Bleak-House/41

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 130-137).

CHAPITRE XI.

Dans la chambre de M. Tulkinghorn.

M. Tulkinghorn remonte dans sa chambre un peu fatigué de la route qu’il a faite, bien qu’il ait voyagé commodément et sans précipitation ; il y a sur son visage une certaine expression de joie intérieure, comme s’il venait d’accomplir quelque tâche difficile. On ne peut pas dire qu’il triomphe ; ce serait lui faire injure, autant que de le supposer ému d’amour ou coupable d’une tendresse quelconque ; mais enfin il est satisfait. Peut-être même se sent-il grandi en force et en puissance, à voir avec quelle vigueur, les bras derrière le dos, il saisit d’une main son poignet nerveux et se promène sur le tapis qui étouffe le bruit de ses pas.

La lampe est allumée, ses lunettes sont à côté de son pupitre, un fauteuil est placé devant la grande table couverte de papiers, tout annonce qu’il avait l’intention de travailler avant de se mettre au lit ; mais il n’a pas l’esprit aux affaires. Il jette un regard distrait sur les dossiers qui l’attendent, et va continuer sa promenade sur la plate-forme qui règne devant sa fenêtre.

Bien d’autres, avant lui, montèrent sur le haut des vieilles tours, afin de sonder l’avenir en consultant les astres ; mais s’il cherche, parmi tous ces mondes, celui qui préside à sa destinée, ce doit être une étoile bien peu brillante, pour avoir ici-bas un représentant si lugubre.

Tout à coup, au milieu des pensées qui l’absorbent, il est arrêté, en passant devant la fenêtre de sa chambre, par deux yeux qui rencontrent les siens ; en face de lui est une porte dont la partie supérieure est vitrée, et derrière cette porte, qui donne dans le corridor, se tient une femme qui le regarde. Il y a bien des années que le vieux procureur n’a rougi ; mais le sang lui monte au visage quand il reconnaît le regard de lady Dedlock.

Milady ouvre la porte, qu’elle referme derrière elle, et se trouve dans la chambre où l’homme de loi vient de rentrer. Est-ce la crainte ou la colère qui fait briller ses yeux ? se demande le procureur. Du reste, son visage est calme, et sa démarche est aussi noble, aussi ferme qu’elle l’a toujours été.

« Lady Dedlock ? » dit M. Tulkinghorn.

Elle s’assied dans le fauteuil qui est auprès de la table, et regarde fixement le vieil avoué.

« Pourquoi, lui dit-elle, leur avez-vous raconté mon histoire ?

— Parce qu’il était nécessaire de vous informer que j’en avais connaissance, milady.

— Depuis quand la savez-vous ?

— Il y a longtemps que je la soupçonne, mais peu de jours que les détails m’en sont connus. »

Il est debout derrière elle, une main appuyée sur le dos du fauteuil, l’autre dans son vieux gilet noir, et lui parle avec une extrême politesse ; c’est toujours le même homme, froid et sombre, gardant toujours la même distance respectueuse.

« Avez-vous dit la vérité relativement à cette jeune fille ? »

M. Tulkinghorn penche la tête en avant et a l’air de ne pas comprendre la question qui lui est faite.

« Vous vous rappelez vos paroles ? poursuit milady. Est-ce vrai ? Sa famille sait-elle aussi mon histoire ? chacun en parle-t-il ? est-ce charbonné sur les murs et crié dans les rues ? »

Ainsi la honte, la colère et la crainte, toutes les trois à la fois en lutte dans son cœur ! mais quel pouvoir a donc cette femme, pense M. Tulkinghorn, pour dominer la rage de ces passions déchaînées ?

« Non, milady, répond-il en contractant les sourcils d’une manière imperceptible sous le regard qu’il rencontre ; ce n’est qu’une hypothèse, mais qui deviendrait une réalité, si les parents de cette jeune fille savaient… ce que nous savons.

— Ainsi donc, ils ne savent rien encore ?

— Non, milady.

— Puis-je, avant qu’ils en soient instruits, mettre la pauvre enfant en sûreté ?

— Je n’en sais rien, milady, et ne pourrais vous répondre. »

La force de cette femme est vraiment surprenante, pense le vieux procureur, qui suit tous les mouvements de sa victime avec curiosité.

