Bleak-House/44

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 154-160).

CHAPITRE XIV.

La lettre et la réponse.

Le lendemain matin, mon tuteur m’appela dans sa chambre, et je lui racontai ce qui me restait à lui confier. Nous n’avions pas autre chose à faire, me dit-il, que de garder le secret et d’éviter, autant que possible, de rencontrer sir Leicester ; il comprenait mes sentiments à cet égard, il les partageait même et se chargea d’empêcher M. Skimpole de retourner au château. Quant à ma mère, il était impossible de la conseiller ou de la secourir. Si les soupçons qu’elle avait conçus, relativement à ce procureur, étaient fondés, et M. Jarndyce n’en doutait pas, il était presque certain qu’elle serait dénoncée ; il connaissait de vue et de réputation l’avoué de sir Leicester, et il était persuadé que c’était un homme dangereux. « Quoi qu’il arrive, me répéta-t-il avec une bonté pleine de sollicitude, n’oubliez pas que vous en êtes innocente et que vous ne pouviez pas l’empêcher. Soyez même bien convaincue que ce n’est pas votre existence qui aura mis sur la voie de cette découverte.

— J’en suis sûre, relativement au procureur, puisqu’il ne m’a jamais vue, répondis-je ; mais il y a deux autres personnes qui m’inquiètent ; et je dis à mon tuteur ce que m’avaient fait supposer les intentions de M. Guppy, dont toutefois le silence me semblait assuré depuis notre dernière entrevue. J’étais moins tranquille en pensant à l’ancienne femme de chambre de ma mère et aux offres pressantes qu’elle m’avait faites d’entrer à mon service.

— Elle est plus à redouter que le jeune homme, me répondit mon tuteur d’un air pensif ; et pourtant il était naturel qu’elle cherchât à se placer.

— Mais elle avait des manières si étranges !

— Assurément il y eut quelque chose de bizarre dans la façon dont elle ôta ses souliers après cette pluie d’orage ; surtout dans le sang-froid qu’elle mit à faire cette bravade qui pouvait la tuer ; mais il y aurait folie à se préoccuper d’une foule de circonstances qui, pour être inexplicables, n’en sont pas moins insignifiantes. Rassurez-vous, petite femme, et dans l’intérêt même de celle pour qui vous vous alarmez, faites taire votre inquiétude et agissez comme à l’ordinaire. Maintenant que je partage votre secret, je veillerai sur elle autant que les circonstances me le permettront ; et, s’il arrive que je puisse lui tendre la main, ou lui rendre le moindre service, je le ferai, soyez-en sûre, par amour pour sa fille. »

Je le remerciai de tout mon cœur, et j’allais partir quand il me pria de rester encore un moment. Je ne sais quelle expression avait sa figure ; mais il me sembla que je pressentais vaguement ce dont il voulait me parler.

« Je songe depuis longtemps au projet que je désire vous soumettre, me dit-il.

— Quel projet, tuteur ?

— J’aurais quelque difficulté à vous le dire de vive voix ; et, comme il a besoin d’être exposé nettement, besoin surtout d’être bien compris, je vous l’écrirai, si vous voulez le permettre.

— Comme vous voudrez, tuteur ; j’accepterai toujours avec joie tout ce que vous me proposerez.

— Voyons, me dit-il avec son joyeux sourire, suis-je en ce moment comme vous m’avez toujours vu ? Aussi ouvert, aussi brave homme que j’ai l’habitude de l’être ?

— Absolument, répondis-je ; car le premier moment d’hésitation passé, il avait retrouvé toute sa franchise et sa cordialité.

— Je n’ai pas l’air de dissimuler quelque chose, de ne pas dire tout ce que je pense, de…

— Pas le moins du monde, cher tuteur.

— Et vous auriez dans mes paroles une confiance pleine et entière ?

— Absolue, m’écriai-je.

— Donnez-moi la main, chère enfant, dit-il en me regardant avec cette bonté qui avait fait ma maison de la sienne dès l’instant où j’y étais entrée.

— Vous m’avez énormément changé depuis ce jour d’hiver où je vous ai trouvée dans la diligence, reprit-il ; et quel bien, depuis lors, ne m’avez-vous pas fait ?

— C’est moi qui vous dois tout, cher tuteur.

— Ne parlons pas de cela, mon enfant.

— Je ne l’oublierai jamais, tuteur.

— Il le faut cependant, reprit-il avec une douce gravité. Oubliez ce que j’ai pu faire et ne vous rappelez qu’une chose, c’est que rien ne pourra me changer à votre égard. En êtes-vous bien convaincue, Esther ?

— Oh ! oui, tuteur.

