objet de leurs recherches ; elles se dégoûteront de faire transporter à grand risque et grands frais des ouvrages semblables à ceux qu’elles trouveront dans le sein de leur patrie.

    « Le commerce deviendra languissant ; il retombera dans l’inertie dont Colbert, ce ministre si sage, si laborieux, si prévoyant, a eu tant de peine à le faire sortir, et la France perdra une source de richesses que ses rivaux cherchent depuis longtemps à détourner. Ils n’y réussissent que trop souvent, et déjà plus d’une fois nos voisins se sont enrichis de nos pertes. Le mal ne peut qu’augmenter encore ; les meilleurs ouvriers, fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, ne tarderont pas à s’éloigner de la capitale, et l’espoir d’une fortune rapide dans les pays étrangers, où ils n’auront point de concurrents, les engagera peut-être à y transporter nos arts et leur industrie.

    « Ces émigrations, déjà trop fréquentes, deviendront encore plus communes à cause de la multiplicité des artistes, et l’effet le plus sûr d’une liberté indéfinie sera de confondre tous les talents et de les anéantir par la médiocrité du salaire, que l’affluence des marchandises doit sensiblement diminuer. Non-seulement le commerce en général fera une perte irréparable, mais tous les corps en particulier éprouveront une secousse qui les anéantira tout à fait. Les maîtres actuels ne pourront plus continuer leur négoce, et ceux qui viendront à embrasser la même profession ne trouveront pas de quoi subsister ; le bénéfice, trop partagé, empêchera les uns et les autres de se soutenir ; la diminution du gain occasionnera une multitude de faillites. Le fabricant n’osera plus se fier à celui qui vend en détail. La circulation une fois interceptée, une crainte aussi légitime qu’habituelle arrêtera toutes les opérations du crédit ; et ce défaut de sûreté énervera peu à peu, et finira par détruire toute l’activité du commerce, qui ne s’étend et ne se multiplie que par la confiance la plus aveugle.

    « Ce n’est point assez d’avoir fait envisager à Votre Majesté la désertion des meilleurs ouvriers comme un malheur peut-être inévitable ; elle doit encore considérer que la loi nouvelle portera un coup funeste à l’agriculture dans tout son royaume. La facilité de se soutenir aujourd’hui dans les grandes villes avec le plus petit commerce fera déserter les campagnes, et les travaux laborieux de la culture des terres paraîtront une servitude intolérable en comparaison de l’oisiveté que le luxe entretient dans les cités. Cette surabondance de consommateurs fera bientôt renchérir les denrées, et, par une conséquence encore plus effrayante, toute police sera détruite sans qu’on puisse même espérer de la rétablir que par les moyens les plus violents. Le ombre immense de journaliers et d’artisans que les grandes villes et que la capitale surtout renfermera dans son sein, doit faire craindre pour la tranquillité publique. Dès que l’esprit de subordination sera perdu, l’amour de l’indépendance va germer dans tous les cœurs. Tout ouvrier voudra travailler pour son compte ; les maîtres actuels verront leurs boutiques et leurs magasins abandonnés ; le défaut d’ouvrage et la disette, qui en sera la suite, ameutera cette foule de compagnons échappés des ateliers où ils trouvaient leurs subsistances, et la multitude, que rien ne pourra contenir, causera les plus grands désordres.

    « Nous craignons, sire, de charger le tableau, et nous nous arrêtons pour ne point alarmer le cœur sensible de Votre Majesté ; mais, en même temps, nous croirions manquer à notre devoir si nous ne protestions pas ici d’avance contre les maux publics dont la loi nouvelle sera infailliblement une source trop funeste.

    « Quelle force n’ajouterions-nous pas à ces considérations s’il nous était permis de représenter à Votre Majesté qu’on lui fait adopter, sans le savoir, l’injustice la plus criante ! Qui osera néanmoins l’exposer à Vos yeux si notre ministère craint de se compromettre, et se refuse aux intérêts de la vérité ?

