Bibliothèque historique et militaire/César/Guerre des Gaules/Livre 2

La bibliothèque libre.

LIVRE SECOND.

Guerre des Belges. — Soumission du Soissonnais, du Beauvoisis et de l’Amiénais. — Défaite de ceux du Hainaut. — Ruine entière de ceux de Namur.
An avant J. C. 57, de Rome 597.

1. Tandis que César passait l’hiver dans la Lombardie, comme on l’a dit plus haut, il lui venait souvent des avis, et Labiénus lui confirmait, par ses lettres, que les Belges qui, comme on l’a vu, font la troisième partie de la Gaule, tramaient quelque complot contre le peuple romain, et se donnaient réciproquement des otages. Ils craignaient qu’après avoir pacifié la Gaule, César ne vînt les attaquer. D’ailleurs, ils étaient sollicités par quelques Gaulois, dont les uns, ne s’accommodant pas de voir les Allemands demeurer dans la Gaule, souffraient également de voir que l’armée romaine y prît ses quartiers d’hiver et y restât si long-temps ; les autres, par légèreté ou par inconstance, souhaitaient quelque changement. Ajoutez que plusieurs d’entre les chefs les plus puissans de la Gaule, et qui avaient le moyen de lever des troupes, voulaient se rendre maîtres du pouvoir ; ce qu’ils ne pourraient plus faire si facilement sous la domination des Romains.

2. César, touché de ces nouvelles, lève deux légions dans la Lombardie, et au commencement de l’été il leur fait passer les Alpes sous les ordres de Q. Pédius, l’un de ses lieutenans. Dès que la campagne put fournir du fourrage, il se rendit lui-même à l’armée. À son arrivée, il charge ceux de Sens et les autres Gaulois, qui demeuraient sur la frontière des Belges, d’examiner ce qui se passait chez ce peuple, et de lui en donner des avis certains. Tous de concert lui mandèrent qu’ils levaient des troupes et marchaient déjà au rendez-vous. Sur cette nouvelle, il se détermina d’aller à eux dans douze jours. Après s’être pourvu de vivres, il décampe, et en quinze jours environ il se rend sur cette frontière.

3. Y étant arrivé beaucoup plus tôt qu’on ne l’y attendait, les Rhémois, les plus proches d’entre les Belges, surpris de sa diligence, lui dépêchent Iccius et Antébrogius, deux des plus considérables d’entre leurs concitoyens, pour se mettre eux et leurs biens sous sa protection et sous celle du peuple romain ; lui représentant qu’ils n’avaient aucune part aux complots du reste des Belges ; qu’ils étaient prêts à lui donner des vivres et des otages, à le recevoir dans leurs villes, et à lui obéir ; qu’à la vérité les autres Belges étaient en armes et avaient attiré dans leur parti les Allemands d’en-deçà le Rhin ; qu’ils étaient tous si animés, qu’ils n’avaient pu détourner de leur parti ceux de Soissons leurs frères, qui vivaient sous les mêmes lois, et qui ne faisaient avec eux qu’un même corps d’état.

4. S’étant ensuite informé du nom, du nombre et des forces des peuples qui étaient en armes, il apprit que les Belges descendaient pour la plupart de ces Allemands qui avaient autrefois passé le Rhin, et qui s’étaient fixés sur ces terres, à cause de la bonté du pays, d’où ils avaient chassé les habitans ; qu’ils étaient les seuls que les Cimbres et les Teutons, après avoir ravagé toute la Gaule n’avaient osé attaquer, ce qui les rendait très-fiers, et leur donnait une fort haute opinion de leurs forces et de leur capacité dans le métier de la guerre ; que leur nombre et leurs forces leur étaient d’autant mieux connus ; qu’étant joints à eux d’alliance et de parenté, ils savaient ce que dans leur assemblée chacun s’était engagé de fournir pour cette guerre ; que les peuples du Beauvoisis, les plus guerriers, les plus nombreux et les plus puissans d’entre eux, étaient en état de donner un contingent de cent mille hommes ; et qu’ils en avaient offert soixante mille d’élite, demandant le commandement de toute l’armée, que ceux de Soissons leurs voisins possédaient un pays très-étendu et très-fertile, où de notre temps avait régné Divitiacus, prince le plus puissant des Gaules, qui, avec la plus grande partie de ces pays, possédait encore le royaume d’Angleterre ; qu’ils avaient aujourd’hui pour roi Galba, et que sa justice et sa prudence lui avaient fait déférer d’un commun accord le commandement de toutes les troupes ; qu’il était maître de douze villes, et qu’il promettait de fournir cinquante mille hommes ; ceux du Hainaut qui sont les plus éloignés et les plus barbares, autant ; les Artésiens, quinze mille ; les Amiénois, dix mille ; ceux de Saint-Omer, vingt-cinq mille ; ceux du Brabant, neuf mille ; ceux de Caux, dix mille ; ceux du Vexin et du Vermandois, dix mille ; ceux de Namur, vingt-neuf mille ; ceux de Cologne, de Liége, de Bouillon et de Luxembourg, que l’on appelle en général Allemands, quarante mille.

