Colas Breugnon/XII

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 265-279).


XII

LA MAISON DES AUTRES

Octobre.

J’ai dû prendre parti enfin pour le logement. Tant que j’ai pu, j’ai tardé. On recule, pour mieux sauter. Depuis que je n’ai plus pour foyer que des cendres, j’ai campé un jour ci, un jour là, chez un ami, chez l’autre ; les gens ne manquaient point, qui me gardaient chez eux, une nuit ou deux, en attendant. Aussi longtemps que le souvenir des périls de tous pesait sur tous, on formait un troupeau et chacun se sentait, chez les autres, chez soi. Mais cela ne pouvait durer. Le danger s’éloignait. Chacun rentrait son corps dans sa coquille. Hors ceux qui n’avaient plus de corps, et moi qui n’avais plus de coquille. Je ne pouvais pourtant m’installer à l’auberge. J’ai deux fils et une fille, qui sont bourgeois de Clamecy, ils ne me l’eussent pas permis. Non pas que les deux garçons en eussent beaucoup pâti dans leur affection ! Mais le qu’en-dira-t-on !… Ils n’étaient pas pressés cependant de m’avoir. Et je ne me hâtais point. Mon franc-parler jure trop avec leur bigoterie. Lequel se dévouerait des deux ? Les pauvres gars ! Ils étaient tout autant embarrassés que moi. Heureusement pour eux, Martine, la brave fille, m’aime vraiment, je crois. Elle me réclamait à tout prix… Oui, mais il y a mon gendre. Il n’a pas de raisons, je le comprends, cet homme, pour me vouloir chez lui. Alors, ils étaient tous à s’épier, à m’épier, avec des yeux fâchés. Et moi, je les fuyais ; il me semblait qu’on mettait mon vieux corps aux enchères.

Je m’étais, pour l’instant, gîté dans mon « coûta », sur la pente de Beaumont. C’était là qu’en juillet, j’avais, vieux polisson, couché avec la peste. Car le bon de l’histoire était que ces hébétés qui, par salubrité, brûlèrent ma maison saine, ont laissé la bicoque où la mort a passé. Moi qui ne la crains plus, la madame sans nez, je fus bien aise de retrouver la cabane au sol battu, où gisaient les flacons de l’agape funèbre. À parler franc, je savais que je ne pourrais jamais hiverner dans ce trou. Porte disjointe, vitre brisée, et un toit d’où s’égouttait l’eau des nuages, proprement, comme d’une claie à fromage. Mais il ne pleuvait pas aujourd’hui ; et demain, il serait assez temps de penser à demain. Je n’aime pas me tourmenter d’avenir incertain. Et puis, quand je ne peux, à mon contentement, résoudre un embarras, mon remède est de le remettre à la semaine prochaine. « À quoi sert ? » me dit-on. « Il faudra bien toujours avaler la pilule. » — « Voire, que je réponds. Qui sait si, dans huit jours, le monde sera là ? Serais-je assez vexé, la pilule avalée, si les trompettes de Dieu se mettaient à sonner, de m’être trop pressé ! Mon ami, ne remets d’une heure le bonheur jamais ! Le bonheur se boit frais. Mais l’ennui peut attendre. Si la bouteille s’évente, elle n’en vaudra que mieux. »

Adonques, j’attendis, ou mieux je fis attendre le parti importun qu’il faudrait un jour prendre. Et pour que rien ne vînt, d’ici là, me troubler, je verrouillai la porte et me barricadai. Mes méditations ne me pesaient pas lourd. Je piochais mon jardin, ratissais les allées, recouvrais les semis sous les feuilles tombées, battais les artichauts et pansais les bobos des vieux arbres blessés : bref, faisais la toilette à madame la terre qui s’en va s’endormir sous l’édredon d’hiver. Après, pour me payer, j’allais tâter les côtes à un petit beurré, roux ou jaune marbré, oublié au poirier… Dieu ! qu’il fait bon le laisser fondre, tout le long, amont, aval, tout le long de son gosier, bouche pleine, le jus parfumé !… Je ne me risquais en ville que pour renouveler mes munitions (j’entends non seulement le boire et le manger, mais les nouvelles). J’évitais de rencontrer ma postérité. Je leur avais fait croire que j’étais en voyage. Je ne jurerais pas qu’ils le crussent ; mais, en fils respectueux, ils ne voulaient me démentir. Nous avions l’air ainsi de jouer à cache-cache, comme ces galopins qui se crient :