    « Cette injustice est bien éloignée du cœur de Votre Majesté, mais elle n’en résulte pas moins de la lésion énorme dont tous les marchands de son royaume vont avoir à se plaindre. Donner à tous vos sujets indistinctement la faculté de tenir magasins et d’ouvrir boutique, c’est violer la propriété des maîtres qui composent les communautés. La maîtrise, en effet, est une propriété réelle qu’ils ont achetée, et dont ils jouis sent sur la foi des règlements ; ils vont la perdre, cette propriété, du moment qu’ils partageront le même privilège avec tous ceux qui voudront entreprendre le même trafic sans en avoir acquis le droit aux dépens d’une partie de leur patrimoine ou de leur fortune ; et cependant le prix d’une grande portion de ces maîtrises, telles que celles qui ont été créées en différents temps, et en dernier lieu en 1767, ce prix, disons-nous, a été porté directement dans le trésor royal ; et si l’autre portion a été versée dans la caisse des communautés, elle a été employée à rembourser les emprunts qu’elles ont été obligées de faire pour les besoins de l’État : cette ressource, dont on a peut-être fait un usage trop fréquent, mais toujours utile dans des circonstances urgentes, sera fermée désormais à Votre Majesté, et les revenus publics en souffriront eux-mêmes une diminution très-considérable ; car, d’un côté, les riches marchands, après avoir souffert un préjudice considérable dans leur trafic par l’augmentation de ceux qui s’adonneront au même commerce, ne seront plus en état de payer la même capitation, et d’un autre côté, la plus grande partie de ceux qui viendront partager leur bénéfice ne seront point en état d’acquitter la capitation, dont il faudra décharger les anciens maîtres en raison de la diminution de leur commerce.

    « Nous ne parlons point à Votre Majesté ni de la difficulté du recouvrement de cette même capitation, ni de la surcharge des dettes de l’État, par l’obligation que Votre Majesté contracte d’acquitter les dettes de toutes les communautés. Les inconvénients en tout genre que nous avons eu l’honneur de présenter à vos yeux détermineront sans doute Votre Majesté à prendre une nouvelle résolution plus favorable au commerce et aux différents corps qui l’exercent depuis si longtemps et avec tant de succès.

    « Ce n’est pas, sire, que nous cherchions à nous cacher à nous-mêmes qu’il y a des défauts dans la manière dont les communautés existent aujourd’hui ; il n’est point d’institution, point de compagnie, point de corps, en un mot, dans lesquels il ne se soit glissé quelques abus. Si leur anéantissement était le seul remède, il n’est rien de ce que la prudence humaine a établi qu’on ne dût anéantir, et l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties.

    « Mais, sire, Votre Majesté elle-même ne doit pas l’ignorer, il y a une distance immense entre détruire les abus et détruire les corps où ces abus peuvent exister. Les communautés d’arts et métiers, qu’on a engagé Votre Majesté à supprimer, en sont un exemple frappant. Elles ont été établies comme un remède à de très-grands abus ; on leur reproche aujourd’hui d’être devenues la source de plusieurs abus d’un autre genre ; elles en conviennent, et la sincérité de cet aveu doit porter Votre Majesté à les réformer, et non à les détruire.

    « Il serait utile, il est même indispensable d’en diminuer le nombre. Il en est dont l’objet est si médiocre que la liberté la plus entière y devient en quelque sorte de nécessité. Qu’est-il nécessaire, par exemple, que les bouquetières fassent un corps assujetti à des règlements ? Qu’est-il besoin de statuts pour vendre des fleurs et en former un bouquet ? La liberté ne doit-elle pas être l’essence de cette profession ? Où serait le mal quand on supprimerait les fruitières ? Ne doit-il pas être libre à toute personne de vendre les denrées de toute espèce qui ont toujours formé le premier aliment de l’humanité ?

    « Il en est d’autres qu’on pourrait réunir, comme les tailleurs et les fripiers ; les menuisiers et les ébénistes ; les selliers et les charrons ; les traiteurs et les rôtisseurs ; les boulangers et les pâtissiers ; en un mot, tous les arts et métiers qui ont une analogie entre eux, ou dont les ouvrages ne sont parfaits qu’après avoir passé par les mains de plusieurs ouvriers.

    « Il en est enfin où l’on devrait admettre les femmes à la maîtrise, telles que les brodeuses, les marchandes de modes, les coiffeuses ; ce serait préparer un asile à la vertu, que le besoin conduit souvent au désordre et au libertinage. En diminuant ainsi le nombre des corps, Votre Majesté assurerait un état solide à tous ses sujets, et ce serait un moyen sûr et certain de leur ôter à tous mille prétextes de se ruiner en frais, et de les multiplier avec un acharnement que l’intérêt seul peut entretenir ; et si, après l’acquittement des dettes des communautés, Votre Majesté supprimait tous les frais de réception généralement quelconques, à l’exception du droit royal, qui à toujours subsisté, cette liberté, objet des vœux de Votre Majesté, s’établirait d’elle-même, et les talents ne seraient plus exposés à se plaindre des rigueurs de la fortune.

