Bleu, blanc, rouge/05

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Déom Frères, éditeurs (p. 26-31).


UN BAPTÊME À LA CAMPAGNE



DES chevaux attelés à une lourde voiture piaffent d’impatience à la porte d’une jolie maisonnette blanche encadrée de vignes sauvages. L’or rougi des soleils automnals a teinté les feuilles ajourées, travaillées comme une broderie. Sur le fond pourpré de la dentelle se détachent des grappes d’un bleu sombre saupoudrées d’une fine poussière d’étamine, comme en laisse aux doigts l’aile diaprée du papillon. C’est le déjeuner d’adieu que Dame Nature offre à ses poètes aériens avant leur départ par grosses bandes pour ces climats lointains, « où la brise est plus douce, où fleurit l’oranger, dans un éternel printemps. »

Le village est en émoi : on sait que le ciel a visité les hôtes de la petite maisonnette et qu’un de ses anges est retenu captif dans la prison d’un berceau. On sait… Mais bah ! qu’est-ce qu’on ne sait pas dans un village où la moindre chose prend l’importance d’un événement.

Les commères s’interpellent d’une galerie à l’autre !

— Hein ! une voiture à deux chevaux, quelle extravagance !

— Des gens de la ville qui sont dans les honneurs ! Voyez-vous c’est si gaspilleux ?

— Baptiste les a vus arriver par les chars. Ça s’en fait accroire ! Attention ! que les cloches vont en sonner une danse.

— Ça va récompenser le bedeau pour le baptême des Cholette, quand cet avaricieux de Babeu a été de cérémonie, y n’a pas voulu donner un sou à l’église, sous prétexte qu’il était en chicane avec le curé. Le vieux serre-la-poigne ! … Rien que deux petits coups de cloche !… Quelle honte d’arriver au monde chichement comme ça !

— C’était à pleurer, pauv’p’tit gars, y sera pas chanceux ben sûr, vous saurez m’l’dire.

— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent ben tarder à sortir ?… Et les mains en abat-jour, les femmes dardent de leurs prunelles ardentes les volets de la petite maison, si bien qu’ils pourraient s’ouvrir, hypnotisés par le commandement de cette brutale curiosité campagnarde, que je soupçonne assez forte pour percer l’opacité des murs. Comment expliquer autrement que tant de mystères de l’intimité soient livrés en pâture à la méchanceté des gens, quand on est certain qu’ils n’ont eu pour témoins que le ciel muet, les oiseaux endormis, le ruisseau qui ne garde l’empreinte d’aucun mirage.

À l’intérieur de la petite maisonnette blanche, l’émotion est à son comble. Tout est sans dessus dessous, le beau linge bien repassé s’échappe par gros chiffons des tiroirs béants, sur une chaise s’étale la toilette toute raide de l’enfantelet qu’une vieille femme est en train de préparer pour le baptême. Les restes d’un déjeuner traînent sur la table, et Minette, les yeux fermés, ronronnant de bonheur, étend délicatement sa patte blanche vers le plat, avec des allures de prestidigitateur. D’un coup de griffe, elle ramène les débris du repas, qui disparaissent comme par enchantement au fond de sa gueule rose. Dans la pénombre d’un jour adouci par le blanc laiteux des rideaux de cotonnade, une femme, dont la pâleur se confond avec la blancheur des oreillers, repose, les yeux mi-clos, un sourire lointain sur ses lèvres décolorées. À travers ses paupières, filtre un long regard d’amour tombant sur l’enfant, que la bonne femme tourne et retourne sur ses genoux, empaquetant comme une momie ce petit bout d’homme qui vagit sans interruption, woin ! woin !… Parfois, elle s’interrompt dans sa besogne pour s’exclamer, la bouche pleine d’épingles.

— Est il beau c’t’enfant, r’gardez moé c’te carréture d’épaules, quel fier gars ça va faire, hein ! Et puis, une voix !… que ça va relever son grand’père comme maître chantre. Mais c’est ben le père tout recopié, ses yeux, son nez, sa bouche, y pourra pas le r’nier çui là.

Dans un coin de la chambre, une fillette de cinq ans, maussade et rechignée, regarde de loin le nouvel arrivant, de ses grands yeux surpris, où demeure encore un coin de ciel.

— D’où vient il ? Pourquoi lui a-t-on donné sa place près de sa maman, qui lui sourit et l’embrasse plus souvent qu’elle. Ce marmot rouge n’est pas beau, ni bon, puis il grimace et crie bien fort, sans écouter la vieille femme.

— Ah ! ah !… ne pleure pas mon beau mignon.

On ne le connaissait pas hier, cet étranger, et il accapare tout maintenant.

