Bleak-House/40

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 120-130).

CHAPITRE X.

Affaires publiques et privées.

L’Angleterre a été dans une situation affreuse pendant plusieurs semaines ; lord Coodle voulait sortir du ministère ; sir Thomas Doodle refusait d’y entrer ; et comme il n’existe dans toute la Grande-Bretagne que ces deux hommes d’État, l’Angleterre n’a pas eu de gouvernement pendant plusieurs semaines. Heureusement que la rencontre, qui devait avoir lieu entre ces deux grands hommes, a pu être évitée ; car si, les deux pistolets ayant porté, Coodle et Doodle s’étaient tués réciproquement, il aurait fallu que l’Angleterre attendît, pour être gouvernée, que le jeune Coodle et le jeune Doodle, actuellement en jaquette, eussent terminé leur croissance.

Par bonheur, avons-nous dit, lord Coodle a préservé son pays de cette effroyable calamité, en découvrant fort à propos que, si, dans la chaleur du débat, il lui était arrivé de dire qu’il méprisait l’ignoble carrière de sir Thomas Doodle, il avait simplement voulu exprimer par là que jamais l’esprit de parti ne l’empêcherait de payer à son adversaire le tribut de son admiration ; tandis que, de son côté, sir Thomas Doodle reconnaissait avoir toujours été convaincu, in petto, que lord Coodle passerait aux yeux de la postérité pour un modèle d’honneur et de vertu.

Toujours est-il que la Grande-Bretagne est restée un mois entier sans pilote pour affronter l’orage, comme l’a judicieusement fait observer sir Leicester Dedlock ; et ce qu’il y a de plus merveilleux dans cette affaire, c’est que la nation n’a pas paru s’inquiéter de ce désastreux état de choses, continuant de boire, de manger et de se marier comme elle faisait auparavant ; mais Coodle, Doodle et toute leur suite ont clairement vu le péril et en ont été si frappés, qu’à la fin sir Thomas Doodle non-seulement a bien voulu consentir à faire partie du ministère, mais encore a mis le comble à son dévouement en y faisant entrer avec lui tous ses neveux, ses cousins et ses beaux-frères ; il y a donc lieu d’espérer que le vaisseau dominera la tempête. Ce n’est pas tout : pour compléter son œuvre, Doodle, ayant pensé qu’il devait obtenir les suffrages de ses compatriotes, se présente, sous la forme d’une pluie d’or et de bière, aux électeurs de maints comtés ; et, pendant que la Grande-Bretagne empoche et avale Doodle sous les deux espèces, en jurant avec rage au nom de son honneur et de sa moralité qu’elle ne fait ni l’un ni l’autre, la saison de Londres se termine brusquement, afin de permettre aux Doodlistes d’aller assister la nation dans ces pieux exercices.

Il en résulte que mistress Rouncewell, la femme de charge de Chesney-Wold, prévoit que sir Leicester ne tardera pas à venir au château accompagné d’une foule de parents et d’amis, de tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, peuvent concourir au grand œuvre constitutionnel ; et que cette vénérable dame, prenant l’occasion par son toupet mythologique, lui fait monter et descendre tous les escaliers, traverser les galeries, passer dans toutes les chambres, pour la prendre à témoin que les parquets sont brillants, les tapis et les rideaux posés, les lits préparés, la cuisine et l’office nettoyés ; qu’enfin tout est prêt pour recevoir les Dedlock.

C’est par un beau jour d’été que mistress Rouncewell a terminé tous ses préparatifs ; le soleil va bientôt se coucher et fait flamboyer toutes les fenêtres ; il dore la pierre grise qui les enchâsse, et l’ombre des feuilles en jouant sur les portraits des vieux Dedlock prête à leurs visages de singuliers mouvements ; elle fait cligner les paupières d’un épais magistrat, met une fossette au menton d’un général, et s’écarte pour laisser tomber sur la poitrine d’une bergère une vive étincelle qui aurait bien fait d’en réchauffer le marbre il y a quelque cent ans.