    « Ces motifs, sans doute, feront impression sur le cœur paternel de Votre Majesté. Jusqu’à présent, nous n’avons parlé qu’au père du peuple ; il est un dernier motif que nous devons présenter au monarque. Ce motif est si puissant, que notre zèle pour le bien public (car Votre Majesté voudra bien être persuadée qu’il est plus d’un magistrat dans son royaume qui s’occupe du bonheur commun), notre amour et notre respect pour votre personne sacrée, ne nous permettent pas de le passer sous silence : c’est la manière dont on a voulu faire envisager à Votre Majesté les statuts et règlements des différents corps d’arts et métiers de son royaume. Dans l’édit qui vient d’être lu dans cette auguste séance, on présente ces statuts, ces règlements comme bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs ; il ne leur manquait, pour exciter l’indignation publique, que d’être connus. Cependant, sire, la plupart sont confirmés par des lettres-patentes des rois vos augustes prédécesseurs ; ils sont l’ouvrage de ceux qui s’y sont volontairement assujettis ; ils sont le fruit de l’expérience ; ce sont autant de digues élevées pour arrêter la fraude et prévenir la mauvaise foi. Les arts et métiers eux-mêmes n’existent que par les précautions salutaires que ces règlements ont introduites ; enfin, ce sont vos ancêtres, sire, qui ont forcé ces différents corps à se réunir en communautés ; ces érections ont été faites, non pas sur la demande des marchands, des artisans, des ouvriers, mais sur les supplications des habitants des villes que les arts ont enrichis : c’est Henri IV lui-même, ce roi qui sera toujours les délices des Français, ce roi qui n’était occupé que du bonheur de son peuple, ce roi que Votre Majesté a pris pour modèle ; oui, sire, c’est cette idole de la France, qui, sur l’avis des princes de son sang, des gens de son conseil d’État, des plus notables personnages et de ses principaux officiers, assemblés dans la ville de Rouen pour le bien de son royaume, a ordonné que chaque état serait divisé et classé sous l’inspection des jurés choisis par les membres de chaque communauté, et assujetti aux règlements particuliers à chaque corps de métier différent. Henri IV s’est déterminé à cette loi générale, non pas comme ses prédécesseurs, qui ne cherchaient qu’un secours momentané dans cette création, mais pour prévenir les effets de l’ignorance et de l’incapacité, pour arrêter les désordres, pour assurer la perception de ses droits et en faire usage à l’avenir suivant les circonstances : d’où il résulte que c’est le bien public qui a nécessité l’érection des maîtrises et des jurandes ; que c’est la nation elle-même qui a sollicité ces lois salutaires ; que Henri IV ne s’est rendu qu’au vœu général de son peuple ; et nous ne pouvons répéter sans une espèce de frémissement, qu’on a voulu faire envisager la sagesse de ce monarque, si bon et si chéri, comme ayant autorisé des lois bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs, et que cette assertion se trouvera dans une loi publique émanée de Votre Majesté.

    « Colbert pensait bien autrement. Ce Colbert, qui a changé la face de toute la France, qui a ranimé tout le commerce, qui l’a créé, pour ainsi dire, et lui a assuré la prépondérance sur toutes les autres nations ; Colbert, qui ne connaissait que la gloire et l’intérêt de son maître, qui n’avait d’autre vue que la grandeur et la puissance du peuple français ; ce génie créateur, qui ranima également l’agriculture et les arts ; ce ministre, enfin, fait pour servir, en cette partie, de modèle à tous ceux qui le suivront, fit ordonner que toutes personnes faisant trafic ou commerce en la ville de Paris seraient et demeureraient pour l’avenir érigées en corps de maîtrises et de jurandes.

    « Jamais prince n’a été plus chéri que Henri IV ; jamais la France n’a été plus florissante que sous Louis XIV ; jamais le commerce n’a été plus étendu, plus profitable que sous l’administration de Colbert ; c’est néanmoins l’ouvrage de Henri IV et de Louis XIV, de Sully et de Colbert, qu’on vous propose d’anéantir.

