Belle-Rose/XLII

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Calman-Lévy (p. 426-436).

Bouletord, livré à ses seuls efforts et pris dans la multitude effarée et grouillante comme dans un étau, mit plus d’un quart d’heure à se dégager. Ses hommes allaient et venaient çà et là sans rien comprendre à tout ce qui se passait ; ils avaient vu sortir tant de personnes, qu’ils ne prenaient plus garde à rien et attendaient des ordres pour agir. Au moment où il avait vu disparaître M. de Charny et partir la Déroute, Bouletord avait poussé un cri de rage et s’était élancé vers la porte du couvent ; un mouvement de la foule l’avait poussé du côté de M. de Charny, auprès duquel plusieurs personnes s’empressaient. Bouletord vit le favori du ministre étendu sans connaissance et le souleva ; M. de Charny ouvrit les yeux, regarda autour de lui, comprit tout ce qui s’était passé, et bondit sur ses pieds.

– Où sont-ils ? demanda M. de Charny.

Bouletord lui montra la porte par un geste désespéré.

– Aux chevaux ! cria le gentilhomme.

Quand ils parvinrent à sortir de la cour, M. de Charny était blanc et Bouletord pourpre de fureur. L’un était muet et menaçant ; l’autre roulait mille imprécations dans sa bouche.

– À cheval ! hurla Bouletord aux premiers archers qu’il rencontra.

Tous coururent vers la rue Saint-Maur, où était l’écurie. Comme ils se précipitaient, Bouletord à leur tête, M. de Charny aperçut M. de Pomereux qui arrivait en caracolant sur le lieu de l’incendie.

– Que diable se passe-t-il donc par là ? demanda le gentilhomme au favori.

– Peu de chose, en vérité ; on enlève votre fiancée.

– Mme d’Albergotti ?

– Ma foi, oui. Elle galope en croupe de Belle-Rose. On vous a joué, monsieur le comte.

M. de Pomereux avait, comme on a pu le voir, une assez bonne dose d’amour-propre ; la pensée qu’on avait pu se moquer de sa personne et de ses sentiments lui fit monter le rouge au visage. Il serra la bride de son cheval qui se mit à piaffer.

– Ah ! ils sont partis ! dit-il d’une voix brève.

– La pauvre veuve a mis le feu au couvent pour éclairer ses secondes noces ! Ce sont là d’éclatants adieux, reprit en ricanant M. de Charny.

M. de Pomereux songeait aux courtisans qui allaient rire de son aventure, et, s’il était homme à ne pas craindre un boulet de canon, il avait une peur horrible du ridicule.

– Quel chemin ont-ils pris, le savez-vous ? ajouta-t-il en fouettant les flancs de son cheval du bout de sa houssine.

– C’est ce qu’il nous sera facile d’apprendre, répondit M. de Charny, ravi de voir M. de Pomereux au point où il voulait l’amener.

Quelques gens du peuple interrogés, répondirent qu’ils avaient vu une troupe de quatre cavaliers se diriger au grand galop du côté des quais. Sur un signe de M. de Pomereux, l’un des laquais offrit son cheval à M. de Charny, et ils s’élancèrent sur les traces des fugitifs. Mais il fallait s’arrêter à tous les coins de rue pour interroger les passants, et cela faisait perdre un temps énorme. Cependant Bouletord et ses camarades, étant arrivés à l’écurie de la rue Saint-Maur, se jetèrent aux crinières des chevaux ; mais en mettant le pied à l’étrier, tous tombèrent sur la paille, entraînant la selle avec eux. Les sangles étaient coupées. Bouletord jura comme un païen. Avant qu’on eût trouvé d’autres sangles et qu’on les eût ajustées, il se passa dix minutes. Enfin on partit, mais au premier effort, les brides se rompirent près des gourmettes, et ce fut un nouveau temps d’arrêt. On avait à peu près fait aux brides ce qu’on avait fait aux sangles. Ces deux accidents, qui se succédaient coup sur coup, éveillèrent les soupçons de Bouletord ; tandis qu’un de ses hommes entrait dans la boutique d’un corroyeur, il chercha des yeux autour de lui.