— C’est beaucoup. C’est même tout ce que je désire ; mais je ne veux pas vous prendre au mot. Pensez à ce que je vous demande ; et si, après y avoir réfléchi, vous êtes bien sûre que rien ne saurait altérer mes sentiments à votre égard, envoyez Charley, d’aujourd’hui en huit, prendre la lettre dont je vous ai parlé ; mais surtout ne l’envoyez pas si vous avez le moindre doute. »

Il me serra la main ; nous nous séparâmes ; et la semaine s’écoula sans qu’il y eût entre nous la moindre allusion à ces paroles. Le soir du huitième jour, aussitôt que je fus seule, je dis à Charley d’aller frapper à la porte de M. Jarndyce et de lui demander de ma part la lettre qu’il avait écrite. Elle monta quelques marches, en descendit quelques autres, traversa plusieurs corridors, et jamais les zigzags de la vieille demeure n’avaient paru plus longs à mon oreille attentive. Elle revint enfin avec la lettre, qu’elle posa sur la table, et se retira immédiatement. J’allai m’asseoir, et je rêvai longtemps avant de prendre la lettre. Je me rappelai mon enfance, les tristes jours que j’avais passés chez ma marraine, et l’instant où, plus abandonnée que jamais, je m’étais trouvée seule, avec mistress Rachaël, auprès du corps glacé de ma tante. Je me revis un peu plus tard au milieu des amies que j’avais à Greenleaf ; et j’arrivai à l’époque où je rencontrai ma chère Éva, dont la tendresse et la beauté faisaient le charme de ma vie. Je me rappelai ce regard bienveillant qui nous avait accueillis à Bleak-House. L’heureuse existence que j’avais menée depuis lors se déroula devant moi ; et je devais tout ce bonheur à un être excellent dont la figure radieuse m’était représentée par cette lettre.

Je déchirai l’enveloppe et je lus avidement les pages qu’elle contenait. Elles exprimaient tant d’affection et de désintéressement que mes yeux s’emplirent de larmes. C’était bien ce que j’avais supposé ; il me demandait si je voulais être la maîtresse de Bleak-House.

Il ne me parlait pas d’amour, bien qu’on sentît sous chaque phrase l’émotion qui l’avait inspirée. Il s’adressait à moi comme si les rôles avaient été changés, comme si la reconnaissance eût été de son côté et les bienfaits du mien. Il me disait que j’étais jeune et qu’il ne l’était plus. Il insistait sur ses cheveux gris et m’engageait à réfléchir sérieusement avant de me prononcer. Je n’avais rien à gagner à ce mariage, disait-il ; et surtout rien à perdre en refusant d’y consentir. De nouveaux liens n’augmenteraient pas l’affection qu’il avait pour moi ; et, quelle que fût ma réponse, il était sûr qu’elle serait conforme à la raison ; mais il avait cru devoir m’offrir cette nouvelle position après la confidence que je lui avais faite dernièrement, ne serait-ce que pour donner un démenti à l’anathème qu’on avait jeté sur ma naissance. Puis il songeait à l’avenir ; il prévoyait qu’Éva ne resterait pas longtemps avec nous, et que notre vie serait désorganisée. Mais, ajoutait-il, quand même vous penseriez, aujourd’hui, pouvoir devenir la compagne de mes dernières années, je veux que vous preniez tout le temps nécessaire pour délibérer avec vous-même sur ma proposition, et que vous vous rappeliez, en cas de refus, que je resterai pour vous ce que j’ai toujours été ; de même que vous voudrez bien, je l’espère, conserver ici la place que vous y occupez.

Telle était la substance de cette lettre, écrite avec une dignité affectueuse et l’impartialité d’un tuteur exposant à sa pupille l’offre d’un étranger que sa conscience lui faisait un devoir de discuter avec elle.

Mais ce qu’il ne disait pas, c’est qu’à l’époque où mon visage avait toute sa fraîcheur, il s’était abstenu de me faire cette proposition dont il avait déjà la pensée ; que l’altération de mes traits et la découverte de ma naissance n’avaient pas diminué sa tendresse, et qu’il ne m’avait offert son nom et sa fortune que le jour où, sans beauté, je n’avais d’autre héritage que la honte. Je le savais, moi ; et, dans ma gratitude, il me semblait que de lui dévouer toute ma vie serait encore trop peu de chose pour le remercier de tant de générosité. J’étais heureuse de lui prouver enfin ma reconnaissance, et pourtant je pleurais de tout mon cœur ; non pas seulement par excès d’émotion, non pas de la joie qu’une perspective aussi brillante devait causer à une pauvre fille comme moi ; non, j’étais triste et je pleurais comme si tout ce bonheur me faisait renoncer à quelque chose de vague que je n’aurais pas su définir, mais dont la perte m’occasionnait une vive souffrance.