    « Voilà, sire, les réflexions que le zèle le plus pur dicte au ministère chargé de la conservation des lois de votre royaume. La confiance dont Votre Majesté nous honore nous à enhardis à lui représenter tous les inconvénients qui peuvent résulter d’une subversion totale dans toutes les parties du commerce, et nous ne doutons pas que, si Votre Majesté daigne peser l’importance des motifs que nous venons d’avoir l’honneur de lui exposer, elle ne se détermine à faire examiner de nouveau la loi qu’elle se propose de faire enregistrer. Au lieu d’anéantir les communautés dans tout son royaume, elle se contentera de déraciner les abus qu’on peut justement leur reprocher, et la même autorité qui allait les détruire donnera une nouvelle existence à des corps analogues à la constitution de l’État, et qu’il est facile de rendre encore plus utiles au bien général de la nation. Animés de cet espoir si flatteur, nous ne pouvons en ce moment que nous en rapporter à ce que la sagesse et la bienfaisance de Votre Majesté voudra ordonner. »

    Ensuite M. le garde des sceaux, monté vers le roi pour prendre ses ordres, ayant mis un genou en terre, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, etc. [Voyez l’observation de la page 331.]……

    M. le garde des sceaux, monté vers le roi, agenouillé à ses pieds pour prendre ses ordres, redescendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

    « Messieurs, le roi a donné des lettres patentes portant modération du droit sur les suifs. Sa Majesté ordonne que lecture en soit faite par le greffier en chef de son parlement, les portes ouvertes. »

    Me Paul-Charles Cardin le Bret, greffier en chef, s’étant avancé jusqu’à la place de M. le garde des sceaux, à reçu de lui les lettres-patentes ; revenu à sa place, debout et découvert, en a fait lecture.

    Ensuite M. le garde des sceaux a dit aux gens du roi qu’ils pouvaient parler.

    Aussitôt les gens du roi se sont mis à genoux.

    M. le garde des sceaux leur a dit que le roi ordonnait qu’ils se levassent. Ils se sont levés, et debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, ont dit :

    « Sire, Votre Majesté accorde un nouveau soulagement à son peuple par la suppression des droits énoncés dans les lettres-patentes dont nous venons d’entendre la lecture ; votre parlement se serait porté à les enregistrer de lui-même, si elles n’avaient supposé l’anéantissement d’une communauté qu’il espérait que vous voudriez bien conserver avec tous les autres corps d’arts et métiers de votre royaume. Votre Majesté persiste dans sa volonté, nous ne pouvons nous dispenser de requérir qu’il soit mis au bas des lettres-patentes dont la lecture a été faite, qu’elles ont été lues et publiées par Votre Majesté, séant en son lit de justice, et registrées au greffe de la cour pour être exécutées selon leur forme et teneur. »

    M. le garde des sceaux, monté vers le roi pour prendre ses ordres, ayant mis un genou en terre, à été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, etc. [Voyez l’observation de la page 331.]……

    Ensuite le roi a dit :

    « Vous venez d’entendre les édits que mon amour pour mes sujets m’a engagé à rendre ; j’entends qu’on s’y conforme.

    « Mon intention n’est point de confondre les conditions ; je ne veux régner que par la justice et les lois.

    « Si l’expérience fait reconnaître des inconvénients dans quelques-unes des dispositions que ces édits contiennent, j’aurai soin d’y remédier. »

    Après quoi le roi s’est levé, et est sorti dans le même ordre qu’il était entré.

    M. le garde des sceaux a suivi le roi, et, quelque temps après, la compagnie est sortie dans le même ordre qu’elle était entrée, et descendue dans la cour des princes. MM.  les présidents sont entrés dans la salle des ambassadeurs où ils ont quitté leurs manteaux, ainsi que le greffier en chef son épitoge ; et la compagnie est montée en carrosse et revenue à Paris en corps de cour, escortée de la robe courte, comme elle l’avait été en venant ; les brigades de maréchaussée étaient placées aux mêmes endroits de la route, et lui ont rendu les mêmes honneurs ; la robe courte a accompagné M. le premier président jusque dans la cour de son hôtel.

  27. Elle l’est, par l’article V, au 1er octobre 1778.
  28. Cet édit fut enregistré sans difficulté aux Parlements de Toulouse et de Dauphiné, et au Conseil souverain de Roussillon.

    Il ne l’était pas encore aux Parlements de Bordeaux et de Provence quand M. Turgot fut disgracié.

    Et quoique le roi y affichât une grande et juste importance, il ne le fut à celui de Bordeaux que par une sorte de transaction, avec quelques restrictions et modifications. (Note de Dupont de Nemours.)