« Je vais essayer, dit-elle, de m’exprimer plus clairement : je ne discute pas votre hypothèse, je l’admets ; j’ai compris, lorsque j’ai vu M. Rouncewell, que, s’il avait pu savoir la vérité sur mon compte, il aurait considéré la pauvre enfant comme souillée par mon honorable patronage, si distingué qu’il puisse être ; mais je m’intéresse… ou plutôt, car je n’appartiens plus à cette maison, je m’intéressais à elle ; et si vous respectez encore assez la femme que vous tenez sous vos pieds, pour vous rappeler l’intérêt qu’elle portait à cette jeune fille, elle vous en sera reconnaissante. »

M. Tulkinghorn, profondément attentif, repousse d’un geste les paroles de milady, comme n’étant pas fondées.

« Vous m’avez préparée au déshonneur qui m’attend, poursuit-elle ; je vous en remercie. Avez-vous quelque chose à me demander ? quelque renonciation à obtenir ? Puis-je épargner à mon mari quelque tourment, et l’affranchir de quelque difficulté judiciaire en garantissant par mes propres aveux l’exactitude de votre découverte ? Dictez-moi, je suis prête à écrire ce que vous voudrez. »

Elle le ferait pourtant ! pense-t-il en voyant avec quelle fermeté milady prend la plume.

« Lady Dedlock, je vous en prie, ayez pitié de vous-même.

— Je n’ai besoin ni de la pitié des autres ni de la mienne, monsieur Tulkinghorn ; vous ne me ferez jamais plus de mal que vous ne m’en avez fait ; continuez, monsieur ; faites ce qui vous reste à faire. »

Le ciel est parsemé d’étoiles dont le regard paisible descend jusqu’à eux ; la nuit est calme, tout repose, les bois sont endormis sous la clarté de la lune, et le vieux manoir est tranquille comme la tombe ; la tombe ! Où est le fossoyeur destiné à ensevelir ce secret avec tous ceux que renferme la poitrine de M. Tulkinghorn ? il n’existe peut-être pas encore, et sa bêche n’est peut-être pas encore forgée ? Questions étranges sans doute, peut-être moins étranges sous le regard des étoiles, par une belle nuit d’été !

« Je ne parle point de regrets et de remords, d’aucun de mes sentiments, continue lady Dedlock ; si je n’étais muette à cet égard, vous, vous seriez sourd ; ne parlons pas de ça : ce n’est pas fait pour vos oreilles. »

Il feint de vouloir protester ; mais elle l’arrête d’un geste dédaigneux.

« J’ai à vous dire que mes bijoux sont à leur place ordinaire, ainsi que mes dentelles, mes vêtements, toutes les valeurs qui m’ont appartenu ; je n’ai sur moi qu’un peu d’argent comptant. J’ai pris d’autres habits que les miens, pour éviter d’être reconnue, et je quitte cette maison où je ne reviendrai pas ; faites-le savoir, c’est là tout ce que je vous demande.

— Pardon, milady, mais je ne suis pas sûr de vous avoir comprise.

— Je pars à l’instant, et personne ne me reverra jamais. »

Elle se lève ; mais lui, toujours impassible et sans changer d’attitude, fait un signe négatif.

« Que je ne parte pas ? dit-elle.

— Non, milady, répond-il avec calme.

— Avez-vous oublié que ma présence est une souillure pour cette maison ?

— Nullement, lady Dedlock. »

Elle se dirige vers la porte sans daigner lui répondre, et va sortir, quand M. Tulkinghorn lui dit sans faire le moindre mouvement, sans même élever la voix :

« Ayez la bonté de m’écouter, lady Dedlock ; avant que vous ayez gagné l’escalier, j’aurai sonné la cloche d’alarme, réveillé toute la maison, et je parlerai devant tout le monde, hommes et femmes, maîtres et serviteurs. »

Il l’a domptée, elle se sent défaillir, elle frissonne et porte la main à son front ; cela serait pour tout autre un signe bien incertain : mais l’œil exercé de Tulkinghorn ne s’y est pas trompé, il a vu son indécision, il triomphe !

« Veuillez m’entendre, lady Dedlock, » poursuit l’avoué en lui désignant le fauteuil qu’elle occupait tout à l’heure.

Elle hésite ; il montre le fauteuil une seconde fois, et milady s’assied.

« Lady Dedlock, nos relations sont d’une nature pénible ; mais comme ce n’est pas de mon fait, je ne chercherai point à vous en faire mes excuses. Ma position auprès de sir Leicester vous est si bien connue, que je ne puis pas supposer que vous n’ayez pas depuis longtemps deviné que c’était moi qui devais naturellement faire cette découverte.