– Où donc est Grippard ? s’écria-t-il.

– Il n’est pas avec nous, répondit un des archers.

– Quelqu’un l’a-t-il vu ?

– Moi ! reprit un autre archer ; j’étais de garde à l’écurie quand il y est entré, il y a une heure à peu près.

– Double traître ! hurla Bouletord ; si je ne lui fends pas le cœur en quatre, que je sois damné !

Les brides réparées, toute la troupe s’ébranla, le pistolet aux fontes et le mousquet sur la cuisse. Belle-Rose et Cornélius avaient pris leur course par la rue du Four ; au carrefour de Buci, ils trouvèrent un soldat du guet qui voulut s’opposer à leur passage ; le cheval de Belle-Rose le heurta du poitrail, et le soldat roula par terre. On se jeta dans la rue Dauphine, qui fut franchie en un instant. À l’entrée du pont Neuf on vit une escouade de la maréchaussée qui tenait le milieu du pavé. La Déroute l’aperçut le premier. Il piqua des deux et se jeta en avant, suivit de Grippard, qui fourra sa main sous les fontes.

– Cours sur eux, dit la Déroute, et crie à tue-tête : Service du roi !

– Pourquoi ? dit Grippard en renfonçant ses pistolets.

– Va, et crie d’abord, mordieu !

Grippard se jeta au-devant de la troupe, et cria de sa voix la plus forte :

– Service du roi !

La troupe s’ouvrit, et les fugitifs passèrent comme la foudre.

– Ah çà ! demanda Grippard tout émerveillé de l’effet qu’il avait produit, si la maréchaussée avait voulu voir ce que c’était que le service du roi, comment aurions-nous fait ?

– Les loups ne se mangent pas entre eux ; regarde ton habit.

– Tiens, c’est vrai ! s’écria l’ex-caporal.

Après le pont Neuf, on prit les quais et on gagna l’hôtel de ville. La nuit était profonde ; les boutiquiers avaient fermé leurs volets, les bourgeois se hâtaient de rentrer chez eux. Au bruit de cette course précipitée, quelques bonnes vieilles mettaient parfois le nez à la fenêtre, et voyant, dans l’ombre, des cavaliers emportant en croupe des femmes dont les longs voiles flottaient au vent, elles se disaient que c’était quelque dame de la cour qui se faisait enlever avec sa camériste, et gémissaient sur la perversité du siècle. On arriva à la rue Saint-Denis ; les groupes d’artisans qui rentraient du travail s’écartaient du passage des fugitifs ; mais au moment de toucher à la porte Saint-Denis, un officier de fortune, qui chevauchait suivi de quatre ou cinq drôles armés d’épées et de mousquetons, vint à leur rencontre. C’était une espèce de sacripant, qui portait les moustaches en croc, une balafre au travers du visage, une grande rapière au côté et une cotte de peau de buffle sur le dos avec une longue plume rouge à son feutre gris.

– Eh ! eh ! dit-il, ce sont des filles qu’on enlève, j’en veux.

Cornélius mit la main à la garde de son épée, mais la Déroute était déjà entre le sacripant et l’Irlandais. Il lui paraissait que l’homme au plumet rouge avait trop dîné.

– Laissez, dit-il à Cornélius en passant, ce n’est point votre affaire.

Et il court vers l’officier de fortune, le chapeau bas.

– Mon gentilhomme, il me semble que vous avez parlé, qu’y a-t-il pour votre service ?

– Parbleu ! reprit l’officier en frisant ses moustaches, j’ai quelque idée que ces deux filles sont jolies ; et comme il n’est point juste que tes maîtres aient tout pour eux, j’en voudrais ma part.

– La voilà ! dit la Déroute ; et soulevant un de ses pistolets par le canon, il en appliqua de la crosse un si furieux coup au coureur d’aventures, qu’il le jeta par terre tout étourdi.

Le pistolet pirouetta dans sa main, et montrant sa gueule aux estafiers qui n’avaient pas eu le temps de remuer :

– Et je brûle la cervelle au premier qui bouge ! leur cria la Déroute.

