Bleak-House/45

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 160-170).

CHAPITRE XV.

Dépôt sacré.

Un matin, après avoir terminé toutes les allées et venues qu’exigeaient les soins du ménage, je me promenais dans le jardin avec Éva, lorsqu’en tournant les yeux du côté de la maison, j’aperçus une ombre qui s’y introduisait et qui me parut être celle de M. Vholes. Comme précisément nous parlions de Richard et qu’Éva me disait son espérance de le voir bientôt renoncer à ce procès, à cause de l’ardeur même qu’il y avait apportée, je me gardai bien de parler à ma pauvre amie de l’ombre que je venais de reconnaître ; mais il y avait à peine quelques minutes que le procureur était arrivé, lorsque Charley, sautant par-dessus les plates-bandes et glissant au milieu des fleurs, me cria, du plus loin qu’elle m’aperçut :

« Miss, voulez-vous venir au salon pour parler à monsieur ? »

Je dis à Éva que j’allais bientôt revenir, et je demandai à Charley s’il n’y avait pas un gentleman avec M. Jarndyce. La chère enfant, dont la syntaxe faisait peu d’honneur à ma manière d’enseigner, me répondit :

« Oui, miss ; celui qu’a venu à Chesney-Wold avec M. Richard. »

Il était impossible de voir deux êtres plus dissemblables que M. Vholes et mon tuteur. L’un, franc et ouvert, ayant la poitrine large, la voix pleine et sonore, se tenant droit et vous regardant en face ; l’autre, froid et dissimulé, rétréci des épaules et légèrement voûté, ayant la voix creuse et une certaine manière d’articuler ses mots comme un poisson qui bâille.

« Vous connaissez M. Vholes, Esther ? » me dit mon tuteur sans y mettre infiniment d’urbanité.

L’avoué se leva, ganté et boutonné comme à son ordinaire, et se remit sur sa chaise en regardant le parquet à quelques pas devant lui.

« M. Vholes, continua mon tuteur en jetant un coup d’œil de défiance à l’homme noir, ainsi qu’à un oiseau de mauvais augure, nous apporte de tristes nouvelles relativement à notre infortuné Richard. »

Il appuya sur le mot infortuné, comme s’il avait voulu faire entendre que Richard devait une grande partie de son malheur à ses relations avec M. Vholes, qui, sans bouger le moins du monde, porta son gant noir à sa figure jaune dont il écorcha discrètement les boutons rouges.

« Et comme vous êtes l’amie de Richard, poursuivit M. Jarndyce, je serais bien aise d’avoir votre avis sur cette malheureuse affaire. Voulez-vous être assez bon, monsieur, pour redire une seconde fois ce que vous m’appreniez tout à l’heure ?

— Je disais, miss Summerson, reprit donc M. Vholes, qu’en ma qualité de conseiller judiciaire de M. Carstone, j’avais lieu de connaître que la position pécuniaire de ce jeune homme était fort embarrassée ; moins par rapport au montant de la somme exigible que parce que la dette est pressante et que les moyens de M. Carstone pour en acquitter le total se trouvent assez restreints. J’ai détourné pendant quelque temps les poursuites dont il était menacé ; mais chaque chose a des bornes, et je suis arrivé aux dernières limites du possible. J’ai acquitté de ma poche plusieurs petites créances dont il faut nécessairement que je sois remboursé, car je ne suis pas riche, et, de plus, j’ai un vieux père à ma charge dans la vallée de Taunton, sans parler des devoirs que m’impose l’avenir de mes trois filles. Je ne vois pas que M. Carstone puisse sortir de l’impasse où il est engagé, à moins qu’il n’obtienne la permission de vendre son brevet, ce que, dans tous les cas, j’ai cru nécessaire d’apprendre à sa famille.

— Figurez-vous le malheureux n’ayant même plus sa paye d’officier, me dit mon tuteur ; que deviendra-t-il ? Pauvre enfant ! vous le connaissez, Esther ; jamais il n’acceptera rien de moi ; lui offrir quelque chose serait l’irriter davantage. Voyez-vous un moyen ?

