Barnabé Rudge/21

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 191-201).
CHAPITRE XXI.

Ce fut pour Dolly un soulagement inexprimable lorsqu’elle reconnut en la personne qui avait pénétré de force dans le sentier d’une façon si soudaine, et qui maintenant se trouvait debout précisément sur son passage, Hugh du Maypole ; elle proféra son nom d’un accent de délicieuse surprise, d’un accent sorti du cœur.

« C’était vous ? dit-elle. Que je suis heureuse de vous voir ! Comment pouviez-vous m’effrayer ainsi ? »

En réponse à cela, il ne dit rien du tout, mais resta parfaitement immobile à la regarder.

« Est-ce que vous êtes venu à ma rencontre ? » demanda Dolly.

Hugh fit un signe de tête affirmatif, et marmotta quelque chose dont le sens était qu’il l’avait attendue, et qu’il croyait la revoir plus tôt.

« Je supposais bien qu’on enverrait au-devant de moi, dit Dolly, grandement rassurée par les paroles de Hugh.

— Personne ne m’a envoyé, répondit-il d’un air maussade. Je suis venu de mon chef. »

Les rudes manières de ce garçon, et son extérieur étrange et inculte, avaient souvent rempli la jeune fille d’une crainte vague, même quand il y avait là d’autres personnes ; et cette crainte était cause qu’elle s’éloigna involontairement de lui. La pensée d’avoir en lui un compagnon venu de son chef, dans cet endroit solitaire, et lorsque les ténèbres se répandaient avec rapidité autour d’eux, renouvela et même augmenta les alarmes qu’elle avait ressenties d’abord.

Si l’air de Hugh n’avait été que hargneux et passivement farouche, comme d’habitude, elle n’aurait pas eu pour sa compagnie plus de répugnance qu’elle n’en avait toujours éprouvé ; peut-être même eût-elle été bien aise de cette escorte. Mais il y avait dans ses regards une espèce de grossière et audacieuse admiration qui la terrifia. Elle jetait sur lui des coups d’œil timides, incertaine si elle devait avancer ou reculer, et lui, debout, la regardait comme un beau Satyre ; et ils restèrent ainsi pendant quelque temps sans bouger ni rompre le silence. Enfin Dolly prit courage, le dépassa d’un bond, et marcha précipitamment.

« Pourquoi donc vous essoufflez-vous à m’éviter ? dit Hugh, en accommodant son pas à celui de la jeune fille et se tenant tout près d’elle.

— Je veux rentrer le plus vite possible, et d’ailleurs vous marchez trop près de moi, répondit Dolly.

— Trop près ! dit Hugh en se baissant sur elle au point qu’elle pouvait sentir l’haleine de celui-ci sur son front. Pourquoi trop près ? Vous êtes toujours fière avec moi, mistress.

— Je ne suis fière avec personne. Vous me jugez mal, répondit Dolly. Tenez-vous en arrière, s’il vous plaît, ou allez-vous-en.

— Non, mistress, répliqua-t-il en cherchant à mettre le bras de la jeune fille dans le sien. J’irai avec vous. »

Elle se dégagea, et serrant sa petite main, elle le frappa avec toute la bonne volonté possible. Ce coup fit éclater de rire Hugh du Maypole, ou plutôt il poussa un rugissement jovial ; et lui passant son bras autour de la taille, il la retint dans sa forte étreinte aussi aisément que si elle eût été un oiseau.

« Ha, ha, ha ! bravo, mistress ! Frappez encore. Meurtrissez-moi la figure, arrachez-moi les cheveux, déracinez-moi la barbe, j’y consens, pour l’amour de vos beaux yeux. Frappez encore, maîtresse. Allons. Ha, ha, ha ! ça me fait plaisir.

— Lâchez-moi, cria-t-elle, en s’efforçant avec les deux mains de se débarrasser de lui. Lâchez-moi tout de suite.

