Barnabé Rudge/20

La bibliothèque libre.
Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 184-191).
CHAPITRE XX.

L’orgueil qu’elle ressentait de la mission confiée à son adresse, et la grande importance qu’elle en tirait naturellement, l’eussent trahie aux yeux de toute la maison, s’il lui avait fallu essuyer les regards de ses habitants ; mais, comme Dolly avait joué mainte et mainte fois dans chaque passage et chaque sombre pièce, au temps de son enfance, et que, depuis, elle avait été l’humble amie de Mlle Haredale, dont elle était la sœur de lait, elle en connaissait aussi bien les êtres que cette jeune personne elle-même. Ne prenant donc pas d’autres précautions que de retenir son haleine et de marcher sur la pointe du pied devant la porte de la bibliothèque, elle alla droit à la chambre d’Emma, comme une visiteuse privilégiée.

C’était la chambre la plus gaie de l’édifice. La pièce était sans doute sombre comme le reste ; mais la jeunesse et la beauté rendent une prison joyeuse (sauf, hélas ! que l’isolement les y étiole) et prêtent quelques-uns de leurs propres charmes à la plus lugubre scène. Oiseaux, fleurs, livres, dessins, musique, et mille choses de ce genre, mille gracieux témoignages des affections et des préoccupations féminines, remplissaient de plus de vie et de sympathie humaine cette seule pièce que la maison tout entière ne semblait faite pour en contenir. Il y avait un cœur dans cette chambre ; et celui qui a un cœur ne manque jamais de reconnaître la silencieuse présence d’un cœur comme le sien.

Dolly en avait incontestablement un, et pas trop coriace, je vous assure, quoiqu’il y eût autour un petit brouillard de velléités coquettes comparable à ces vapeurs qui environnent le soleil de la vie dans son matin et obscurcissent un peu son lustre. Aussi, quand Emma, s’étant levée pour aller à sa rencontre et l’ayant baisée affectueusement sur la joue, lui eut dit, avec son calme ordinaire, qu’elle avait été bien malheureuse, les larmes vinrent aux yeux de Dolly, et elle se sentit plus chagrine qu’elle ne pouvait le dire ; mais un moment après il lui arriva de relever les yeux, de les voir dans la glace, et ils avaient en vérité quelque chose de si excessivement agréable, que tout en soupirant elle sourit, et se sentit étonnamment consolée.

« J’ai entendu parler de cela, mademoiselle, dit Dolly, et c’est vraiment fort pénible ; mais, quand les choses sont au pis, elles ne peuvent que tourner au mieux.

— Mais êtes-vous sûre qu’elles sont au pis ? demanda Emma avec un triste sourire.

— Eh ! mais, je ne vois pas comment elles pourraient donner moins d’espérances. Je ne le vois réellement pas, dit Dolly. Et, pour qu’elles commencent à changer, je vous apporte quelque chose.

— Ce n’est point de la part d’Édouard ? »

Dolly fit un signe de tête et sourit ; elle tâta dans ses poches (il y avait des poches à cette époque-là) en affectant de craindre qu’elle ne fût jamais capable de trouver ce qu’elle cherchait, ce qui rehaussa grandement son importance, puis elle finit par produire la lettre. Lorsque Emma eut bien vite rompu le cachet et dévoré l’écriture, les yeux de Dolly, par un de ces étranges hasards dont on ne saurait rendre compte, errèrent de nouveau dans la direction de la glace. Elle ne put s’empêcher de se dire qu’en effet le carrossier devait souffrir beaucoup, et de plaindre tout à fait le pauvre jeune homme.

C’était une longue lettre, une très-longue lettre, écrite en lignes serrées sur les quatre pages, et encore entre-croisées, qui plus est ; mais ce n’était pas une lettre consolante, car Emma pendant sa lecture s’arrêta de temps en temps pour mettre son mouchoir sur ses yeux. Il est certain que Dolly s’émerveilla fort de la voir en proie à une si grande affliction : car une affaire d’amour devait être, dans son idée, un des meilleurs badinages, une des plus piquantes et des plus amusantes choses de la vie. Mais elle considéra comme positif en son esprit que tout ceci venait de l’extrême constance de Mlle Haredale, et que, si elle voulait s’éprendre de quelque autre jeune gentleman, de la façon la plus innocente du monde, juste assez pour maintenir son premier amant à l’étiage des grandes eaux de la passion, elle se trouverait soulagée d’une manière sensible.