5. César, après avoir reçu obligeamment ce que les Rhémois lui apprenaient, leur conseilla de persévérer dans leur alliance avec les Romains, et exigea d’eux qu’ils lui envoyassent leur sénat, et les enfans des principaux de leur pays en qualité d’otages ; ce qui fut ponctuellement exécuté. Il représenta ensuite à Divitiacus de quelle importance il était pour la cause commune de faire diversion, afin de n’avoir pas à résister à la fois à tant d’ennemis ; qu’il fallait en conséquence qu’avec les forces des Autunois il entrât dans le Beauvoisis, et en ravageât les terres. Après lui avoir donné cet ordre, il le congédia. Ses coureurs et les Rhémois l’ayant averti que toute l’armée ennemie en corps venait à lui, et qu’elle n’était pas éloignée, il se hâta de traverser la rivière d’Aisne qui borne le pays des Rhémois, et campa au-delà sur les bords de cette rivière, qui, grâce à cette position qu’il avait prise, couvrait une partie de son camp et son arrière-garde, ainsi que toutes les villes des Rhémois et les autres, d’où il tirait ses vivres. Il y a un pont sur cette rivière, il le fit garder, et laissa de l’autre côté Q. Titurius Sabinus, l’un de ses lieutenans, avec six cohortes. Il construisit autour de son camp un rempart de douze pieds de haut, avec un fossé de dix-huit de profondeur.

6. À huit milles du camp de César était Fismes, ville des Rhémois. Les Belges l’attaquèrent vivement en chemin, et l’on soutint avec peine leur attaque. Les Belges ont la même manière d’attaquer les places que les Celtes : ils les environnent d’abord avec toutes leurs troupes ; lancent de toutes parts des pierres contre les murailles pour en chasser les défenseurs ; puis, se couvrant la tête de leurs boucliers, ils rompent les portes et sapent le mur, ce qui était alors fort aisé, parce qu’il était impossible de résister sur une muraille à tant de pierres et de traits lancés de tous côtés. La nuit ayant mis fin à l’assaut, Iccius, homme de naissance parmi les Rhémois, qui commandait dans la ville, et un de ceux qui avaient été députés vers César pour lui demander la paix, lui envoie dire qu’il ne pouvait plus tenir s’il n’était promptement secouru.

7. Sur cet avis, César, vers minuit, fait partir, sous la conduite des députés d’Iccius, des archers numides et crétois, avec des frondeurs des îles Baléares. Ce secours releva le courage des assiégés, et ôta aux assiégeans l’espérance de prendre la ville. Ils restèrent pourtant encore quelque temps autour de la place ; et, après avoir saccagé les terres, et brûlé tous les villages et toutes les maisons des environs, ils marchèrent droit à César, et vinrent camper à environ deux milles de son camp ; leurs troupes occupaient près de trois lieues de terrain, comme on en pouvait juger par les feux et par la fumée.

8. D’abord César résolut de ne point combattre ; leur grand nombre et la bonne opinion qu’on avait de leur valeur l’en détournaient. Il se contentait de les tâter tous les jours en risquant de légères escarmouches, soit pour essayer ce dont ils étaient capables, soit pour éprouver nos propres troupes. Lorsqu’il vit que les nôtres ne leur cédaient en rien, il rangea son armée en bataille à la tête de son camp, parce que le lieu était très-propre et très-avantageux pour un tel plan. C’était une colline qui s’élevait en pente douce, ayant dans la partie qui regardait l’ennemi, toute la largeur nécessaire pour contenir ses troupes en bataille : des deux côtés elle se terminait également en pente, se présentait en bosse sur le devant, et redescendait à peu près vers la plaine. Sur la droite et sur la gauche de cette colline, il fit faire un grand retranchement d’environ quatre cents pas, qu’il garnit de forts à chaque extrémité, où il mit des machines à dessein d’empêcher la multitude des ennemis de l’investir, lorsqu’il serait engagé dans action. Ces précautions prises, il laissa dans son camp ses deux nouvelles légions pour s’en servir en cas de besoin, et il rangea les six autres en bataille. De son côté, l’ennemi en fit autant.