— La remarque de M. Jarndyce est malheureusement d’une exactitude rigoureuse, dit M. Vholes en s’adressant à moi. Je ne vois pas qu’on puisse rien faire pour changer la situation actuelle, et je n’ai pas dit qu’il y eût quelque chose à tenter, loin de là ; je suis venu simplement pour vous informer confidentiellement de la position où se trouve M. Carstone, afin qu’on sache bien où il en est et où il va, ayant pour habitude d’agir ouvertement en affaires, et pour unique désir celui de laisser un nom sans tache à mes filles. Si je n’avais consulté que mes propres intérêts, je me serais abstenu de cette démarche, qui n’a rien d’officiel et qui ne rentre nullement dans mes attributions ; j’ose même dire que je suis personnellement étranger à toute cette affaire, qui ne m’intéresse que comme membre de la société, comme fils et comme père de famille. »

Je ne doutais pas, malheureusement, de la vérité des paroles de l’avoué sur la triste position de Richard ; et, tandis que l’homme de loi, s’approchant du feu, chauffait ses gants funèbres, je proposai tout bas à mon tuteur d’aller trouver notre pauvre ami, afin de voir par moi-même ce qu’il y avait à faire. M. Jarndyce m’objecta d’abord la fatigue du voyage ; mais, comme il ne trouva pas autre chose à m’opposer et que je l’assurai, au contraire, du plaisir véritable que j’aurais à remplir cette petite mission, il répondit à M. Vholes que je verrais M. Carstone, dont nous espérions encore sauver la position.

« Vous devez avoir besoin de prendre quelque chose ? ajouta mon tuteur. Veuillez me permettre, monsieur, de vous faire servir une légère collation.

— Merci mille fois, dit l’avoué en arrêtant le bras que M. Jarndyce étendait vers la sonnette : je ne prendrai rien, pas même un verre d’eau ; j’ai l’estomac fort délabré, et je suis en général un bien triste convive. S’il me fallait manger actuellement, je ne sais pas quelle en serait la conséquence ; et maintenant que je vous ai dit avec franchise ce que j’avais à vous communiquer, je vous demanderai, monsieur, la permission de me retirer.

— Plût au ciel, répondit M. Jarndyce avec amertume, qu’il nous fût permis à tous de nous retirer aussi facilement du malheureux procès où nous sommes engagés ! »

M. Vholes, dont les vêtements noirs fumaient devant le feu en répandant une odeur peu agréable, inclina légèrement la tête.

« Nous autres, monsieur, dit-il, qui n’avons pour toute ambition que de laisser une réputation intacte, nous faisons des efforts incessants pour le triomphe des intérêts que l’on nous confie ; du moins, c’est ainsi que j’ai toujours fait pour ma part, et je veux croire que tous mes collègues n’agissent pas autrement. Vous comprenez, miss Summerson, qu’il ne faudrait pas parler de moi dans l’entretien que vous aurez avec M. Carstone.

— Je vous promets de l’éviter, monsieur, lui répondis-je.

— Je vous en serai fort obligé. Adieu, miss ; adieu, monsieur. »

L’avoué toucha la main de mon tuteur et la mienne de son gant noir, qui ne semblait contenir que les maigres doigts d’un squelette, et emporta son ombre au dehors. Je me la figurai traversant, sur l’impériale de la diligence, le paysage inondé de soleil qui nous séparait de Londres, et glaçant les graines au sein de la terre à l’endroit où elle passait.

Il était impossible de ne pas dire à Éva le motif de mon voyage. Ma pauvre amie fut bien triste quand elle sut la position de Richard ; mais elle ne trouva pour lui que des paroles de tendresse et d’excuse ; et, plus aimante que jamais, elle lui écrivit une longue lettre dont elle me pria de me charger.

