Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 24-32).


IV

Voyons maintenant quelle était la préoccupation de Lévine pendant sa conversation avec son frère. L’année précédente, un jour qu’il était allé assister au fauchage il s’était fâché contre son intendant, et, pour se calmer, il avait pris la faux des mains d’un paysan et s’était mis à faucher lui-même. Ce travail l’avait tant amusé, que plusieurs fois depuis il s’y était adonné. Il avait fauché toute la prairie devant la maison, et cette année, dès le printemps, il s’était promis de se livrer à ce travail avec les paysans pendant des journées entières.

Depuis l’arrivée de son frère il s’était demandé si oui ou non il le ferait. Il n’osait pas le laisser seul toute une journée, en outre, en agissant ainsi, il craignait d’exciter sa raillerie. Mais en traversant les prés, il s’était rappelé les impressions du fauchage et avait résolu de s’y livrer, et quand la conversation avec son frère fut interrompue il se rappela de nouveau ses intentions.

« J’ai besoin d’exercice physique, pensa-t-il, autrement mon caractère s’altérera tout à fait. » Et il décida d’aller faucher malgré la gêne qu’il ressentait tant à cause de son frère que des paysans.

Le soir, Constantin Lévine alla au bureau donner des ordres pour les travaux, et il envoya au village voisin chercher des hommes pour faucher le lendemain la prairie Kalinovy, la plus belle de toutes.

— Et vous enverrez ma faux chez Tite ; qu’il la repasse bien et me l’apporte demain ; je faucherai peut-être moi-même, dit-il, en dissimulant son embarras.

L’intendant sourit et dit :

— Vos ordres seront exécutés.

Le soir, en prenant le thé, Lévine dit à son frère :

— Je crois que le temps est assez beau ; demain, je commence à faucher.

— J’aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanovitch.

— Moi aussi, je l’aime beaucoup. J’ai fauché quelquefois avec les paysans, et demain je faucherai toute la journée.

Serge Ivanovitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.

— Que veux-tu dire ? Comment ? Tu faucheras avec les paysans, toute la journée.

— Oui, c’est très agréable, dit Lévine.

— C’est excellent comme exercice physique. Seulement tu ne pourras pas y résister, dit sans aucune raillerie Serge Ivanovitch.

— J’ai déjà essayé. Au commencement c’est assez dur, puis l’on s’entraîne. Je pense que je ne resterai pas en arrière des paysans.

— Vraiment ! Mais, dis-moi, de quel œil les paysans voient-ils cela ? Ils doivent probablement se moquer entre eux des manies de leur maître.

— Je ne crois pas. Mais c’est un travail à la fois si amusant et si absorbant qu’on n’a pas le temps de penser.

— Mais, comment feras-tu ? Dîneras-tu avec eux ? Ce n’est pas très commode de t’envoyer du Château-Lafitte et une dinde rôtie.

— C’est inutile, pendant qu’ils se reposeront, je viendrai manger à la maison.

Le lendemain Constantin Lévine se leva plus tôt qu’à l’ordinaire, mais il perdit du temps à donner des ordres, et quand il arriva à la prairie les faucheurs en étaient déjà au second rang.

Lévine voyait la partie de la prairie déjà fauchée avec les rangées grises de foin et les tas noirs des cafetans laissés par les faucheurs à l’endroit où ils avaient commencé le premier rang.

À mesure qu’il s’avançait, il les distinguait plus nettement, les uns en cafetan, d’autres en chemise. Ils marchaient à la file et tous agitaient leurs faux de façons différentes. Il en compta quarante-deux.

Ils marchaient lentement sur le sol inégal ; la prairie qu’ils fauchaient était un ancien étang. Lévine reconnaissait quelques-uns d’entre eux. Le vieil Ermil en longue chemise blanche, qui, le dos voûté, maniait sa faux ; le jeune Vaska, autrefois cocher chez lui, et qui, d’un coup, rasait le rang entier ; et puis Tite, son maître en fauchage, un petit paysan maigre, qui marchait sans se courber ; il semblait s’amuser avec sa faux qui abattait un large rang.

Lévine descendit de cheval, attacha sa monture près de la route et s’approcha de Tite ; celui-ci alla prendre la faux cachée dans un buisson et la lui tendit :

— Elle est prête, notre maître, c’est un vrai rasoir ; elle fauche toute seule, dit Tite en ôtant son bonnet, et il souriait en lui présentant la faux.

Lévine prit la faux et se prépara. Les paysans arrivés au bout de leur ligne, couverts de sueur et très gais, sortaient sur la route les uns après les autres, et, en souriant, saluaient leur maître. Tous le regardaient, mais personne n’osait dire un mot ; enfin un grand vieillard au visage ridé et imberbe, vêtu d’un paletot de peau d’agneau, lui adressa la parole.

— Attention, not’ maître, quand on commence une besogne, il faut la finir… et Lévine entendit parmi les faucheurs un rire étouffé.

— Je tâcherai de ne pas rester en arrière, dit-il, se mettant derrière Tite, en attendant le moment de commencer.

Tite lui fit de la place et Lévine s’avança derrière lui.

L’herbe, près de la route, était très basse, et Lévine, qui depuis longtemps, n’avait pas fauché et que gênaient les regards qu’il sentait tournés vers lui, faucha d’abord très mal, bien qu’il maniât vigoureusement la faux.

Des voix disaient derrière lui :

— Mal emmanché. Il tient trop haut. Regarde comme il est obligé de se courber.

— Appuie davantage du talon, disait un autre.