9. Il y avait un petit marais entre les deux armées, et chacun attendait que l’autre le passât, pour commencer l’attaque avec avantage ; la cavalerie escarmouchait en attendant. Aucun ne voulant hasarder le passage, César, après un succès obtenu par sa cavalerie, fit rentrer son armée dans le camp. Alors l’ennemi se dirigea aussitôt vers la rivière d’Aisne, qui était derrière nous, comme il a été dit, et s’efforça de la faire passer à gué par une partie des siens, afin d’attaquer le fort que gardait Q. Titurius Sabinus, et de rompre le pont : s’ils ne pouvaient y réussir, ils devaient ravager les terres des Rhémois, qui nous étaient fort utiles dans cette guerre, et nous fournissaient des vivres.

10. Informé de cette marche par Titurius, César passa le pont avec toute sa cavalerie, ses frondeurs et ses gens de trait, et vint les attaquer. L’action fut vive dans cet endroit, car les nôtres les attaquèrent pendant qu’ils étaient embarrassés dans le passage, et en firent un grand carnage ; ceux qui eurent le courage de passer par-dessus les corps morts de leurs compagnons furent repoussés à coups de traits. Les premiers passés furent enveloppés par la cavalerie et taillés en pièces. Les ennemis se voyant déchus de l’espérance de prendre Fismes, de passer l’Aisne et de nous attirer au combat dans un lieu désavantageux, et s’apercevant que les vivres commençaient à leur manquer, tinrent conseil et décidèrent que le meilleur parti à prendre était de se retirer chacun chez eux, en s’engageant d’accourir de toutes parts au secours du premier attaqué : qu’il leur serait plus favorable de faire la guerre chez eux, où ils avaient leurs troupes et des vivres à commandement, que chez autrui où tout leur manquait. Une autre raison qui les détermina fut la nouvelle de l’arrivée de Divitiacus et des Autunois sur la frontière de ceux de Beauvais, auxquels on ne put persuader d’attendre plus long-temps le moment de secourir leur pays.

11. Cette résolution prise, ils partirent tous vers neuf heures du soir, mais avec grand bruit et grand tumulte, sans garder aucun ordre, sans écouter aucun commandement, chacun prenant le premier chemin qui s’offrait et se hâtant d’arriver chez soi ; de sorte que leur retraite ressemblait plus à une fuite qu’à la marche d’une armée. César, instruit par ses coureurs de ce départ précipité, dont il ignorait la cause, retint toutes ses troupes dans son camp, de peur de quelque surprise. Au point du jour, mieux informé de tout, pour retarder leur marche, il mit à leur poursuite toute sa cavalerie sous les ordres de Q. Pedius et de L. Arunculeius Cotta, ses lieutenans, et les fit suivre par T. Labiénus, avec trois légions. Ceux-ci tombèrent sur l’arrière-garde qu’ils poursuivirent long-temps, et ils tuèrent beaucoup de ces fuyards. Tandis que ceux de l’arrière-garde, qu’on avait atteints, tenaient ferme et se défendaient vigoureusement, ceux qui les précédaient, se voyant éloignés du péril et n’étant retenus ni par la nécessité ni par aucun ordre, dès qu’ils eurent entendu les cris des combattans, rompirent leurs rangs et cherchèrent tous leur salut dans la fuite. Ainsi les nôtres ne firent que tuer sans courir aucun péril, tant que le jour dura ; vers le coucher du soleil, ils s’arrêtèrent et se retirèrent dans le camp, suivant l’instruction qu’ils avaient reçue.

12. Le lendemain, avant que l’ennemi fût revenu de son étonnement et se fût rallié, César marcha contre ceux de Soissons, qui étaient les plus voisins des Rhémois, et, après une longue marche, il arriva devant Soissons. Ayant essayé de l’emporter de vive force, parce qu’il savait qu’elle manquait de défenseurs, il ne put réussir à cause de la largeur des fossés et de la hauteur des murailles. Ce coup manqué, il se retrancha, fit faire des mantelets et tout ce qui était nécessaire pour assiéger la place. Tandis qu’il faisait ses préparatifs, plusieurs des habitans de cette ville, qui revenaient de l’armée, entrèrent de nuit dans la place. Tout étant prêt pour l’assaut, ses mantelets dressés, sa terrasse garnie de tours, les ennemis aussi surpris de la grandeur de ces ouvrages qui leur étaient auparavant inconnus, et dont ils n’avaient jamais entendu parler, que de la promptitude avec laquelle ils avaient été achevés, députent vers César pour se rendre, et à la prière des Rhémois, il leur conserve la vie.