« Bien sûr, c’est ce que je ferais si c’était moi, pensa Dolly. Rendre ses amants malheureux, c’est assez légitime et tout à fait légitime, mais se rendre malheureuse soi-même, pas de ça. »

Toutefois un tel langage aurait mal réussi ; elle demeura donc assise à regarder en silence. Force lui fut d’avoir une patience du plus gentil tempérament : car, lorsque la longue lettre eut été lue une fois d’un bout à l’autre, elle fut relue une seconde fois, et, lorsqu’elle eut été lue deux fois d’un bout à l’autre, elle fut relue une troisième fois. Durant cette ennuyeuse séance, Dolly trompa de son mieux la lenteur du temps ; elle frisa sa chevelure sur ses doigts, en s’aidant du miroir déjà consulté plus d’une fois, et se fit quelques boucles assassines.

Toute chose a son terme. Les jeunes amoureuses elles-mêmes ne peuvent pas lire éternellement les lettres qu’on leur écrit. Avec le temps le paquet fut replié, et il ne resta plus qu’à écrire la réponse.

Mais comme cela promettait d’être une œuvre qui exigerait aussi du temps, Emma le remit après le dîner, disant qu’il fallait absolument que Dolly dîna avec elle. Dolly s’était d’avance proposé de le faire ; il n’y eut donc pas besoin de la presser extrêmement, et ce point réglé, les deux amies sortirent pour se promener dans le jardin.

Elles flânèrent en tous sens le long des allées de la terrasse, parlant continuellement (Dolly, du moins, ne déparla pas une minute), et donnant à ce quartier de la lugubre maison une gaieté complète : non qu’on les entendît parler haut ni qu’on les vît rire beaucoup ; mais elles étaient toutes les deux si bien tournées, et il faisait une si douce brise ce jour-là, et leurs légers vêtements, et les brunes boucles de leur chevelure paraissaient si libres et si joyeuses dans leur abandon, et Emma était si belle, et Dolly avait un teint si rosé, et Emma avait une taille si délicate, et Dolly était si rondelette, et en un mot il n’y a pas de fleurs dans aucun jardin comme ces fleurs-là, quoi qu’en disent les horticulteurs ; la maison et le jardin semblaient bien aussi le savoir : il n’y avait qu’à voir la mine radieuse qu’ils avaient.

Après la promenade vint le dîner, puis la lettre fut écrite, puis il y eut encore quelque petite causerie, dans le cours de laquelle Mlle Haredale saisit l’occasion d’accuser Dolly de certaines tendances coquettes et volages ; on aurait cru que Dolly prenait ces accusations pour des compliments, et qu’elle s’en amusait extrêmement. La trouvant tout à fait incorrigible, Emma consentit à son départ, mais non sans lui avoir confié auparavant cette importante réponse dont jamais on ne pouvait avoir assez de soin ; et elle la gratifia, en outre, d’un joli petit bracelet pour lui servir de souvenir. L’ayant agrafé au bras de sa sœur de lait, et lui ayant derechef, moitié plaisamment moitié sérieusement, conseillé de s’amender dans ses friponnes coquetteries, car Emma savait que Dolly aimait Joe au fond du cœur (ce que Dolly niait avec force en multipliant d’altières protestations, et qu’elle espérait bien rencontrer mieux que cela en vérité ! et ainsi de suite), Mlle Haredale lui dit adieu ; et après l’avoir rappelée, elle lui donna pour Édouard quelques messages supplémentaires, qu’une personne dix fois plus grave que Dolly aurait eu de la peine à retenir, et elle la congédia enfin.

