Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/I/4

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Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 83-98).
CHAPITRE IV


KLEIST[1]



À quelle époque Nietzsche a-t-il connu Kleist ? Dès le collège sans doute. Mais aucun esprit, dans la littérature allemande d’avant lui, n’a eu plus d’affinité profonde avec le sien. Non seulement Nietzsche le connaît. En réalité l’œuvre de Nietzsche prolonge celle de Kleist et l’absorbe tout entière, comme auparavant l’œuvre de Wagner lui avait paru redire en mieux la pensée kleistienne. Nietzsche et Kleist se ressemblent en tout, par le cœur, par la pensée et même par la destinée. « Il ne me procure que des souffrances, ce cœur éternellement agité, qui, pareil à une planète, incessamment dans son orbite balance de droite à gauche[2]. » Kleist gémissait ainsi sur son âme toujours mobile et si « étrangement tendue »[3] ; et c’est de la même tension et des mêmes brusques revirements de l’âme que souffrait Nietzsche, alors même qu’une pudeur stoïque l’empêchait de s’en plaindre. Il est facile aux médiocres d’appeler faiblesse une inquiétude, où il faut voir surtout le tourment d’une sensibilité plus vibrante et plus étendue. S’ils manquent d’énergie au premier moment, c’est que leur attention est sollicitée en plus d’un sens ; et il leur faut extraire d’une passion multiple un vouloir plus riche, dont la constance a dû être laborieusement construite. « On peut à tout objet, même futile en apparence, rattacher des pensées intéressantes ; et c’est là précisément le talent des poètes. Ils ne vivent pas plus que nous en Arcadie, mais ils savent découvrir ce qui est Arcadien, ou plus brièvement ce qui est intéressant même dans les plus vulgaires objets de notre entourage[4]. » Nietzsche ne parlera pas autrement de ce don de s’étonner, qui, pour Platon et Emerson, est le privilège des philosophes. Ainsi, la moindre variation du paysage modifie leur émotion et la qualité de leur perception des choses. « L’étroitesse des montagnes semble influencer le sentiment surtout. L’étendue des plaines agit davantage sur l’intelligence », dit Kleist dans sa jeunesse ; et il a soin de classer « ces impressions profondes que laisse aux cœurs tendres et impressionnables le spectacle de la création sublime »[5], Plus d’une fois il préférera les paysages voilés de cette brume, qui « fait attendre plus de choses qu’elle n’en cache » ; et l’éclairage de Claude Lorrain, si cher à Nietzsche, et qui, sous un « ciel pur, d’un bleu italique » et dans une atmosphère traversée d’arômes sucrés, baigne la vallée de l’Elbe encadrée d’une arabesque de collines[6].

Déjà pour Kleist « la solitude dans la libre nature était la pierre de touche de la conscience »[7], comme elle offrit à Nietzsche un refuge où il réconfortait et épurait sa pensée. Cette lutte d’une grande vocation qui a besoin du recueillement pour prendre conscience d’elle-même, mais qui n’arrive plus à franchir cette paroi du silence où elle a dû s’enfermer pour mûrir, Nietzsche, avant de la vivre, en a connu la douleur par l’exemple de son grand devancier. Comme lui, Kleist déjà souffrait de la société, parce qu’on n’y pouvait être « tout à fait vrai » et qu’il répugnait à « jouer un personnage », ou, comme le dira Nietzsche de lui-même, « à se masquer »[8]. Kleist seul avait parlé avec cette gravité de la mission mystérieuse qui l’attendait, invisible et obsédante au point d’absorber toutes ses forces, à toutes les minutes[9]. Cette mission rompait tous les liens entre lui et le monde ; elle le rendait dissemblable à tous les hommes ; et elle épaississait autour de lui la muraille de la solitude multipliée.