13. Après avoir reçu en otage les principaux des Soissonnais, entre autres deux fils de Galba leur roi, et leur avoir fait apporter leurs armes, il les reçut à composition, et marcha ensuite contre ceux de Beauvais. Ceux-ci avaient transporté dans Beauvais tout ce qu’ils avaient, et s’y étaient enfermés. César en étant environ à cinq milles, tous les vieillards sortirent au-devant de lui dans l’attitude de supplians, criant qu’ils venaient se rendre, et qu’ils n’avaient nul dessein de faire la guerre au peuple romain. Quand il eut campé devant la ville, les femmes et les enfans lui tendirent aussi les mains du haut des remparts et lui demandèrent la paix.

14. Divitiacus qui, depuis la retraite des Belges, avait renvoyé les Autunois et s’était rendu auprès de lui, parle en leur faveur, et lui représente que de tout temps les peuples du Beauvoisis avaient été alliés et sous la protection de ceux d’Autun ; qu’ils avaient été poussés à prendre les armes par les grands, qui voulaient leur faire croire que César tenait les Autunois dans un dur esclavage, où ils souffraient toutes sortes d’indignités et de mauvais traitemens ; que par-là ils les avaient détachés de ceux d’Autun, et engagés à faire la guerre aux Romains ; que, désespérés des malheurs qu’ils avaient attirés sur leur patrie, les auteurs de ces pernicieux conseils s’étaient retirés en Angleterre ; que non-seulement ceux de Beauvais, mais encore pour eux ceux d’Autun, le priaient de les traiter avec sa clémence ordinaire ; que par-là il augmenterait le crédit des Autunois chez les Belges, du secours desquels ils avaient coutume de se servir dans le besoin.

15. César promit de les conserver, en considération de Divitiacus et des Autunais ; mais comme c’était un grand état, puissant en hommes et en autorité chez les Belges, il en exigea six cents otages. Quand ils lui eurent été livrés avec toutes les armes de la ville, il marcha contre ceux d’Amiens, qui se rendirent sur-le-champ. Ceux du Hainaut étaient leurs voisins ; et César s’étant informé du naturel et des mœurs de ce peuple, voici ce qu’il en apprit : que les marchands n’avaient point d’accès chez eux ; qu’ils n’y laissaient entrer ni vin, ni autre chose capable de nourrir la sensualité, parce qu’ils étaient persuadés que ces derniers amollissent le courage et abâtardissent la vertu ; que c’étaient des hommes fiers et belliqueux ; qu’ils blâmaient les autres Belges et leur faisaient des reproches de s’être soumis aux Romains ; qu’ils étaient résolus de ne point députer vers César, et de n’accepter aucune condition de paix.

16. Après trois jours de marche à travers leur pays, César apprit des prisonniers que la Sambre n’était qu’à dix milles de leur camp ; que tous ceux du Hainaut étaient au-delà de ce fleuve, et qu’ils y attendaient les Romains avec ceux d’Arras et du Vermandois, leurs voisins ; car ils avaient persuadé à ces deux peuples d’éprouver avec eux le sort de la guerre ; qu’on attendait aussi ceux de Namur, et qu’ils étaient en chemin ; que pour leurs femmes et ceux que leur âge rendait inutiles au combat, ils les avaient mis dans une place que des marais rendaient inaccessible à une armée.

17. Sur ces avis il détache quelques officiers avec des coureurs pour aller choisir un lieu propre à camper. Il y avait, parmi ses troupes, de ces Belges et de ces Gaulois qu’il avait nouvellement soumis : quelques-uns d’entre eux, comme on l’apprit depuis par des prisonniers, ayant remarqué l’ordre dans lequel nos troupes marchaient chaque jour, se rendirent de nuit au camp des ennemis, et les avertirent d’attaquer la première légion à son arrivée, parce qu’elles s’avançaient l’une après l’autre, séparées par quantité de bagages, les assurant que celle-là battue, et les bagages pillés, les autres n’oseraient tenir ferme. Le conseil fut trouvé d’autant meilleur que, de tout temps, la force des peuples du Hainaut n’était pas en cavalerie, mais en infanterie, parce que leur pays entier, pour empêcher les incursions de la cavalerie de leurs voisins, est coupé de haies, de ronces et d’arbres entrelacés, qui forment comme un mur, et qui empêchent, non-seulement de passer, mais même de se voir. Comme ce terrain arrêtait les évolutions de nos cavaliers, les ennemis crurent devoir profiter de l’avis.