— Vous feriez bien d’être moins cruelle pour moi, mon adorable ; dit Hugh, vous feriez bien, en vérité. Voyons, pourquoi êtes-vous toujours si fière ? Mais je ne vous en fais pas de reproche. J’aime à vous voir fière comme cela. Ha, ha, ha ! Vous ne pouvez pas cacher votre beauté à un pauvre garçon ; c’est toujours ça. »

Elle ne lui fit aucune réponse ; mais, comme il ne l’avait pas encore empêchée de continuer sa marche, elle avançait le plus vite qu’elle pouvait. À la fin, tandis qu’elle marchait avec précipitation, dans sa terreur, et qu’il l’étreignait davantage, la force manqua à la pauvre enfant, et elle ne put pas aller plus loin.

« Hugh, cria la jeune fille haletante, si vous me laissez, je vous donnerai quelque chose, tout ce que j’ai, et je ne dirai jamais un mot de ceci à âme qui vive.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire, répondit-il. Écoutez, petite colombe, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Tout le monde d’alentour me connaît, et l’on sait ce dont je suis capable, quand je veux. Si jamais vous êtes tentée de parler de cela, arrêtez-vous avant que les mots s’échappent de vos lèvres, et pensez au mal que vous attireriez, en jasant, sur quelques têtes innocentes dont vous ne voudriez pas qu’il tombât un cheveu. Faites-moi de la peine, et je leur en ferai, et quelque chose de plus en retour. Je ne me soucie pas plus de leur peau que si c’étaient des chiens, pas même autant. Et pourquoi m’en soucierais-je ? Il n’y a pas de jour où je ne fusse plus disposé à tuer un homme qu’un chien. Je n’ai jamais été peiné de la mort d’un homme dans toute ma vie, et la mort d’un chien m’a fait de la peine. »

Il y avait quelque chose de si complétement sauvage dans le caractère de ces expressions, dans les regards et les gestes dont elles étaient accompagnées, que la frayeur de Dolly lui donna une nouvelle vigueur, et la rendit capable de se dégager par un soudain effort et de courir de toute sa vitesse. Mais Hugh était aussi agile et vigoureux, aussi rapide à la course que n’importe quel coureur dans toute l’Angleterre. Ce ne fut qu’une vaine dépense d’énergie : car, avant que la fugitive eût fait cent pas, il l’entoura une seconde fois de ses bras.

« Doucement ! chérie, doucement ! Voudriez-vous donc fuir le rude Hugh, qui ne vous aime pas moins que n’importe quel galant de salon ?

— Oui, je le voudrais, dit-elle en s’efforçant de se dégager de nouveau. Je le veux. Au secours !

— À l’amende, pour avoir crié ainsi, dit Hugh. Ha, ha, ha ! une amende, une gentille amende, que vont payer vos lèvres. Tenez, je me paye moi-même. Ha, ha, ha !

— Au secours ! Au secours ! Au secours ! »

Comme elle poussait ce cri perçant avec toute la véhémence qu’elle pouvait y mettre, on entendit un cri répondre au sien, puis un autre, et un autre encore.

« Merci, mon Dieu ! s’écria la jeune fille, dans l’ivresse de la délivrance. Joe, cher Joe, par ici. Au secours ! »

Hugh cessa son attaque, et resta irrésolu pendant un moment ; mais les cris, approchant de plus en plus et arrivant vite sur eux, le forcèrent de prendre une prompte résolution. Il relâcha Dolly, chuchota d’un air de menace : « Vous n’avez qu’à lui conter ça, et vous en verrez les suites. » Puis sautant par-dessus la haie, il disparut en un instant. Dolly s’élança comme une flèche, et courut se jeter tout bellement dans les bras ouverts de Joe Willet.

