Anthologie des poètes français contemporains/Bataille (Frédéric)

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 475-482).




FRÉDÉRIC BATAILLE





Bibliographie. — Délassements poétiques (1873) ; — Le Pinson de la Mansarde, sonnets (1874) ; — Premières Rimes (1875) ; — Le Carquois, sonnets (1880) ; — Une Lyre (Lemerre, Paris, 1883) ; — Le Clavier d’Or, recueil de sonnets, précédé d’une lettre-préface de Joséphin Soulary et d’une lettre de Victor Hugo, prix Alfred de Musset à la Société des gens de lettres (Lemerre, Paris, 1884) ; — La Veille du péché (1886) ; — Le Vieux Miroir, fables, ouvrage couronné par l’Académie française, médaille d’honneur de la Société nationale d’encouragement au bien (Lemerre, Paris, 1887) ; — Poèmes du Soir, avec un sonnet-préface de M. Paul Bourget, mention à l’Académie française (Lemerre, Paris, 1889) ; — Rédemption, poème (Lemerre, Paris, 1889) ; — Les Chansons de l’École et de la Famille, sur des airs populaires des provinces de France, avec une lettre de Michel Bréal, ouvrage couronné par la Société d’Instruction et d’Éducation populaires (Eugène Belin, Paris, 1891) ; — Les Fables de l’Ecole et de la Jeunesse, avec une préface de M. Gréard (1893) ; — Choix de Poésies, avec une préface d’Eugène Manuel (Paul Dupont, Paris, 1893) ; — Nouvelles Poésies, prix Raoul Bonnery à la Société des gens de lettres (Paul Dupont, Paris, 1900) ; — Choix de Poésies (Juven, Paris) ; — Nouvelles Poésies (Juven, Paris) ; — Vieux Miroir (Combet, Paris). — Ouvrages d’enseignement : La Grammaire pratique ; — Lectures illustrées de l’École (1896) ; — Anthologie de l’Enfance ; — Méthode maternelle de lecture ; etc.

M. Frédéric Bataille a collaboré à la Tribune Littéraire, au Feu Follet, à l’Alouette Dauphinoise, au Prisme, à la Revue de la Poésie, à la Jeune France, à la Revue du Centre, à la Revue du Siècle, à la Revue Méridionale, à la Nouvelle Revue, à la (Grande) Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, à la Revue Internationale, au Magasin Pittoresque, au Journal des Instituteurs, à la Revue Française de Londres, au Siècle, au Petit Comtois, au journal Les Gaudes, au Quatorze Juillet, au Progrès Français, etc.

M. Frédéric Bataille est né à Mandeure (Doubs) le 17 juillet 1850. Après avoir exercé, de 1870 à 1884, les modestes fonctions d’instituteur de village, il fut nommé professeur au Lycée Michelet. Il est actuellement professeur au lycée de Vanves.

Ses travaux littéraires le signalèrent de bonne heure à l’attention des maîtres de la poésie : Victor Hugo, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, Joséphin Soulary, Eugène Manuel, Édouard Grenier. Voici comment Manuel relate sa première rencontre avec M. Frédéric Bataille :

« Je ne saurais oublier le jour déjà lointain où j’ai vu pour la première fois Frédéric Bataille. C’était à Belfort. L’aimable et doux poète Édouard Grenier m’avait parlé d’un obscur instituteur de campagne qui faisait des vers comme un lettré des villes. Nous n’avions pu, Bataille et moi, nous rencontrer à Paris. Il avait appris mon voyage dans l’Est, et faisait, pour me venir trouver, un trajet assez long, du village où il dirigeait une école à la ville où j’étais de passage. Celui qui a écrit :


Des fils du paysan j’ai la rude fierté


se présentait timide et embarrassé, ayant dans sa tenue, son allure rustique et son langage toute la simplicité des fonctions qu’il occupait, avec l’accent franc-comtois des gens de Mandeure, où il est né, et cette gaucherie touchante des humbles que la vie ni la fortune n’ont gâtés. Que pouvait être ce poète ? La sympathie allait à lui bien vite ; mais qui aurait soupçonné, sous de tels dehors et dans une telle condition, l’artiste expert et raffiné qu’il était dès cette époque ?