18. Le lieu où les nôtres campèrent était une montagne qui descendait en pente douce vers la Sambre : en face de celle-ci, et environ à deux cents pas au-delà de cette rivière, il y avait une autre montagne d’une pente toute semblable, mais plus basse que la première : découverte presque jusqu’au haut, elle était ombragée, au sommet, d’arbres épais, au travers desquels on ne pouvait pas aisément voir. C’était là que les ennemis étaient cachés : il paraissait seulement quelques gardes de cavalerie dans un endroit découvert, le long de la rivière, profonde, en ce lieu, d’environ trois pieds.

19. César s’était fait précéder par sa cavalerie et suivait avec toutes ses troupes, mais dans un ordre différent de celui dont les Belges avaient donné connaissance à ceux du Hainaut ; et comme l’ennemi n’était pas éloigné, il faisait, suivant sa coutume, marcher ensemble six légions : le bagage de toute l’armée les suivait ; puis les deux légions nouvellement levées fermaient la marche, et veillaient au bagage. Dans cette disposition, notre cavalerie avec les frondeurs et les gens de trait passent la rivière et attaquent la cavalerie ennemie. Tandis que tour-à-tour elle se retirait dans le bois et en revenait pour fondre sur les nôtres, sans qu’ils osassent la poursuivre au-delà de ce qui était découvert, les six légions arrivées les premières, ayant partagé le travail entre elles, se mirent à fortifier le camp. L’ennemi embusqué dans le bois où il était rangé en bataille, ayant aperçu la tête de notre bagage, ce qui était le signal auquel ils étaient convenus d’entrer en action, vint tout d’un coup fondre sur notre cavalerie, et l’ayant repoussée au-delà de la rivière, il la traversa avec une vitesse incroyable, de sorte qu’il semblait être en même temps dans les bois, au-delà de la rivière et sur nous. Il passe avec la même promptitude du pied de la colline dans notre camp, où il tombe sur ceux qui étaient occupés à le fortifier.

20. César se trouve alors avoir tout à faire en même temps : il lui fallait planter l’étendard qui était le signal du combat, faire sonner la charge, retirer les soldats du travail, rappeler ceux qui s’étaient écartés pour chercher du bois, ranger l’armée en bataille, l’encourager, donner le mot, toutes choses que la brièveté du temps ne permettait pas de faire, tandis qu’il avait l’ennemi actuellement sur les bras. Ces difficultés étaient aplanies par deux ressources, la science et l’expérience des soldats. En effet, exercés dans les combats précédens, ils n’étaient pas moins capables de se prescrire à eux-mêmes ce qu’il y avait à faire que de l’apprendre des autres ; et il avait défendu à ses lieutenans de quitter l’ouvrage et les légions avant que le camp fût retranché ; de sorte que, sans attendre ses ordres, chacun d’eux, pressé par le voisinage de l’ennemi, prit le parti qui lui parut le meilleur.

21. Après avoir pourvu au plus nécessaire, César courut encourager ses troupes, selon que le hasard les lui présentait. Étant arrivé à la dixième légion, il ne lui recommanda que de se souvenir de sa valeur ordinaire, et de soutenir courageusement l’attaque de l’ennemi sans s’étonner ; et comme il n’en était plus qu’à la portée du trait, il donna le signal du combat. De là il parcourut les autres rangs pour adresser la même exhortation aux troupes, qu’il trouva déjà engagées avec l’ennemi. Elles avaient eu si peu de temps pour se préparer, et l’ennemi était si animé au combat, que, non-seulement les officiers n’avaient pas eu le loisir de prendre leurs marques de distinction, mais même que les soldats n’avaient pu mettre leurs casques et découvrir leurs boucliers. Chacun combattit dans le lieu que le hasard lui offrit, et se rallia aux premières enseignes qu’il aperçut : on craignait de perdre son temps à chercher celles de sa légion.