— J’aurais mieux fait de partir, monsieur, répond-elle en regardant à ses pieds, et vous auriez mieux fait de ne pas m’avoir retenue.

— Excusez-moi, lady Dedlock, si je vous demande encore une minute d’attention.

— Approchons-nous de la fenêtre, monsieur, car on étouffe dans cette chambre. »

Le regard inquiet dont il suit ses mouvements trahit un instant la crainte de la voir se précipiter de la plate-forme et se briser la tête sur la terrasse ; mais il se rassure en la voyant rester debout près de la croisée où elle ne s’appuie même pas, et regarder tristement les étoiles qui sont à l’horizon.

« Je n’ai pas encore pu prendre une résolution qui me satisfasse, lui dit-il ; je ne vois pas clairement ce que j’ai à faire, et je vous demanderai, quant à présent, lady Dedlock, de garder votre secret, comme vous l’avez fait jusqu’ici, et de ne pas vous étonner si je n’en dis rien à personne. »

Il s’arrête, mais elle ne répond pas.

« La chose est importante, milady ; vous voulez bien, j’espère, m’honorer de votre attention ?

— J’écoute.

— Merci ; j’aurais dû n’en pas douter d’après ce que je sais de votre force de caractère, et ne pas vous adresser une question complétement inutile ; mais j’ai l’habitude de sonder à chaque pas le terrain sur lequel je m’avance. La seule chose qu’il y ait à considérer dans cette affaire, c’est la position de sir Dedlock.

— Pourquoi alors m’empêchez-vous de partir ?

— Précisément à cause de lui, lady Dedlock ; je n’ai pas besoin de vous rappeler son orgueil et la foi profonde qu’il a en votre honneur ; la chute d’une étoile, milady, le surprendrait moins que la vôtre. »

Elle respire une ou deux fois avec précipitation ; mais elle reste immobile, et sa tête ne fléchit pas un instant.

« Je vous déclare, milady, qu’autrefois j’aurais plutôt essayé de déraciner le plus ancien de tous vos chênes, que de chercher à ébranler la confiance que vous inspirez à sir Dedlock ; j’hésite encore aujourd’hui, non pas qu’il puisse douter, la chose est impossible, mais parce que rien ne peut le préparer à recevoir ce coup terrible.

— Pas même ma fuite ?

— Ce serait perdre l’honneur de la famille, lady Dedlock ; il n’y faut pas songer. »

La fermeté qu’il met dans cette réponse n’admet pas d’objection.

« Quand je parle de votre mari, poursuit-il, je pense aussi à la famille ; la baronnie et Chesney-Wold, les ancêtres et le patrimoine, sont inséparables de sir Leicester, je n’ai pas besoin de vous le dire, milady.

— Continuez, monsieur.

— Il faut donc que le secret ne s’ébruite pas ; comment faire si, en l’apprenant, sir Dedlock est frappé de mort ou devient fou ? Comment expliquer le changement qui surviendrait dans sa conduite, si, par exemple, je lui disais demain matin quelle était la femme dont je lui parlais hier ? c’est alors que l’histoire s’afficherait sur les murs et se crierait dans les rues, milady ; et ce n’est pas vous seule qui en seriez atteinte, vous que je ne considère nullement dans tout cela, mais votre mari, lady Dedlock, votre mari !

« Autre chose encore, poursuit M. Tulkinghorn sans que rien dans sa voix ou ses gestes trahisse la moindre animation : sir Leicester vous est dévoué jusqu’à l’extravagance ; il peut, même en sachant tout, ne pas être capable de vaincre l’engouement qu’il a pour vous ; je pousse les choses à l’extrême ; mais enfin c’est possible ; dans ce cas-là, mieux vaut son ignorance, et pour moi, et pour le sens commun. Tout ceci demande à être pris en considération, et voilà ce qui rend très-difficile de former un plan quelconque. »

Milady regarde toujours les étoiles qui commencent à pâlir, et dont la froide lumière semble l’avoir pétrifiée.

« L’expérience m’a toujours démontré, continue M. Tulkinghorn en mettant ses gants dans sa poche, que la plupart des gens auraient beaucoup mieux fait de rester célibataires ; le mariage est au fond des trois quarts de leurs tourments. Je le pensais déjà quand sir Dedlock s’est marié, et je le pense encore aujourd’hui ; mais revenons à notre affaire : les circonstances décideront de ma conduite ; quant à vous, milady, je vous prierai d’agir comme vous l’avez toujours fait, et je m’en rapporte à vos propres inspirations.