Mon tuteur avait désiré que Charley m’accompagnât, bien que ce fût inutile ; et le soir même, trouvant deux places dans la malle-poste du comté de Kent, nous roulions vers la mer à l’heure où d’habitude nous étions dans notre lit. C’était à cette époque, où l’on allait encore en diligence, un voyage qui durait toute la nuit ; mais nous étions seules dans la voiture, et j’étais assez préoccupée de la démarche que j’allais faire pour que la route ne me parût pas trop longue. Richard était-il dans une situation aussi désespérée que le prétendait M. Vholes ? Que lui dirais-je, et comment prendrait-il mes paroles ? Tantôt je comptais bien lui être utile ; tantôt, en y réfléchissant, je ne voyais aucun moyen de le tirer d’embarras. Je passais de l’espoir au découragement ; quelquefois je m’applaudissais de ma détermination, et, l’instant d’après, elle me semblait une folie. Bref, la nuit s’était écoulée sans que je m’en fusse aperçue, lorsque nous entrâmes dans les rues étroites de Deal par une matinée tellement brumeuse, qu’on y voyait à peine à quelques pas devant soi. La place, entourée de petites maisons irrégulièrement construites, et encombrée, en certains endroits, de cabestans, d’ateliers, de bateaux, de palans, de cordages, au milieu desquels se trouvaient de larges espaces où l’herbe couvrait la grève, offrait le plus triste aspect qu’on pût imaginer. La mer se soulevait péniblement sous l’épais brouillard qui la voilait à nos yeux ; et rien ne bougeait sur le rivage, si ce n’est quelques cordiers matineux, qui, entourés d’une ceinture de chanvre, semblaient résolus, par ennui de leur vie présente, à se filer eux-mêmes en forme de câble et de cordage, pour changer d’existence ; mais quand nous fûmes installées près d’un bon feu, dans une bonne chambre bien close, et confortablement assises devant un déjeuner appétissant, car il était trop tard pour se coucher, Deal nous parut beaucoup moins triste. Le brouillard se dissipa peu à peu, et, comme un rideau qui se lève, nous laissa voir une quantité de vaisseaux dont jusque-là nous n’avions pas le moindre soupçon. Je ne sais plus à quel chiffre se montait leur nombre suivant ce qui nous fut dit alors, mais quelques-uns me semblèrent d’une grandeur imposante ; surtout un beau trois-mâts qui arrivait des Indes, et qui était dans le port depuis la veille au soir. Enfin, quand le soleil brilla entre les nuages, créant de petits lacs argentés au milieu des flots sombres, quand sa lumière vint éclairer tous ces navires et que les bateaux se détachèrent du rivage pour le service du port, le spectacle animé que nous avions sous les yeux fut vraiment admirable. Une foule de petites barques entourait ce beau navire des Indes, et nous pensions à la joie que devaient éprouver les passagers de se voir enfin au terme de leur voyage. C’était pour Charley une source inépuisable de questions qu’elle m’adressait avec curiosité sur la distance qu’il y avait de Londres à Calcutta, sur la chaleur qu’il y faisait, sur les tigres, les serpents ; et comme elle retenait beaucoup mieux la géographie et l’histoire naturelle que la grammaire, je lui appris tout ce que je savais à cet égard. Je lui dis, en outre, qu’il arrivait souvent que le vaisseau fût brisé par la tempête sur des rochers où l’intrépidité d’un seul homme parvenait quelquefois à sauver tous les autres ; l’enfant m’ayant demandé comment cela pouvait se faire, je lui racontai le naufrage qui avait eu lieu précisément dans l’océan Pacifique, traversé par ce beau trois-mâts, et dont je devais les détails à la pauvre miss Flite.

J’avais d’abord pensé à faire prévenir Richard, mais je crus qu’il valait mieux le surprendre ; comme il demeurait à la caserne, je craignais que la chose ne fût difficile et nous allâmes reconnaître les lieux ; mais tout était fort tranquille dans la cour, et un sergent auquel je m’adressai me fit conduire par un soldat, qui, m’ayant fait monter quelques marches, frappa discrètement à une porte.

