Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 1

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 397-400).


CHAPITRE PREMIER


Les Levine étaient à Moscou depuis deux mois, et le terme fixé par les autorités compétentes pour la délivrance de Kitty se trouvait dépassé sans que rien fît présager un dénouement prochain ; aussi commençait-on à se préoccuper dans l’entourage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcher le moment fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme ; cet enfant qu’elle attendait existait déjà pour elle ; il manifestait même son indépendance en la faisant parfois souffrir ; mais cette douleur étrange et inconnue n’amenait qu’un sourire sur ses lèvres ; elle sentait naître en son cœur un amour nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussi complet, jamais elle ne s’était sentie plus gâtée, plus choyée de tous les siens : pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la fin d’une situation qu’on savait lui rendre si douce ? Le seul côté fâcheux qu’elle constatât dans leur vie moscovite était le changement survenu dans le caractère de son mari : elle le trouvait inquiet, ombrageux, oisif, agité sans but ; était-ce l’homme qu’elle avait connu toujours utilement occupé à la campagne, et dont elle admirait la dignité tranquille et la cordiale hospitalité ? Elle ne le reconnaissait plus et cette transformation lui causait un sentiment voisin de la pitié. La jeune femme était seule du reste à éprouver cette compassion, car elle s’avouait que rien dans son mari n’excitait la commisération, et quand elle se plaisait à étudier l’effet qu’il produisait en société, c’était plutôt sa jalousie qui risquait d’être mise en éveil. Mais, tout en reprochant à Levine son incapacité à s’accommoder d’une existence nouvelle, Kitty reconnaissait que Moscou lui offrait peu de ressources. Quelles occupations pouvait-il s’y créer ? Il n’aimait ni les cartes ni la compagnie des viveurs comme Oblonsky ce dont elle rendait grâces au ciel ; le monde ne l’amusait pas : pour s’y plaire il aurait dû rechercher la société des femmes ; que lui restait-il donc en dehors du cercle monotone de la famille ? Levine avait bien songé à terminer son livre, et commencé des recherches dans les bibliothèques publiques, mais il avoua à Kitty qu’il se déflorait à lui-même l’intérêt de son travail lorsqu’il en parlait, et d’ailleurs le temps lui manquait pour rien faire de sérieux.

Les conditions particulières de leur vie de Moscou eurent en revanche un résultat inattendu, celui de faire cesser leurs querelles ; la crainte que tous deux avaient éprouvée de voir renaître des scènes de jalousie se trouva vaine, même à la suite d’un incident imprévu, la rencontre de Wronsky. Kitty, en compagnie de son père, le rencontra un jour chez sa marraine la princesse Marie Borissowna. En retrouvant ces traits autrefois si connus, elle sentit son cœur battre à l’étouffer, et son visage devenir pourpre ; mais ce fut le seul reproche qu’elle eut à s’adresser, car son émotion ne dura qu’une seconde. Le vieux prince se hâta d’entamer une discussion animée avec Wronsky, et l’entretien n’était pas achevé que Kitty aurait pu soutenir la conversation elle-même sans que son sourire ou l’intonation de sa voix eût prêté aux critiques de son mari, dont elle subissait l’invisible surveillance. Elle échangea quelques mots avec Wronsky, sourit lorsqu’il appela l’assemblée de Kachine « notre parlement », pour montrer qu’elle comprenait la plaisanterie, puis s’adressa à la vieille princesse, et ne tourna la tête que lorsque Wronsky se leva pour partir : elle lui rendit alors son salut simplement et poliment.

Le vieux prince ne fit, en sortant, aucune remarque sur cette rencontre ; mais Kitty comprit à une nuance particulière de tendresse qu’il était content d’elle, et lui fut reconnaissante de son silence. Elle aussi était satisfaite d’avoir été maîtresse de ses sentiments au point de revoir Wronsky presque avec indifférence.

« J’ai regretté ton absence, dit-elle à son mari en lui racontant cette entrevue, ou du moins j’aurais voulu que tu pusses me voir par le trou de la serrure, car devant toi je serais devenue trop rouge, et n’aurais peut-être pas conservé mon aplomb ; vois comme je rougis maintenant ! »

Et Levine, d’abord plus rouge qu’elle, et l’écoutant d’un air sombre, se calma devant le regard sincère de sa femme, et lui fit, comme elle le désirait, quelques questions. Il déclara même qu’à l’avenir il ne se conduirait plus aussi sottement qu’aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.

« C’est un sentiment si pénible que de craindre la vue d’un homme et de le considérer comme un ennemi », dit-il.