Barnabé Rudge/09

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 84-90).
CHAPITRE IX.

Les chroniqueurs ont le privilège d’entrer où ils veulent, d’aller et venir par des trous de serrure, de chevaucher sur le vent, de surmonter dans leur essor, de haut en bas, de bas en haut, tous les obstacles de distance, de temps et de lieu. Trois fois bénie soit cette dernière considération, puisqu’elle nous permet de suivre la dédaigneuse Miggs jusque dans le sanctuaire de sa chambre, et de jouir de sa douce compagnie durant les terribles veilles de la nuit.

Mlle Miggs, après avoir défait sa maîtresse, comme elle s’exprimait (ce qui signifie, l’avoir aidée à se déshabiller), et l’avoir vue bien confortablement au lit dans la chambre de derrière du premier étage, se retira dans son propre appartement, à l’étage de la corniche. Nonobstant sa déclaration en présence du serrurier, elle n’avait pas envie de dormir ; aussi, mettant la lumière sur la table, et écartant le rideau de la petite fenêtre, elle contempla d’un air pensif le vaste ciel nocturne.

Peut-être se demandait-elle avec étonnement quelle étoile était destinée à lui servir de séjour lorsqu’elle aurait parcouru sa petite carrière ici-bas ; peut-être cherchait-elle à pénétrer laquelle de ces sphères brillantes pouvait être le globe natal de M. Tappertit ; peut-être s’émerveillait-elle qu’elles s’abaissassent à regarder cette perfide créature, l’homme, sans en avoir mal au cœur, sans en devenir tout à coup vertes comme les lampes des pharmaciens ; peut-être ne pensait-elle à aucune chose en particulier. Quel que fût l’objet de ses réflexions, elle resta assise là jusqu’à ce que son attention, éveillée par tout ce qui se rattachait à l’insinuant apprenti, fut attirée par un bruit dans la chambre voisine de sa propre chambre ; dans sa chambre à lui, la chambre où il dormait et rêvait, où quelquefois peut-être il rêvait d’elle.

Qu’il ne rêvât pas maintenant, à moins qu’il ne se promenât tout endormi, rien de plus clair, car d’instant en instant il venait de là une espèce de frottement, comme s’il était occupé à polir le mur blanchi à la chaux ; puis sa porte cria doucement ; puis il y eut une faible indication de sa marche furtive sur le palier. Notant cette dernière circonstance, Mlle Miggs pâlit et frissonna, comme si elle se méfiait de ses intentions ; et plus d’une fois elle s’écria, en retenant son souffle : « Oh ! c’est un effet de la Providence que j’aie mis le verrou ! » En cela elle se trompait : c’est sans doute la frayeur qui lui faisait confondre en idée un verrou et son usage ; car il était bien vrai qu’il y avait un verrou à la porte, mais il n’était pas mis en dedans.

Quoi qu’il en soit, le sens de l’ouïe ayant, chez Mlle Miggs, un tranchant aussi effilé que son caractère, et se trouvant de la même nature hargneuse et soupçonneuse, l’informa bientôt que le promeneur nocturne dépassait sa porte, et paraissait avoir quelque but tout à fait distinct d’elle-même, sans le moindre rapport avec sa personne. À cette découverte, elle fut plus effrayée que jamais, et elle allait donner libre issue à ses cris de : « Au voleur ! à l’assassin ! » qu’elle avait jusqu’ici comprimés, quand elle s’avisa d’ouvrir doucement sa porte et de regarder, pour savoir si ses craintes avaient quelque fondement solide et palpable.

En conséquence, regardant dehors, et étendant son cou au-dessus de la rampe, elle aperçut, à sa grande stupéfaction, M. Tappertit complètement habillé, qui descendait à la dérobée l’escalier, une marche à la fois, avec ses souliers dans une de ses mains et une lampe dans l’autre. Elle le suivit des yeux, et, descendant elle-même quelques marches pour profiter d’un angle propice, elle le vit passer la tête par la porte de la salle à manger, la retirer avec une grande promptitude, et commencer immédiatement une retraite vers le haut de l’escalier avec toute la célérité possible.