« Qu’y a-t-il ? Êtes-vous blessée ? Qu’était-ce donc ? Qui était-ce ? Où est-il ? À quoi ressemblait-il ? » Telles furent les premières paroles qui jaillirent de la bouche de Joe, avec un grand nombre d’expressions encourageantes et d’assurances qu’elle n’avait plus rien à craindre. Mais la pauvre petite Dolly était si hors d’haleine et si terrifiée que, pendant quelque temps, elle ne put lui répondre, et resta pendue à l’épaule de son libérateur, sanglotant et pleurant comme si son cœur voulait se briser.

Joe n’avait pas la moindre objection à sentir Dolly suspendue à son épaule ; non, pas la moindre, quoique cela froissât pitoyablement les rubans couleur cerise, et ôtât à l’élégant petit chapeau toute espèce de forme. Mais il ne supporta pas la vue de ses larmes ; cela lui alla au fond du cœur. Il essaya de la consoler, se pencha sur elle, lui chuchota quelques mots, d’aucuns prétendent qu’il lui donna quelques baisers, mais c’est une fable. Quoi qu’il en soit, Joe dit toutes les affectueuses et tendres choses qu’il put imaginer, et Dolly le laissa continuer sans l’interrompre une seule fois, et dix bonnes minutes se passèrent avant qu’elle fût en état de relever la tête et de le remercier.

« Qu’est-ce donc qui vous a effrayée ? » dit Joe.

Un homme, un inconnu l’avait suivie, répondit-elle ; il avait commencé par lui demander l’aumône, puis il en était venu à des menaces de vol, menaces qu’il était prêt de mettre à exécution, et qu’il aurait exécutées si Joe n’était accouru à temps pour la défendre. La manière hésitante at. confuse dont elle dit tout cela fut attribué par Joe à l’effroi qu’elle avait éprouvé, pour le moment. Il ne soupçonna pas la vérité le moins du monde.

« Arrêtez-vous avant que ces mots s’échappent de vos lèvres ! » Cent fois durant cette soirée, et bien des fois à une époque postérieure, quand la révélation monta pour ainsi dire à sa langue, Dolly se rappela l’avertissement de Hugh, et se retint de parler. Une terreur de cet homme profondément enracinée chez elle, la certitude que sa féroce nature, une fois excitée, ne reculerait devant rien, et la conviction que, si elle l’accusait, sa colère et sa vengeance se déchargeraient pleinement sur Joe, son libérateur : ce furent là des considérations qu’elle n’eut pas le courage de surmonter, des motifs trop puissants de garder le silence pour qu’elle en pût triompher.

Joe, de son côté, était beaucoup trop heureux pour pousser ses questions avec une grande curiosité ; et Dolly étant, du sien, encore trop tremblante pour marcher sans appui, ils avancèrent très-lentement et, selon lui, très-agréablement, jusqu’à ce que les lumières du Maypole furent tout près, plus brillantes que jamais pour leur faire un joyeux accueil. Alors Dolly s’arrêta tout à coup et poussa un demi-cri d’effroi.

« La lettre !

— Quelle lettre ? cria Joe.

— Celle que j’apportais. Je l’avais à la main. Mon bracelet aussi, dit-elle en serrant de sa main le poignet de l’autre. Je les ai perdus tous les deux.

— Ne faites-vous que de vous en apercevoir ? dit Joe.

— Je les ai laissés tomber ou on me les a pris, répondit Dolly, tandis qu’elle fouillait en vain dans sa poche et secouait ses vêtements. Ils n’y sont plus, ils ont disparu tous les deux. Malheureuse fille que je suis ! » À ces mots, la pauvre Dolly, qui, pour lui rendre justice, était absolument aussi chagrine d’avoir perdu la lettre que le bracelet, pleura de nouveau et gémit sur son destin d’une façon très touchante.