« Avec raison on peut se méfier de projets qui, entre tant d’hommes, n’en trouvent pas un qui les comprenne ou les approuve. Et pourtant il en va ainsi des miens ; on ne les comprend pas, cela n’est que trop certain… De ce qui remplit mon âme entière, je n’ai pas le droit de rien laisser soupçonner[10]. »

Nietzsche connaîtra un jour cette angoisse que nous donne une tâche secrète et terrible, dont la responsabilité est mise par le destin sur les épaules d’un seul.

« Il ne faut plus me juger à l’étiage du monde… Je porte dans ma poitrine une prescription intérieure, auprès de laquelle toutes les autres, venues du dehors, fussent-elles signées d’un roi, sont pour moi sans valeur[11]. »

Il n’est pas possible de dire plus clairement l’expérience que Kleist faisait ainsi après Hœlderlin : un grand esprit, dès qu’il prend conscience de lui-même, échappe aux morales reçues, et « transvalue toutes les valeurs ». Il ne peut demander conseil à personne et personne ne peut le renseigner sur le chemin que lui tracent « les conditions de sa nature physique et morale »[12]. Sa vocation créatrice le désigne au mépris et le voue à la solitude. Alors parfois un subit besoin de prosélytisme s’empare de lui. Kleist se cramponne désespérément à la tendresse de sa sœur Ulrique et cherche à lui imposer sa clairvoyance à force de sympathie : « Je voudrais être compris d’une âme unique au moins, quand toutes les autres me méconnaîtraient. » Il ne rougit ni de sa faiblesse[13] ni du pédantisme avec lequel il rédige pour sa fiancée Wilhelmine des règles de dressage moral et intellectuel. C’est qu’il la veut parfaitement ouverte à un enseignement qu’il sait difficile, et prête pour une vie commune, qu’il imagine comme une vivante harmonie : « Ausbilden nach meinem Sinn… Denn das ist nun einnal mein Bedürfniss. » Et il ajoute :

« Ah ! si tu savais combien la pensée de faire de toi un jour une âme parfaite, exalte en moi toutes les forces vitales ![14] »

Nietzsche aussi vivra des jours où il s’attachera d’un effort anxieux à une âme de disciple, d’amie ou de sœur, et où il exigera de ces âmes l’obéissance totale comme une preuve de confiance donnée à la fois à sa mission et à sa personne. Le tragique intime de sa vie de cœur vient tout entier de cette recherche, sans cesse recommencée et toujours malheureuse, qui exige de ses amis une sympathie fidèle jusqu’au vasselage.

Ballotté par une sensibilité violente et par les plus dures expériences, Kleist ne « perd pas de vue pourtant sa maxime intérieure ». Il sent qu’on peut « en toute rigueur, diriger le destin »[15], au lieu de se plier à ses caprices. Ce que Nietzsche a pu admirer en lui, c’est cette ténacité à se forger un plan de vie, pour donner à sa conduite la continuité, la consistance et l’unité ; pour concentrer toutes ses pensées, tous ses sentiments et tout son vouloir sur cette fin que le destin lui grave au front. Nietzsche a aimé cette vertu de la fidélité tenace à la parole donnée, du Stand halten ; et l’un des signes auxquels jusqu’au bout il reconnaîtra l’homme supérieur, c’est qu’il est l’homme aussi de la logique prolongée et des opiniâtres desseins.