« Qu’est-ce que c’est ? » dit une voix qui m’était bien connue.

Je laissai Charley dans le corridor, et, entr’ouvrant la porte :

« C’est dame Durden, répondis-je ; peut-elle entrer ? »

Richard, au milieu d’un pêle-mêle incroyable d’habits, de livres, de bottes, de brosses, de portemanteaux gisant par terre, écrivait quelques lettres ; il était à demi vêtu, ne portait pas d’uniforme, avait les cheveux en désordre et le visage bouleversé.

Néanmoins il se leva dès qu’il m’eut aperçue et me prit dans ses bras avec effusion. Pauvre Richard ! il fut toujours le même pour moi et me reçut jusqu’à la fin avec quelque chose de son ancienne gaieté.

« Comment c’est vous ? je ne m’attendais guère à vous voir, s’écria-t-il ; et par quel hasard êtes-vous ici, dame Durden ? il n’y a rien de nouveau ? Éva se porte bien ?

— Parfaitement, Richard ; elle est plus adorable que jamais.

— Ah ! reprit-il en se laissant tomber sur sa chaise ; ma pauvre cousine !… je vous écrivais, Esther. »

Si jeune et si beau, et pourtant si défait et les yeux si hagards, tandis qu’il froissait dans sa main le papier qu’il avait pris sur la table !

« Est-ce avec l’intention de déchirer votre lettre, que vous vous êtes donné la peine de m’écrire ? lui demandai-je.

— Oh ! répondit-il en faisant un geste de désespoir, l’état où vous voyez cette chambre vous en dit bien assez. »

Je l’engageai doucement à ne pas se laisser abattre, et je lui dis qu’ayant appris par hasard qu’il se trouvait dans l’embarras, j’étais venue pour en causer avec lui et pour voir ce qu’il y avait à faire.

« Toujours la même, dit-il, mais vous n’y pouvez rien ; je quitte l’armée aujourd’hui ; j’ai la permission de vendre mon brevet, et dans une heure je serai parti d’ici. Encore une chose tombée dans l’eau. Il ne me reste plus qu’à entrer dans l’Église pour avoir parcouru le cercle des professions libérales.

— Vous n’en êtes pas là, Richard, m’écriai-je.

— Si vraiment ; d’ailleurs mes chefs me voient partir sans regret ; et ils ont bien raison ; car je ne conviens nullement pour faire un militaire ; je n’ai d’intelligence, de cœur et d’activité que pour une seule chose ; et, en supposant que la bombe n’eût pas éclaté maintenant, il aurait fallu rompre tôt au tard avec une carrière qui d’un moment à l’autre pouvait m’envoyer au loin ; comment partir, quand je sais par expérience qu’il est impossible de se fier même à Vholes, si l’on n’est pas toujours sur ses épaules ? »

Il devina ce que j’allais dire, et prenant ma main dont il me ferma la bouche :

« N’en parlons plus, continua-t-il ; entre nous, vous le savez, dame Durden, il y a deux sujets que nous ne devons pas aborder : l’un est M. Jarndyce ; quant à l’autre, c’est vous qui me l’avez défendu ; appelez ça de la folie, si vous voulez ; je vous répondrai que ce n’est pas ma faute et qu’il m’est impossible d’en guérir ; mais c’est au contraire de la sagesse, et la seule chose dont j’aie à m’occuper. Quel malheur que je me sois laissé détourner de la route que je devais suivre ! et comment pourrais-je y renoncer aujourd’hui après y avoir déjà consacré tant de temps, de soins et de peine ! Je sais bien quelqu’un à qui cela ferait plaisir, mais ce n’est pas un motif pour renoncer à mes droits. »

Je pensai qu’il valait mieux ne pas l’irriter davantage en essayant de le contredire, et je lui remis la lettre qu’Éva m’avait donnée pour lui.