Mais le soleil éteint ses rayons ; le jour s’en va ; l’ombre, qui couvre les fleurs du tapis, gagne peu à peu la muraille, et, comme le temps et la mort, fait retomber les aïeux dans l’oubli ; elle s’arrête un instant devant le portrait de milady, qui paraît trembler et pâlir sous le voile dont elle le couvre ; elle s’épaissit, monte encore ; un dernier point rouge se voit au plafond, il passe, et tout s’efface.

Cet horizon si beau et si rapproché, à le voir de la terrasse, s’est éloigné lentement, et n’est plus qu’un souvenir, ainsi que tant de belles choses qu’ici-bas on croit pouvoir atteindre. Un léger brouillard s’élève et retombe en gouttes de rosée ; les fleurs versent tous leurs parfums, dont s’imprègne l’air humide ; et les bois ne forment plus qu’une masse noire et profonde, que traversent bientôt quelques raies lumineuses, glissant derrière le tronc des arbres comme entre les piliers d’une cathédrale immense.

La lune a dépassé les grands chênes ; et le manoir inhabité, plus imposant et plus triste sous les pâles rayons qui l’éclairent, fait songer à tous ceux qui ont dormi dans ces chambres désertes et qu’il a vus mourir. C’est l’heure où tous les angles se transforment en cavernes, où l’ombre d’une marche semble un gouffre béant, où l’on croit voir les vieilles armures tressaillir, et des yeux briller sous la visière des casques ; mais de toutes les ombres que la nuit a répandues sur Chesney-Wold, celle que projettent sur le portrait de milady les branches inflexibles d’un vieux chêne, pareilles à des mains menaçantes levées contre ce beau visage, est la dernière que le jour fera disparaître.

« Non, madame, elle ne va pas très-bien, répond un domestique à mistress Rouncewell.

— Milady est malade ?

— Elle a toujours été souffrante depuis la dernière fois qu’elle est venue au château comme un oiseau de passage, et n’est presque pas sortie de sa chambre depuis son retour à Londres.

— Chesney-Wold la rétablira, Thomas, répond la femme de charge avec une satisfaction mêlée d’orgueil ; c’est l’endroit le plus sain, l’air le plus pur qui existe. »

Le groom a probablement une opinion différente, mais il se garde bien de l’exprimer, et descend à la cuisine, où il se bourre de pâté froid et d’ale.

Thomas est l’humble précurseur qui devance son maître comme le poisson pilote qui précède le requin. En effet, sir Leicester et milady arrivent le lendemain soir, accompagnés de leurs nombreux domestiques, et bientôt suivis d’une myriade de parents accourus de tous les points de l’horizon ; d’où il résulte que, pendant plusieurs semaines, on voit errer dans tout le pays, surtout dans les endroits où Doodle se répand en pluie d’or et en flots de bière, de mystérieux gentlemen, qui sont tout bonnement des êtres d’une nature remuante, allant partout et ne faisant jamais rien.

C’est en pareille occasion que sir Leicester reconnaît l’avantage d’avoir une famille aussi étendue ; personne ne figure mieux dans un dîner de chasse que l’honorable Bob Stables, et l’on trouverait difficilement des citoyens de la vieille Angleterre plus disposés à courir de comité en comité que les autres cousins du baronnet. Volumnia manque bien un peu d’intelligence ; mais c’est une véritable Dedlock, et certaines gens apprécient encore sa conversation enjouée, ses charades françaises, redevenues nouvelles à force d’avoir vieilli, et considèrent comme un honneur de lui donner la main pour la conduire à table ou pour danser avec elle ; danser est quelquefois une œuvre de patriotisme ; et dans ces occasions solennelles, Volumnia saute constamment pour l’ingrate patrie qui lui refuse une pension.

Milady, toujours souffrante, ne s’occupe pas beaucoup de ses hôtes ; elle ne paraît au salon qu’à une heure avancée ; mais elle anime de sa présence les dîners et les bals soporifiques que l’on donne en ces grandes occasions. Quant à sir Leicester, il lui paraît complétement impossible que quiconque a le bonheur d’être reçu à Chesney-Wold puisse manquer de quoi que ce soit ; et, se renfermant dans une satisfaction pleine de grandeur, il va et vient au milieu de cette nombreuse société où il produit l’effet d’un puissant réfrigérant. Chaque soir, les cousins, qui ont trotté toute la journée, avec gants de peau de daim et fouet de chasse pour les comtés, gants de chevreau et badine pour les bourgs, lui rapportent ce qu’ils ont appris dans les assemblées électorales ; sur quoi il leur fait une harangue après boire et cause ensuite avec Volumnia de la situation politique, d’où il conclut que cette dernière est une femme plus sérieuse qu’il ne l’avait pensé.

