Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 13-23).


III

— Sais-tu, j’ai pensé à toi, dit Serge Ivanovitch. D’après ce que m’a raconté ce médecin, ce qui se passe chez vous, dans le district, ne ressemble à rien. Il n’est pas sot du tout ce garçon. Je te l’ai dit et te le répète : Tu as tort de ne pas aller aux assemblées et, en général, de te tenir à l’écart des affaires des zemstvos. Si les hommes de valeur se conduisent ainsi, il est évident que tout ira à la diable. Nous donnons de l’argent, on s’en sert pour payer des fonctionnaires, mais il n’y a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies, ni rien.

— Moi, j’ai essayé, répondit doucement Lévine à contre-cœur ; mais je n’y peux rien. Que veux-tu que j’y fasse ?

— Mais pourquoi n’y peux-tu rien ? Je t’avoue que je ne comprends pas. Je n’admets ni l’indifférence ni l’incapacité. Ne serait-ce pas tout simplement de la paresse ?

— Ni l’un ni l’autre. J’ai essayé et j’ai constaté mon impuissance, répéta Lévine.

Il écoutait peu attentivement ce que disait son frère ; tout en admirant la rivière, derrière le chaume, il cherchait à distinguer si ce qu’il apercevait de noir, au loin, était un cheval seul, ou l’intendant à cheval.

— Pourquoi ne peux-tu rien faire ? Tu as essayé, selon toi cela n’a pas réussi, et alors tu te résignes. Comment n’y mets-tu pas d’amour-propre ?

— De l’amour-propre ? fit Lévine piqué au vif par les paroles de son frère ; je ne te comprends pas. Si à l’Université l’on m’avait reproché d’être le seul parmi mes camarades à ne pas comprendre le calcul intégral, j’en aurais fait une question d’amour-propre ; mais ici il s’agit avant tout d’être convaincu de posséder les capacités nécessaires, et surtout de croire à l’importance de toutes ces réformes.

— Eh bien ! ne sont-elles pas importantes ? dit Serge Ivanovitch froissé de voir que son frère trouvait peu important ce qui lui l’occupait tant et qu’il l’écoutait à peine.

— Non, cela ne me paraît pas important, ne m’empoigne pas, que veux-tu ! répondit Lévine ayant enfin reconnu que c’était son intendant qu’il apercevait au loin, et pensant qu’il avait probablement déjà laissé partir les paysans qui travaillaient aux champs. Ceux-ci en effet retournaient les araires. « Ont-ils déjà fini de labourer ? » se dit-il.

— Mais écoute donc ! dit le frère aîné dont le beau visage intelligent s’était subitement rembruni. Il y a des limites à tout. C’est très bien d’être original et franc et d’être dépourvu d’hypocrisie, je sais tout cela ; mais de deux choses l’une, ou bien tes paroles n’ont pas de sens, ou elles en ont un mauvais. Comment peux-tu trouver sans importance que ce peuple que tu aimes, comme tu l’assures…

« Je n’ai jamais assuré rien de pareil », pensa Lévine.

— … Que ce peuple, continua Serge, meure sans secours ? D’ignorantes matrones font périr les nouveau-nés ; le peuple croupit dans l’ignorance et reste la proie du premier scribe venu, et toi, qui as entre les mains les moyens d’y remédier, tu ne le fais pas, parce que cela te semble sans importance.

Et Serge Ivanovitch lui posait ce dilemme : Ou ton développement intellectuel est en défaut et ne te permet pas de voir tout ce que tu peux faire, ou tu ne veux pas sacrifier ton repos, ton ambition, et je ne sais quoi encore, à cette cause.

Constantin Lévine sentit qu’il ne lui restait qu’à se soumettre ou à avouer son manque d’amour pour le bien public. Il en était à la fois ennuyé et attristé.

— Il y a de l’un et de l’autre, fit-il résolument. Je ne vois pas qu’on puisse…

— Comment ? Est-ce qu’en administrant mieux les fonds on ne pourrait pas, par exemple, donner des secours médicaux ?

— Je ne le crois pas… du moins sur une étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Avec nos mauvais chemins, nos tourmentes de neige, avec cette intensité du travail, je ne vois pas la possibilité d’apporter partout l’assistance médicale, et, de plus, je n’ai aucune confiance en la médecine.

— Mais voyons ; tu es injuste… je pourrais te citer mille exemples concluants. Eh bien ! Et les écoles ?

— Pourquoi faire des écoles ?

— Que dis-tu là ? Peut-on mettre en doute l’utilité de l’instruction ? Si tu la trouves bonne pour toi, elle doit être bonne aussi pour les autres.

