Barnabé Rudge/08

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 72-84).
CHAPITRE VIII.

Lorsqu’il fut hors de la maison du serrurier, Sim Tappertit mit de côté ses manières circonspectes, et, prenant en leur place des airs de tapageur, de fanfaron, de batteur d’estrade, qui n’hésiterait pas à tuer un homme et à le manger tout cru au besoin, il chemina de son mieux le long des rues obscures.

Faisant de temps à autre une demi-pause pour taper sur sa poche, afin de s’assurer qu’il avait bien son passe-partout, il marcha en toute hâte vers Barbican[1], et, tournant dans l’une des plus étroites des étroites rues qui divergeaient de ce point central, il ralentit son pas et il essuya son front en sueur, comme s’il était près d’atteindre le terme de sa course.

Le lieu n’était pas d’un très bon choix pour une promenade nocturne, car il jouissait véritablement d’une renommée plus qu’équivoque et n’avait pas une apparence des plus engageantes. De la rue principale, ou plutôt de la ruelle où il était entré, une allée basse conduisait dans une cour borgne, profondément noire, non pavée, et exhalant des odeurs stagnantes. Ce fut sur ce terrain de mauvaise mine que l’apprenti fugitif du serrurier chercha sa route à tâtons, et que, s’arrêtant devant une maison dont la façade, sale et pourrie, portait le grossier simulacre d’une bouteille suspendue pour enseigne comme quelque malfaiteur à la potence, il frappa trois fois de son pied une grille en fer. Après avoir attendu en vain quelque réponse à son signal, M. Tappertit s’impatienta, et frappa la grille trois fois encore ; puis un nouveau délai, mais cette fois il ne fut pas de longue durée : le sol parut s’ouvrir à ses pieds, et une tête raboteuse apparut.

« Est-ce le capitaine ? dit une voix aussi raboteuse que la tête.

— Oui, répondit M. Tappertit avec hauteur, en même temps qu’il descendait. Qui donc pourrait-ce être ?

— Il est si tard que nous ne comptions plus sur vous, répliqua la voix, pendant que l’orateur s’arrêtait pour fermer la grille et l’attacher. Vous venez tard, monsieur.

— Marchez, dit M. Tappertit avec une sombre majesté, et pas d’observations avant que je vous y autorise. En avant, marche ! »

Ce dernier mot de commandement était peut-être quelque peu théâtral et superflu, d’autant plus qu’on descendait par un escalier très étroit, roide et glissant, et que la moindre précipitation, le moindre écart de la trace battue, devait aboutir à un tonneau d’eau tout béant. Mais M. Tappertit, qui, à l’exemple d’autres grands commandants, aimait les grands effets et le déploiement de la dignité personnelle, cria derechef : « En avant, marche ! » de la voix la plus rauque qu’il put trouver dans ses poumons ; puis il descendit le premier, les bras croisés et les sourcils froncés, jusqu’au bas des degrés de la cave, où il y avait une petite chaudière en cuivre fixée dans un coin, une chaise ou deux, un banc et une table, un feu qui ne brillait pas beaucoup, et un lit à roulettes, couvert d’une espèce de bure rapiécée et déguenillée.

« Salut, noble capitaine ! » cria un maigre personnage en se levant, comme s’il se réveillait.

Le capitaine fit un signe de tête ; puis, ôtant son pardessus, il se tint debout, en composant son attitude, et, dans tout l’éclat de sa dignité, il lança son œillade à son acolyte.

« Quelles nouvelles ce soir ? demanda-t-il en le regardant jusqu’au fin fond de l’âme.

— Rien de particulier, répondit l’autre en s’étendant (et il était si long déjà, que c’était chose tout à fait alarmante que de le voir s’étendre ainsi). Pourquoi donc venez-vous si tard ?

— Peu vous importe, fut la seule réponse que daigna faire le capitaine.

— La salle est-elle préparée ?

— Elle l’est, répliqua son acolyte.

— Le camarade… est-il ici ?

— Oui, et les autres en petit nombre. Vous les entendez ?