Dolly lui dit adieu, et, sautant avec légèreté les marches de l’escalier, elle arriva à la porte de la terrible bibliothèque, devant laquelle elle allait repasser sur la pointe du pied, lorsque cette porte s’ouvrit, et tout à coup parut M. Haredale. Or, Dolly avait dès son enfance associé avec l’idée de ce gentleman celle de quelque chose d’affreux comme un fantôme : sa conscience étant d’ailleurs au même moment agitée de remords, la vue de l’oncle d’Emma la jeta dans un tel désordre d’esprit qu’elle ne put ni le saluer ni s’échapper ; elle éprouva un grand tressaillement, et puis elle resta là, les yeux baissés, immobile et tremblante.

« Venez ici, petite fille, dit M. Haredale en la prenant par la main. J’ai à vous parler.

— S’il vous plaît, monsieur, il faut que je me dépêche, balbutia Dolly, et… et vous m’avez effrayée en m’abordant d’une manière si soudaine, monsieur. J’aimerais mieux m’en aller, monsieur, si vous étiez assez bon pour me le permettre.

— Immédiatement, dit M. Haredale, qui pendant ce temps l’avait conduite dans la bibliothèque, dont il avait fermé la porte. Vous vous en irez tout de suite. Vous venez de quitter Emma ?

— Oui, monsieur, il n’y a qu’une minute ; mon père m’attend, monsieur ; ayez la bonté, s’il vous plaît…

— Je sais, je sais, dit M. Haredale. Répondez à cette question. Qu’avez-vous apporté ici aujourd’hui ?

— Apporté ici, monsieur ? balbutia Dolly.

— Vous me direz la vérité, j’en suis sûr. N’est-ce pas ? »

Dolly hésita un instant, et quelque peu enhardie par le ton de M. Haredale, elle dit enfin : « Eh bien, monsieur, c’était une lettre.

— De M. Édouard Chester, naturellement. Et vous remportez la réponse ? »

Dolly hésita de nouveau, et, faute de mieux, elle fondit en larmes.

« Vous vous alarmez sans motif, dit M. Haredale. Pourquoi ces enfantillages ? Assurément vous pouvez me répondre. Vous savez que je n’aurais qu’à poser la question à Emma, pour connaître aussitôt la vérité. Avez-vous la réponse sur vous ? »

Dolly avait, comme on dit, son petit caractère, et, se voyant alors joliment aux abois, elle le déploya de son mieux.

« Oui, monsieur, répliqua-t-elle, toute tremblante et effrayée qu’elle était ; oui, monsieur, je l’ai. Vous pouvez me tuer si vous voulez, monsieur, mais je ne m’en dessaisirai pas. J’en suis très-fâchée, mais je ne la livrerai pas ; voilà, monsieur.

— Je loue votre fermeté et votre franchise, dit M. Haredale. Soyez assurée que je désire aussi peu vous ravir votre lettre que votre vie. Vous êtes une très discrète messagère et une bonne fille. »

Ne se sentant point la pleine certitude, comme elle l’avoua plus tard, qu’il n’allait pas sauter sur elle à la faveur de ces compliments, Dolly se tint éloignée de lui autant qu’elle put, et pleura de nouveau, décidée à défendre sa poche (où était la lettre) jusqu’à la dernière extrémité.

« J’ai quelque intention, dit M. Haredale après un court silence, pendant lequel un sourire, alors qu’il regarda Dolly, avait percé le sombre nuage de mélancolie naturelle répandue sur sa figure, de procurer une compagne à ma nièce, car sa vie est très solitaire. Aimeriez-vous cette position ? Vous êtes la plus ancienne amie qu’elle ait, et vous avez à notre préférence les meilleurs titres.

— Je ne sais, monsieur, répondit Dolly, craignant un peu qu’il ne voulût se moquer d’elle ; je ne peux rien vous dire. J’ignore ce qu’on en penserait à la maison ; je ne peux pas vous donner mon opinion là-dessus, monsieur.

— Si vos parents n’y avaient pas d’objections, en auriez-vous pour votre compte ? dit M. Haredale. Allons, c’est une question toute simple, à laquelle il est aisé de répondre.

