Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettre-circulaire aux officiers municipaux concernant la composition des rôles de la taille dans les villes

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LETTRE CIRCULAIRE AUX OFFICIERS MUNICIPAUX
CONCERNANT
LA CONFECTION DES RÔLES DE LA TAILLE DANS LES VILLES[1].


Limoges, le 31 août 1762.

Après avoir pris, messieurs, toutes les précautions qui m’ont paru les plus efficaces pour assurer l’exactitude et la justice de la répartition des impositions que doivent supporter les taillables de la campagne, en envoyant dans toutes les paroisses des commissaires chargés de vérifier les rôles, je crois devoir porter également mon attention sur la répartition des impositions auxquelles sont assujettis les habitants des villes. La multitude des plaintes que j’ai reçues me persuade qu’il s’y est glissé beaucoup d’abus, qui peut-être seront très-difficiles à réformer. Ces abus prennent leur source dans la nature de l’imposition, qui ne peut être répartie que d’une manière arbitraire, sujette par conséquent à l’incertitude et à la faveur. Mais, plus ces inconvénients semblent naturellement attachés à la nature même de l’imposition, plus il faut redoubler de soins et de précautions pour les éviter, et pour se mettre en état de rendre raison, autant qu’il est possible, à chaque contribuable, de sa cote.

Il est évident que le premier pas à faire pour asseoir exactement l’imposition est de connaître tous les contribuables, et de s’en procurer un état complet. Il doit arriver journellement tant de changements dans une grande ville, que, si ces états ne sont pas refaits, ou du moins vérifiés chaque année, ils ne peuvent manquer de devenir bientôt inutiles. Les omissions doivent se multiplier dans les rôles, et les particuliers dont la fortune est diminuée doivent continuer à payer les mêmes impositions. Je souhaite que les rôles des villes considérables de la généralité ne soient pas dans le cas de donner lieu à de pareils reproches.

Quelque connaissance que vous ayez, messieurs, des noms et des facultés des habitants de votre ville, et quelque peine que vous preniez, il me paraîtra toujours impossible qu’un petit nombre de per sonnes puissent, dans une ville un peu grande, savoir exactement les noms et les facultés de tous les contribuables, et les variations que les événements y apportent tous les ans.

Je pense donc que le meilleur moyen d’acquérir toutes les connaissances nécessaires pour appuyer désormais la répartition sur une base solide, est de partager le travail entre un grand nombre de personnes, dont chacune ne soit chargée que d’un certain canton. Le corps de ville, par exemple, pourrait nommer deux bourgeois pour vérifier chaque île de maisons.

Le premier travail de ces deux commissaires serait de reconnaître chaque maison, et de les noter toutes l’une après l’autre sur un registre, par ordre de numéros, en faisant le tour de l’île. Comme les constructions nouvelles sont peu fréquentes, ce dénombrement des maisons aurait rarement besoin de réforme, et il pourrait pendant plusieurs années servir de guide pour les vérifications.

Je crois qu’il conviendrait de destiner à chaque maison un carré de papier, en tête duquel serait le numéro de la maison.

La première colonne contiendrait le nom du propriétaire, avec l’espace nécessaire pour y établir les changements successifs.

Dans la seconde colonne on écrirait les noms et surnoms de ceux qui occupent actuellement ou la maison entière, ou ses différentes parties ; le nom même du propriétaire y serait répété, lorsqu’il occuperait lui-même sa maison.

L’on marquerait avec soin, dans cette même colonne, la profession de chaque locataire, s’il est veuf ou marié, le nombre de ses enfants et de ses domestiques ; et, si c’est un marchand ou un artisan, le nombre de compagnons logeant chez lui.

Les autres colonnes, tant sur le recto que sur le verso, serviraient pour établir les changements d’année en année ; au moyen de quoi le registre une fois formé pourrait durer un assez grand nombre d’années, au bout desquelles il serait facile de le renouveler. Je joins à cette lettre un modèle de la forme qui me paraît convenir à ces registres.

Si l’on nommait deux commissaires pour chaque île de maison, ils n’auraient certainement que bien peu de travail, et je pense que, quand les îles sont petites, on peut charger les mêmes commissaires d’en opérer de la même manière deux ou trois. Mais il faudrait toujours que le dénombrement de chaque île fût séparé, en sorte que dans chacune les maisons fussent comptées en commençant par le no 1.

Les dénombrements de toutes les îles réunies formeraient le dénombrement total de la ville, dans lequel, pour éviter la confusion, l’on désignerait chaque île par une lettre de l’alphabet, ou mieux encore par le nom du principal édifice. Ce dénombrement général comprenant tous les habitants sans exception, il suffirait d’en faire le relevé nom par nom pour former le canevas du rôle, dans lequel je pense qu’il faudrait, comme dans les rôles de la campagne, laisser subsister les noms des privilégiés pour mémoire seulement, et sans les assujettir à l’imposition.

Ce premier travail ne présenterait encore qu’une simple énumération des contribuables, sans aucune indication de leurs facultés, auxquelles cependant doit être proportionnée l’imposition. Il faudrait donc que les mêmes commissaires, qu’on aurait l’attention de choisir parmi les plus honnêtes gens et les plus intelligents de chaque canton, recueillissent tous les renseignements qu’ils pourraient se procurer sur la fortune de chacun des contribuables compris au dénombrement, sur leur industrie et leur commerce, sur les accidents ou dérangements qu’ils auraient pu essuyer, sur les charges de toute espèce qu’ils supporteraient.

Ces renseignements seraient inscrits sur un registre particulier d’observations, maison par maison, et, dans chaque maison, article par article, en suivant tous les noms des contribuables dans le même ordre dans lequel ils sont écrits au registre du dénombrement.

Le registre d’observations pourrait être écrit sur du papier plié en trois, dont deux colonnes resteraient en blanc, afin de laisser un très-grand espace pour placer les nouvelles connaissances qu’un examen plus approfondi pourra procurer, et les changements que les années subséquentes amèneront dans la fortune des mêmes personnes. Il serait aussi nécessaire de laisser pour chaque maison un espace blanc considérable dans la colonne même destinée à être remplie, pour y placer dans la suite les nouveaux articles occasionnés par les changements de locataires.

Avec ces précautions, le même registre pourra durer plusieurs années, ainsi que celui du dénombrement auquel il correspondra pour l’ordre ; et, d’après ces deux registres, rien ne sera plus aisé que de former un projet de répartition dans lequel l’équité sera 663

aussi exactement observée qu’il est possible, dans une forme d’imposition dont l’arbitraire est malheureusement inséparable.

L’espace de six semaines, qui reste encore d’ici au département, me paraît suffire pour remplir entièrement ce plan dans chaque ville, au moyen du petit nombre de maisons dont les commissaires seront chargés chacun en leur particulier. Je vous prie en conséquence de vouloir bien procéder incessamment aux choix des commissaires pour chaque canton de votre ville. Lorsqu’ils auront achevé leur opération, je me réserve de prendre les mesures qui me paraîtront les plus convenables pour faire, d’après les connaissances que leur travail aura procurées, la répartition la plus juste qu’il sera possible.

Je joins un modèle lictif du registre[2], et je suis très-parfaitement, etc.

fin de la lettre aux officiers municipaux.
  1. Voyez, plus haut, la Déclaration concernant la taille, et la Lettre circulaire aux commissaires des tailles, pages 486 et 493.
  2. Vojci ce modèle :
    ISLE. A. de M.                                                                                No