« Il y a là un mystère ! dit la demoiselle, lorsqu’elle fut rentrée dans sa propre chambre saine et sauve, mais ne pouvant plus respirer. Bonté divine ! il y a là un mystère ! »

La perspective de surprendre n’importe quel secret de n’importe qui aurait suffi pour tenir éveillée Mlle Miggs même sous l’influence de la jusquiame. Bientôt elle entendit encore le pas de l’apprenti ; d’ailleurs elle aurait entendu celui d’une plume automate qui serait descendue sur la pointe du pied. Puis elle se glissa hors de sa chambre, ainsi qu’auparavant, et aperçut de nouveau le fuyard qui revenait à la charge : il regarda encore avec précaution à la porte de la salle à manger ; mais cette fois, au lieu de battre en retraite, il entra et disparut.

Miggs était de retour dans sa chambre, et avait mis la tête à la fenêtre, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme d’âge pour cligner de l’œil et se remettre. L’apprenti sortit par la porte de la rue, la ferma soigneusement derrière lui, s’en assura en y appuyant le genou, et partit avec une allure de fanfaron, en mettant quelque chose dans sa poche tandis qu’il s’éloignait. À ce spectacle, Miggs cria derechef : « Bonté divine ! » puis : « Juste ciel ! » puis : « Seigneur, protégez-moi ! » puis, prenant une chandelle en main, elle descendit l’escalier comme il avait fait. Arrivée à l’atelier, elle vit la lampe allumée sur la forge, et chaque chose comme Sim l’avait laissée.

« Eh ! mais, je veux n’avoir qu’un enterrement à pied après ma mort, au lieu d’un convoi décent avec un corbillard à plumes, si ce moutard ne s’est point fabriqué une clef particulière ! cria Miggs. Oh ! le petit scélérat ! »

Elle n’arriva pas à cette conclusion sans réfléchir, sans beaucoup regarder, beaucoup examiner ; ses souvenirs l’y aidèrent aussi : elle se rappela que, dans diverses occasions, étant tombée tout à coup sur le dos de l’apprenti, elle l’avait trouvé occupé d’un travail mystérieux. De peur que le nom de moutard donné par Mlle Miggs à celui sur qui elle daignait abaisser les yeux n’éveille de l’étonnement dans quelque esprit, il est bon de faire observer qu’elle considérait tous les mâles bipèdes au-dessous de trente ans comme de simples marmots, de vrais poupons, phénomène assez commun chez les dames du caractère de Mlle Miggs, et qu’en général on trouve associé à ces indomptables et sauvages vertus.

Mlle Miggs délibéra en elle-même durant quelques minutes, les yeux fixés tout le temps sur la porte de l’atelier, comme si ses yeux et ses pensées ne pouvaient s’en détacher. Puis, prenant dans un fauteuil une feuille de papier, elle en fit un long et mince tortillon. Après avoir rempli cet instrument d’une quantité de poussière du menu charbon de la forge, elle s’approcha de la porte, et, mettant un genou en terre, elle souffla avec dextérité dans le trou de la serrure autant de cette fine poudre qu’il en pouvait contenir. Lorsqu’elle l’eut bourré jusqu’au bord d’une façon très industrieuse et très habile, elle remonta l’escalier à la sourdine, et, arrivée dans sa chambre, elle gloussa de rire.

« Là ! cria Miggs en se frottant les mains, nous verrons maintenant si vous ne vous trouvez pas bien heureux de faire quelque attention à moi, monsieur. Hi ! hi ! hi ! maintenant vous aurez des yeux pour quelque autre, j’imagine, que Mlle Dolly, avec sa vilaine figure de chat bouffi comme je n’en ai jamais vu, moi ! »

En proférant cette critique, elle lança un coup d’œil approbateur à son petit miroir, comme une personne qui dirait : « Je rends grâces à mon étoile qu’on ne puisse pas en dire autant de moi. » Et certainement c’était chose impossible ; car le style de beauté de Mlle Miggs appartenait à ce genre que M. Tappertit lui-même avait assez bien qualifié, dans l’intimité, du titre de décharné.