« Dois-je la lire à présent ? » demanda-t-il.

Sur ma réponse affirmative, il en brisa le cachet, la posa sur la table, et appuyant son front sur sa main, il en commença la lecture. Un instant après, il porta son autre main à sa tête pour me cacher son visage ; puis il se leva comme s’il n’y eût pas vu à la place qu’il occupait, et s’approcha de la fenêtre. Quand il eut terminé sa lecture, il revint auprès de moi, et je vis des larmes dans ses yeux.

« Vous savez ce qu’elle me dit ? reprit-il d’une voix plus douce et en baisant la lettre, qu’il tenait toujours.

— Oui, répliquai-je.

— Elle m’offre la petite fortune dont elle jouira bientôt (précisément la somme que j’ai déjà dépensée), afin, dit-elle, que je puisse payer mes dettes et garder mon brevet.

— Je sais, lui dis-je, que votre repos est tout ce qu’elle a de plus cher ; c’est un si noble cœur !

— Oh ! oui, noble et pur ! Que je voudrais être mort ! »

Il retourna près de la fenêtre pour me dissimuler son émotion.

« Et c’est un pareil cœur, reprit-il après quelques instants de silence, que cet homme voulait éloigner de moi ! La pauvre enfant ! ajouta-t-il avec une indignation croissante ; elle me fait cette offre généreuse, de la maison même du sieur Jarndyce, et probablement par le conseil dudit individu, afin de me séduire et d’acheter ainsi la renonciation à laquelle on est intéressé.

— Richard, c’est indigne ! » m’écriai-je à mon tour.

C’était la première fois que je me fâchais contre lui, et ma colère ne dura qu’une seconde.

« Je vous en prie, lui dis-je, ne me parlez pas ainsi, Richard. »

Il reconnut ses torts et me demanda pardon mille fois de la manière la plus franche et la plus chaleureuse ; puis s’asseyant à côté de moi :

« Je n’ai pas besoin de vous dire, poursuivit-il, que je ne puis pas accepter l’offre de ma cousine. D’ailleurs, à quoi bon ? J’ai là des papiers qui vous donneront la preuve qu’il faut absolument que je renonce à l’uniforme ; et c’est une consolation pour moi, au milieu de tous mes ennuis, de songer qu’en surveillant mes intérêts je servirai ceux d’Éva. Ils sont les mêmes que les miens, Dieu merci ; Vholes ne peut agir en mon nom sans travailler pour elle. Et si je pouvais disposer de sa petite fortune, croyez bien que je n’en détournerais pas une obole pour conserver une carrière à laquelle je ne conviens pas, qui ne m’intéresse nullement et dont je suis dégoûté. Je ferais de son argent un bien meilleur emploi, et qui du moins promettrait un avenir plus brillant dont elle aurait sa part. Ne vous inquiétez pas ; je n’ai qu’une chose dans l’esprit, et je m’y dévouerai complétement. Je ne suis pas à bout de ressources ; une fois libre et possédant le prix de mon brevet, j’amènerai à composition les usuriers qui aujourd’hui ne veulent rien entendre et réclament à toute force le montant de leurs créances. Allons, un peu d’espoir. Vous porterez à Éva une bonne lettre qui la consolera, et soyez bien persuadée que tout ne va pas aussi mal que vous l’avez pensé. »

Je ne dirai pas quelle fut ma réponse ; elle n’offrirait aucun intérêt, car elle n’avait rien de bien remarquable ; mais elle venait du cœur. Il m’écouta patiemment, avec bonté, même avec émotion, et n’en persista pas moins dans les sentiments qu’il m’avait exprimés, et que tous mes raisonnements paraissaient au contraire fortifier de plus en plus. Mon voyage n’avait donc eu d’autre résultat que de me confirmer dans mes tristes prévisions ; et c’est avec la douleur d’avoir fait une démarche inutile que je suivais le bord de la mer avec Charley pour regagner notre hôtel. À quelques pas devant nous, la foule se pressait autour de quelques officiers de marine qui abordaient au rivage, sur une chaloupe du trois-mâts nouvellement arrivé. Ces officiers marchaient avec lenteur et causaient, le sourire aux lèvres, en regardant autour d’eux, comme s’ils avaient ressenti une joie profonde de se retrouver en Angleterre.