« Comment vont nos affaires ? demande-t-elle au baronnet qui sort de table et rentre dans le salon entouré de ses cousins.

— Passablement, répond-il en allant s’asseoir près de la cheminée, où il y a du feu pour lui, bien qu’on soit en été.

— Rien que passablement ! s’écrie Volumnia d’un air de doute.

— J’ai dit passablement, répète sir Leicester d’un ton ferme et avec un certain déplaisir qui sous-entend : Je ne suis pas un homme ordinaire, et quand je me sers d’un mot, on doit savoir que c’est le mot qui convient.

— Ils ne font pas, du moins, d’opposition à votre candidature ?

— Non, Volumnia ; ce malheureux pays a perdu la raison sur bien des points ; je regrette d’avoir à le dire, mais…

— Il n’est pas encore assez fou pour en arriver là. »

Cette interruption fait rentrer miss Dedlock en faveur ; quant à sa remarque, elle était complétement superflue ; sir Leicester ne pose jamais sa candidature aux électeurs, que comme une commande avantageuse qu’ils doivent exécuter promptement, et se contente, pour les deux sièges moins importants qui lui appartiennent, de désigner les individus qui doivent les occuper, en signifiant à ses fournisseurs « de vouloir bien transformer ces matériaux en deux membres du parlement, et de les lui envoyer dès qu’ils seront terminés. »

« Je regrette cependant, Volumnia, continue le baronnet, d’avoir à vous dire que, dans beaucoup d’endroits, le peuple a montré un fort mauvais esprit, et que le gouvernement a rencontré, dans les lieux auxquels je fais allusion, une opposition du plus mauvais caractère.

— Les mmi-sé-rables ! répond miss Dedlock.

— Et même, poursuit le baronnet en promenant son regard sur les cousins dispersés autour du salon, dans la plupart des cas où le gouvernement l’a emporté sur les factieux (notons en passant que les Coodlistes sont toujours des factieux pour les Doodlistes, et réciproquement), la bonne cause, je souffre pour l’honneur de l’Angleterre d’être forcé de l’avouer, la bonne cause n’a triomphé qu’au moyen d’énormes sacrifices ; des centaines de mille livres ! » ajoute le baronnet d’un air profondément indigné.

Si miss Dedlock a un défaut, c’est d’être un peu naïve, qualité charmante à quinze ans, mais tant soit peu hors de mise avec le fard dont elle couvre ses joues.

« Et pourquoi faire ? demande-t-elle avec cette naïveté fâcheuse.

— Volumnia ! répond sir Leicester d’un ton de reproche, Volumnia !

— Non, non, je suis stupide ; ce n’est pas là ce que je voulais dire ; c’était : quelle pitié ! s’écrie miss Dedlock avec chaleur.

— Je suis heureux, Volumnia, répond sir Leicester, de vous entendre dire quelle pitié ; c’est en effet une honte pour le corps électoral ; mais puisque, sans le vouloir, vous m’avez demandé dans que but on avait fait ces sacrifices, je vous répondrai que c’étaient des sacrifices nécessaires ; et je m’en rapporte à votre jugement, Volumnia, pour compter que vous ne reparlerez plus jamais de cela, ni ici ni ailleurs. »

Sir Leicester croit devoir imposer à Volumnia un silence d’autant plus rigoureux à cet égard, qu’on dit tout bas que dans plus de deux cents pétitions, le mot « corruption » aurait été désagréablement appliqué aux sacrifices dont il s’agit ; et qu’il a été demandé par de mauvais plaisants qu’on remplaçât le service officiel de l’Église en l’honneur des membres du parlement, par des prières demandées aux fidèles pour six cent cinquante-huit gentlemen agonisants.

« M. Tulkinghorn a dû avoir terriblement à faire ! reprend miss Dedlock après quelques instants de silence.