— Ils jouent aux quilles ! dit le capitaine avec humeur. Des têtes légères ! des hommes de plaisir ! »

On ne pouvait avoir de doute sur l’amusement spécial auquel se livraient ces esprits inférieurs : car, même dans l’atmosphère renfermée et étouffée de la cave, le bruit retentissait comme un tonnerre lointain. Certes, à première vue, le choix d’un pareil lieu pour un pareil délassement pouvait paraître singulier, si les autres caves ressemblaient à celles où avait eu lieu ce colloque ; car le sol était de la terre cuite, le mur et la voûte de simple brique, tapissée de limaçons et de limaces. L’air était écœurant, corrompu et malsain. On aurait cru, d’après un fumet prononcé qui dominait entre les diverses odeurs de l’endroit, qu’on s’en était servi, à une époque peu reculée, comme d’un magasin à fromages : circonstance explicative de l’humidité graisseuse répandue de toute part, en même temps qu’elle faisait naître dans l’esprit l’agréable idée des rats, amateurs de fromages. La localité, en outre, était naturellement humide, et l’on voyait de petits champignons surgir de chaque coin vermoulu.

Le propriétaire de cette charmante retraite, auquel appartenait également la tête raboteuse mentionnée ci-dessus, car il portait une vieille perruque à nœud, aussi nue et aussi sale qu’un balai usé, les avait rejoints pendant ce temps-là, et il se tenait un peu à l’écart, se frottant les mains, remuant son menton hérissé de soies de porc toutes blanches, et souriant en silence. Ses yeux étaient fermés ; mais eussent-ils été ouverts, on aurait facilement pu dire, d’après l’attentive expression de sa figure tournée vers eux, figure pâle et dépourvue de santé, comme on devait s’y attendre chez un homme voué à cette existence souterraine, comme aussi d’après un certain tremblement inquiet de ses paupières retroussées, qu’il était aveugle.

« Stagg lui-même s’est endormi, dit le long camarade en indiquant d’un signe de tête ce personnage.

— Solidement, capitaine, solidement ! cria l’aveugle. Que veut boire mon noble capitaine ? eau-de-vie, rhum, scubac ? Est-ce de la poudre trempée, ou de l’huile brûlante ? Nommez quelque chose, cœur de chêne, et nous vous le procurerons, quand ce serait du vin des caves de l’évêque, ou de l’or fondu de la monnaie du roi Georges.

— Eh bien ! dit M. Tappertit d’une façon hautaine, quelque chose, et que ce soit vite servi ; et pendant que vous y êtes, vous pouvez m’apporter ça, si vous le voulez, des caves du diable.

— Bravement parlé, noble capitaine ! répliqua l’aveugle ; c’est parlé comme la gloire des apprentis. Ha ! ha ! des caves du diable ! Fameuse plaisanterie ! Le capitaine aime à rire. Ha, ha, ha !

— Je n’ai qu’un mot à vous dire, mon beau garçon, dit M. Tappertit en lançant une œillade à l’hôte, pendant que ce dernier se dirigea vers un placard d’où il tira une bouteille et un verre, aussi négligemment que s’il avait eu la pleine jouissance de sa vue : c’est que, si vous faites ce vacarme, vous apprendrez que le capitaine n’aime pas toujours à rire. Vous m’entendez ?

— Il a les yeux sur moi ! cria Stagg, s’arrêtant tout court au moment où il revenait, et affectant de couvrir sa figure avec la bouteille. Je les sens, quoique je ne puisse pas les voir. Otez-les, noble capitaine ; détournez-les, car ils me percent jusqu’à l’âme, comme des vrilles. »

M. Tappertit sourit affreusement à son camarade ; et, dirigeant sur lui un autre regard en coulisse, une espèce de vis oculaire, sous l’influence de laquelle l’aveugle feignit d’éprouver une grande angoisse, une vraie torture, il lui commanda, d’un ton radouci, d’approcher et de se taire.

« Je vous obéis, capitaine, cria Stagg, en s’approchant et en versant à son chef une rasade, sans répandre une goutte, par la raison qu’il tint son petit doigt au bord du verre, et qu’il s’arrêta dès que la liqueur l’eut touché ; buvez, noble commandant. Mort à tous les maîtres, vivent tous les apprentis, et amour à toutes les belles demoiselles ! Buvez, brave général, et réchauffez votre cœur intrépide ! »

Tappertit daigna prendre le verre de la main de l’aveugle. Stagg alors mit un genou en terre, et frotta doucement les mollets de son chef, avec un air d’humble admiration.