« Loup, y es-tu ? » ; et quelque temps encore, nous aurions pu, pour

prolonger le jeu, répondre : « Loup n’y est pas… » Nous comptions sans Martine. Quand une femme joue, elle triche toujours. Martine se méfiait, Martine me connaî t ; Martine eut bientôt fait de dépister mes ruses. Elle ne plaisante pas avec ce qu’on se doit, entre père et enfant, frères, sœurs et cætera.

Un soir que je sortais du coûta, je la vis qui montait le chemin et venait. Je rentrai et fermai. Puis, je ne bougeai plus, tapi au pied du mur. Elle arriva, frappa, héla, cogna la porte. Je ne remuais non plus qu’une feuille morte. Je retenais mon souffle (justement j’étais pris d’une envie de tousser). Elle, sans se lasser, criait :

— Veux-tu ouvrir ! Je sais que tu es là.

Et du poing, du sabot, sur l’huis elle ruait. Je pensais : « Quelle gaillarde ! Si la porte cédait, je n’en mènerais pas large. » Et j’étais sur le point d’ouvrir, pour l’embrasser. Ce n’était pas du jeu. Et moi, lorsque je joue, je veux toujours gagner. Je m’obstinai. Martine encore cria, puis enfin renonça. J’entendis s’éloigner son pas, qui hésitait. Je quittai ma cachette, et je me mis à rire… mais à rire et tousser…, je m’étranglais de rire. J’avais ri tout mon soûl, je m’essuyais les yeux, lorsque derrière moi j’entends du haut du mur une voix qui disait :

— Est-ce que tu n’as pas honte ?

J’en faillis choir. Sursautant, je tournai la tête et je vis, agrippée au mur, Martine qui me regardait. Avec des yeux sévères, elle dit :

— Vieux farceur, je te tiens.

Ébahi, je réponds :

— Je suis pris.

Là-dessus nous partîmes tous deux d’un éclat de rire. Penaud, j’allai ouvrir. Elle entra, tel César, se planta devant moi, et me dit :

— Demande pardon.

Je dis :

Mea culpa.

(Mais c’est comme à confesse ; on se dit que demain l’on recommencera.)

Elle me tenait toujours la barbiche, la barbette, et la tirait, et grommelait :

— Honte ! Honte ! Un barbon, cette queue blanche au menton, et dans le front pas plus de raison qu’un enfançon !

Deux fois, trois fois, elle la tira, comme une cloche, à gauche, à droite, en haut, en bas, puis sur les joues elle me donna une tapette, et m’embrassa :

— Pourquoi ne venais-tu pas, mauvais ? dit-elle, mauvais, tu sais bien que je t’attendais !

— Ma petite fille, je dis, je m’en vas t’expliquer…

— Tu m’expliqueras chez moi. Allons, ouste, partons !

— Ah ! Mais, je ne suis pas prêt ! Laisse-moi faire mes paquets.

— Tes paquets ! Jour de Dieu ! je vas t’aider à les faire.

Elle me jeta sur le dos ma vieille cape, m’enfonça sur la tête mon chapeau de feutre usé, me ficela, me secoua, et me dit :

— Et voilà ! Maintenant, en avant !

Un instant ! que je dis.

Je m’assis sur une marche.

Quoi ! fit-elle indignée. Tu vas me résister ? Tu ne veux pas venir chez moi ?