22. Dans cette nécessité pressante, l’armée se rangea selon la disposition du terrain et de la pente de la montagne, plutôt que selon les règles de l’art militaire. Nos légions écartées les unes des autres combattaient, l’une dans un endroit, l’autre dans un autre, sans se voir, à cause des broussailles épaisses qui, comme je l’ai dit, les cachaient l’une à l’autre ; ce qui empêchait de pourvoir à ce qui aurait été nécessaire — dans chaque endroit, d’envoyer du secours à ceux qui pouvaient en avoir besoin, et mettait un seul général hors d’état de donner des ordres convenables à la situation de tous. Aussi ce désordre amena des chances variées.

23. La neuvième et la dixième légion postées à l’aile gauche, et qui avaient affaire aux Artésiens, n’eurent pas plutôt lancé le pilum qu’elles tombèrent sur cette nation accablée de lassitude, hors d’haleine et percée de coups, et la poussèrent du haut de la montagne jusqu’à la rivière qu’elle s’efforça de traverser : les nôtres, la poursuivant l’épée dans les reins, en firent un grand carnage, passèrent la rivière après eux ; et quoiqu’ils se trouvassent dans un lieu désavantageux, l’ennemi ayant fait tête et étant revenu à la charge, ils l’attaquèrent de nouveau et le mirent en fuite. D’un autre côté, la onzième et la huitième légion, séparées l’une de l’autre, avaient battu ceux du Vermandois, qu’elles précipitèrent du haut en bas jusqu’au bord de la rivière. Ainsi presque tous les ennemis du front et de l’aile gauche ayant disparu, il ne restait que l’aile droite, où la douzième et la septième légion combattaient à quelque distance l’une de l’autre, lorsque ceux du Hainaut, faisant un gros corps conduit par Boduognat leur roi, vinrent les attaquer, et comme elles étaient absolument à découvert, ils les prirent en tête et en flanc, tandis qu’une partie de leurs troupes alla s’emparer de notre camp.

24. En même temps notre cavalerie et notre infanterie légère qui avaient combattu ensemble, et qui, comme je l’ai dit, avaient été rompues du premier choc, retournant au camp, rencontrèrent de front les ennemis et s’enfuirent d’un autre côté. Les valets de l’armée, qui, du haut de la montagne, virent nos soldats victorieux passer la rivière, étaient cependant sortis par la porte de derrière du camp pour piller ; mais lorsqu’en se retournant ils aperçurent les ennemis dans notre camp, ils s’enfuirent avec la plus grande rapidité. Au milieu de ce tumulte on entendait les cris et les frémissemens de ceux qui conduisaient le bagage, que l’effroi faisait fuir à leur arrivée, l’un d’un côté et l’autre de l’autre. Enfin le désordre devint si grand, que la cavalerie de Trèves, en très-grande estime chez les Gaulois, et qui était venue trouver César pour l’aider dans cette guerre, voyant notre camp plein d’ennemis, nos légions pressées et presque enveloppées, les valets, les cavaliers, les frondeurs, les gens de trait, dispersés partout et fuyant de tous côtés ; persuadée que tout était perdu, se retira dans son pays, et y publia la défaite entière des Romains, la prise de leur camp et de leur bagage.

25. César, après avoir exhorté là dixième légion, passe à la droite, y trouve les troupes fort pressées par l’ennemi, les enseignes de la douzième légion réunies dans un même endroit, et les soldats entassés à l’entour se nuisant les uns aux autres pour combattre ; tous les centurions de la quatrième cohorte tués, l’enseigne mort, le drapeau pris ; presque tous les centurions des autres cohortes tués ou blessés, entre autres Sextius Baculus, primipile, très-brave officier, qui était percé de tant de coups qu’il ne pouvait se soutenir ; le reste découragé, quelques-uns se voyant abandonnés, sortant de la mêlée sans oser résister à l’ennemi, qui en montant les attaquait en front et en flanc, de sorte que les affaires semblaient désespérées, sans qu’aucun corps de réserve pût venir les rétablir. À cette vue, César arrache le bouclier d’un soldat des dernier rangs, parce qu’il était venu dans le sien, s’avance à la tête des troupes, appelle chacun des centurions, encourage le reste, ordonne aux troupes de charger l’ennemi, et fait desserrer les rangs afin de pouvoir s’aider plus aisément de l’épée. Sa présence réveilla l’espoir, fit revenir le courage au soldat ; et malgré l’extrémité où les choses étaient réduites, chacun tâchant de se surpasser sous les yeux de son général, l’ardeur de l’ennemi se relâcha peu à peu.