« Que n’ai-je des yeux ! cria-t-il, pour voir les proportions symétriques de mon capitaine ! Que n’ai-je des yeux pour contempler ces deux jumeaux, fatals à la paix des ménages !

— Laissez-moi ! dit M. Tappertit en abaissant son regard sur ses membres favoris. Voulez-vous me laisser, Stagg !

— Quand je touche les miens après, cria l’hôte les tapant d’un air de reproche, ils me sont odieux. Comparativement parlant, ils n’ont pas plus de forme que des jambes de bois, à côté des jambes moulées de mon noble capitaine.

— Les vôtres ! s’écria M. Tappertit, oh ! je le crois bien. N’allez-vous pas comparer ces vieux cure-dents-là avec mes propres membres ? c’est presque un manque de respect. Allons, prenez ce verre. Benjamin, ouvrez la marche. À l’ouvrage ! »

En disant ces mots il recroisa ses bras, et, fronçant les sourcils avec une sombre majesté, il suivit son compagnon à travers une petite porte vers l’extrémité supérieure de la cave, et disparut, laissant Stagg à ses méditations personnelles.

La cave dans laquelle ils entrèrent, jonchée de sciure de bois et faiblement éclairée, séparait la première de celle où s’amusaient les joueurs de quilles, comme l’indiquait le bruit croissant et la clameur des langues. Ce bruit cessa soudain, toutefois, et fut remplacé par un profond silence, au signal du long camarade. Alors ce jeune monsieur, allant vers une petite armoire, en rapporta un fémur, qui, dans les siècles passés, avait dû faire partie intégrante de quelque individu au moins aussi long que lui, et il déposa cet os dans les mains de M. Tappertit. Celui-ci, le recevant comme un sceptre ou un bâton de maréchal, prit une mine farouche en relevant sur le haut de sa tête son chapeau à trois cornes, et monta sur une grande table, où un fauteuil d’apparat, joyeusement orné d’une couple de crânes, était tout prêt à le recevoir.

Il ne faisait que de s’installer, quand parut un autre jeune monsieur, portant entre ses bras un gros livre fermé avec une agrafe. Ce personnage adressa au président une profonde révérence, remit le livre au long camarade, s’approcha de la table, tourna le dos, et, se pliant en deux, se tint là dans la posture d’Atlas. Alors, le long camarade monta aussi sur la table ; et s’asseyant dans un fauteuil moins haut que celui de M. Tappertit, avec beaucoup de solennité et de cérémonie, plaça le gros livre sur les épaules de leur compagnon muet, aussi tranquillement que si c’eût été un pupitre de bois, et se prépara à y faire des inscriptions avec une plume de taille analogue.

Lorsque le long camarade eut fini ces préparatifs, il regarda M. Tappertit ; et M. Tappertit, faisant le moulinet avec l’os en question, frappa neuf fois sur l’un des crânes. Au neuvième coup, un troisième jeune monsieur entra par la porte menant au quartier des quilles, et, après un profond salut, il attendit les ordres du chef.

« Apprenti ! dit le puissant capitaine, qui attend là-bas ? »

L’apprenti répondit qu’un étranger attendait pour solliciter son admission dans la société secrète des Chevaliers Apprentis, et une libre participation à leurs droits, privilèges et immunités. Là-dessus M. Tappertit fit de nouveau le moulinet avec le tibia de la présidence, et donnant au second crâne un coup prodigieux sur le nez, il s’écria : « Qu’on l’introduise ! » À ces terribles paroles l’apprenti salua encore, et se retira comme il était entré.

Bientôt apparurent à la même porte deux autres apprentis, ayant entre eux un troisième, dont les yeux étaient bandés. Il avait une perruque à bourse, un habit à larges pans, avec une garniture de galon terni ; il était en outre ceint d’une épée, conformément aux statuts de l’ordre qui réglaient l’introduction des récipiendaires, et qui leur enjoignaient de revêtir ce costume de cour et de le garder constamment dans de la lavande, pour s’en servir au besoin. L’un des parrains du récipiendaire tenait pointée à son oreille une espingole rouillée, et l’autre un très vieux sabre, avec lequel, tout en s’avançant, il découpait en l’air d’imaginaires ennemis, d’une façon sanguinaire et anatomique.

Comme ce groupe silencieux approchait, M. Tappertit enfonça son chapeau sur sa tête. Le récipiendaire mit alors sa main sur sa poitrine et s’inclina devant lui. Quand il se fut suffisamment humilié, le capitaine ordonna de lui ôter le bandeau et lui fit subir l’épreuve de l’œillade.