« Ce poète, ce vrai poète, qu’il fallait chercher et deviner, comment s’était-il formé ? Où avait-il puisé, je ne dis pas le don sacré, mais tout ce qui s’ajoute aux aptitudes naturelles pour devenir l’art ? Il n’avait reçu que l’instruction primaire à l’école normale du Doubs ; il dut faire, par sa volonté propre, toute son éducation littéraire. De grec, il n’en pouvait être question, tardivement, le latin fut effleuré, l’antiquité fut entrevue. Quels furent donc les maîtres de Bataille, ses initiateurs puissants, ses guides infaillibles ? Les poètes, les poètes français ; j’ajoute : les poètes contemporains. Il leur a suffi de parler ; il lui a suffi d’écouter. Ce fut une révélation directe et intime, une initiation instantanée, une prise de possession, et tout aussitôt un échange fécond, un foyer qui s’allume de flamme à flamme. Idées, sentiments, images, langue, facture et rythme, les poètes lui apprirent tout, et il comprit tout. Point de jardinage classique, de plates-bandes, de cloches, de terreau et d’arrosage ; un sol vierge, où sont apportées, au hasard, par une brise mystérieuse, les graines des plus belles fleurs, qui ont germé et poussé sans autre travail que celui d’une volonté ardente, servie par la plus rare faculté d’assimilation poétique… Bataille seul pourrait nous apprendre (si les poètes avaient toujours pleine conscience d’eux-mêmes) ce qu’il doit à Lamartine, à Hugo, à Musset, à Laprade, à Sully Prudhomme, à Soulary, à beaucoup d’autres, et par suite de quelles transformations, de quelles inoculations, il est devenu un écrivain original, personnel, très différent des imitateurs d’écoles, disciple lui-même de tant de maîtres qu’il ne l’est plus d’aucun… »

M. Frédéric Bataille a publié plusieurs recueils de vers, la plupart couronnés, qui lui ont assuré une place parmi les meilleurs poètes de l’heure présente. Il a chanté avec un rare bonheur le foyer, le village, la patrie, les affections familiales, l’amitié, la nature et la poésie. Il aime d’un égal amour les faibles et les forts ; les enfants, les humbles laboureurs attachés à la glèbe et les grands lutteurs, les hommes d’action, les semeurs d’idées. Le fond même de sa poésie semble être cette profonde tristesse, cette cruelle nostalgie qui est l’apanage, hélas ! de tant d’esprits d’élite.

Ajoutons, à titre de renseignement biographique, que M. Frédéric Bataille est officier de l’Instruction publique, membre correspondant de l’Académie de Besançon et membre de plusieurs sociétés artistiques et littéraires.




ÉPOUSES DES DAMNÉS

Ô vierges qui croyez à la voix des poètes
Et dont les rêves purs quittent leurs paradis
Pour répondre à l’appel des radieux maudits
Que la chimère impie emporte sur les crêtes !

Colombes qui bravez la foudre et les tempêtes
Pour suivre les aiglons vers les noirs infinis
Où l’on n’entend jamais les sources et les nids
Chanter le renouveau qui refleurit nos fêtes !

Anges de la pitié, vous gardez sans retour
À ces beaux exilés l’impérissable amour
Qui vous brûle la chair sans assouvir votre âme !

Épouses des damnés, vous essuyez leurs pleurs
Et mettez sur la plaie où saignent leurs douleurs
Des tendresses de mère et des baisers de femmes !


(Choix de poésies.)
L’EXIL DU POÈTE


À M. Paul Bourget


Le poète est semblable aux oiseaux exilés
Qui n’ont pu retrouver le ciel qui les vit naître,
Et cherchent, sang jamais pouvoir le reconnaître,
Le nid d’où, pleins d’espoir, ils se sont envolés.