— Mais je ne vois pas pourquoi, répond sir Leicester, il n’est pas candidat. »

Volumnia pensait qu’il avait été fort employé : sir Dedlock voudrait savoir par qui ; Volumnia, un peu confuse, insinue qu’il serait possible qu’on lui eût demandé des conseils ; mais le baronnet ne pense pas qu’aucun des clients de M. Tulkinghorn ait eu besoin de son assistance.

Milady, qui est assise près d’une fenêtre, et qui, le bras appuyé sur le rebord coussiné, regarde l’ombre du soir se répandre sur le parc, semble écouter la conversation depuis que le nom du procureur a été prononcé ; un cousin languissant, à moustaches et de l’extérieur le plus débile, raconte, du sofa où il est étendu : « Qu’on lui a dit hier que Tulkinghorn avait été appelé pour affaire dans les districts des Forges ; et le procès pour lequel on l’avait fait demander ayant dû se terminer aujourd’hui, ce serait châ-mant s’il apportait la nouvelle que Coodle a été enfoncé. »

Au même instant, Mercure apporte le café et annonce au baronnet que M. Tulkinghorn vient d’arriver, et que, pour le moment, il est en train de dîner. Milady jette un coup d’œil dans le salon, et se retourne immédiatement vers le parc. Volumnia est enchantée de la venue du procureur ; il fait vraiment ses délices ; tant d’originalité, de discrétion et de mystère ! il doit être franc-maçon, chef de loge avec un tablier et une truelle, et siéger comme une idole entourée de flambeaux sans nombre. Miss Dedlock fait ces remarques piquantes du ton léger qu’elle avait dans sa jeunesse, en travaillant à une bourse au crochet.

« Il n’est pas encore venu depuis que je suis arrivée, poursuit-elle ; j’en étais au désespoir ; l’inconstant ! Je croyais parfois qu’il était mort. »

Est-ce la nuit qui s’avance, ou bien une sombre pensée qui couvre d’un nuage la figure de milady ?

« M. Tulkinghorn, dit sir Leicester, est toujours le bienvenu à Chesney-Wold ; c’est un homme de grande valeur, et qui mérite bien l’estime que chacun lui accorde.

— Il doit être énormément riche, insinue le cousin débilité.

— Je le croirais volontiers, répond sir Leicester ; il est fort bien rémunéré de tout ce qu’il fait, et il fréquente la plus haute société, où il est reçu presque sur un pied d’égalité. »

Chacun tressaille, car un coup de feu vient d’éclater à peu de distance.

« Bonté divine ! Qu’est-ce que cela peut être ? s’écrie Volumnia.

— Un rat qu’on vient de tuer, répond milady au moment où M. Tulkinghorn apparaît suivi de plusieurs domestiques apportant des lampes et des bougies.

— Non, non, dit le baronnet ; à moins cependant, milady, que vous ne redoutiez l’obscurité ? »

Milady, au contraire, veut jouir du crépuscule.

« Et Volumnia ?

— Oh ! rien n’est délicieux comme une causerie dans l’ombre !

— Emportez les lampes, dit le baronnet ; je vous demande pardon, Tulkinghorn, comment vous portez-vous ? »

M. Tulkinghorn traverse le salon avec le calme et l’aisance qui lui sont habituels, s’incline en passant devant milady, reçoit une poignée de main de sir Dedlock, et va s’asseoir dans le fauteuil qui est de l’autre côté de la table où sont les journaux de sir Leicester, et où il s’assied toutes les fois qu’il a quelque chose à communiquer au baronnet. Milady étant souffrante, sir Leicester exprime la crainte qu’elle ne s’enrhume en restant auprès de la fenêtre ; milady lui sait gré de son attention, mais elle a besoin d’air ; sir Dedlock va remonter l’écharpe qui couvre les épaules de milady, et vient se remettre auprès du feu ; pendant ce temps-là, M. Tulkinghorn savoure une prise de tabac.

« Et comment l’affaire s’est-elle passée ? demande le baronnet au procureur.