« Ha ! dit le capitaine, d’un air pensif, à la suite de l’épreuve, continuez. » Le long camarade lut tout haut ce qui suit : « Marc Gilbert. Age, dix-neuf ans. Engagé avec Thomas Curzon, bonnetier, à la Toison d’Or, Aldgate. Aime la fille de Curzon. Ne peut pas dire si la fille de Curzon l’aime. Serait disposé à le croire. Curzon lui a tiré les oreilles le mardi de la semaine dernière. »

— Comment donc ? cria le capitaine, qui tressaillit.

— Pour avoir regardé sa fille, sauf votre respect, dit le récipiendaire.

— Écrivez : « Curzon dénoncé, » dit le capitaine. Mettez une croix noire devant le nom de Curzon.

— Sauf votre respect, dit le récipiendaire, ce n’est pas ça qu’il y a de pire. Il appelle son apprenti chien de paresseux, et lui supprime sa bière s’il ne travaille pas à son idée. En outre il lui donne à manger du fromage de Hollande, pendant qu’il mange lui-même du chester, monsieur ; et ne le laisse sortir le dimanche qu’une fois par mois.

— Ceci, dit gravement M. Tappertit, est un flagrant délit. Mettez deux croix noires au nom de Curzon.

— Si la société, dit le récipiendaire, qui était un gros lourdaud de mauvaise mine, avec la taille tournée et des yeux renfoncés très voisins l’un de l’autre, si la société voulait réduire sa maison en cendres, car il n’est pas assuré, ou lui donner une raclée le soir quand il revient de son club, ou m’aider à enlever sa fille et à l’épouser dans l’église de Fleet, bon gré mal gré…. »

M. Tappertit agita son terrible bâton de commandement comme pour l’avertir de ne pas interrompre, et il ordonna de mettre trois croix noires au nom de Curzon.

« Ce qui signifie, dit-il en manière de gracieuse explication, vengeance complète et terrible. Apprenti, aimez-vous la Constitution ? »

À cela le récipiendaire, se conformant aux instructions des parrains qui l’assistaient, répliqua : « Oui !

— L’Église, l’État, et toute chose établie, excepté les maîtres ? dit le capitaine.

— Oui ! » dit encore le récipiendaire.

Après quoi, il écouta d’un air docile le capitaine, qui, dans un discours préparé pour des circonstances semblables, lui narra comme quoi, sous cette même constitution (qui était gardée dans un coffre-fort quelque part, mais il ne pouvait dire où), les Apprentis avaient, aux temps passés, eu de droit des vacances fréquentes, qu’ils avaient cassé la tête aux gens par centaines, bravé leurs maîtres, oui-da, et même consommé quelques glorieux meurtres dans les rues, privilèges qu’on leur avait successivement arrachés en restreignant leurs nobles aspirations ; comme quoi les gênes dégradantes qu’on leur avait imposées étaient incontestablement imputables à l’esprit novateur de l’époque, et comme quoi ils s’étaient associés en conséquence pour résister à tout changement autre que ceux qui restaureraient les bonnes vieilles coutumes anglaises sous lesquelles ils voulaient vivre ou mourir. Après avoir mis en lumière ce qu’il y a de sagesse à savoir marcher à reculons, témoins l’écrevisse et cet ingénieux poisson, le crabe, témoin aussi la pratique constante de l’âne et du mulet, il décrivit leurs buts principaux, qui étaient, en deux mots, vengeance contre leurs tyrans de maîtres (dont la cruelle et insupportable oppression ne pouvait pas laisser à un apprenti l’ombre d’un doute) et restauration de leurs anciens droits, y compris les vacances ; ils n’étaient pas présentement tout à fait mûrs pour cette double mission, la société n’ayant en tout et pour tout qu’une force brute de vingt hommes, mais ils s’engageaient à atteindre leur but par le fer et le feu quand besoin serait. Puis il fit connaître le serment que prêtait chaque membre du petit reste d’un noble corps, serment d’un genre terrible et saisissant, qui l’obligeait, sur l’ordre de ses chefs, à résister et faire obstacle au lord-maire, porte-glaive et chapelain ; à mépriser l’autorité des shériffs ; à regarder le tribunal des aldermen comme zéro ; mais, sous aucun prétexte, dans le cas où le progrès des temps amènerait une insurrection générale des Apprentis, on ne devait endommager ni défigurer en rien Temple-Bar[2], le palladium de la constitution, dont on ne devait approcher qu’avec respect. Ayant traité ces différents points avec une éloquence véhémente, et informé en outre le récipiendaire que la société avait pris naissance dans son fécond cerveau, stimulé par un sentiment de haine contre l’injustice et l’outrage, sentiment toujours croissant dans son âme, M. Tappertit lui demanda s’il se croyait le cœur assez ferme pour prêter le formidable serment requis par les statuts, ou s’il préférait se retirer pendant que la retraite était encore possible.