— Je ne résiste pas, dis-je, faut bien que je vienne chez toi, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.

— Eh bien, tu es aimable ! dit-elle, voilà ton affection !

— Je t’aime bien, ma bonne fille, je réponds, je t’aime bien. Mais je t’aimerais mieux chez moi que de me voir chez un autre.

— Je suis donc un autre ! dit-elle.

— Tu en es la moitié.

— Ah ! que nenni, fit-elle. Ni la moitié, ni le quart. Je suis moi, tout entier, moi, de la tête aux pieds. Je suis sa femme : possible ! Mais il est mon mari. Et je veux ce qu’il veut, s’il veut ce que je veux. Tu peux être tranquille ; il sera enchanté que tu loges chez moi. Ah ! Ah ! il ferait beau voir qu’il ne le fût pas !

Je dis :

— Je le crois bien ! Tel M. de Nevers, quand il met garnison chez nous. J’en ai beaucoup logé. Mais je n’ai pas l’habitude d’être de ceux qu’on loge.

— Tu la prendras, dit-elle. Plus de réplique ! Marchons !

— Soit. Mais à une condition.

— Des conditions déjà ? Tu es vite habitué.

— C’est qu’on me logera, suivant ma volonté.

— Tu vas faire le tyran, je vois ? Eh bien, soit.

— C’est juré ?

— C’est juré.

Et puis…

— En voilà assez, bavard. Veux-tu marcher !

Elle m’empoigna le bras, nom de d’là, quelle pince ! Il fallut bien filer.

Arrivés au logis, elle me fit voir la chambre qu’elle me destinait : dans l’arrière-boutique ; bien chaude, et sous son aile.

La bonne fille me traitait comme l’enfant à la mamelle. Le lit était tout prêt : fin duvet et draps frais. Et sur la table, dans un verre, un bouquet de bruyères. Je riais dans mon cœur, amusé et touché ; pour la remercier, je me dis :

— Brave Martine, je vais la faire enrager. Alors je déclarai tout net :

— Cela ne me convient pas.

Elle me montra, vexée, les autres chambres au rez-de-chaussée. Je ne voulus d’aucune, et j’arrêtai mon choix sur un petit réduit mansardé, sous le toit. Elle poussa les hauts cris, mais je lui dis :

— Ma belle, c’est comme tu voudras. À prendre ou à laisser. Ou je m’installe ici, ou je retourne au « coûta » .

Fallut bien qu’elle cédât. Mais tous les jours depuis, et à toute heure du jour, elle revenait à la charge :

— Tu ne peux pas rester là ; tu serais mieux en bas ; dis-moi ce qui te déplaît ; enfin, tête de bois, pourquoi ne veux-tu pas ?

Je répondais, narquois :

— Parce que je ne veux pas.

— Tu me ferais damner, criait-elle, indignée. Mais je sais bien pourquoi… Orgueilleux ! Orgueilleux ! qui ne veut rien devoir à ses enfants, à moi ! À moi ! je te battrais !

— Ce serait la façon, dis-je, de me forcer à encaisser de toi, au moins, des horions.

— Va, tu n’as pas de cœur, dit-elle.

— Ma petite fille !

— Oui, fais le patelin ! Bas les pattes ! vilain !

— Ma grande, ma doucette, ma mie, ma toute belle !

— Vas-tu me faire la cour, à présent, gueule de miel ? Flatteur, hâbleur, menteur ! Quand auras-tu fini, dis, de me rire au nez, avec ta longue bouche tortillée ?

— Regarde-moi. Tu ris, toi aussi.

— Non.

— Tu ris.

— Non ! Non ! Non !  !

— Je le vois… là.

Et j’appuyai mon doigt sur sa joue, qui s’enflait de tire, et qui creva.