Grippard imita cette manœuvre, et les quatre ou cinq drôles, voyant leur maître par terre, se gardèrent bien d’intervenir.

La petite troupe franchit la barrière et on poussa sur la route de Saint-Denis au galop. Au bout d’un quart d’heure on arriva à un endroit où le chemin bifurquait. La Déroute s’arrêta.

– Je n’aime pas cette route, dit-il ; une fois déjà, tout au commencement, mon capitaine a failli être arrêté par Bouletord ; une autre fois, et à l’autre bout, il a failli y perdre la vie. Tirons à gauche.

– Est-ce encore un pressentiment ? dit Cornélius en riant.

– C’est au moins une précaution, reprit la Déroute ; peut-être même ferions-nous bien de nous séparer ici.

– Nous séparer ! s’écria Belle-Rose.

– Sans doute : Grippard et moi prendrions le droit chemin.

– Celui que tu n’aimes pas ?

– Bouletord et M. de Charny ne manqueront pas de s’y engager ; s’ils nous atteignent, nous tâcherons de leur donner assez d’occupation pour vous donner le temps de gagner un lieu où vous soyez en sûreté.

– C’est une fameuse idée ! s’écria Grippard, qui trouvait merveilleux tout ce que la Déroute disait.

– Si bien que vous vous exposez à être tués pour nous sauver, dit Belle-Rose.

– Oh ! pour être mort on ne l’est pas encore, murmura le sergent.

– Écoute, reprit Belle-Rose, nous avons couru tant de périls ensemble, que nous n’avons plus le droit de nous séparer. S’il plaît à Dieu de nous en envoyer d’autres, ils nous trouveront réunis. Toi avec nous, ou nous avec toi : choisis.

– Allons ! s’écria la Déroute ; et, pressant la main du capitaine, il engagea son cheval dans le chemin qui s’ouvrait sur la gauche.

Le projet des fugitifs était fort simple ; ils comptaient, au bout d’une dizaine de lieues, gagner une ferme dans la campagne, y passer la nuit, et rentrer le lendemain dans Paris, où l’on ne songerait pas à les chercher ; puis, à la première bonne occasion, ils auraient joint M. le duc de Luxembourg et se seraient mis sous sa protection immédiate. Le chemin qu’ils suivaient devait les conduire à Pontoise. Les chevaux étaient vigoureux, la nuit limpide, le ciel lumineux. Le cœur de Suzanne s’ouvrit à l’espérance. Elle jeta un long regard vers l’horizon, du côté de Paris, où s’allongeait la flèche dentelée de la cathédrale de Saint-Denis, et sourit à son fiancé. Une joie sans bornes inondait l’âme de Belle-Rose.

– Maintenant, le malheur ne peut plus nous atteindre ! dit-il en pressant Suzanne contre son cœur.

– Ne tentez pas Dieu, dit-elle d’une voix grave.

– Oh ! s’écria-t-il, nous sommes libres et vous m’aimez !

Les chevaux broyaient la route de leurs sabots ; on poussa jusqu’à Franconville.

À Franconville, la Déroute frappa à la porte d’une auberge, et demanda un sac d’avoine, qu’il paya sans marchander.

– Le neveu Christophe a bien fait les choses, dit-il, les chevaux ont du feu et du nerf ; mais il ne faut pas abuser de leur bonne volonté. Qui diable sait ce qu’il leur reste à faire !

On fit une halte sous des arbres, à trente pas de la route, et l’on mit la provende sous le nez des chevaux, qui mordirent à belles dents. Tandis que Belle-Rose et Cornélius fuyaient à toute bride, Bouletord se lançait à leur poursuite : M. de Pomereux et M. de Charny l’avaient précédé, accompagnés de quatre ou cinq valets de la maison du comte. Au carrefour de la rue de Buci, un attroupement qui se pressait autour du soldat du guet renversé sous les pieds des chevaux, leur indiqua la rue Dauphine ; au pont Neuf ils trouvèrent un archer de la maréchaussée qui leur raconta l’exploit de Grippard ; malgré sa colère, M. de Pomereux sourit de l’invention.

