Chants populaires de la Basse-Bretagne/Le Siège de Guingamp

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LE SIÈGE DE GUINGAMP
PREMIÈRE VERSION.
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I

  S’il vous plait, vous écouterez
Un gwerz nouvellement levé (composé) ;
Il est fait au sujet de la ville de Guingamp,
Qui a été prise par Dénombra[1].

  En l’année quinze cent cinq,[2]
Vint le siège sur Guingamp.
Sur la porte Saint-Michel étaient les Anglais,
Les Allemands étaient sur la porte de Rennes.

  Sur la porte de Tréguier étaient les Flamands,
Sur la porte de la pompe (fontaine) étaient les Irlandais ;
Sur la porte de la pompe (fontaine) étaient les Irlandais ;
La ville était remplie de soldats.

  Le trompette du prince disait,
Sur les portes de Guingamp quand il frappait :
— Je vous prie, ouvrez-moi votre porte,
C’est le trompette du prince qui demande qu’on lui ouvre ;

  C’est le trompette du prince qui est ici,
Demandant qu’on ouvre à Dénombra,
Demandant qu’on ouvre à Dénombra,
Dix-huit mille soldats sont avec lui ;

  Dix-huit mille soldats, hommes vaillants,
Pour mettre le siège devant Guingamp.
— Ho ! mes portes sont verrouillées
Et mes murailles fortifiées.

  Et quand vous seriez là dix mois de temps,
Jamais vous n’entrerez dans la ville,
Et je n’ouvrirai pas ces portes-ci,
Jusqu’à ce que j’aie parlé à Melcunan, (Mercœur),

  Ou bien à la duchesse Anne,
Car ce sont ceux-là qui commandent dans cette ville.
Le portier de Guingamp disait
À Melcunan, quand il le saluait :


  — Le trompette du prince est ici
Qui demande qu’on ouvre à Dénombra ;
Qui demande qu’on ouvre à Dénombra,
Dix-huit mille cavaliers sont avec lui.

  Et Melcunan dit
Au canonnier de Guingamp, quand il entendit :
— Dépêche-toi de charger le grand canon,
Pour donner à Dénombra sur sa face !

  Le canonnier de Guingamp répondit
À Melcunan, quand il l’entendit :
— Il y a longtemps que nous sommes à le charger,
Il y est entré dix-huit boulets ramés,

  Plein un demi-boisseau de poudre à canon
Et autant de mitraille de plomb....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Il n’avait pas fini de parler,
Que le canonnier de Guingamp fut abattu
Par un coup de poudre blanche (parti) d’une chambre,
(Tiré) par le marquis de Goaz-ar-garant[3].

  Le canonnier de Guingamp disait,
Couché sur la tour plate :[4]
— Si j’avais encore une heure à vivre,
Cette ville-ci ne serait pas prise !

  La canonnière, quand elle vit cela,
Celle-là ne perdit pas courage,
Et elle amorça le grand canon,
Et elle tua quatorze cents !

  Entre Guingamp et sainte Catherine (?),
Elle a tué quatorze cents hommes,
Et le pire est encore resté,
Puisque le prince Dénombra est resté !

  Et Melcunan, quand il a vu
Comment ils étaient trahis,
Et lui de faire ses préparatifs,
Et de quitter la ville, avec ses enfants.


II

Et Dénombra disait,
En entrant dans Guingamp :
— À moi le vin et l’argent,
À mes soldats les filles de Guingamp !

Dur de cœur eut été celui qui n’eut pleuré,
S’il eut été à Guingamp,
En voyant les jeunes filles
Implorer Notre-Dame de Guingamp :

— Vierge Marie, protégez-nous,
Nous sommes abandonnées de tout le monde !
Dur de cœur eut été celui qui n’eut pleuré,
S’il eut été à Guingamp,

En voyant les draps de lit et les tapis
Avec eux à fourbir leurs armes…
Et Dénombra disait,
En entrant dans l’église de Guingamp :

— Seriez-vous contente, Vierge Marie,
Que de votre maison nous fissions une écurie,
De votre sacristie, une cave à vin,
De votre grand autel, une table de cuisine ?

Il n’avait pas fini de parler,
Que les cloches ont commencé de sonner ;
Les cloches commencent de sonner,
Tellement que l’épouvante était dans leurs cœurs.

Et Dénombra disait
À son petit page, en ce moment :
— Petit page, prends mon épée,
Et va voir qui est à les sonner ;

Et si tu trouves un chrétien à les sonner,
Plante lui mon épée dans le cœur !…
Il est monté au haut du clocher,
Et il est descendu tôt après :

— Il n’y a chrétien (personne) autour d’elles,
Et la rosée (sueur) en tombe ;
Non, il n’y a que la grâce de Marie et de son fils,
Qui est dans la tour, à les mettre en branle !…

Et Dénombra disait
À ses soldats, là, en ce moment :
— Sellons nos chevaux, mettons-nous en route,
Et laissons leurs maisons aux saints !

Laissons ses maisons à Marie,
Il y avait longtemps que nous l’offensions !…



Ce gwerz m’a été recueilli par mon ami le poète breton J. M. Le Jean ; il lui a été chanté par Marie Ferchal, demeurant dans la ville de Guingamp.