L’œuvre longtemps couvée et cachée ne peut se réaliser que par une âme affranchie de tout autre souci. C’est là surtout l’enseignement que Nietzsche a retenu de Kleist. Accepter une fonction publique, se plier sans examen aux exigences de l’État, être l’instrument aveugle de ses desseins inconnus, Kleist ne l’a pas pu[16]. La gloire et le bonheur que donne une fonction publique, il les a méprisés. Sa pensée n’a-t-elle rien appris des années passées dans la garde prussienne ? Nous ne le croirons pas. Il s’est rendu compte de toutes les antinomies qui mettent aux prises la grandeur et la servitude militaire : Le Prinz von Homburg n’aurait pas surgi sans cela dans son esprit. Pareillement, la pensée de Nietzsche n’aurait pas grandi, s’il ne l’avait nourrie des dures obligations que lui imposaient les années si pénibles de son professorat. Kleist avait dit : « Je n’ai pas le droit de choisir une profession publique. » Nietzsche a connu par lui ce précepte impérieux et, glorieusement entré dans la carrière professorale, il l’a quittée par probité envers lui-même. La préoccupation des deux hommes fut pareille : « La culture de l’esprit me parut la fin unique digne de mon effort ; la vérité, la seule richesse digne d’être possédée[17]. » Nietzsche n’oubliera pas ce mot d’ordre de son devancier. Et il n’est pas jusqu’au mépris de l’État qu’il n’ait reçu de lui en partage. Kleist est de cette pléiade pessimiste, dont fut Hœlderlin, qui, avant Schopenhauer, méprisa l’État pour son souci utilitaire, reconnaissable jusque dans les libéralités qu’il prodigue à la science. Car l’État fait par elles un placement, qui fructifiera par l’amélioration des techniques et des industries ; il songe à des commodités sensibles, à des jouissances de luxe et à des profits matériels[18]. Il n’a pas d’amour désintéressé pour les choses de l’esprit, Nietzsche fera son profit de ce réquisitoire, quand il écrira la I re et la III me Unzeitgemässe.

I. — Dans cette recherche du vrai, les crises poignantes ne sont épargnées ni à Kleist ni à Nietzsche qui le suit. L’occasion de leurs drames intérieurs est différente, mais la marche en est la même. Nietzsche commence sa route à un endroit où Kleist n’était pas parvenu tout de suite. Mais ils cheminent ensemble, une fois qu’ils se sont rencontrés. Quand par la philosophie kantienne, Kleist aperçut la relativité de la connaissance ; quand il lui fut évident qu’une vérité, construite par des esprits d’ici-bas, ne peut nous suivre par delà la tombe, la vie sembla pour lui avoir perdu tout son sens ; et cette révélation philosophique demeura pour lui une blessure au plus profond de l’âme[19]. Nietzsche connaîtra à d’autres heures le même effondrement. Mais tout de suite, il sympathise au spectacle de cette catastrophe de la croyance ; et il envie le siècle où des hommes d’élite savaient témoigner une si naïve douleur, parce qu’ils ne trouvaient plus démontrable une philosophie adaptée aux besoins « les plus sacrés » de leur cœur[20].

Le savoir, qui ne peut nous conduire à une vérité cachée derrière la surface des choses, à quoi donc peut-il servir ? Faut-il en désespérer, comme fait Kleist en des boutades où il affirme que « des siècles ont dû s’écouler avant qu’on pût accumuler autant de connaissances qu’il fallait pour reconnaître qu’il n’en faudrait pas avoir »[21] ? Non sans doute. Des besoins physiques et des besoins moraux également impérieux poussent l’homme à savoir. Le problème de la valeur et de la mesure nécessaire du savoir est posé par Kleist dans toute l’étendue qu’il aura chez Nietzsche. Dès que le savoir n’a plus l’efficacité de soulever le rideau des phénomènes pour nous faire toucher de l’absolu, il faut lui chercher une autre justification, car les hommes en abusent. On voit des savants sans relâche fourbir leurs connaissances et « aiguiser des lames » qui ne serviront jamais. Or, si l’on se demande à quoi peut servir un savoir qui n’atteint plus le vrai, une réponse demeure possible. Il peut servir à avoir prise sur le réel apparent. Il nous prépare à agir[22] ; de toutes les leçons que Nietzsche extraira de Kleist, il n’y en a pas eu de plus durable que celle qui mesure la valeur du savoir à son efficacité pour l’action.

Brusquement, vers 1801, Kleist a donc le « dégoût du savoir », et il lui semble qu’il pèse sur les hommes comme une dette contractée qui les oblige, non seulement à agir pour le bien, mais simplement à agir (schlechthin zu tun). Le savoir ne sert qu’à affiner la qualité de cette action ; et « sans lumières l’homme ne dépasse pas le niveau de la bête »[23]. La superstition et l’insécurité accompagnent l’ignorance ; la corruption et le vice sont la rançon de l’intelligence informée : ce rousseauisme naïf fut celui de Kleist et il n’est pas sans avoir effleuré Nietzsche.