Le récipiendaire répondit à cela qu’il prêterait le serment, dût-il en étouffer. La prestation du serment eut donc lieu. Elle offrit maintes circonstances très propres à impressionner l’esprit le plus héroïque. L’illumination des deux crânes au moyen d’un bout de chandelle à l’intérieur de chacun d’eux, et force moulinets exécutés avec l’os vengeur, en furent les traits les plus remarquables, pour ne pas mentionner divers exercices sérieux avec l’espingole et le sabre, et quelques lugubres gémissements que firent entendre hors de la salle des apprentis invisibles. Toutes ces sombres et effroyables cérémonies ayant eu leur accomplissement, la table fut mise de côté, ainsi que le fauteuil d’apparat, le sceptre fut mis sous clef dans son armoire ordinaire, les portes de communication entre les trois caves furent toutes grandes ouvertes, et les Chevaliers Apprentis se livrèrent au plaisir.

Mais M. Tappertit, qui avait une âme au-dessus de ce vil troupeau, le vulgaire, et qui, à cause de sa grandeur, ne pouvait condescendre à se donner du plaisir que de temps en temps, se jeta sur un banc, de l’air d’un homme accablé sous le poids de sa dignité. Il regarda les cartes et les dés d’un œil aussi indifférent que les quilles ; il ne pensait qu’à la fille du serrurier, et aux jours de turpitude et de décadence où il avait le malheur de vivre.

« Mon noble capitaine ne joue pas, ne chante pas, ne danse pas, dit l’hôte en s’asseyant auprès de lui. Buvez alors, brave général ! »

M. Tappertit vida jusqu’à la lie le calice qui lui était présenté ; puis il plongea ses mains dans ses poches, et avec un visage nuageux il se promena au travers des quilles, tandis que ses acolytes (telle est l’influence d’un génie supérieur) retenaient l’ardente boule, témoignant pour ses petits tibias le respect le plus profond.

« Si j’étais né corsaire ou pirate, brigand, gentilhomme de grand’route ou patriote, car tout cela se ressemble, pensa M. Tappertit en rêvant au milieu des quilles, à la bonne heure ! Mais traîner une ignoble existence et rester inconnu à l’humanité en général !… Patience. Je saurai devenir fameux. Une voix, là dedans, ne cesse de me chuchoter ma future grandeur. J’éclaterai un de ces jours, et alors qui pourra me retenir ? À cette idée, je sens mon âme monter dans ma tête. Buvons ! versez encore ! Le nouveau membre, poursuivit M. Tappertit, non pas précisément d’une voix de tonnerre, car son organe, à dire vrai, était un peu fêlé et perçant, mais d’une voix très propre à faire impression néanmoins ; où est-il ?

— Ici, noble capitaine ! cria Stagg. Il y a là près de moi quelqu’un que je sens être un étranger.

— Avez-vous, dit M. Tappertit en laissant tomber son regard sur la personne indiquée, et c’était effectivement le nouveau chevalier qui avait à présent repris son costume de ville ; avez-vous l’empreinte en cire de la clef de la porte qui mène de chez vous à la porte de la rue ? »

Le long camarade prévint la réponse en produisant cette empreinte, qu’il enleva d’une planche où elle avait été déposée.

— Bon ! » dit M. Tappertit, l’examinant avec attention, tandis qu’un silence absolu régnait autour de lui (car il avait fabriqué des clefs secrètes pour toute la société, et il devait peut-être quelque chose de son influence à ce petit service trivial : les hommes de génie ne sont pas eux-mêmes à l’abri de ces considérations mesquines). Venez ici, l’ami. Ça sera bientôt fait. »

En parlant de la sorte, d’un signe il prit à part le nouveau chevalier, et, mettant le modèle dans sa poche, il l’invita à se promener avec lui.