Ainsi que ces bannis toujours inconsolés,
Loin du foyer natal dont la douceur pénètre
Encor mes souvenirs de paix et de bien-être,
J’erre, las de la vie, en des chemins brûlés.

Ô fraîcheur de la source ! ô baisers de ma mère !
La soif de l’infini brûle ma bouche amère
Et laisse dans mon cœur l’angoisse d’un remord.

Et quand je trouve enfin la fontaine où mon âme
Près d’un berceau d’enfant désaltère sa flamme,
Un mirage cruel m’appelle vers la mort !


(Choix de poésies.)


STOÏCISME


À Édouard Grenier.


Vous avez lu parfois dans mes grands yeux songeurs
Le regret sans espoir des anciennes chimères ;
Vous avez entendu sur mes lèvres amères
Pleurer le souvenir de mes premiers bonheurs.

Ami, vous avez eu pitié de mes douleurs,
Et dans le doux parler dont se servent les mères
Pour bercer de leurs fils les chagrins éphémères,
Vous soulagez ma peine et consolez mes pleurs.

Vous m’avez enseigné la volupté suprême
D’exiler mon orgueil au profond de moi-même
Et de tuer mon rêve en étouffant mon cœur.

Je suis enfin guéri de mes pensers moroses,
Et, sans soupir perdu ni sourire vainqueur,
Je vois d’un œil égal les frimas et les roses.


(Choix de poésies.)
LA LYRE


Quand l’artiste divin voulut créer la lyre,
Il troubla pour un temps le saint repos des cieux.
Empressés à sa voix, ses messagers pieux
Apportaient sous ses doigts les notes qu’il désire.

Des hymnes de la vierge et de l’enfant joyeux,
Il fit la corde d’or qui dans l’azur soupire ;
Des chansons de l’amour où frémit le délire,
Il fit celle d’argent au son mystérieux.

De la voix des héros, des cris de l’homme libre,
Il fit celle d’airain qui dans l’avenir vibre ;
Puis, essayant l’accord, il entendit des pleurs :

C’étaient ceux des martyrs couverts d’ignominie,
Qui, répondant au Christ à son bois d’agonie,
Venaient y joindre encor la corde des douleurs.


(Choix de poésies.)


CHANSON GRISE


Chanson grise
Que la brise
Emporte loin de mes pas,
Voix perdue
Sous la nue,
Dont l’écho ne revient pas ;

Comme un rêve,
Vers la grève
Tu vas gémir sur les flots :
Ta voix chère
Et légère
Ne sait plus que des sanglots !

Voix si pure
Qui murmure,
J’attends en vain ton retour…

Chanson grêle,
Sur ton aile
Est parti mon triste amour.


(Nouvelles Poésies.)


IL FAIT FROID CE SOIR


Il fait froid ce soir
Le ciel est tout noir ;
C’est l’ombre
Qui m’ensevelit
Comme dans un lit
Très sombre.

Par le brouillard gris,
La chauve-souris
Rapide
Devant moi sans bruit
Glisse dans la nuit
Humide.

Son aile parfois,
Pareille à des doigts,
M’effleure ;
Le cœur plein d’émoi,
Sans savoir pourquoi,
Je pleure.

Je songe au passé
Si vite effacé…
Ô vie,
Jeunesse, printemps,
Amour des vingt ans
Ravie !

J’entends une voix
Qui vient d’autrefois.
Naïve ;
L’arrière-saison
Chante sa chanson
Plaintive.


Écoute-la bien :
Son refrain ancien
Murmure
À la fin du jour :
« La fleur de l’amour
Ne dure. »

Ô regrets d’exil !
Les lèvres d’avril
Sont closes,
L’amour est défunt…
Adieu le parfum
Des roses !

(Choix de poésies.)