Constantin Lévine se sentait moralement mis au pied du mur, aussi, dans son irritation, avoua-t-il involontairement la véritable cause de son indifférence pour la chose publique.

— Tout cela est peut-être bien, mais pourquoi me donnerais-je la peine de travailler à établir ces stations médicales dont je ne profiterai pas, et ces écoles où je n’enverrai jamais mes enfants, où ces paysans ne veulent pas envoyer les leurs et où je ne suis pas encore fermement convaincu qu’il soit nécessaire de les envoyer ?

Au premier moment Serge Ivanovitch fut déconcerté de cette opinion inattendue, mais aussitôt il dressa un nouveau plan d’attaque.

Après un court silence, il tira une de ses lignes, la rejeta dans l’eau et, en souriant, s’adressa à son frère.

— Mais laisse-moi te dire d’abord que tu as mis à profit la station médicale puisque tu as envoyé chercher le médecin pour Agafia Mikhaïlovna.

— Sans doute, mais je crois que sa main n’en restera pas moins estropiée.

— C’est à savoir… et puis le paysan qui sait lire n’est-il pas pour toi un travailleur plus nécessaire, plus précieux ?

— Pour cela non ! Demande-le à qui tu voudras, répondit résolument Constantin Lévine. Le paysan qui sait lire est un bien moins bon travailleur que celui qui ne le sait pas. On ne peut pas l’envoyer réparer la route et s’il fait un pont il vole les planches.

— Cependant, là n’est pas la question, — dit Serge Ivanovitch en fronçant les sourcils. Il détestait en effet les objections surtout celles qui sautaient sans cesse d’un objet à un autre et introduisaient dans la discussion de nouveaux arguments sans lien avec les précédents, de sorte qu’on ne savait auxquels parer.

— Permets : Reconnais-tu que l’instruction est un bien pour le peuple ?

— Je le reconnais, laissa échapper Lévine, et aussitôt il comprit que telle n’était pas sa pensée.

Il sentit que s’il avouait, aussitôt son frère retournerait cet aveu contre lui, et le convaincrait d’inconséquence. Comment le lui prouverait-il, il l’ignorait, mais cela devait arriver infailliblement logiquement, et il attendait cette preuve.

Elle lui fut donnée bien plus facilement encore qu’il ne l’attendait.

— Si tu la reconnais comme un bien, dit Serge Ivanovitch, alors, en honnête homme, tu dois aimer cette œuvre, t’y intéresser, et, par conséquent, tu dois désirer y participer. Voyons ! mais tu viens de dire…

— Et si je n’en reconnais ni le bien ni l’utilité ?

— Tu ne peux le savoir puisque tu n’as jamais fait le moindre effort pour t’en convaincre.

— Admettons, dit Lévine qui n’admettait point du tout, admettons qu’il en soit ainsi, eh bien ! je ne vois pas pourquoi j’irais m’en tourmenter.

— Que veux-tu dire ?

— Non, vois-tu, si nous entamons cette discussion, explique-moi alors ton idée au point de vue philosophique…

— La philosophie n’a rien à faire ici, dit Serge Ivanovitch, et Lévine crut comprendre à son ton, qu’il ne lui reconnaissait pas le droit de parler philosophie. Il en fut froissé, et reprit en s’échauffant :

— Je pense que le mobile de nos actions est l’intérêt personnel. Or, moi, gentilhomme, dans les institutions des zemstvos, je ne vois rien qui augmente mon bien-être : les routes ne seront pas meilleures, d’ailleurs elles ne peuvent l’être, et puis mes chevaux me traîneront aussi bien sur les mauvaises routes ; je ne m’adresserai point au juge de paix ; les écoles non seulement ne me sont pas nécessaires, mais, comme je te le disais, elles me sont plutôt nuisibles. Pour moi, les institutions du zemstvo ont simplement comme conséquence de m’obliger à payer huit kopeks par déciatine, à aller en ville, à y coucher avec des punaises, à entendre des insanités et des grossièretés ; mais je n’y trouve aucun intérêt personnel.

— Mais permets, interrompit Serge Ivanovitch. Ce n’est pas l’intérêt personnel qui nous a poussés à travailler à l’émancipation des paysans, cependant nous l’avons fait.