Joe la consola en l’assurant qu’aussitôt qu’il l’aurait mise en sûreté au Maypole, il retournerait à l’endroit avec une lanterne (car il faisait maintenant tout à fait noir), et chercherait scrupuleusement les objets perdus, qu’il trouverait, selon la plus grande probabilité, car il n’était pas vraisemblable que quelqu’un eût depuis passé par là, et elle n’avait pas la conviction que ces objets lui eussent été soustraits. Dolly le remercia très cordialement de son offre, en avouant qu’elle n’espérait guère qu’il réussît dans ses recherches ; et de la sorte, avec beaucoup de lamentations du côté de Dolly, et beaucoup de paroles d’espoir du côté de Joe, et une extrême faiblesse du côté de Dolly, et le plus tendre empressement à la soutenir du côté de Joe, ils purent atteindre enfin le comptoir du Maypole, où le serrurier, sa femme et le vieux John, prolongeaient encore un joyeux festin.

M. Willet reçut la nouvelle de l’accident de Dolly avec cette surprenante présence d’esprit et cette promptitude d’élocution qui le distinguaient d’une façon si éminente et le plaçaient au-dessus des autres hommes. Mme Varden exprima sa sympathie pour la douleur de sa fille en la grondant vertement de revenir si tard ; et le bon serrurier se partagea entre les consolations et les baisers qu’il donnait à Dolly et les poignées de main qu’il prodiguait à Joe, ne pouvant assez le louer et le remercier.

Sur cet article, le vieux John était loin d’être d’accord avec son ami : car, outre qu’en thèse générale il n’avait aucun goût pour les esprits aventureux, il lui vint à l’idée que, si son fils et héritier avait été sérieusement endommagé dans une batterie, cela aurait eu des conséquences sans aucun doute dispendieuses, gênantes,’et peut-être même préjudiciables aux affaires du Maypole. Pour cette raison, et aussi parce qu’il ne regardait pas d’un œil favorable les jeunes filles, mais plutôt les considérait, avec le sexe féminin tout entier, comme une espèce de bévue de la nature, il sortit du comptoir sous un prétexte, et alla secouer sa tête en particulier devant le chaudron en cuivre. Inspiré et incité par ce silencieux oracle, il fit du coude quelques signes clandestins à Joe, en guise de paternel reproche et de douce admonition, comme pour lui dire : « Tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires, au lieu de faire des sottises pareilles. »

Joe, toutefois, prit sur une planche la lanterne et l’alluma ; puis, s’armant d’un solide bâton, il demanda si Hugh était dans l’écurie.

« Il dort, étendu devant le feu de la cuisine, monsieur, dit M. Willet. Que lui voulez-vous ?

— Je veux l’emmener avec moi pour chercher ce bracelet, répondit Joe. Holà ! venez ici, Hugh. »

Dolly devint pâle comme la mort et se sentit toute prête à s’évanouir. Quelques moments après Hugh entra d’un pas chancelant, en s’étirant et bâillant selon son habitude, et ayant tout à fait l’air d’avoir été réveillé d’un profond somme.

« Ici, dormeur éternel ! dit Joe en lui donnant la lanterne. Emportez cela et amenez le chien. Malheur à cet individu si nous l’attrapons !

— Quel individu ? grogna Hugh en frottant ses yeux et se secouant.

— Quel individu ! répliqua Joe qui, dans sa bouillante valeur, ne pouvait pas rester en place. Vous sauriez de quel individu il s’agit, si vous étiez un peu plus vigilant. Il est bien digne de vous et de ceux qui vous ressemblent, paresseux géant que vous êtes, de passer le temps à ronfler dans le coin d’une cheminée, quand les filles des honnêtes gens ne peuvent traverser même nos paisibles prairies à la chute du jour sans être attaquées par des voleurs, et effrayées au point que cela compromet leurs précieuses vies.

— Jamais ils ne me volent, moi, cria Hugh en riant. Je n’ai rien à perdre. Mais c’est égal, je les assommerais aussi volontiers que d’autres. Combien sont-ils ?

— Un seul, dit Dolly d’une voix faible, car tout le monde la regardait.

— Et quelle espèce d’homme, mistress ? dit Hugh, en lançant sur le jeune Willet un coup d’œil si léger, si rapide, que ce qu’il avait de menaçant fut perdu pour tous excepté pour elle. À peu près de ma taille ?