— Vous avez été complétement battus dès le commencement ; pas même de ballottage ; trois voix contre une au premier tour de scrutin. »

Il entre dans la manière de voir de M. Tulkinghorn, et c’est l’une de ses supériorités, de ne posséder aucune opinion politique, aussi ne dit-il pas nous avons été, mais « vous avez été battus. »

Sir Leicester est saisi d’un noble courroux ; jamais Volumnia n’a rien entendu de pareil, et le cousin débilité affirme qu’il en sera toujours ainsi, tant qu’il sera permis à la canaille de voter.

« C’est dans cet endroit-là, vous savez, reprend M. Tulkinghorn, que la candidature avait été offerte au fils de mistress Rouncewell.

— Proposition qu’il a eu le bon goût et le bon sens de repousser, à ce que vous m’avez dit alors, répond sir Leicester ; je ne puis pas dire que j’approuve les sentiments qu’il exprima pendant la demi-heure qu’il a passée dans ce salon ; mais il y avait dans ses manières, dans sa fermeté même, une certaine convenance que je me plais à reconnaître.

— Ce qui ne l’a pas empêché, dit M. Tulkinghorn, de déployer une extrême activité dans les dernières élections. »

Sir Leicester respire bruyamment une ou deux fois avant de pouvoir parler.

« Vous ai-je bien compris, dit-il enfin, et dois-je entendre par vos paroles que le fils de mistress Rouncewell a fait preuve d’activité dans cette dernière circonstance ?

— D’une activité peu commune, sir Leicester.

— Contre qui, monsieur Tulkinghorn ?

— Mais, contre vous, sir Dedlock ; c’est un bon orateur, à la fois éloquent et clair, de plus très-influent dans ses parages, et qui a fait voter, comme il a voulu, tous les industriels de son comté. »

Il est évident pour tout le monde, bien qu’on n’en puisse rien voir, que sir Leicester est plongé dans un étonnement aussi profond que majestueux.

« Du reste, continue le procureur, son fils l’a puissamment aidé.

— Son fils, monsieur Tulkinghorn ?

— Oui, sir Dedlock.

— Celui qui désirait épouser une jeune personne qui est au service de milady ?

— Précisément ; il n’en a qu’un.

— Sur mon honneur et sur mon âme, reprend sir Leicester après un silence effrayant pendant lequel on entend bruire sa respiration oppressée, les digues qui protégeaient la société sont rompues ; le flot déborde et bouleverse toutes les démarcations sociales, brise tout ce qui reliait entre eux les divers éléments dont se compose le pays ! »

Explosion générale des sentiments indignés de tous les parents ; Volumnia trouve qu’il est temps de faire entrer au pouvoir une main puissante qui sache employer des moyens énergiques, et le cousin débilité pense que le pays court au diable… à fond de train.

« Je demande qu’on n’en parle pas davantage, dit le baronnet suffoqué ; tout commentaire est superflu ; quant à cette jeune fille, permettez, milady…

— Mon intention est de la garder auprès de moi, répond celle-ci d’un ton ferme.

— C’est précisément ce que je voulais vous proposer, reprend sir Leicester ; puisque vous l’avez jugée digne de votre patronage, milady, je crois que vous devez employer votre influence pour l’empêcher de tomber entre ces mains dangereuses ; montrez-lui quelle violence serait faite à ses principes, à ses devoirs, si elle entrait dans une pareille famille ; faites briller à ses yeux l’avenir que vous lui réservez ; dites-lui qu’elle ne manquera pas de trouver à Chesney-Wold un mari qui, du moins, ne l’arrachera pas à la religion de ses pères. »

Sir Dedlock a soumis ces observations à sa femme avec toute la déférence et la politesse qu’il a toujours à son égard ; pour toute réponse, elle fait un léger signe de tête ; la lune se lève, et le pâle filet de lumière qui entre dans le salon vient tomber sur le visage de milady.

« Une chose digne de remarque, reprend M. Tulkinghorn, c’est combien ces gens-là ont de fierté.

— De fierté ! répète le baronnet qui ne veut pas en croire ses oreilles.

— Je ne serais pas surpris, continue l’avoué, qu’ils renonçassent volontairement à cette jeune fille, même l’amoureux, plutôt que de la voir rester à Chesney-Wold dans les circonstances où elle se trouve placée.