— C’est trop bête, dit-elle. Je t’en veux, je te hais et je n’ai même pas le droit d’être fâchée ! Il faut que ce vieux singe me fasse, malgré moi, rire de ses grimaces !… Mais, va, je te déteste. Un méchant gueux, ruiné, qui fait son Artaban, le fier avec ses enfants ! Tu n’en as pas le droit.

— C’est le seul qui me reste.

Elle me dit encore des paroles aiguisées. Et je lui en servis d’aussi bien affilées. Nous avons tous les deux, langues de rémouleurs, nous repassons les mots sur la meule aux couteaux. Par bonheur, aux moments où l’on est plus méchant, on se dit, elle ou moi, une bonne drôlerie, et l’on rit ; il n’est pas moyen de s’empêcher. Et tout est à recommencer.

Lorsqu’elle eut bien secoué le battant de sa langue (depuis un long moment, moi je n’écoutais plus), je lui dis :

— À présent, sonnons le couvre-feu. Nous reprendrons demain.

Elle me dit :

— Bonsoir. Tu ne veux donc pas ?…

Bouche close.

— Orgueilleux ! Orgueilleux ! redit-elle.

— Écoute, ma mignonne. Je suis un orgueilleux, un Artaban, un paon, tout ce que tu voudras. Mais dis-moi franchement : si tu étais à ma place, que ferais-tu ?

Elle réfléchit et dit :

— J’en ferais autant.

— Tu vois bien ! Là-dessus, baise-moi, bonne nuit.

Elle m’embrassa en rechignant, elle s’en alla en marmonnant :

— C’est-y pas malheureux d’avoir reçu du Ciel deux caboches pareilles !

— C’est cela, dis-je, fais-lui la leçon, ma belle, à lui et non à moi.

— Je la ferai, dit-elle. Mais tu n’en seras pas quitte.

Et je n’en fus pas quitte. Le lendemain matin, elle recommença. Et je ne sais pas quelle fut la part du Ciel. Mais la mienne était belle.

    • * Je fus comme un coq en pâte, les premiers jours. Chacun me choyait,

gâtait ; le Florimond lui-même était aux petits soins et me marquait plus d’égards qu’il ne m’en fallait. Martine le guettait, ombrageuse pour moi plus que je ne l’étais. Glodie me régalait de son petit caquet. J’avais le meilleur siège. À table, on me servait le premier. On m’écoutait, quand je voulais parler. J’étais très bien, très bien… Ouf ! Je n’en pouvais plus. J’étais mal à mon aise ; je ne tenais plus en place ; je descendais, je remontais, redescendait vingt fois par heure l’escalier de mon grenier. Chacun en était assommé. Martine, qui n’est point patiente, en tressautait, muette et crispée, en entendant mon pas craquer. Si c’eût été du moins l’été, j’eusse battu la campagne. Je la battais, mais au logis. L’automne était de glace ; les grands brouillards couvraient les prés ; et la pluie tombait, tombait, le jour, la nuit. J’étais cloué sur place. Et cette place n’était pas la mienne, jour de Dieu ! Ce pauvre Florimond avait un goût niais, avec prétention ; Martine ne s’en souciait ; et tout dans la maison, les meubles, les objets, me choquaient ; je souffrais ; j’eusse voulu changer tout, de forme ou de place, les mains me démangeaient. Mais le propriétaire veillait : si je touchais du bout du doigt un de ses biens, c’était toute une affaire. Il y avait surtout dans la salle à manger une aiguière ornée de deux pigeons, se bécotant, et d’une demoiselle qui faisait la sucrée, avec son fade amant. J’en avais la nausée ; je priais Florimond, au moins, de l’enlever de la table quand je mangeais ; les morceaux s’arrêtaient dans mon goulet, je m’étranglais. Mais l’animal (c’était son droit) s’y refusait. Il était fier de son nougat ; le plus grand art était pour lui une pièce montée. Et mes grimaces réjouissaient la maisonnée.

