Bleu, blanc, rouge/06

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Déom Frères, éditeurs (p. 32-36).


LA JUSTICE HUMAINE


Une de nos braves familles vient d’être plongée dans la douleur par le crime d’un de ses membres…


(Vieux cliché des quotidiens)



VA-T’EN ! Maman m’a défendu de jouer avec toi… parce que ton papa est un voleur et qu’on l’a mené en prison !

— C’est-y de ma faute à moi, na ! Viens !…

— Non, laisse mes jouets tranquilles, ou je vais t’envoyer un caillou et te faire manger par mon gros chien.

— Fais donc pas le méchant, nous allons jouer aux billes, tiens vois la belle chamarrée bleu, blanc, rouge.

— Ah ! Ah !… on connait ça ! Tu l’as volée !

Le pauvret, comme sous un coup de fouet, bondit ! Le rouge de la honte couvre son front ; il s’enfuit, chassé par le mépris de cet autre innocent. J’aurais voulu courir après lui, le prendre dans mes bras, baiser son front ingénu, soudainement creusé d’une ride, lui dire de ces douces choses qui endorment les chagrins des petits. Mais demain on recommencera, car cette tête bouclée est marquée du signe de Caïn et désignée à la vindicte publique. La malice humaine a rivé cette jeune vie au boulet de l’infamie qu’elle traînera à jamais ! La fleur de lys est rayée du code pénal, mais la société vengeresse, plus cruelle, l’a gardée dans ses traditions, outrepassant ses droits, car elle marque les innocents de l’infamant stigmate du vice !

Quelques minutes plus tard, je revis notre garçonnet, le nez appuyé sur une barrière, surveillant dans un enclos quelque intéressante partie de moine. Ses yeux pétillaient de plaisir, mais il n’osait entrer, poussant de gros soupirs… Il avalait, avalait ; on sentait son cœur gros.

Il ne pleurait point pourtant.

La partie continuait, turbulente, les gamins se chamaillaient.

— C’est à moi !

— Tu as triché !

— Non, te dis-je.

— Ma grande conscience du bon Dieu !

— Menteur, voleur !

L’enfant tressaillit et pâlit à cette épithète de voleur et s’enfuit de toute la vitesse de ses petites jambes. Je compris la soudaine maturité de cette âme d’enfant, brûlée par l’ardeur d’un soleil incendiaire, et pourtant Victor Hugo a chanté.

La douleur est un fruit. Dieu ne le pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

Ah ! ce soir, rendu dans son petit lit, quand le baiser de la mère aura effleuré ses yeux, qu’on croirait endormis sans un frémissement des paupières, quand les derniers craquements du vieil escalier l’auront averti de la disparition de la sainte qui, chaque soir, fait joindre ses mains pour la sainte prière, la tête enfoncée dans l’oreiller, oh ! comme il sanglotera éperdument. Dans l’obscurité de la chambre, dans les ténèbres envahissant son intelligence, surgiront des monstres prêts à sauter sur lui pour le dévorer. Quel désarroi dans cette petite âme, quelle révolte contre l’injustice humaine. Rappelez vos souvenirs d’enfance, la médaille d’honneur donnée à l’amie de la maîtresse, le pensum immérité, la petite nièce de la supérieure l’emportant sur vos talents, sur votre travail, grâce à ses précieux liens de parenté avec l’autorité.

Rien n’indigne, ne froisse notre sentiment du juste et de l’injuste, comme de souffrir pour les autres… Chacun devrait être solidaire de ses fautes !

Dieu n’a t-il pas dit, par son prophète :

« Quand les parents auront mangé des raisins verts, les dents des enfants n’en seront pas agacées. »

La voix de l’inspiré s’est perdue dans le désert ! Après vingt-deux siècles, le préjugé est encore sur son piédestal ! On ferme le chemin de l’honneur et de la vertu au fils coupable de la faute de son père ou de sa mère. On casera dans quelque sinécure lucrative l’héritier légitime d’un agioteur craint et respecté, d’un boodler assez habile pour s’approprier légalement le bien d’autrui.