— Bah ! Ça ira, disait le vieux. Le voilà parti… Tes fauchées sont trop larges, tu te fatigueras… C’est un maître, il travaille pour son propre compte !… En voilà de l’ouvrage ! Dans le temps nous aurions reçu des coups pour de l’ouvrage fait comme ça.

L’herbe devenait plus tendre ; Lévine écoutait sans répondre, il faisait son possible pour faucher bien et suivre Tite. Ils firent ensemble une centaine de pas. Tite avançait toujours sans s’arrêter ni montrer la moindre fatigue, mais Lévine craignait déjà de ne pas aller jusqu’au bout tant il était las. Il sentait qu’il dépensait ses dernières forces pour manier la faux et il allait se décider à demander à Tite de faire halte, lorsque celui-ci s’arrêta de lui-même, s’inclina pour arracher une poignée d’herbe et en essuyer sa faux qu’il se mit à aiguiser.

Lévine se redressa et avec un soupir de soulagement regarda autour de lui. Près de lui marchait un paysan, il était probablement aussi très fatigué, car avant même de le rejoindre il s’arrêta et se mit à affiler sa faux. Tite affûta la sienne et celle de Lévine et ils continuèrent plus loin.

À la seconde reprise ce fut la même chose. Tite marchait sans s’arrêter, sans se fatiguer. Lévine le suivait, s’efforçant de ne pas être en retard, mais il se sentait de plus en plus las, cependant au moment où ses forces, lui semblait-il, allaient l’abandonner, Tite s’arrêtait et se mettait à aiguiser.

Ils firent ainsi la première ligne. Ce long rang paraissait bien dur à Lévine ; mais en revanche, quand ils furent arrivés au bout et que Tite, mettant sa faux sur son épaule, d’un pas lent, retourna sur les traces laissées par ses talons dans l’endroit fauché, Lévine qui faisait de même, malgré la sueur qui ruisselait à grosses gouttes sur son visage et tombait de son nez, malgré son dos mouillé comme s’il se fût plongé dans l’eau, se sentait en excellente disposition. Il était surtout heureux parce qu’il était sûr maintenant de pouvoir endurer le travail, et son plaisir n’était gâté que par la défectuosité de sa ligne. « Je remuerai moins les bras et davantage le corps », pensa-t-il en comparant la ligne de Tite qu’on eût dite tirée au cordeau avec la sienne mal rasée et irrégulière.

Pour la première ligne, Lévine remarqua que Tite, désirant probablement fatiguer son maître, allait particulièrement vite ; or le rang était très long. Les suivants furent déjà plus faciles, cependant Lévine devait faire tous ses efforts pour ne pas se laisser dépasser par les paysans.

Il ne songeait à rien, ne désirait rien, sauf une chose : ne pas se laisser devancer et améliorer son travail. Il n’entendait que le bruit des faux ; il ne voyait que la taille droite de Tite qui s’éloignait devant lui, le demi-cercle décrit par la faux sur l’herbe et les têtes des fleurs qui tombaient lentement autour du tranchant de sa faux, puis, plus loin, l’extrémité du rang où il y aurait un moment de repos.

Tout à coup, en plein travail, il éprouva une sensation agréable de fraîcheur sur ses épaules toutes ruisselantes de sueur chaude et tout d’abord il n’en comprit pas la cause. Pendant qu’on aiguisait sa faux, il regarda le ciel. Un nuage lourd et bas était au-dessus d’eux et de grosses gouttes de pluie tombaient. Des paysans allèrent chercher leurs cafetans et les endossèrent, d’autres, comme Lévine, se contentèrent de dresser joyeusement le dos sous cette fraîcheur agréable. Des rangs et des rangs s’abattaient, tour à tour longs ou courts, et l’herbe était plus ou moins bonne. Lévine avait absolument perdu la notion du temps, il ne se rendait pas compte de l’heure qu’il pouvait être. Dans son travail maintenant il s’était produit un changement dont il éprouvait un vif plaisir ; par moments, il cessait d’avoir conscience de ce qu’il faisait ; il éprouvait alors une sensation de bien-être et c’était précisément à ce moment-là que son rang était presque aussi bien fauché que celui de Tite. Mais aussitôt qu’il songeait à sa besogne et s’efforcait de s’y appliquer, il se sentait fatigué et son ouvrage était mal fait.

Son rang terminé, il voulut retourner en commencer un autre, mais Tite s’arrêta et s’approcha du vieux paysan auquel il dit quelques mots à voix basse. Tous deux regardèrent le soleil. « De quoi parlent-ils donc et pourquoi ne commencent-ils pas un nouveau rang ? » pensa Lévine, oubliant que les paysans fauchaient depuis près de quatre heures et qu’il était temps de déjeuner.

— Il est temps de déjeuner, not’ maître, dit le vieux.

— Déjà ? Eh bien ! allons déjeuner.

Lévine remit sa faux à Tite et, avec d’autres paysans qui allaient vers leurs cafetans, pour prendre leur pain, à travers les longs rangs coupés, humides de pluie, il se dirigea vers son cheval. Seulement alors il s’aperçut qu’il n’avait pas bien prévu le temps et que le foin serait mouillé.

— Le foin s’abîmera, dit-il.

— Ce ne sera rien, not’ maître : Fauche à la pluie, fane au soleil, dit le vieux.

Lévine détacha son cheval et rentra chez lui pour prendre le café.

Son frère venait seulement de se lever. Dès qu’il eut bu son café, Lévine repartit faucher ; Serge Ivanovitch n’avait pas encore eu le temps de s’habiller et de descendre à la salle à manger.