– Ce n’est pas si bête ! dit-il à M. de Charny.

– Sans doute, mais nous ferons en sorte que le perroquet ne chante plus, répliqua froidement M. de Charny.

Plus loin, dans la rue Saint-Denis, ils rencontrèrent l’officier de fortune qui prenait tous les saints du paradis à témoin du serment qu’il faisait d’éventrer le coquin qui avait failli l’assommer. Les quatre ou cinq drôles qui s’empressaient à ses côtés jurèrent sur leur salut que les quatre fugitifs, dont ils portaient le nombre à dix ou douze, étaient sortis par la porte Saint-Denis. L’un d’eux prétendit même qu’il les avait poursuivis l’espace d’une lieue.

– Sur mon âme ! le maraud ne ment pas si l’intention est réputée pour le fait ! s’écria M. de Pomereux.

– Mordieu ! mon gentilhomme, s’écria tout à coup le capitaine d’aventure qui venait de rajuster le feutre sur son front meurtri, êtes-vous par hasard lancé à la poursuite des brigands qui ont failli me tuer ?

– Il faudra bien que je les atteigne ou que mon cheval crève.

– Eh bien ! mon gentilhomme, je suis des vôtres, et vous verrez ce que le capitaine Roland de Bréguiboul peut faire dans l’occasion.

Le capitaine Roland de Bréguiboul sauta en selle, s’affermit sur ses étriers et partit ventre à terre, suivi de ses estafiers.

– Nous voilà dix contre quatre, dit M. de Pomereux tout en courant, c’est un peu beaucoup.

– Il faut que je me venge ! cria le capitaine, vous regarderez et je les tuerai.

– À vous tout seul ?

– Parbleu !

M. de Charny observait le comte du coin de l’œil, pour voir si sa colère ne diminuait pas ; mais la rapidité de la course, qui fouettait le sang du jeune homme, le maintenait dans un état satisfaisant d’irritation. Au point où la route bifurquait, M. de Charny s’arrêta brusquement et mit la main sur la bride du cheval qu’éperonnait M. de Pomereux.

– Avant d’aller plus avant, dit-il, au moins convient-il de savoir de quel côté ils ont pris.

– Ah ! diable ! fit M. de Pomereux ; voilà une chose à laquelle je n’aurais point pensé.

Les deux gentilhommes et l’officier de fortune tinrent conseil ; la terre autour d’eux était foulée par des pieds de chevaux, mais il y en avait tout autant sur la route qui mène à Chantilly que sur celle qui mène à Pontoise. Tandis qu’ils délibéraient, ils entendirent le bruit d’une troupe de cavaliers qui arrivait du côté de Saint-Denis avec la rapidité de la foudre. En un instant cette troupe fut sur eux ; c’était Bouletord et ses archers. Tous s’arrêtèrent à la voix de M. de Charny. Les plus habiles restaient embarrassés ; la lune se levait à l’horizon, et les deux routes étaient silencieuses et vides. Bouletord allait et venait le nez au vent, grondant comme un tigre.

– Par l’enfer ! disait-il, cette fois il faut que j’aie sa vie ou qu’il ait la mienne !

– Ma foi ! s’écria M. de Pomereux, si j’étais seul je jouerais la route à croix ou pile, mais nous sommes une vingtaine ; que Bouletord et ses gens prennent d’un côté, M. de Charny et moi tirerons de l’autre.

– Maugrebleu ! si je le manquais on le tuerait donc pour moi ! s’écria le capitaine Bréguiboul.

– Parfaitement, répondit M. de Charny.

On allait partir, quand un mendiant se leva du pied d’une haie derrière laquelle il était couché. C’était un homme de méchante mine, armé d’un lourd bâton et vêtu d’un mauvais manteau troué.

– Vous cherchez quatre cavaliers ? dit-il.

– Les as-tu vus ? s’écria Bouletord.

– J’ai vu quatre hommes qui passaient comme le vent ; deux d’entre eux avaient une femme assise en croupe.

– Ce sont eux ! dit M. de Charny.