26. Ensuite s’apercevant que la septième légion qui était voisine se trouvait aussi pressée, il avertit les officiers de faire joindre insensiblement les deux légions et de marcher ainsi réunis à l’ennemi. Par cette manœuvre, ses troupes étant en état de se soutenir les unes les autres, et ne craignant plus d’être enveloppées, témoignent plus de vigueur et de fermeté. Sur ces entrefaites, les deux légions qui escortaient le bagage, ayant appris le combat, doublèrent le pas, et furent aperçues des ennemis sur le haut de la montagne. De son côté, T. Labiénus qui se trouvait maître du camp ennemi, ayant découvert de la hauteur ce qui se passait dans le nôtre, détache la dixième légion pour nous secourir. Elle comprit sans peine, par la fuite de nos valets et de notre cavalerie, que nos affaires étaient en mauvais état, et qu’elle n’avait point de temps à perdre, pour tirer notre camp, nos légions, et César lui-même du danger où ils étaient.

27. Son arrivée apporta un tel changement, que ceux même qui étaient couchés par terre à cause de leurs blessures revinrent au combat appuyés sur leurs boucliers : en même temps, les valets sans armes, qui voyaient l’ennemi effrayé, se jetèrent sur leurs soldats ; et la cavalerie, pour effacer la honte de sa fuite, combattait partout à l’envi des légions avec une extrême vigueur. Dans cette extrémité, l’ennemi même parut augmenter de valeur : car l’un n’était pas plutôt tombé, qu’un autre prenait sa place, et combattait sur son corps : et du haut de ces cadavres amoncelés, ils lançaient des dards contre nos gens, et nous renvoyaient les traits que nous leur avions jetés. On ne doit donc pas être surpris que des hommes aussi braves eussent osé traverser une large rivière, en escalader les bords hauts et escarpés, et combattre en un poste désavantageux : la grandeur de leur courage leur rendait faciles les choses les plus difficiles.

28. Ce combat fini, où la race et le nom des peuples du Hainaut furent presque entièrement éteints, les vieillards, les femmes et les enfans, qui, comme on la dit, s’étaient retirés dans des marais inaccessibles, instruits du désastre, virent bien que comme rien ne pouvait plus arrêter le vainqueur, il n’y avait pas de lieu sûr pour eux ; ainsi, du consentement de ceux qui étaient échappés, ils députèrent vers César, se rendirent à lui, et, dans le récit de leurs malheurs, ils lui dirent que de six cents sénateurs, ils étaient réduits à trois ; et que de soixante mille combattans, à peine en restait-il cinq cents en état de porter les armes. César, usant de clémence envers ces malheureux, prit soin d’eux, rendit leur pays et leurs villes, et défendit à leurs voisins de les insulter, et de tirer avantage de leurs disgrâces.

29. Ceux de Namur, qui, comme on l’a dit, venaient au secours des peuples du Hainaut, avec toutes leurs forces, ayant appris leur entière défaite, rebroussèrent chemin ; et après avoir abandonné toutes leurs villes et leurs châteaux, ils se renfermèrent avec tout ce qu’ils avaient, dans une seule place, très-forte par son assiette naturelle. Tout environnée de très-hauts rochers et de précipices, elle n’avait qu’une seule avenue d’environ deux cents pieds de large, qu’ils fortifièrent d’un double mur, soutenu de gros quartiers de pierres et de poutres pointues, enfoncées dans le mur. Cette nation descendait de ces Cimbres et de ces Teutons qui, passant dans notre province et en Italie, laissèrent en-deçà du Rhin ce qui les embarrassait, et ce qu’ils ne pouvaient emporter, avec six mille des leurs pour les garder. Après leur défaite, ceux-ci furent long-temps inquiétés par leurs voisins, soit qu’ils les attaquassent, soit qu’ils se défendissent ; enfin, ayant fait la paix d’un commun accord, ils s’établirent en cet endroit.

30. À la première arrivée de nos troupes, ils firent d’abord plusieurs sorties, et livrèrent quelques petits combats ; mais à la fin ils furent arrêtés par une circonvallation de douze pieds de haut et de quinze milles de tour, soutenue de forts très-voisins les uns des autres. Quand ils virent nos approches faites à la faveur des mantelets, la terrasse élevée, et plus loin construire une tour ; du haut de leurs murailles, ils nous demandaient en raillant ce que nous voulions faire d’une si prodigieuse machine, quelles forces de petits hommes, comme nous leur paraissions, pourraient-ils trouver pour remuer une si lourde masse, et la joindre à leurs remparts ? car la plupart des Gaulois, qui sont de grande taille, nous méprisent à cause de notre petitesse.