Pourtant, cette influence de Kleist ne s’arrête pas là. À mesure qu’il réduisait la valeur absolue du savoir, pour ne plus estimer en lui que son utilité pour l’action, Kleist en venait à incriminer, plus encore que la science, la pensée elle-même. Le fragment de 1810, Von der Ueberlegung que Nietzsche a connu, estime que la réflexion trouble et paralyse, jusqu’à l’annihiler, la force nécessaire pour agir et qui jaillit du sentiment seul. Ni la sûreté, ni la grâce de nos actes ne restent intactes, et la pensée nous rend gauches, loin de nous instruire à agir. À peine si elle peut servir « à prendre conscience après coup de ce qui dans notre procédé était vicieux et fragile, et à régler notre sentiment pour d’autres cas à venir »[24]. Si « le paradis » est l’intégrité d’une âme sûre de ses instincts et de ses actes comme le croit Kleist, ce paradis est donc derrière nous ; il est verrouillé pour nous et gardé par un archange, depuis que nous avons goûté à l’arbre de la connaissance. Il nous faut faire le tour du monde, chargés de notre pénible savoir, et redécouvrir une nouvelle entrée de l’Eden perdu[25]. Aucune doctrine n’a été plus propre à pousser Nietzsche dans le pragmatisme, où il aboutira quand la philosophie schopenhauérienne du vouloir-vivre se combinera chez lui avec des notions nouvelles sur la vie puisées dans les biologistes modernes.

Dans cette évolution commune de Kleist et de Nietzsche, les deux premières étapes diffèrent. Kleist a cru en la vérité pour en désespérer ensuite et pour envier alors les artistes qui, à défaut du vrai, absent du monde, se consolent par la beauté[26]. Nietzsche, inversement, s’est reposé d’abord dans l’illusion esthétique et fera ensuite un effort désespéré pour atteindre à la vérité par une intelligence épurée. Tous deux, ces deux phases franchies, garderont le culte de la vie. Chez Kleist, plus voisin de Rousseau, ce culte s’identifie encore avec le culte de la nature.

« Il existe un maître, excellent si nous le comprenons bien, c’est la nature… Fausses sont les fins que n’assigne pas à l’homme la pure nature[27]. »

Mais il se rend compte que nous ne pouvons rien connaître, comme il le dit en formules finalistes un peu attardées, « du planque la nature a projeté pour l’éternité » ; et de toutes les infirmités de notre intelligence, c’est là la plus grande[28]. Notre esprit est fait pour apercevoir un étroit fragment de l’existence naturelle, à savoir notre vie terrestre. Il faut accepter cette vie dans toute sa mobilité. Il faut, avec une résolution vigilante et alerte, extraire le suc de toutes les minutes fugitives : « Celui-là seul qui vit pour l’instant présent vit pour l’avenir » Le sens de la vie exclut la réflexion et le prudent calcul :

« La vie est la seule propriété qui n’ait de valeur que par la mésestime où nous la tenons. Celui-là seul peut en tirer parti pour de grandes fins qui serait capable de la rejeter avec facilité et avec joie. »

Cette « réalité énigmatique, forte comme une contradiction, superficielle et profonde, dénuée et riche, pleine de dignité et méprisable, emplie de significations multiples et insondables », la vie : voilà ce que Kleist nous prescrit d’aimer et ce qu’il nous croit « tenus d’aimer comme par une loi naturelle »[29]. On croirait déjà entendre le style de Nietzsche et ces modulations passionnées d’adjectifs antithétiques, par lesquelles il dira le mystère de la vie « irréfutable », qui est « labeur farouche et inquiétude », « rapidité, nouveauté, étrangeté », et qu’il faut aimer avec bravoure en la bénissant ne n’être pas douce[30].