La jalousie lui mord le cœur, mais elle fait sa brave ; elle veut savoir… Croyant que sa maman dort, elle s’avance à petit pas, regarde longuement le bébé, comme pour pénétrer le mystère qui brutalise sa faible raison, elle étend le bras pour toucher cette drôle de chose, et le retire, prise d’une étrange frayeur… Enfin, n’y tenant plus, elle hasarde une question timidement, puis une autre, puis vingt ; la digue une fois rompue le torrent s’écoule :

— Combien l’a-t-on payé ? — Une piastre !… C’est bien cher ! — Si l’on avait attendu après le jour de l’an, comme pour sa poupée, on l’aurait eu à moitié prix. — Les sauvages eux, où les prennent-ils les bébés ? Pourquoi l’ont-ils peinturé en rouge comme ça ?…

— Puis, quand le bébé endosse le manteau brodé et que sa petite tête disparait dans le bonnet gros comme le poing, la fillette saute de joie :

— Ah ! ah ! il s’en va !…

La mère, dont le cœur veille, a compris le petit drame qui se joue dans l’âme de la fillette. Elle l’appelle doucement, prend sa tête à deux mains, et lui parle à voix basse.

« C’est un petit frère que le petit Jésus lui envoie — il faut bien l’aimer, car il sera gentil. Et plus tard, elle le lui prêtera, pour le bercer, l’endormir en lui chantant de belles chansons !

Ingénieuse tendresse des mères : Elle lui prêterait le bébé. Le mot fit un miracle. La petite eut la vision de quelque chose à serrer dans ses bras, à aimer, à caresser, à protéger. Une gravité attendrie enveloppe ses traits ingénus de petite femme s’éveillant à la vie du cœur.

La fillette s’approche de la matrone :

— Donne, que j’embrasse mon bébé…

La porte de la chambre s’entrouvre avec fracas, laissant pénétrer des éclats d’une joie bruyante mêlée au cliquetis des verres. Un homme paraît, savonné, reluisant, sentant l’eau de Floride, étranglé dans son habit de noce, un peu fripé par le long séjour dans la commode ; il caresse du coude un chapeau haute forme, dont le poil léché par endroit est réfractaire à cette friction.

— Bon, êtes-vous prête, la mère. Les femmes, ça lambine toujours. M. le Curé va se lasser d’attendre.

Le poupon passe de mains en mains. La marraine lui agace les lèvres, pour le faire rire, tandis que le parrain n’ose le prendre dans ses bras, de peur de le casser.

— Sous les armes, maintenant !

Le cortège se forme : la porteuse endimanchée, robe d’étoffe carreautée, mantelet de cachemire noir, grande câline, majestueuse comme si elle portait le Saint-Sacrement ; le père triomphant, cachant sa joie et son orgueil sous une feinte brusquerie, et le parrain et la marraine, des amoureux qui se poussent du coude, et rient en dessous. La mère étouffe un soupir de regret, elle seule n’assistera pas à la christianisation de son fils…

Si, elle suit le roulement de la voiture jusqu’à l’église ; les gamins du village escortent le compérage. Le cortège pénètre dans la froide chapelle, elle frissonne, lorsqu’on découvre la frêle poitrine de son fils elle entend son petit cri aigu quand le sel symbolique fond sur la langue de l’initié. Elle écoute la voix grave du prêtre qui prononce les paroles sacramentelles.

« Marie-Joseph, Lorenzo, Maisonneuve, Pie, Paul, d’Artagnan, Laurier, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Oh ! d’Artagnan ! Comme elle aurait voulu que ce nom héroïque fût porté par son fils ; c’était un rêve sentimental longtemps caressé. Mais le père en tenait pour Laurier. Dame, on est rouge ou on ne l’est pas. Et elle avait cédé.

Une volée retentissante de cloches fêlées s’égrène dans l’air, moins joyeusement que dans le cœur de la mère. Un citoyen de plus ! La joie, la fierté de la race qui se continue par une chaîne immortelle ! Le bonheur de voir une fleur de son amour s’épanouir et devenir un arbre vigoureux où s’abriteront à leur tour des nichetés d’oiseaux du ciel !

La fillette, brisée par tant d’émotions, s’est endormie.

Maintenant la mère interroge fiévreusement l’horloge : « Ils sont bien longs à revenir. » Chaque minute qui s’écoule loin de son fils lui semble une éternité. Un accident survenu peut être, la rencontre d’une autre voiture… Si l’on allait oublier de ramener le châle sur la petite figure de l’enfant et qu’il prendrait froid… Pauvre mère ! déjà l’inquiétude jette une goutte d’amertume dans ses joies…

Mais des pas résonnent sur le palier, l’escorte du petit chrétien revient, grossie du maire de la place, de l’avocat, du notaire, du sacristain, etc.

Les bras de la mère s’ouvrent avec ivresse, un baiser tombe comme une prière sur le front de l’ange qui vient de s’enregistrer dans la grande armée des chrétiens et d’y prêter le serment solennel, tandis que la carafe passe de mains en mains.

« À la santé de Monsieur mon fils, Marie-Joseph-Lorenzo-Maisonneuve-Pie-Paul-d’Artagnan-Laurier Plumeau.

— Bravo ! Autant de noms, autant de santés ! glapit un clerc de notaire, dont le nez servirait dans un sémaphore comme signal de danger.

— À la santé de la mère, corrige galamment l’avocat…

— Parbleu ! crie le papa gaillard, pas un membre de l’heureuse famille Plumeau ne sera oublié ! Je veux qu’on garde le souvenir de ce grand jour.