— Vous croyez, monsieur Tulkinghorn ?

— Je réponds du fait, sir Leicester ; et je puis, à ce propos, vous raconter une histoire… avec la permission de lady Dedlock. »

Milady concède la permission demandée, et Volumnia est ravie.

« Une histoire ! Il va enfin raconter quelque chose ; une légende, avec un revenant.

— C’est au contraire une histoire où il ne s’agit que de personnages très-réels, miss Dedlock, très-réels, répète le procureur avec une certaine emphase greffée sur sa monotonie accoutumée. Il y a peu de temps, sir Leicester, que ces détails me sont connus ; le récit en est court et appuiera les paroles que je disais tout à l’heure. Je supprime les noms, quant à présent, et j’espère que milady ne m’en saura pas mauvais gré. »

À la lueur du foyer, on peut le voir se tourner vers la fenêtre, où l’on distingue, à la clarté de la lune, les traits parfaitement calmes de lady Dedlock.

« Un compatriote de ce M. Rouncewell, continue l’avoué, un homme exactement placé dans la même position, eut le bonheur d’avoir une fille qui attira sur elle l’attention d’une grande dame ; non pas d’une grande dame par rapport à lui, mais dans toute la force du terme, car c’était l’épouse d’un gentleman qui occupait dans le monde un rang égal au vôtre, sir Leicester. Cette dame, belle et riche, avait pris la jeune fille en affection et la gardait presque toujours auprès d’elle ; mais la grande dame cachait sous sa noble fierté un secret qui s’y était conservé pendant bien des années. Elle avait été promise autrefois à un mauvais sujet, capitaine dans je ne sais plus quelle arme, franc vaurien, dont personne n’a conservé le souvenir. Elle ne l’épousa pas ; mais elle devint mère d’un enfant dont ce capitaine était le père. »

On peut voir, à la flamme mourante du foyer, M. Tulkinghorn se tourner vers la fenêtre, où la lune éclaire le profil pur et calme de lady Dedlock.

« À la mort du capitaine, continue le procureur, la grande dame se crut sauvée ; mais un concours de circonstances imprévues, dont il est inutile de vous entretenir, amena la découverte du secret, dont l’éveil fut donné par une imprudence de cette lady, qui, m’a-t-on raconté, se laissa prendre un jour par surprise, tant il est difficile au plus vigilant d’être toujours sur ses gardes. Je vous laisse à penser quelle fut la colère du mari et quels troubles s’ensuivirent ; mais ce n’est pas là ce qui nous occupe. Lorsque cette découverte parvint aux oreilles du compatriote de M. Rouncewell, il ne permit plus à sa fille de rester sous un patronage qui, à ses yeux, devenait une souillure, et il l’arracha brutalement du château de la grande dame, sans comprendre l’honneur qu’on avait daigné lui faire, absolument comme si cette lady avait été la dernière des bourgeoises. Telle est l’histoire qui m’a été racontée, et j’espère que lady Dedlock voudra bien me pardonner ce qu’il y a de pénible dans ce triste récit. »

Diverses opinions s’élèvent contre celle de Volumnia, qui n’admet pas qu’une grande dame ait pu mener une pareille conduite, et récuse le fait comme impossible. La majorité pense que cela ne regardait pas le maître de forges, et envoie au diable le compatriote de M. Rouncewell. Quant au baronnet, il se rappelle Wat Tyler, et prévoit une série de cataclysmes qui sont dans le programme de sa politique.

Du reste, la conversation est languissante. Depuis longtemps on se couche fort tard à Chesney-Wold ; c’est la première fois que l’on y passe la soirée en famille, et chacun éprouve le besoin de se reposer. Sir Dedlock prie M. Tulkinghorn de sonner pour qu’on apporte les bougies. Un flot de lumière pénètre dans la pièce. Milady quitte la fenêtre et s’approche de la table, pour y prendre un verre d’eau ; une nuée de cousins, clignant des yeux comme les chauves-souris aveuglées par le jour, se précipitent vers le plateau, pour servir milady, qui, l’instant d’après, gracieuse et calme, traverse lentement le grand salon et se retire après avoir passé auprès de Volumnia, qui est loin de gagner à la comparaison.