« Charley ! m’écriai-je tout à coup, viens vite. »

Je l’entraînai si rapidement qu’elle en fut toute surprise, car dans l’un de ces visages bronzés par le soleil, j’avais reconnu celui de M. Allan Woodcourt, et j’avais peur qu’il ne m’eût aperçue. Je ne voulais pas qu’il me vît ainsi défigurée. Toute ma force, toute ma raison m’avaient abandonnée ; et pourtant quel motif pouvais-je avoir d’éviter M. Woodcourt, et qu’importait ma laideur ou ma beauté aux relations qui existaient entre nous ?

« Esther, me dis-je, ce n’est pas là ce que vous aviez résolu. »

Et me calmant peu à peu, je finis par retrouver mon courage.

Les officiers vinrent à l’hôtel ; je les entendis parler sur l’escalier, je reconnus leurs voix, et parmi elles celle de M. Woodcourt. C’eût été un grand soulagement pour moi de revenir à Bleak-House sans lui avoir parlé ; mais je voulais au contraire surmonter cette faiblesse ; et, relevant mon voile, c’est-à-dire le baissant à moitié, je fis porter au docteur une de mes cartes, sur laquelle j’avais écrit que je me trouvais à l’hôtel avec M. Carstone. Il monta immédiatement, et je lui dis combien j’étais heureuse d’être la première à lui souhaiter la bienvenue.

« Vous avez couru de bien grands dangers, monsieur, depuis votre départ, continuai-je ; mais on ne peut pas dire que ce naufrage ait été pour vous un malheur, puisqu’il vous a fourni l’occasion d’être aussi brave que généreux. Nous avons appris tous ces détails avec le plus vif intérêt, et c’est la pauvre miss Flite, une de vos anciennes clientes, qui m’en a donné connaissance, après une maladie fort grave que j’ai faite à cette époque. »

Je me sentais maintenant si à l’aise, que je relevai mon voile tout à fait.

« Pauvre miss Flite ? va-t-elle toujours à l’audience ? demanda M. Woodcourt.

— Toujours, répondis-je ; elle a conservé pour vous une gratitude bien vive. C’est une excellente créature, dont j’ai été à même d’apprécier l’affection.

— Vraiment, dit-il, vous l’avez trouvée bonne et affectueuse ? J’en suis bien heureux ! »

Il était si triste pour moi de l’altération de mes traits, qu’à peine s’il pouvait s’exprimer.

« J’ai été, je vous assure, profondément touchée de l’intérêt qu’elle m’a témoigné à l’époque dont je parlais tout à l’heure.

— J’ai appris avec beaucoup de peine que vous aviez été malade.

— Oh ! très-malade.

— Mais vous êtes tout à fait remise ?

— Complétement ; j’ai retrouvé mes forces et ma gaieté. Vous savez, d’ailleurs, combien notre vie est douce avec M. Jarndyce, et quand on n’a rien à désirer, il est facile de recouvrer la santé. »

Il me sembla qu’il avait plus de commisération pour moi que je n’en avais moi-même, et la nécessité où je me trouvais de le rassurer doublait mon courage et m’inspirait un calme nouveau. Je lui parlai de sa traversée, du séjour qu’il avait fait en Asie, et lui demandai s’il avait le projet d’y retourner.

Il me répondit que la chose était au moins douteuse ; qu’il n’avait pas trouvé que la fortune se montrât plus favorable pour lui aux Indes qu’en Angleterre, et qu’il en revenait simple chirurgien de marine comme il était parti.