— Ma vie doit-elle donc se traîner jour par jour d’après votre bon plaisir ? demande-t-elle sans détourner la tête.

— J’en ai peur, lady Dedlock.

— Pensez-vous que mon martyre soit nécessaire ?

— Je suis toujours sûr de la nécessité des choses que je recommande.

— Ainsi je dois rester sur ce brillant théâtre où j’ai joué pendant si longtemps mon misérable rôle, et cela pour voir tout crouler à votre premier signal ?

— Non pas sans être prévenue, lady Dedlock ; je ne ferai rien sans vous en avertir.

— Nous nous verrons comme autrefois ?

— Absolument, milady.

— Et il me faudra garder mon secret, comme je le fais depuis tant d’années ?

— Je ne serais pas revenu sur cet article ; mais permettez-moi de vous dire, milady, que votre secret n’est pas plus lourd qu’il ne l’était jadis, et que les choses restent dans le même état. Je sais, il est vrai, ce que j’ai longtemps ignoré ; mais je ne crois pas que nous ayons jamais eu grande confiance l’un dans l’autre. »

Milady, qui a fait toutes ces questions comme en rêve, demeure quelques instants silencieuse, et demande ensuite à M. Tulkinghorn s’il a encore quelque chose à lui dire.

« Je serai bien aise, répond l’avoué en se frottant les mains, de recevoir l’assurance que vous acceptez mes arrangements.

— Recevez-la donc, monsieur.

— Très-bien ; je conclus en vous répétant que la seule chose que j’envisage, au cas où je serais forcé d’en venir à informer sir Leicester, est l’honneur du baronnet et celui de la famille ; j’aurais été bien heureux de pouvoir prendre également les intérêts de Votre Seigneurie en considération ; malheureusement, c’est tout à fait impossible.

— Je pourrai, monsieur, rendre témoignage de votre dévouement et de votre fidélité. »

Milady reste immobile quelques moments encore ; puis elle se retourne et traverse la chambre avec la grâce majestueuse qui ne l’abandonne jamais ; M. Tulkinghorn lui ouvre la porte exactement de la même façon qu’il l’eût fait il y a dix ans, et s’incline jusqu’à terre lorsqu’elle passe devant lui. Un regard étrange répond dans l’ombre au salut du procureur ; la porte se referme, et le vieil avoué se dit à lui-même qu’il a fallu à cette femme une force peu commune, pour s’imposer une telle contrainte. Il le penserait bien davantage, s’il la voyait parcourir toutes les pièces de son appartement, les cheveux épars, les mains jointes et crispées derrière la tête, et la figure bouleversée par la douleur ; surtout, s’il pouvait savoir qu’elle marchera ainsi jusqu’au matin sans interruption et sans fatigue, suivie du pas fidèle qui retentit sur le promenoir du Revenant ; mais il ferme sa fenêtre, tire les rideaux et s’endort ; et à la lueur blafarde qui remplace les étoiles et pénètre dans sa chambre, il paraît assez vieux pour que le fossoyeur averti, prenne sa bêche et vienne creuser sa tombe.

Cette lueur blafarde qui l’éclaire, s’insinue dans le manoir où chacun rêve encore ; où sir Dedlock, dans un accès de majestueuse condescendance, est en train de pardonner au pays repentant, et les cousins, d’entrer dans les emplois publics, principalement dans ceux où l’on palpe de gros émoluments ; où la chaste Volumnia apporte un domaine de cinquante et quelques mille livres à un affreux général dont les fausses dents ressemblent à des touches de piano, et qui fait depuis longtemps l’admiration de Bath et la terreur des autres rendez-vous de plaisir ; où, dans les mansardes, dans les écuries et la basse-cour, l’ambition, plus modeste, rêve de bonheur dans une loge de garde-chasse, ou dans les liens du mariage avec John ou Betty ; le soleil brille et tout s’éveille : les John, les Betty, les vapeurs matinales, les feuilles et les fleurs, les oiseaux et les insectes, les jardiniers, l’herbe des bois, le velours des pelouses et la flamme du foyer de la cuisine, dont la fumée s’élève et tourbillonne dans l’air ; enfin le pavillon se déploie sur la tourelle où repose M. Tulkinghorn, et proclame gaiement au loin que sir Leicester et lady Dedlock sont au château, et qu’on trouvera l’hospitalité dans cette heureuse demeure.