— Non, pas si grand, répliqua Dolly, qui savait à peine ce qu’elle disait.

— Son costume, dit Hugh en la regardant d’une manière perçante, ressemblait-il à quelqu’un des nôtres ? Je connais tous les gens des alentours, et peut-être que je mettrais sur la voie de cet homme, si j’avais un simple renseignement pour me guider. »

Dolly balbutia et redevint pâle ; puis elle répondit qu’il était enveloppé d’un habit très ample et que sa figure était cachée par un mouchoir, et qu’elle ne saurait fournir d’autres détails de signalement.

« Alors il est probable que vous ne le reconnaîtriez pas si vous le voyiez, dit Hugh avec un malicieux sourire qui montra ses dents.

— Je ne le reconnaîtrais pas, répliqua Dolly ; et elle fondit de nouveau en larmes. Je souhaite de ne pas le revoir. Penser à lui m’est insupportable : je ne peux même en parler davantage. Monsieur Joe, je vous en prie, n’allez pas à la recherche de ces objets. Je vous conjure de ne pas aller avec cet homme.

— De ne pas aller avec moi ! cria Hugh. Ne semble-t-il pas que je sois un épouvantail pour eux tous ? Ils ont tous peur de moi. Ah bien ! par exemple, mistress, vous ne savez donc pas que j’ai le plus tendre cœur qu’il y ait au monde. J’aime toutes les dames, madame, » dit Hugh en se tournant vers la femme du serrurier.

Mme Varden émit l’opinion que, s’il disait vrai, il devrait en mourir de honte ; des sentiments pareils convenant mieux, selon elle, à un musulman plongé dans la nuit de l’erreur, ou à un sauvage des îles, qu’à un zélé protestant. D’après la conclusion qu’elle tira de l’état imparfait des principes moraux de Hugh, elle émit ensuite l’opinion qu’il n’avait sans doute jamais étudié le Manuel. Hugh admettant qu’il ne l’avait jamais lu, pour plusieurs raisons, dont la première était qu’il ne savait pas lire, Mme Varden déclara avec beaucoup de sévérité qu’il devrait encore bien plus mourir de honte ; elle lui recommanda fortement d’économiser l’argent de ses menus plaisirs pour l’acquisition d’un exemplaire de ce livre, dont il ferait bien, après cela, d’apprendre le contenu par cœur en toute diligence.

Elle était encore à développer ce texte, quand Hugh, d’une manière quelque peu incérémonieuse et irrévérente, suivit son jeune maître dehors, la laissant édifier sans fin le reste de la compagnie. C’est ce qu’elle continua de faire, et, trouvant que les yeux de M. Willet étaient fixés sur elle avec une apparence de profonde attention, elle lui adressa graduellement la totalité de son discours ; elle lui fit une leçon morale et théologique d’une longueur considérable, dans la conviction qu’elle opérait sur lui les effets les plus merveilleux. Voici cependant la simple vérité : quoique ses yeux fussent tout grands ouverts et qu’il vit devant lui une femme dont la tête, à force de la regarder longtemps et fixement, lui avait semblé devenir si grosse petit à petit qu’elle eut bientôt rempli le comptoir, M. Willet était bel et bien endormi, et il demeura ainsi penché en arrière sur sa chaise, les mains dans ses poches, jusqu’à ce que le retour de son fils l’arracha au sommeil. On l’entendit soupirer profondément, car il lui restait une vague idée d’avoir rêvé de porc mariné aux légumes, vision de ses sommeils qu’il fallait imputer sans aucun doute à la circonstance d’avoir entendu Mme Varden prononcer fréquemment le mot « Grâce » avec l’accent oratoire. Or, ce mot, entrant dans le cerveau de M. Willet pendant que la porte en était entrebâillée, et s’y accouplant avec les mots « après le repas » qui erraient tout autour, lui suggéra, par le souvenir des grâces, l’idée de ce mets particulier avec l’espèce de légumes qui l’accompagne d’ordinaire.