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LE SIÈGE DE GUINGAMP
Seconde version.
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I

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La ville était pleine de soldats[5],
Et le canonnier était tué.
La duchesse Anne disait[6]
À la canonnière, en la saluant :

— Si le grand canon était chargé,
La ville de Guingamp ne serait pas prise ;
La ville de Guingamp ne serait pas prise,
Ni le grand canonnier tué.

La canonnière répondit
À la duchesse Anne, quand elle l’entendit :
— Duchesse Anne, excusez-moi,
Le grand canon est chargé :

Il y est allé un boisseau de poudre à dragée,
Et autant ou davantage de mitraille.
Autant ou davantage de grande dragée,
Pour donner à Dénobré sur sa face.

Près du canon elle s’est rendue,
Sur ses genoux elle s’est jetée,
Pour prier Dieu de la secourir,
(Et aussi) la Vierge Marie de Bon-Secours :

— Vierge Marie de Bon-Secours,
Qu’il vous plaise de me secourir,
Donnez-nous la grâce de vaincre,
De vaincre notre ennemi !

Elle n’avait pas fini de parler,
Qu’elle a enlevé le collier du grand canon :
Elle a tué passant (plus de) cinq mille,
Et davantage ou autant elle en a blessé.


II

  Le duc Dénobré disait[7],
Sur le pavé de Guingamp quand il marchait :
— Où sont les femmes par ici
Qui font tonner le canon ?

  Dur eut été le cœur qui n’eut pleuré,
Sur le pavé de Guingamp s’il eut été,
En voyant les filles et les femmes
Ramassant les garnitures de leurs lits,

  Les tapis, les draps, Les paillasses, les balins ;
Les paillasses, les balins[8],
Les paillasses, les balins,
Pour boucher les fenêtres (les embrasures) des canons.

  Le duc Dénobré disait
Sur le pavé de Guingamp quand il marchait :
— À mes soldats les jolies filles,
À moi l’or et l’argent !

  Le duc Dénobré disait
En arrivant dans le porche de Notre-Dame de Bon-Secours :
— Seriez-vous contente, Vierge Marie,
Que je fisse de votre maison mon écurie,

  De votre sacristie, ma cave au vin,
De votre autel, la table de ma cuisine ?
Il n’avait pas fini de parler,
Que les cloches ont commencé de sonner ;

  Les cloches commencent de sonner,
Et mettent l’épouvante dans leur cœur.
Le duc Dénobré disait
À son petit page, en ce moment :

  — Petit page, petit page, mon petit page,
Toi qui es diligent et prompt,
Toi qui es diligent et prompt de pied,
Va pour moi au sommet de la tour plate ;

  Va pour moi au sommet de la tour plate,
Pour savoir qui est à les mettre en branle ;
Emporte épée et sabres,
Tu combattras des deux mains.


  S’il y a quelqu’un à les sonner,
Plante lui ton épée dans le cœur !
Le petit page disait,
En descendant l’escalier :

  — La Sainte Vierge et son fils sont
Dans le clocher, à les mettre en branle ;
Dans le clocher à les mettre en branle,
Et comme l’eau coule leur sang !

  Le duc Dénobré, quand il a entendu,
A appelé ses soldats ;
— Vous, mes soldats, vous donnerez chacun un écu,
Et moi-même j’en donnerai douze ;

  Et moi-même j’en donnerai douze,
Pour payer le dommage que nous avons fait.
Sellons nos chevaux, mettons-nous en route,
Et laissons leurs maisons aux saints ! —


Chanté par Marguerite Philippe,
de Pluzunet (Côtes-du-Nord).


Je croirais volontiers que les deux sièges de Guingamp, 1488 et 1591, — ont été chantés par deux poëtes différents et qu’avec le temps les deux gwerz se sont confondus dans la mémoire des chanteurs populaires.






  1. On pense que ces différentes dénominations Denoblin, Denombre, Denobre indiquent le prince de Dombes.
  2. Les dates données par les chanteurs sont généralement fausses. Il y a ou deux sièges de Guingamp, l’un en 1488, l’autre en 1591. — C’est ce dernier qui semble avoir fourni le sujet de notre Gwerz.
  3. Goaz-ar-garant doit être une altération pour Coëtgourhant, ou Coëtgourant, nom d’un cavalier, nous dit M. Pol de Couroy, qui, lors du siège de 1591, tua involontairement un des siens, d’un coup d’arquebuse tiré de la fenêtre d’une chambre. On sait également que Gouyquet, qu’on a cru, mais à tort, être désigné ici sous le nom de portier ou grand canonnier, fut blessé d’un coup de pique et non d’un coup de feu.
  4. Ce canonnier ne peut être Rolland Gouyquet, dont la conduite fut héroïque pendant le siège de 1468, et que sa femme remplaça à la tête des assiégés, lorsqu’il eut été blessé sur la brèche. — On croit pourtant remarquer dans le Gwerz une allusion à ce courageux personnage, et quelque confusion entre les deux sièges.
  5. Cette version n’offrant quelques variantes intéressantes qu’à partir d’ici, je crois inutile d’en reproduire la première partie.
  6. La duchesse Anne n’assistait pas de sa personne à ce siège, bien qu’il fût fait pour elle
  7. Dénobré et Dénombra ne sont que le même personnage, c’est-à-dire le prince de Dombes, nommé aussi ailleurs, Denoblin.
    Melkunan — doit être le duc de Mercoeur. — Je donne tous ces noms tels qu’on me les dit.
  8. Les BALINO sont des espèces de courtes-pointes particulières au pays.