Mais le pauvre jeune homme énergique, probe, loyal, qui tente de reconquérir l’honneur d’un nom entaché par les auteurs de ses jours, se voit en butte à toutes les mesquineries des âmes étroites, (et il y en a tant !…) Accueilli d’abord avec bienveillance, son cœur s’ouvre à l’espoir ; il caresse de beaux projets d’avenir la fortune, l’amour lui sourient ! Mais quand il retourne chercher la confirmation de ses espérances, son protecteur, subitement refroidi, le reçoit avec une politesse glaciale, ou une commisération hypocrite plus insultante encore. Tout en le poussant vers la porte. « Désolé !… Désolé, cher monsieur… mais je ne puis rien pour vous. Il faudrait ici un homme avec de moins brillantes aptitudes, peut-être, mais d’un certain prestige, vous comprenez… »

Hélas, oui, il a compris, il s’enfuit, pour ne pas étrangler le fourbe, le tortionnaire qui s’amuse à retourner le fer dans la plaie et se délecte des grimaces de sa victime. Si le malheureux jeune homme a une âme fortement trempée et de puissantes convictions morales, il acceptera la vie en philosophe, défiera l’opinion publique, portera haut le front comme un vaillant et un fort. Il se consolera de ses déceptions de fortune et d’amour, de ses désillusions, par le bonheur de faire le bien. Ses bras que dans un immense besoin d’étreindre et d’aimer il avait ouverts tout grands ne se refermeront pas. Ils accueilleront les pauvres, les malheureux devenus ses enfants et son unique préoccupation !

Ou bien, comme un certain ermite, il ira s’ensevelir dans le mystère des bois, dans la solitude des montagnes. Penché sur de vieux bouquins, il cherchera dans la science l’oubli des chagrins de sa vie et de l’injuste haine de ses frères. Bercé sur les genoux de notre bonne mère nature, la tête appuyée sur son cœur, dont il sent et comprend chaque pulsation, il s’endormira apaisé.

Mais, si le rebuté est un faible, un névrosé, un pâle enfant du siècle, dont les veines ne portent au cœur qu’un sang pauvre et décoloré, s’il est incapable d’action, mais avide de jouissance, pauvre roseau agité par tous les vents contraires, désespéré de ses vaines tentatives, trop fier pour ronger l’os qu’on lui jette au loin comme à un chien enragé, pâlissant sous l’œil du soupçon et du doute toujours ouvert sur lui et scrutant ses pensées, il arrivera qu’un jour toutes ses facultés de résistance se trouvant anéanties, il s’abandonnera à la dérive. Le flot du vice l’enroulera dans son onde noirâtre pour le jeter au gouffre.

Et, l’on conclura pédagogiquement : Résultat de l’atavisme, voleur, fils de voleur. Bon chien tient de race !

Ah ! Société, c’est toi la marâtre ! C’est toi, qui jettes tes enfants au préjugé, cette statue de la vierge doublée de couteaux, de poinçons, de vrilles, toi qui lacères et broies tes victimes, dont le sang coule comme le jus du raisin sous le pressoir au temps de la vendange ! Pourtant la Révolution, en brisant les couronnes, a égalisé tous les fronts, les vertus des ancêtres ne sont plus héréditaires, chacun est devenu l’artisan de son propre destin. Le préjugé traqué, poursuivi chez les nations progressistes, trouve sur les bords du Saint-Laurent gîte et protection… Donnons-lui la chasse à notre tour, qu’il disparaisse à jamais de notre planète…

Quand passera près de vous une femme en noir, et que des petites dames chuchoteront ou s’écartant d’elle. « C’est la mère du condamné ! » Inclinez-vous devant ce grand malheur, c’est la particule de noblesse que le ciel place devant le nom de ses privilégiés !

Songez que cette mère s’est vu enlever son enfant lié et garrotté pour une faute d’une heure, que les mêmes cheveux blonds et fins qu’elle bouclait tous les jours sur ses doigts, quand il était petit, sont tombés sous les ciseaux du tondeur, que son fils qu’elle aime plus encore parce qu’il est malheureux et coupable, dort dans une froide cellule, sous la livrée du forçat, confondu avec des meurtriers… Rappelez-vous que la main du Seigneur s’appesantit indistinctement sur tous, que demain ce sera votre tour, donnez votre sympathie, elle vous sera certainement rendue…