« Je ne me coucherai pas cette nuit, dit Miggs en s’enveloppant d’un châle, tirant une couple de chaises près de la fenêtre, s’enfonçant sur l’une et mettant ses pieds sur l’autre, que vous ne soyez revenu au logis, mon garçon. Je ne me coucherai pas, dit Miggs avec résolution, oh ! non, pas même pour quarante-cinq guinées. »

Là-dessus, avec une expression de figure où un grand nombre d’ingrédients contraires, tels que la méchanceté, la ruse, la malice, le triomphe, la confiance dans le succès de sa patience, étaient tous mêlés ensemble en une sorte de punch physionomique, Mlle Miggs s’arrangea pour attendre et pour écouter, semblable à quelque belle ogresse qui vient de dresser un piège sur le chemin et guette un jeune voyageur bien dodu pour en manger une tranche.

Elle resta assise là, dans une parfaite tranquillité, toute la nuit. Enfin, juste à la pointe du jour, il y eut un bruit de pas dans la rue, et bientôt elle put voir M. Tappertit s’arrêter devant la porte. Puis elle put découvrir qu’il essayait sa clef, qu’il soufflait dedans, qu’il la tapait contre le poteau le plus proche pour faire tomber la poussière, qu’il allait l’examiner sous un réverbère, qu’il fourrait des petits morceaux de bois dans la serrure pour la nettoyer, qu’il regardait dans le trou de la serrure, d’abord avec un œil, et ensuite avec l’autre, qu’il essayait la clef une seconde fois, qu’elle ne pouvait plus tourner, et, qui pis est, qu’elle ne pouvait plus ressortir, qu’il la courbait, qu’elle était alors moins disposée à ressortir qu’auparavant, qu’il la tordait avec une grande force et la tirait d’une main vigoureuse, et qu’alors elle ressortait si soudainement qu’il manquait de tomber à la renverse, qu’il donnait un coup de pied à la porte, qu’il la secouait, qu’il finissait par se frapper le front, et s’asseoir sur la marche, d’un air désespéré.

Quand la crise fut arrivée à son paroxysme, Mlle Miggs, affectant d’être épuisée par la terreur et de se cramponner à l’allége de la fenêtre pour se soutenir, fit voir au dehors son bonnet de nuit, et demanda d’une voix faible qui était là.

M. Tappertit cria : « Chut ! » et, reculant de quelques pas dans la rue, l’exhorta, dans une pantomime frénétique, au secret et au silence.

« Un mot, un seul, dit Miggs. Y a-t-il des voleurs ?

— Non, non, non ! cria M. Tappertit.

— Alors, dit Miggs d’une voix plus faible qu’avant, est-ce le feu ? où est-il, monsieur ? Près de cette chambre, je le parie. Je n’ai rien sur la conscience, monsieur, et j’aime mieux mourir que de descendre par une échelle. Tout ce que je désire, vu l’amour que je porte à ma sœur, qui est mariée, cour du Lion d’or, no 27, deuxième cordon de sonnette, sur le montant, à droite….

— Miggs ! cria M. Tappertit, ne me reconnaissez-vous pas ? Sim, vous savez, Sim.

— Oh ! qu’est-ce qu’il a ? cria Miggs en serrant ses mains ; court-il quelque danger ? est-il au milieu des flammes ardentes ? Ah ciel ! ah ciel !

— Eh ! mais, je suis ici, répliqua M. Tappertit en se frappant la poitrine. Ne me voyez-vous pas ? Êtes-vous folle, Miggs ?