Que faire ? Rire de moi ; j’étais un sot, c’est sûr. Mais la nuit, je me retournais dans le lit comme une côtelette, tandis que sur le gril, sur mon toit, veux-je dire, sans arrêt la pluie grésillait. Et je n’osais me promener dans mon grenier, que mes gros pas faisaient trembler. Enfin, une fois que j’étais assis, les jambes nues, et méditant, dessus mon lit, je me dis : « Mon Colas Breugnon, je ne sais ni quand ni comment, mais je referai ma maison. » — À partir de ce moment, je fus plus gai : je conspirais. Je n’avais garde d’en parler à mes enfants : ils m’eussent dit qu’en fait d’habitation, je n’étais bon que pour les Petites-Maisons. Mais où trouver l’argent ? Depuis Orphée et Amphion, les pierres ne viennent plus danser en rond et, se faisant la courte échelle, bâtir les murs et les maisons, sinon au chant des escarcelles. La mienne avait perdu sa voix, qui jamais ne fut belle.

Je recourus sans hésiter à celle de l’ami Paillard. Le brave homme, à dire vrai, ne me l’avait point offerte. Mais comme bonnement j’ai plaisir à demander service à un ami, je crois qu’il en aura autant à le donner. Je profitai d’une éclaircie pour m’en aller à Dornecy. Le ciel était bas et gris. Le vent humide et las passait, comme un grand oiseau mouillé. La terre vous collait aux pieds ; et sur les champs tombaient, planant, les feuilles jaunes des noyers. Aux premiers mots que je lui dis, Paillard, inquiet, m’interrompit, en geignant sur le peu d’affaires, l’absence des recouvrements, manque d’argent, mauvais clients, tant et si bien que je lui dis :

— Mais, Paillard, veux-tu que je te prête un liard ?

J’étais froissé. Il l’était plus. Et nous restâmes à bouder, en nous parlant, d’un air glacé, de ci, de ça, moi furieux, et lui honteux. Il regrettait sa ladrerie. Le pauvre vieux n’est pas mauvais garçon ; il m’aime, je le sais bien, parbleu ; il n’eût pas demandé mieux que de me donner son argent, s’il ne lui en avait rien coûté ; et même, en insistant, j’eusse obtenu de lui ce que j’aurais voulu ; mais ce n’est pas sa faute, s’il porte dans sa peau trois siècles de fesse-mathieux. On peut être bourgeois et généreux, sans doute : cela se voit parfois, ou bien s’est vu, dit-on ; mais pour tout bon bourgeois, le premier mouvement, quand on touche à sa bourse, est de répondre non. L’ami Paillard eût donné gros, en ce moment, pour dire oui ; mais pour cela, il eût fallu que je lui fisse de nouveau des avances : je n’avais garde. J’ai mon orgueil ; quand je demande à un ami, je crois lui faire un grand plaisir ; et s’il hésite, je n’en veux plus, tant pis pour lui ! Donc nous parlâmes d’autre chose, d’un ton bourru, et le cœur gros. Je refusai de déjeuner (je le navrais). Je me levai. La tête basse, jusqu’au seuil, il me suivit. Mais au moment d’ouvrir la porte, je n’y tins plus, je lui passai mon bras autour de son vieux cou, et sans parler je l’embrassai. Il me le rendit bien. Timidement, il dit :

— Colas, Colas, veux-tu ?…

Je fis :

— N’en parlons plus.

(Je suis têtu).

— Colas, reprit-il, l’air penaud, déjeune au moins.

— Pour ça, dis-je, c’est une autre affaire. Mon Paillard, déjeunons.

Nous mangeâmes comme quatre ; mais je restai de bronze et je ne revins pas sur ma décision. Je sais bien que j’en étais le premier puni. Mais il l’était aussi.