31. Mais lorsqu’ils la virent s’ébranler et s’avancer vers leur ville, ils furent si étonnés d’une chose dont ils n’avaient pas la moindre idée, qu’ils députèrent à César pour lui demander la paix. Ils lui dirent qu’ils voyaient bien que les Romains étaient favorisés du secours des dieux dans leurs guerres, puisqu’ils remuaient une si haute el si pesante masse avec tant de facilité et de promptitude, afin de pouvoir les attaquer de près ; qu’ils se remettaient entre ses mains avec tout ce qu’ils possédaient ; qu’ils ne lui demandaient qu’une seule grâce, en cas que sa clémence, qu’ils avaient entendu tant vanter, l’eût déterminé à conserver ceux de Namur ; c’était de ne pas leur ôter leurs armes ; que presque tous leurs voisins, par haine ou par envie, étaient leurs ennemis, et qu’ils ne pourraient se défendre contre eux s’ils étaient forcés de livrer leurs armes ; que s’il voulait les réduire à cette triste extrémité, ils aimaient mieux périr sous les coups du peuple romain, que d’être maltraités par ceux auxquels ils avaient coutume de commander.

32. César répondit qu’il conserverait la nation, moins parce qu’ils l’avaient mérité que parce que c’était sa coutume de faire grâce, si, pour se rendre, les assiégés n’attendaient pas que le bélier eût touché leurs murailles ; mais qu’il ne pouvait se laisser fléchir qu’à condition qu’ils remettraient leurs armes ; qu’il en agirait avec eux comme il avait fait avec les peuples du Hainaut, et qu’il défendrait à leurs voisins de rien entreprendre contre ceux qui s’étaient rendus au peuple romain. Sur le rapport des intentions de César, ils se mirent en état d’obéir : du haut de leurs murailles, ils jetèrent tant armes dans le fossé, que le monceau en était presque aussi haut que le mur et que notre batterie ; cependant ils en avaient caché environ le tiers, comme il parut par la suite. Ensuite ils ouvrirent leurs portes, et furent tranquilles le reste du jour.

33. Sur le soir, César fit fermer les portes et sortir les siens, de peur que, la nuit, les soldats n’insultassent les habitans. Mais ceux-ci, par une trahison concertée d’avance, et s’imaginant que nos lignes, à cause de leur soumission, seraient ou dégarnies ou négligemment gardées, prirent les armes qu’ils avaient cachées, se munirent de boucliers d’écorces d’arbres ou d’osier, qu’ils avaient à la hâte couverts de cuir ; puis, vers minuit, ils sortirent tout-à-coup de la ville avec leurs forces réunies, pour attaquer notre camp du côté qui paraissait le moins fortifié. L’alarme ayant été aussitôt donnée par des feux, suivant l’ordre de César, on y accourut en diligence de nos forts voisins. Les ennemis se battirent comme des braves qui sont dans le plus pressant danger ; leur position était désavantageuse ; on leur lançait des traits du rempart et des tours ; et ils n’avaient d’espérance qu’en leur courage. On en tua quatre mille ; le reste fut repoussé dans la ville. Le lendemain, les portes ayant été forcées sans opposition, César entra dans la place avec toute son armée, et fit vendre à l’encan tous les habitans, qui, suivant l’état que lui en fournirent les acheteurs, montaient à cinquante-trois mille âmes.

34. Dans le même temps, il apprit de P. Crassus, qu’il avait envoyé avec une légion contre ceux de Vannes, du Cotentin, et de Saint-Paul de Léon, de Tréguier et de Saint-Brieu, de Quimpercorentin, de Séez, du Maine, du Perche, d’Évreux et de Rennes, peuples maritimes situés le long de l’Océan, que tous ces états avaient été réduits sous la puissance des Romains.

35. Par-là toute la Gaule ayant été pacifiée, cette guerre fit une telle impression sur les Barbares, que les nations situées au-delà du Rhin envoyèrent offrir à César de se soumettre, et de lui donner des otages. César les remit à l’été suivant, parce qu’il était pressé de retourner en Italie et en Illyrie. Après avoir mis ses troupes en quartier d’hiver dans l’Anjou, la Touraine et le pays Chartrain, toutes contrées voisines des lieux où il venait de faire la guerre, il partit pour l’Italie ; et, sur la relation de sa campagne qu’il envoya lui-même au sénat, on ordonna quinze jours de prières publiques ; ce qui ne s’était jamais fait.