— Aucune absolument que je sache, monsieur, répliqua Dolly. Je serais fort heureuse sans doute d’être auprès de Mlle Emma, car c’est toujours un bonheur pour moi.

— Très bien, dit M. Haredale. Voilà tout ce que j’avais à vous dire ; vous brûlez de vous en aller ; libre à vous, je ne vous retiens plus. »

Dolly ne se laissa point retenir, et n’attendit point qu’il l’essayât : car ces mots n’eurent pas sitôt fui des lèvres de M. Haredale, que Dolly avait fui aussi de la chambre et de la maison, et se retrouvait dans les champs.

La première chose qu’elle fit, comme de raison, quand elle revint à elle-même et qu’elle considéra le grand émoi où elle venait d’être, ce fut de repleurer de nouveau ; et la seconde, lorsqu’elle réfléchit au succès de sa résistance, ce fut de rire de tout son cœur. Les larmes une bonne fois bannies cédèrent la place aux sourires, et Dolly finit par rire tant, mais tant, qu’il lui fallut s’appuyer contre un arbre et donner carrière à ses transports. Quand elle ne put pas rire davantage, et qu’elle en fut tout à fait fatiguée, elle rajusta sa coiffure, sécha ses yeux, regarda derrière elle avec une joie bien vive et bien triomphante les cheminées de la Garenne, qui allaient bientôt disparaître à sa vue, et poursuivit sa route.

Le crépuscule était survenu, et l’obscurité augmentait d’une manière rapide dans la campagne ; mais Dolly était si familiarisée avec le sentier, pour l’avoir traversé bien souvent, qu’elle s’apercevait à peine de la brune, et n’éprouvait aucun malaise d’être seule. D’ailleurs, il y avait le bracelet à admirer ; et quand elle l’eut bien frotté et se le fut offert en perspective au bout de son bras étendu, il étincelait et reluisait si magnifiquement à son poignet, que le contempler dans tous les points de vue, et en tournant le bras de toutes les façons possibles, était devenu une occupation tout à fait absorbante. Il y avait la lettre, aussi, et qui lui semblait si mystérieuse, si rusée, quand elle la tira de sa poche, et qui contenait tant d’écriture sur ses pages, que de la tourner, et retourner, en se demandant de quelle manière elle commençait, de quelle manière elle finissait, et ce qu’elle disait tout du long, cela devint un autre sujet d’occupation continuelle. Entre le bracelet et la lettre, il y eut bien assez à faire sans penser à autre chose ; et, en les admirant tour à tour, Dolly chemina gaiement.

Comme elle passait par une porte d’échalier, là où le sentier était étroit et flanqué de deux haies garnies d’arbres de place en place, elle entendit tout près d’elle un frôlement qui la fit s’arrêter soudain. Elle écouta. Tout était tranquille, et elle poursuivit sa route, non pas absolument avec frayeur, mais avec un peu plus de vitesse qu’avant peut-être ; il est possible aussi qu’elle fût un peu moins à son aise, car une alerte de ce genre est toujours saisissante.

Elle n’eut pas sitôt repris sa marche, qu’elle entendit le même son, semblable au bruit d’une personne qui se glisserait à pas de loup le long des buissons et des broussailles. Regardant du côté d’où ce bruit paraissait venir, elle s’imagina presque pouvoir distinguer une forme rampante. Elle s’arrêta derechef. Tout était tranquille comme avant. Elle se remit en marche, décidément plus vite cette fois, et elle essaya de chanter doucement à part elle. Bon ! encore ! il fallait donc que ce fût le vent.

Mais comment arrivait-il que le veut soufflât seulement lorsqu’elle marchait, et qu’il cessât de souffler lorsqu’elle restait immobile ? Elle s’arrêta sans le vouloir en faisant cette réflexion, et le frôlement s’arrêta également. Elle ressentait en réalité de la frayeur à présent, et elle hésitait encore sur ce qu’elle devait faire, quand des branches craquèrent, se cassèrent, et un homme plongeant au travers vint se planter en face d’elle et tout près d’elle.