L’arrivée de Richard interrompit cette conversation. Mon pauvre ami avait toujours eu beaucoup d’amitié pour M. Woodcourt, et le revit avec un plaisir évident. Malgré cette joie sincère, qui donnait à son visage une expression toute différente de celle qu’il avait eue en causant avec moi, je m’aperçus que M. Woodcourt le regardait fréquemment et l’examinait avec attention, comme s’il avait trouvé dans sa figure quelque chose dont il était inquiet. Richard, qui venait à Londres avec nous, proposa au docteur de nous accompagner ; mais celui-ci ne pouvait partir que le lendemain, et regretta vivement d’être obligé de rester. Toutefois il accepta notre dîner. Il avait repris ses manières habituelles, et je me félicitais d’avoir triomphé de la répugnance que j’avais eue tout d’abord à paraître devant lui. Son inquiétude pour Richard semblait avoir augmenté. Je ne savais pas jusqu’à quel point j’avais le droit de lui raconter franchement la position de M. Carstone, et pourtant je crus nécessaire de lui en dire quelques mots. Profitant donc du moment où Richard faisait charger ses bagages, je lui parlai brièvement de la rupture de notre pauvre ami avec M. Jarndyce, et de la folle ardeur avec laquelle il se livrait à ce malheureux procès.

« Vous l’avez trouvé bien changé ? lui dis-je.

— Extrêmement, » répondit-il en secouant la tête.

Je me sentis rougir tout à coup, mais ce fut l’affaire d’un moment.

« Ce n’est pas, continua M. Woodcourt, qu’il soit précisément changé au physique ; mais ses traits ont une expression étrange qu’ils n’avaient pas autrefois ; et je n’ai jamais rencontré, chez un homme de son âge, le regard que je lui trouve aujourd’hui. C’est un mélange d’anxiété fébrile et de découragement qui fait pressentir un désespoir dont le germe existe et peut se développer d’un moment à l’autre.

— Vous ne pensez pas qu’il soit malade ?

— Non ; il a l’air assez robuste de corps.

— Hélas ! je connais trop les motifs qui ébranlent son moral. N’allez-vous pas à Londres, monsieur Woodcourt ?

— Demain matin, miss.

— Richard vous a toujours aimé. Ce dont il a le plus besoin, c’est un ami. Voyez-le quelquefois, je vous en prie ; soutenez-le de vos conseils ; vous ne savez pas quel service vous nous rendrez. Éva, M. Jarndyce et moi-même nous vous en aurons une bien vive reconnaissance.

— Miss Summerson, reprit-il avec plus d’émotion qu’il n’en avait montré jusqu’alors, je vous promets devant Dieu d’être pour lui un ami sincère, et de veiller sur lui comme sur un dépôt sacré.

— Merci, lui dis-je les yeux mouillés de larmes ; elle a pour lui tant d’amour ! Nous l’aimons tous ; mais Éva bien plus encore. Je lui rapporterai vos paroles, et cette chère enfant vous bénira.

— Woodcourt, dit Richard qui accourait au même instant pour me chercher, lorsque vous serez à Londres, permettez que j’aille vous voir.

— Comment donc ! Je n’y ai plus maintenant d’autre ami que vous, Richard. Où vous trouverai-je ?

— Je n’en sais trop rien. Dans tous les cas, on vous le dira chez Vholes, Symond’s-Inn.

— À merveille ; j’irai vous voir aussitôt après mon arrivée. »

Lorsque je fus dans la voiture, au moment où Richard allait y monter, M. Woodcourt posa la main, en tournant les yeux vers moi, sur l’épaule de son nouvel ami ; je compris qu’il me renouvelait sa promesse. Je le remerciai du regard, et, dans celui qu’il m’adressa lorsque les chevaux partirent, il y avait tant de regrets pour ma beauté perdue, que j’en fus heureuse comme un mort qui visiterait les lieux où il vivait jadis, et qui reconnaîtrait qu’on ne l’y a point oublié tout à fait.