Lorsque j’eus bien pleuré, je me regardai dans la glace, et mes yeux rouges et gonflés m’adressèrent de tels reproches, qu’il me fallut faire un violent effort pour ne pas verser de nouvelles larmes. « Une fois maîtresse de Bleak-House, me dis-je, il faudra que vous soyez toujours gaie, mon Esther. Vous aurez bien des motifs de l’être ; commencez donc tout de suite. »

Je sanglotai encore un peu, seulement parce que j’avais pleuré ; et je me mis à réfléchir, tout en me coiffant pour la nuit. Me voilà donc heureuse pour toujours, pensais-je ; avec de bons amis, une maison, un chez moi ; le pouvoir de faire beaucoup de bien et l’affection du meilleur de tous les hommes ; je me demandai ce qui serait arrivé si M. Jarndyce eût épousé une autre femme ; et cette pensée me faisait entrevoir mon bonheur sous un nouvel aspect ; j’allai prendre mon trousseau de clefs dans ma corbeille, je le fis sonner joyeusement, et le remis à sa place après l’avoir embrassé.

Quelle ingratitude et quelle folie ! m’écriai-je. C’est bien le cas de pleurer au moment où l’avenir, qui pourrait être si triste, devient si beau pour moi ; et, d’ailleurs, qu’y a-t-il de si étrange à ce que je devienne la maîtresse de Bleak-House, en supposant que ce soit l’étonnement qui me fasse pleurer ? Ne me l’avait-on pas prédit en quelque sorte ? Mistress Woodcourt elle-même… Peut-être est-ce le nom que je venais de prononcer qui les rappela à ma mémoire ; mais je pensai tout à coup à mes fleurs desséchées. Elles n’étaient plus que le souvenir flétri d’un passé qui ne reviendrait jamais ; et cependant il était mieux de ne pas les conserver. J’allai prendre dans le petit salon qui séparait nos deux chambres le livre où je les avais placées. Comme je revenais chez moi, j’aperçus Éva par la porte entr’ouverte ; elle dormait, et j’allai l’embrasser. Une de mes larmes tomba sur son front, et, dans ma faiblesse, je pris les fleurs que je posai sur ses lèvres ; je pensais à l’amour qu’elle avait pour Richard. Qu’y avait-il de commun entre cet amour et mes fleurs ? Je rentrai dans ma chambre ; j’approchai de la bougie mon pauvre bouquet de roses ; et, l’instant d’après, ce n’était plus qu’un peu de cendres.

Le lendemain matin, lorsque j’entrai dans la salle à manger à l’heure du déjeuner, j’y trouvai mon tuteur, qui m’accueillit avec son visage habituel, et dont les manières, libres de toute contrainte, me mirent complétement à l’aise. Plusieurs fois, dans la matinée, je me trouvai seule avec lui, et je pensai naturellement qu’il en profiterait pour me parler de sa lettre. Cependant il n’en dit pas un mot ; le lendemain, il garda le même silence, et plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il parût se souvenir de ce qu’il m’avait écrit ; je me demandai avec inquiétude s’il attendait une lettre de moi en réponse à la sienne, et j’essayai de lui écrire, sans pouvoir m’exprimer comme j’aurais voulu le faire. J’attendis encore, la semaine passa, puis une autre, et nous étions toujours dans la même position. Enfin, un jour où nous devions sortir à cheval, je m’habillai bien vite et je descendis avant Éva ; M. Jarndyce était dans le salon, et regardait au dehors ; il se retourna quand j’entrai, et me sourit en disant : « Ah ! c’est vous, petite femme ! » Puis il regarda de nouveau ce qui avait attiré son attention. J’étais cette fois bien résolue à parler.

« Tuteur, lui dis-je en tremblant, quand voulez-vous avoir la réponse à la lettre que vous avez remise à Charley ?

— Quand elle sera prête, chère enfant.

— Elle l’est depuis longtemps, répondis-je.

— Est-ce Charley qui doit me la remettre ? demanda-t-il d’un air enjoué.

— Non, tuteur, c’est moi qui vous l’apporte. » Et je lui passai mes deux bras autour du cou.

« Est-ce la maîtresse de Bleak-House qui m’embrasse ? demanda-t-il encore.

— Oui, » répondis-je.

Et rien ne parut changer dans nos manières.

Éva descendit ; nous sortîmes tous les trois, et je n’en parlai même pas à cette bien chère amie.