– Eh bien ! quelle route ont-ils suivie ? demanda le capitaine Bréguiboul.

Le mendiant tendit la main.

– Donnez, et je parlerai, dit-il.

M. de Pomereux lui jeta sa bourse.

– Voilà de l’or, mais si tu mens tu auras du plomb.

Le mendiant pesa la bourse et regarda le pistolet dont la bouche le menaçait.

– Pourquoi voulez-vous que je mente ? dit-il en haussant les épaules ; en confessant la vérité, j’évite le péché et j’ai tout profit.

– Dépêche ! lui cria M. de Charny.

– Prenez à gauche, répondit le mendiant en tournant son bâton du côté de Pontoise.

Les vingt cavaliers partirent à la fois comme un tourbillon. À Franconville, M. de Pomereux et ses laquais, mieux montés que Bouletord, laissèrent les gens de la maréchaussée en arrière. Le jeune comte et sa suite avaient des chevaux de race anglaise habitués aux chasses. Leur galop était égal et soutenu. M. de Pomereux et M. de Charny couraient en avant, les laquais suivaient à vingt pas, puis venaient les archers. Le capitaine Bréguiboul galopait entre M. de Pomereux et Bouletord. Son cheval commençait à souffler. Au bout d’une demi-heure, la distance qui les séparait s’agrandit, et les deux troupes se perdirent de vue. Les éperons de Bouletord étaient rouges de sang. Cependant Belle-Rose et Cornélius maintenaient leurs montures à une allure rapide sans être pressée.

– Il faut les ménager, disait la Déroute ; quand nous aurons dépassé Pontoise, nous prendrons un chemin de traverse et nous reviendrons tranquillement sur nos pas pour dépister la maréchaussée.

Comme leur petite troupe atteignait Pierrelaye, Grippard et la Déroute entendirent un hennissement au loin derrière eux. La jument que montait Belle-Rose tendit ses naseaux au vent et répondit par un hennissement sonore. La Déroute sauta sur sa selle.

– On nous suit ! dit-il tout bas.

– Je le crois, répondit Grippard.

La Déroute atteignit Belle-Rose en deux bonds. Mais avant qu’il eût ouvert la bouche, il comprit à l’élan de la cavale qu’elle venait de sentir l’éperon. Au hennissement de son cheval, M. de Pomereux dressa l’oreille.

– Il y a des cavaliers devant nous, dit-il, et penché sur l’encolure de l’étalon, il précipita sa course ardente.

Belle-Rose et Cornélius échangèrent un regard, et chacun d’eux entoura sa compagne d’un bras plus ferme. Leurs chevaux avaient déjà franchi huit lieues au galop ; ils coururent assez bien jusqu’à Saint-Ouen-l’Aumône, mais dans la traverse du village, Belle-Rose sentit sa jument trébucher sous lui ; au même instant, le cheval de Cornélius butta et s’abattit sur les genoux ; deux coups d’éperons les firent se relever, et les animaux bondirent en hennissant de douleur. Un autre hennissement éclata sur la route, plus sonore et plus rapproché. La Déroute arma ses pistolets.

– En dix minutes, ils ont gagné une demi-lieue, dit-il ; dans une demi-heure, s’ils vont de ce train-là, ils seront sur nous.

Les chevaux de Belle-Rose et de Cornélius, soutenus par la bride et l’éperon, volaient sur la route, mais leurs flancs battaient tout blancs d’écume, on les sentait fléchir sous leur double poids. Suzanne et Claudine n’osaient parler, parfois seulement elles jetaient, par-dessus l’épaule des cavaliers, un long regard sur la route toute blanche qui se perdait dans la nuit transparente. La Déroute et le fidèle Grippard galopaient côte à côte, tous deux muets et tous deux résolus. La petite troupe tourna autour de Pontoise : l’écume des chevaux haletants devenait rouge autour des naseaux. Quand on fut près d’Ennery, la Déroute entendit passer avec la brise un hennissement si vigoureux qu’il tourna la tête. Un point noir roulait sur le chemin, grossissant à vue d’œil.