Une telle croyance, dans Kleist déjà, enveloppe une morale toute réaliste. La plus sûre manière d’intervenir dans le dessein inconnaissable de la nature, de collaborer à cette œuvre d’éternité qui se réalise par l’effort de tous ceux de nos instants où se dépense une vie dénuée de calcul, c’est d’occuper toute la place qui nous a été concédée sur cette terre. « Je limite étroitement mon activité à cette vie sur la terre[31]. » Jamais ce précepte de « rester fidèle à la terre », que Nietzsche fit sien, n’avait été formulé aussi fortement par un poète spiritualiste. Il n’y manque ni la recommandation aux jeunes femmes de protéger leur cœur comme d’un « bouclier de diamant » par cette pensée : « Je suis née pour être mère » ; ni cette pensée qui voit dans l’effort sacré d’ « élever une humanité noble », capable un jour de nous dépasser[32], la plus haute valeur que nous puissions tirer de notre existence terrestre.

Cette humanité future, Kleist la voulait heureuse autant que vertueuse ; mais il ne savait pas bien définir cette vertu. Il se rendait compte qu’il peut y avoir du crime, du dommage et de la violence enfermés dans plus d’un acte que l’histoire glorifie. Il savait que la vertu terrestre n’est jamais pure[33], et toutefois s’en faisait une image qu’il pressentait comme « une chose grande, sublime, ineffable », pour laquelle il ne trouve ni un mot ni une image[34]. Il faudrait tous les fragments de vertus réunis dans des hommes divers, la magnanimité, la constance, le désintéressement, la philanthropie des plus grands, pour suffire à l’idéal qu’il s’en fait. Ainsi pour Nietzsche, l’élan de notre effort moral sera pressentiment de toute la perfection recelée en l’obscur avenir. Il poursuivra les plus lointains fantômes et s’attachera à des amitiés « en qui le monde est achevé, comme une coupe de bien »[35], Cette morale qui prend pied dans la durée, à force d’audace instantanée, est individualiste autant qu’elle est attachée au réel. On peut redire de la conduite des hommes ce que le jeune poète écrit à un peintre débutant :

« Le problème, par le ciel et la terre ! n’est pas d’être un autre que vous, mais d’être vous-même ; d’amener à la lumière ce que vous avez en vous de plus particulier et de plus intime. Comment pouvez-vous vous mépriser au point de consentir à n’avoir pas existé sur la terre[36] ? »

L’exemple des grands esprits, loin de nous étouffer par leur grandeur, doit nous donner la joie et la force courageuse de réaliser à notre tour une vie qui reflète notre originalité. Nietzsche, dans la IIe Unzeitgemässe, reprendra cet enseignement sur le danger pour nous de rester opprimés par les grands monuments de l’héroïsme ou de l’art humains, mais il pensera comme Kleist que la grandeur réalisée dans le passé nous doit suggérer la noble émulation d’être grands à notre tour. Il lui restera à apprendre de Kleist son dégoût du faux enthousiasme, son goût simple et honnête du jeu des formes et des couleurs en art, et des gestes naturellement élégants en morale ; sa confiance dans les moyens simples de la vie pour réaliser les plus hautes destinées humaines : « Car les effets les plus divins sortent des causes les plus humbles et les plus dénuées d’apparence[37]. » Nietzsche s’en assurera quand il aura médité sur le transformisme.

L’œuvre d’art la plus propre à enseigner l’héroïsme, c’est la tragédie. C’est chose grave de savoir sous quelles conditions elle naît dans un peuple. Schiller avait discerné nettement le problème et Nietzsche le lui avait emprunté. Mais Kleist fut pour Nietzsche la garantie de la renaissance possible en Allemagne d’une tragédie et d’une « culture tragique » de l’esprit, que les Grecs avaient connue et, après eux, les Anglais de Shakespeare et les Français de Corneille. Pour Nietzsche, cette grande philosophie de la vie qui a inspiré Kleist est capable de régénérer l’inspiration tragique.