— Pardon, reprit Lévine, s’animant de plus en plus, l’émancipation des paysans c’était une autre affaire. Il y avait là un intérêt personnel. Tous les honnêtes gens ont voulu secouer ce joug qui leur pesait. Mais c’est tout autre chose d’être conseiller municipal, de discuter sur le nombre des vidangeurs à embaucher et sur l’entretien de la canalisation d’une ville que je n’habite pas ; d’être juré et de juger un paysan qui a volé un jambon, et six heures durant d’écouter les bavardages des avocats et des procureurs, d’entendre le président du tribunal demander à ce vieil idiot d’Aliochka : « Reconnaissez-vous, monsieur l’accusé, avoir dérobé un jambon ? » — « Quoi ?… »

Constantin Lévine entraîné par son sujet représentait la scène entre le président et Aliochka, croyant que tout cela faisait partie de la discussion.

Mais Serge Ivanovitch haussa les épaules.

— Eh bien ! Alors que veux-tu dire ?

— Je veux dire que je défends toujours de toutes mes forces mes droits lorsque mes intérêts sont en jeu. Quand chez nous, chez les étudiants, on venait perquisitionner et que les gendarmes lisaient nos lettres, j’étais prêt à défendre de toutes mes forces mon droit à l’instruction et à la liberté. Je ne demande pas mieux que de discuter sur le service militaire parce que cette question touche au sort de mes enfants, de mes frères, de moi-même ; je m’intéresse en cela, à ce qui me concerne ; mais quant à m’occuper de la répartition des quarante mille roubles du zemstvo, quant à juger Aliochka l’idiot, ça je ne l’admets pas, je ne l’admettrai jamais.

Constantin Lévine parlait comme si la digue de ses paroles eût été rompue.

Serge Ivanovitch sourit.

— Et si, demain, tu étais obligé de te rendre devant un tribunal, te serait-il plus agréable d’être jugé par l’ancienne chambre criminelle ?

— Je n’aurai pas de procès, je ne tuerai personne et tout cela ne me servira à rien. Vraiment ! continua-t-il, changeant encore de sujet, les institutions des zemstvos et tout le reste me rappellent les petits bouleaux que nous enfoncions dans le sol le jour de la Trinité pour simuler une forêt. La forêt a poussé d’elle-même en Europe, mais quant à nos petits bouleaux, je me refuse à les arroser et à croire en eux.

Serge Ivanovitch se contenta de hausser les épaules pour manifester son étonnement de voir arriver dans la conversation ces petits bouleaux, bien qu’il eût compris aussitôt ce que son frère voulait dire par là.

— Voyons on ne peut pas raisonner ainsi, objecta-t-il.

Mais Constantin Lévine voulait se justifier de l’indifférence qu’il ressentait pour le bien public et il poursuivit.

— Je pense qu’aucune activité n’est durable si elle n’a pour base l’intérêt personnel. C’est une vérité générale, philosophique, dit-il résolument en répétant à dessein le mot philosophique, comme pour montrer que lui aussi avait le droit d’aborder ce genre de discussion.

Serge Ivanovitch sourit de nouveau : « Lui aussi possède en lui sa philosophie pour le tirer d’embarras », pensa-t-il.

— Mais, dit-il, laisse la philosophie de côté, son but principal, dans tous les siècles, a été de trouver le lien indispensable qui existe entre l’intérêt personnel et l’intérêt général. Mais cela n’a rien à faire ici, et je dois rectifier ta comparaison. Les petits bouleaux dont tu parles n’ont pas été piqués en terre, mais les uns y ont été plantés, les autres semés, et il faut au contraire les cultiver très soigneusement. L’avenir n’appartient qu’aux peuples qui sentent l’importance de leurs institutions et y attachent le prix qu’il convient, et ce sont là les seuls peuples qu’on puisse qualifier d’historiques.

Et Serge Ivanovitch transporta la question dans le domaine de la philosophie historique où Constantin Lévine ne pouvait le suivre, et lui montra toute la fragilité de ses opinions.

— Et quant à ton peu de goût pour les affaires, poursuivit-il, laisse-moi te dire que je ne vois là qu’une manifestation de cette paresse inhérente à notre nationalité et à nos habitudes invétérées de grands seigneurs ; mais je suis convaincu que dans ton cas il ne s’agit que d’une erreur passagère et qui se dissipera.

Constantin ne répondit pas. Il se sentait battu, mais en même temps, il se rendait compte que son frère n’avait pas compris ce qu’il avait voulu dire.

À vrai dire, il ne voyait pas pourquoi ; peut-être ne s’était-il pas expliqué clairement ou alors son frère n’avait pas voulu ou pu le comprendre ; néanmoins il n’insista pas sur ce point et s’abstenant de toute nouvelle objection détourna sa pensée pour ne plus songer qu’à ses affaires personnelles.

Serge Ivanovitch rangea les dernières lignes, détacha le cheval et ils partirent.