« Ainsi donc, dit-il, après quelques tours en long et en large, vous vous aimez la fille de votre maître ?

— Je l’aime, dit l’apprenti. En tout bien tout honneur. Pas de bêtises, vous savez.

— Avez-vous, répliqua M. Tappertit en le saisissant par le poignet, et lui lançant un regard qui aurait exprimé la plus mortelle malveillance, si un hoquet accidentel n’était venu jeter un peu de trouble dans ce regard ; avez-vous un rival ?

— Non, pas que je sache, répliqua l’apprenti.

— Si vous en aviez un maintenant, dit M. Tappertit, que feriez-vous ? hein ! »

L’apprenti lança un regard farouche et serra ses poings.

« C’est assez, dit vivement M. Tappertit. Nous nous comprenons ; on nous observe ; merci. »

En disant cela il lui fit signe de s’éloigner ; puis appelant le long camarade et le prenant à part, après avoir fait seul quelques tours précipités, il lui ordonna d’écrire immédiatement, et d’afficher sur la muraille un avis proscrivant un certain Joseph Willet (connu en général sous le nom de Joe) de Chigwell ; faisant défense aux Chevaliers Apprentis de lui prêter secours et assistance, d’entretenir des rapports avec lui ; et leur enjoignant, sous peine d’excommunication, de molester ledit Joseph, de le maltraiter, de lui faire du tort, de l’ennuyer, de lui chercher querelle, n’importe quand, et n’importe où les uns ou les autres pourraient faire sa rencontre.

Cette mesure énergique ayant soulagé son esprit, il voulut bien s’approcher de la table joyeuse, et, s’échauffant peu à peu, il daigna enfin présider, et même charmer la compagnie avec une chanson. Ensuite il s’éleva à un tel degré de complaisance, qu’il consentit à régaler ses subalternes d’une danse de cornemuse. Il l’exécuta immédiatement aux sons d’un violon dont joua un virtuose de la société ; et il l’exécuta d’une manière si brillante et avec une agilité si merveilleuse, que les spectateurs ne pouvaient pas trouver assez d’enthousiasme pour manifester leur admiration. Quant à l’hôte, il protesta, les larmes dans les yeux, qu’il n’avait jamais senti le regret d’être aveugle comme à présent.

Mais l’hôte, après s’être retiré, probablement pour pleurer en secret sur sa cécité, revint bientôt annoncer qu’il ne restait guère plus d’une heure avant que le jour parût, et que tous les coqs de Barbican avaient déjà commencé à chanter comme des perdus. À cette nouvelle, les Chevaliers Apprentis se levèrent en toute hâte, et, se rangeant sur une seule ligne, défilèrent l’un après l’autre, et se dispersèrent du pas le plus accéléré vers leurs domiciles respectifs, laissant leur commandant passer le dernier par la grille.

« Bonne nuit, noble capitaine ! chuchota l’aveugle pendant qu’il tenait la porte ouverte pour le laisser passer. Adieu, brave général. Allez faire dodo, illustre commandant. Bonne chance, imbécile, vaniteux, fanfaron, tête vide, jambes de canard. »

Après avoir prononcé ces derniers mots d’adieu, avec un sang-froid malhonnête, tandis qu’il écoutait s’éloigner le bruit des pas du capitaine et qu’il refermait la grille sur lui-même, il descendit les marches, et allumant du feu sous le petit chaudron, il se prépara, sans aucune aide, à son occupation du jour. Elle consistait à vendre au détail, à l’entrée de la cour d’au-dessus, des portions de soupe et de bouillon un penny, et des puddings savoureux faits avec des rogatons, tels que ceux qu’on pouvait acheter en bloc au plus vil prix, dans la soirée, à Fleet-Market. Naturellement, pour le débit de sa marchandise, il comptait principalement sur ses connaissances personnelles : car la cour était une impasse qui ne recevait pas une grande variété de clients, et il ne semblait pas que beaucoup de monde choisît cet endroit de préférence pour venir y prendre l’air, ni pour y faire, par agrément, un tour de promenade.

  1. Quartier de Londres.
  2. C’est, pour ainsi dire, l’École de droit et le Palais de Justice réunis.