Nous ne savons pas la pensée de Nietzsche au sujet de tous les drames de Kleist. Une critique un peu conjecturale oserait se risquer à penser que le Robert Guiscard où les réminiscences d’Œdipe Roi se confondent avec des souvenirs d’Antigone et de la Fiancée de Messine a pu séduire Nietzsche comme la peinture d’un de ces pétrisseurs de peuples qui sont aussi les forgerons de la morale. On distingue dans le passé de ce Guiscard bien des mensonges et des violences. Toutefois, il a péché comme les forts, et il a cru que la morale d’une grande vie est différente de la morale d’une vie médiocre ; qu’une volonté active et robuste a des prérogatives qui n’appartiennent pas à une volonté faible ; et le drame, dont le dénouement nous est inconnu, nous aurait dit sans doute l’écroulement nécessaire de cette grande et admirable œuvre d’usurpation.

Au temps où il cherchait le secret du tragique, c’est pourtant le Prinz von Homburg qui avait les préférences de Nietzsche. Quel héros plus sympathique que le prince rêveur qui ne demande que trois récompenses à la vie : une âme qui l’aime, une couronne de lauriers, une patrie sauve, et qui, en échange, offre un acte de dévouement immense, irrégulier et victorieux ? Ainsi Kleist, ainsi Nietzsche aussi seront des âmes avides de tendresse, des héros absorbés dans une pensée où ils se tressent déjà des couronnes, des inspirés sans règles, mais qui, pour une grande œuvre impersonnelle, savent courir un risque où est impliquée la mort. La leçon latente du drame, c’est qu’un régime de moralité pure, de discipline et de droit, est peut-être débilitant : les âmes d’élite n’y peuvent donner leur mesure. La présente faiblesse des caractères vient de ce que la loi extirpe et gaspille les qualités généreuses. Ce n’est pas la règle morale, c’est le libre héroïsme qui exprime la moralité intérieure. Et il va de soi qu’ayant accepté le risque de la mort pour l’œuvre à réaliser victorieusement, il accepte aussi de mourir par la loi, si la loi le condamne. Le héros tragique de Kleist est ainsi tout cornélien. Il existe par la qualité pure de son âme, que tout son effort est d’affirmer, et cet effort contient déjà et suppose le sacrifice de la vie. Par là, cette désobéissance, qui paie de la vie l’infraction à la règle sociale, est encore obéissance à une loi plus haute, celle de réaliser sa destination individuelle.

Mais ce que Nietzsche aima le plus dans ce drame vers 1870, c’est son « infinie délicatesse » ; la tendresse mêlée à la force. Le frisson qui saisit le héros devant la fosse creusée par lui est la révolte naturelle et saine d’une vie capable de se risquer pour une œuvre belle, mais qui n’affronte pas sans appréhension le peloton d’exécution inutile. Voilà pourquoi Nietzsche a pu dire alors : « Kleist est à mettre plus haut que Schiller », et plus tard : « Kleist était dans la meilleure voie[38]. » Sans doute, cette métaphysique toute française de la tragédie lui paraissait différer de la conception grecque. Kleist, dégagé de la « sensibilité » vaine de la philosophie des lumières, subissait encore trop l’obsession de l’idée patriotique. Il y avait encore chez lui trop de lyrisme sans musique. Pourtant ces moyens oratoires, cette dialectique naturaliste, cette action moralisante, toutes les ressources de la tragédie française empruntées par Kleist, Nietzsche, une fois affranchi de son culte exclusif de Wagner, les admettra, et il écrira, dès 1873 : « Le Prinz von Hornburg est le drame modèle. Ne méprisons pas les Français[39]. »

