Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 2

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 400-403).


CHAPITRE II


« N’oublie pas de faire une visite aux Bohl, rappela Kitty à son mari, lorsque avant de sortir il entra vers onze heures du matin dans sa chambre. Je sais que tu dînes au club avec papa, mais que fais-tu ce matin ?

— Je vais chez Katavasof.

— Pourquoi de si bonne heure ?

— Il m’a promis de me faire faire la connaissance d’un savant de Pétersbourg, Métrof, avec lequel je voudrais causer de mon livre.

— Et après ?

— Au tribunal, pour l’affaire de ma sœur.

— Tu n’iras pas au concert ?

— Que veux-tu que j’y aille faire tout seul ?

— Je t’en prie, vas-y, on donne deux œuvres nouvelles qui t’intéresseront.

— En tout cas, je rentrerai avant dîner pour te voir.

— Mets ta redingote pour pouvoir passer chez les Bohl.

— Est-ce bien nécessaire ?

— Certainement, le comte est venu lui-même chez nous.

— J’ai tellement perdu l’habitude des visites que je me sens tout honteux ; il me semble toujours qu’on va me demander de quel droit un étranger comme moi, qui ne vient pas pour affaires, s’introduit dans une maison. »

Kitty se mit à rire.

« Tu faisais bien des visites quand tu étais garçon ?

— C’est vrai, mais ma confusion était la même » ; et, baisant la main de sa femme, il allait sortir lorsque celle-ci l’arrêta :

« Kostia, sais-tu qu’il ne me reste plus que cinquante roubles ? Je ne fais pas de dépenses inutiles, il me semble, ajouta-t-elle envoyant le visage de son mari se rembrunir ; cependant l’argent disparaît si vite qu’il faut que notre organisation pèche de quelque côté.

— Nullement, répondit Levine avec une petite toux qu’elle savait être un signe de contrariété. J’entrerai à la Banque. D’ailleurs j’ai écrit à l’intendant de vendre le blé et de toucher d’avance le loyer du moulin. L’argent ne manquera pas.

— Je regrette parfois d’avoir écouté maman ; je vous fatigue tous à m’attendre, nous dépensons un argent fou : pourquoi ne sommes-nous pas restés à la campagne ? Nous y étions si bien !

— Moi, je ne regrette rien de ce que j’ai fait depuis notre mariage.

— Est-ce vrai ? dit-elle en le regardant bien en face. À propos, sais-tu que la position de Dolly n’est plus tenable ? nous en avons causé hier avec maman et Arsène (le mari de sa sœur Nathalie), et ils ont décidé que vous parleriez sérieusement à Stiva, car papa n’en fera rien.

— Je suis prêt à suivre l’avis d’Arsène, mais que veux-tu que nous y fassions ? En tout cas, j’entrerai chez les Lvof, et peut-être alors irai-je au concert avec Nathalie. »

Le vieux Kousma, qui remplissait en ville les fonctions de majordome, apprit à son maître en le reconduisant qu’un des chevaux boitait. Levine avait cherché, en s’installant à Moscou, à s’organiser une écurie convenable qui ne lui coûtât pas trop cher ; mais il fut obligé de reconnaître que des chevaux de louage étaient moins dispendieux, car pour ménager ses bêtes il prenait des isvoschiks à chaque instant. C’est ce qu’il fit encore ce jour-là, s’habituant peu à peu à trancher d’un mot les difficultés qui représentaient une dépense. Le premier billet de cent roubles lui avait seul été pénible à dépenser : il s’agissait d’acheter des livrées aux domestiques, et, en songeant que cent roubles représentaient les gages de deux ouvriers à l’année, ou de trois cents journaliers, Levine avait demandé si les livrées étaient indispensables. Le profond étonnement de la princesse et de Kitty à cette question lui ferma la bouche. Au second billet de cent roubles (pour l’achat des provisions nécessaires à un grand dîner de famille) il hésita moins, quoiqu’il supputât encore mentalement le nombre de mesures d’avoine représenté par cet argent. Depuis lors, les billets s’envolaient, pareils à de petits oiseaux ; Levine ne demanda plus si le plaisir acheté par son argent était proportionné au mal qu’il donnait à gagner, il oublia ses principes arrêtés sur le devoir de vendre son blé au plus haut prix possible, il ne songea même plus à se dire que le train qu’il menait l’endetterait promptement.

Avoir de l’argent à la Banque pour subvenir aux besoins journaliers du ménage fut dorénavant son seul objectif ; jusqu’ici il n’avait pas été gêné, mais la demande de Kitty venait de le troubler ! Comment se procurerait-il de l’argent plus tard ? Plongé dans ces réflexions, il monta en isvoschik et se rendit chez Katavasof.