Les recherches n’avaient eu aucun succès. Joe avait tâté le long du sentier une douzaine de fois dans l’herbe, dans le fossé à sec et dans la haie, mais tout cela en vain. Inconsolable de sa double perte, Dolly écrivit à Mlle Haredale un billet qui lui donnait là-dessus les mêmes renseignements qu’elle avait donnés déjà au Maypole, et Joe se chargea de remettre ce billet en mains propres, le lendemain, dès qu’il y aurait quelqu’un de levé dans la maison. Après cela, on s’assit pour prendre le thé dans le comptoir. Il y eut une prodigalité peu commune de rôties beurrées, et, afin que les voyageurs n’éprouvassent pas de faiblesse par défaut de nourriture, et en faisant pour ainsi dire une bonne petite halte à mi-chemin entre le dîner et le souper, on n’oublia pas quelques savoureuses bagatelles sous forme de larges grillades de lard bien soignées, cuites à point et toutes fumantes, qui exhalèrent un parfum délicieux et appétissant.

Mme Varden, bonne protestante d’ailleurs, ne protestait jamais contre un bon repas, ou il fallait donc que les mets fussent trop peu cuits ou trop cuits, ou qu’il y eût n’importe quoi qui eût altéré son humeur. L’aspect de ces excellentes préparations augmentant beaucoup son entrain, elle qui venait de dire que les bonnes œuvres n’étaient rien sans la foi, déclara de la manière la plus gaie que le jambon et la rôtie étaient quelque chose. Bien plus, sous l’influence de ces salutaires stimulants, elle reprocha vivement à sa fille d’être abattue et découragée (ce qu’elle considérait comme une disposition d’esprit condamnable), et elle remarqua, en tendant son assiette pour prendre encore un morceau, qu’au lieu de se désoler de la perte d’une babiole et d’une feuille de papier, elle ferait bien mieux de réfléchir aux privations des missionnaires dans les pays étrangers, où ces bons chrétiens poussent le dévouement jusqu’à ne vivre que de salade.

Les accidents divers d’une semblable journée sont bien faits pour occasionner quelques fluctuations dans le thermomètre humain, et surtout lorsque cet instrument est d’une construction aussi délicate et d’une aussi grande sensibilité que celui de Mme Varden. Ainsi, au dîner, Mme Varden se tint à la chaleur d’été ; elle fut sereine, souriante, délicieuse. Après le dîner, le vin lui avait donné un coup de soleil qui l’éleva au moins d’une demi-douzaine de degrés ; ou n’avait jamais vu pareille enchanteresse. Maintenant elle était redescendue à la chaleur d’été, à l’ombre ; et lorsque le thé fut fini, et que le vieux John, tirant de son casier de chêne une bouteille d’un certain cordial, insista pour qu’elle en bût deux verres à petits traits et fort lentement, elle remonta et se tint fixe à quatre-vingt-dix pendant une heure un quart. Instruit par l’expérience, le serrurier profita de cette sereine température pour fumer sa pipe sous le porche, et, grâce à sa conduite prudente, il était pleinement en mesure, quand baissa le thermomètre, de partir aussitôt pour retourner au logis.

En conséquence le cheval fut attelé, et la chaise amenée devant la porte. Joe, que rien n’aurait pu dissuader de leur servir d’escorte jusqu’à ce qu’ils eussent passé la partie la plus solitaire et la plus terrible de la route, fit sortir en même temps de l’écurie la jument grise ; et, après avoir aidé Dolly à monter en voiture (encore du bonheur !), il sauta en selle gaiement. Puis, après qu’on eut dit plusieurs fois bonsoir aux voyageurs, qu’on leur eut recommandé de s’envelopper, qu’en dirigeant sur eux le rayon des lumières on leur eut tendu leurs manteaux et leurs châles, la carriole roula et Joe trotta auprès, du côté de Dolly, cela va sans dire, et presque tout contre la roue.