— Quoi ! c’est vous ! cria Miggs, sans faire attention à ce compliment. Eh ! mais oui, c’est lui-même. Bonté divine ! qu’est-ce que cela signifie, s’il vous plaît ? Mame, c’est…

— Non, non ! cria M. Tappertit, qui se tenait sur la pointe des pieds, comme s’il espérait, par ce moyen, pouvoir se rapprocher assez pour fermer de là la bouche à Miggs dans son galetas. Ne dites rien. Je suis sorti sans permission, et il y a je ne sais quoi à la serrure. Descendez, venez ouvrir la fenêtre de la boutique, afin que je puisse entrer par là.

— Je n’ose pas, Simmun, cria Miggs, car c’était ainsi qu’elle prononçait son nom de baptême. Je n’ose pas, en vérité. Vous savez aussi bien que n’importe qui combien je suis scrupuleuse. Et descendre en pleine nuit, lorsque la maison est plongée dans le sommeil et voilée de ténèbres ! »

Ici elle s’arrêta et frissonna, car sa pudeur en attrapait un rhume rien que d’y penser.

« Mais, Miggs, cria M. Tappertit en allant sous le réverbère pour qu’elle pût voir ses yeux. Ma Miggs chérie… »

Miggs jeta un petit cri perçant.

« Que j’aime tant, et à laquelle je ne peux m’empêcher de penser toujours ; » et il est impossible de décrire l’usage qu’il fit de ses yeux en disant ceci. « Descendez ; pour l’amour de moi, descendez.

— Oh ! Simmun, cria Miggs, c’est pire que tout le reste. Je sais que, si je descends, vous irez plus loin, et…

— Et quoi, précieuse amie ? dit M. Tappertit.

— Et vous essayerez, dit Miggs d’un air agacé, de m’embrasser, ou quelque autre horreur ; vous l’essayerez, je le sais.

— Je vous jure que non, dit Tappertit avec une remarquable vivacité. Sur mon âme, je n’en ferai rien. Il s’en va grand jour, et le watchman est en train de se réveiller. Angélique Miggs ! si voulez bien descendre et m’introduire, je vous promets sincèrement et loyalement que je serai bien sage. »

Mlle Miggs, dont le bon petit cœur fut touché, n’attendit point le serment (sachant combien la tentation était forte, et craignant que ce ne fût pour lui l’occasion d’un parjure), mais elle sauta en bas de l’escalier lestement, et, de ses belles mains, elle rabattit la rude fermeture de la fenêtre de l’atelier. Après avoir aidé l’apprenti à entrer, elle articula d’une voix faible les mots : « Simmun est sauvé ! » et, cédant à sa nature féminine, elle perdit immédiatement connaissance.

« Je savais que je la fascinerais, dit Sim, un peu embarrassé par cet incident. J’étais sûr, naturellement, que ça finirait comme ça ; mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Si je ne lui eusse pas lancé mon œillade, elle ne serait pas descendue. Voyons, soutenez-vous une minute, Miggs. Quelle glissante personne que cette fille ! il n’y a pas moyen de la tenir commodément. Soutenez-vous une minute, Miggs, soutenez-vous donc. »

Miggs restant néanmoins sourde à toutes les supplications, M. Tappertit l’appuya contre la muraille, comme on ferait d’une canne ou d’un parapluie, jusqu’à ce qu’il eût bien barricadé la fenêtre. Alors, il la prit de nouveau dans ses bras ; puis, par de petites étapes et avec une grande difficulté qui tenait surtout à ce qu’elle était d’une haute taille, et lui d’une taille exiguë, peut-être aussi à cette particularité dans sa conformation physique qu’il avait déjà qualifiée, il finit par la porter au haut de l’escalier, la planta encore, comme un parapluie ou une canne, juste devant la porte de sa chambre, et la laissa tranquille.

« Libre à lui d’être froid autant qu’il le voudra, dit Miggs, qui revint à elle dès qu’elle se vit seule ; mais je suis dans sa confidence, et il ne peut pas m’en empêcher, non, non, fût-il vingt Simmuns à lui tout seul ! »