Éviter la solitude morale, en se serrant frileusement contre une âme fraternelle ; se jeter avec une fougue mortelle dans une œuvre glorieuse, ce sont les deux extrêmes besoins de l’âme de Kleist. Le prince de Hombourg les unit dans la sienne. Käthchen von Heilbronn et Penthésilée les abritent isolés et comme à l’état de pureté. Elles en sont torturées jusqu’à la maladie. Nietzsche discernera plus tard ce qu’il peut y avoir de pathologique dans ces héroïnes qui se sentent glacées du froid de la mort et qui poussent un seul cri : « Aime-moi ! » La plus tendre, Käthchen, est encore une malade. Et dans la plus robuste, dans Penthésilée, Kleist veut nous faire sentir que l’héroïsme lui-même peut être une tare. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est d’être dominée. Il lui faut la cime du bonheur et de la victoire ; être au second rang sera pour elle un tourment égal à la défaite. Son âme, éblouie de gloire, aime Achille, et, dans son amour, elle veut encore le tenir à discrétion. Dans cette âme mobile, tout est explosion brusque, l’enthousiasme qui la jette au-devant du héros d’Égine, autant que l’aversion violente en laquelle se change son amour contrarié. Ainsi la qualité héroïque de l’âme est en son fond ambition de dominer, et la force de cette ambition peut aller jusqu’à désagréger le caractère où elle s’installe. Nietzsche n’oubliera pas cette leçon. C’est à cause de ce goût des descriptions cruelles qu’il présentera en Kleist lui-même quelque chose de cette impérieuse ambition qui violente les esprits. Et comme de Kleist à Wagner la filiation a toujours paru à Nietzsche certaine, c’est donc bien par Kleist, par son âme pessimiste, orgueilleuse, clairvoyante et cruelle, mieux que par Schiller, que le sens d’un tragique véritable, sanglant et sage, a pu se réveiller en Allemagne au XIXe siècle[40].

Il faudra du temps à Nietzsche pour apercevoir ce qu’il y a de suspect dans cette lignée d’héroïnes névrosées qui de Käthchen et de Penthésilée va jusqu’aux Kundry et aux Brunehilde de Wagner[41]. Quand ce temps sera venu, Nietzsche ne croira plus aux génies. Il ne croira qu’aux nécessités inspirées ; aux moments d’un court enthousiasme créateur, auxquels succèdent les accalmies dans une vanité grisée à froid par une œuvre qu’elle ne pourrait pas refaire. Cette croyance-là rendra stérile pour Nietzsche l’influence de Kleist. Le Kleist qui a inspiré Nietzsche sur le tard est celui qui a écrit cette « prière de Zoroastre » que Nietzsche n’a pas connue ; celui qui sait que l’homme est garrotté par d’invisibles puissances et qu’il traverse, chargé de chaînes et dans un étrange somnambulisme, le néant et la misère de sa vie. Nous vivons, dira-t-il, dans une réalité intangible et fuyante, qui nous ouvre ses profondeurs pendant de rares minutes d’extase. Il nous faut nous habituer à ce mystère et faire confiance aux dieux invisibles qui y règnent et dont l’action, peut-être elle aussi, est liée à des limites. Dans ce monde fragile et obscur, il n’y a pourtant pas lieu de se soumettre et de se taire. Il nous faut vivre notre vie morale, c’est-à-dire notre part d’héroïsme, dès cette terre, certains que notre effort pourra transformer à la longue la vie terrestre elle-même. Mais cette philosophie qui parle par toutes les nouvelles et tous les drames de Kleist n’annonce-t-elle pas à sa façon la « transvaluation de toutes les valeurs » ?


  1. Il y a une petite littérature très récente, mais intéressante sur cette question : v. Ricarda Huch, Ausbreitung und Verfall der Romantik, 1902. — Hélène Zimpel, Kleist der Dionysische (Nord und Süd, 1904). — Ottokar Fischer, Nietzsche u. Kleist (Neue Jahrbücher f. d. Klass. Altertum, 1911, pp. 306-519). Surtout le livre de Rudolf Herzog, Heinrich von Kleist (1913) supérieur à Otto Brahm, Heinrich von Kleist, 1883.
  2. KLeist, Lettre à Wilhelmine von Zenge, 9 avril 1801 {Werke. Ed. Erich Schmidt, t. V, 214.)
  3. Ibid. ; 14 avril 1801, t. V, 216.
  4. Kleist, 19 septembre 1800 (t. V, 137). On ne tiendra compte dans les rapprochements qui suivent que des lettres et des fragments de Kleist que Nietzsche a réellement pu connaître par Eduard von Bülow, Heinrich von Kleisl’s Leben und Briefe, 1848 ; Koberstein, Heinrichs von Kleist Briefe an seine Schwester Ulrike, 1860 ; et Köpke, Heinrich von Kleist’s Politische Schriften, 1862. Mais nous citons d’après les Werke publiés par Erich Schmidt, Minde-Poüet et Steig.
  5. Kleist, 3 et 4 septembre 1800 (t. V, 100, 105).
  6. Kleist, 4 mai 1801 (t. V, 219).
  7. Ibid., 3 septembre 1800 (t. V, 107).
  8. Ibid., Briefe, 3 février 1801 (t. V, 197).
  9. Ibid., 12 novembre 1799 (t. V, 47).
  10. Ibid. (t. V, 49).
  11. Kleist, Ibid., 10 octobre 1801 (t. V, 259).
  12. Ibid., 18 mars 1799 (t. V, 24).
  13. Ibid. (t. V, 48).
  14. Ibid., 4 septembre ; 10 octobre 1800 (t. V, 109, 142).
  15. Mai 1799 (t. V, 41-42).
  16. Kleist, Ibid., 13 novembre 1800 (t. V., 154).
  17. Kleist, Ibid., 22 mars 1801 (t. V, 204).
  18. Ibid., 15 août 1801 (t. V, 247).
  19. Kleist, Ibid., 22 mars 1801 (t, V, 204). Il fut « tief in seinem heiligen Innern verwundet ».
  20. Nietzsche, Schopenhauer als Erzieher, § 8 (I, 409).
  21. Kleist, Ibid., 15 août 1801 (t. V, 248).
  22. Kleist, Ibid., 10 octobre 1801 (t. Y, 261) : « Kenntnisse, wenn sie noch einen Wert haben, so ist es nur, in sofern sie vorbereiten zum Handeln. »
  23. Kleist, Briefe. À Ulrique, 5 février 1801 ; à Wilhelmine de Zenge, 15 août 1801 (t. V. 198, 248, 250).
  24. Ibid., t. IV, 180.
  25. Kleist, Ueber das Marionettentheater, 1810 (t. IV, 141), déjà connu de Bülow, p. 263.
  26. Kleist, Briefe, 21 mai 1801 (t. V, 222)
  27. Ibid., 16 novembre 1800 ; 3 juin 1801 (t. V, 159, 225).
  28. Ibid., 15 septembre 1800 (t. V, 127), 3 juin 1801 (t. V, 225).
  29. Kleist, Briefe, 13 août 1801 (t. V, 245).
  30. Nietzsche, Zarathustra (t. VI, 65).
  31. KLEIST, Briefe, 16 septembre 1800 (t. V. 131).
  32. Kleist, Briefe, 10 octobre 1800 (t. V, 143).
  33. Ibid., 10 octobre 1801 (t. V, 260).
  34. Ibid., 18 mai 1799 (t. V, 27) ; Bülow, p. 90.
  35. Nietzsche, Zarathustra (W., VI, p. 90).
  36. Kleist (t. IV, 146) ; Köpke, p. 126.
  37. Ibid., Brief eines Malers an seinen Sohn (t. IV, 145) ; Köpke, p. 123.
  38. Nietzsche, Die Tragödie um die Freigeister, § 86, 1870 (W., IX, ll5). — Musik und Tragödie, 1871, § 182 (W., X, 250).
  39. Nietzsche, David Strauss, posth., § 29, 1873 {W., X, 281).
  40. Nietzsche, Fröhl. Wissenschaft, posth., § 174 (t. XII, 89, ).
  41. Nietzsche, Fall Wagner, posth., § 318 (t. XIV, 166).