Je m’en revins à Clamecy. Il s’agissait de rebâtir mon logement, sans ouvriers et sans argent. Ce n’était pas pour m’arrêter. Ce que j’ai vissé sous mon front n’est pardieu pas dans mon talon. Je commençai par visiter soigneusement l’emplacement de l’incendie, faisant le tri de tout ce qui pouvait servir, poutres rongées, briques noircies, vieilles ferrures, les quatre murs branlants et noirs comme un bonnet de ramonat. Puis j’allai en catimini à Chevroches, dans les carrières, piocher, gratter, ronger les os de la terre, la belle pierre chaude aux yeux et saignante, où l’on voit des coulées comme de sang caillé. Et même il se pourrait que j’eusse, sur le chemin à travers la forêt, aidé quelque vieux chêne au bout de sa carrière, à trouver le repos. Peut-être ce n’était pas permis : il se peut aussi. Mais si l’on ne devait jamais faire que ce qui est permis, la vie serait trop difficile. Les bois sont à la ville, et c’est pour en user. On en use, chacun sans bruit, il va sans dire. Et l’on n’abuse pas, on pense : « Après moi, les autres. » Mais prendre n’était rien. Il fallait emporter. Grâce aux voisins, j’en vins à bout, l’un me prêtant son char, l’autre ses bœufs, ou ses outils, ou plutôt un coup de main, parce qu’il n’en coûte rien. On peut tout demander au prochain, voire sa femme, hors qu’il vous donne son argent. Je le comprends l’argent est ce qu’on peut avoir, ce qu’on aura, ce qu’on aurait avec l’argent, tout ce qu’on rêve ; le reste, on l’a : on ne l’a guère.

Le jour où nous pûmes enfin, moi et mon Robinet dit Binet, commencer à dresser les premiers échafauds, les froids étaient venus. On me traitait de fou. Mes enfants me faisaient des scènes, chaque jour ! et les plus indulgents me conseillaient d’attendre au moins jusqu’au printemps. Mais je n’écoutais rien ; rien ne me plaît autant que de faire enrager les gens et les régents. Eh ! je le savais bien que je ne pourrais pas, à moi seul, et l’hiver, bâtir une maison ! Mais il me suffisait d’une cabane, un toit, une cage à lapins. Sociable, je suis, oui, mais à condition de l’être si je veux, et de ne l’être point, quand il me plaît. Je suis bavard, j’aime à causer avec les autres, oui mais je veux avec moi pouvoir causer aussi, seul à seul, à mes heures : de tous mes compagnons, c’est le meilleur, j’y tiens ; et pour le retrouver, je m’en irais nu-pieds sous la bise, et sans chausses. C’était donc pour m’entretenir avec moi, tout à loisir, que je m’obstinais à construire, en dépit du qu’en-dira-t-on, ma maison, et ricanant des beaux sermons de mes enfants…

Ahi ! Mais je ne ris pas le dernier… Un matin de la fin d’octobre, que la ville s’encapuchonnait sous les frimas et que luisait sur les pavés la bave d’argent du verglas, en montant à mon échafaud, je glissai sur un des barreaux, et paf ! je me trouvai en bas, plus vite que d’en bas je n’étais arrivé. Binet criait :

— Il s’est tué !

On accourait me relever. J’étais vexé. Je dis :

— Eh ! je l’ai fait exprès…

Je voulus me lever seul. Aïe ! la cheville, la chevillette ! Je retombai… La chevillette était cassée. Sur un brancard on m’emporta. Martine, auprès, levait les bras ; les voisines m’escortaient, se lamentant et commentant l’événement ; nous avions l’air d’un saint tableau : le Fils de Dieu, mis au tombeau ! Et les Maries ne ménageaient leurs cris, leurs gestes et leurs pas. Ils eussent réveillé un mort. Moi, je ne l’étais pas, mais je feignis de l’être : c’était le mieux pour ne pas recevoir cette pluie sur mon dos. Et l’air doux, immobile, la tête renversée et la barbe tendue en pointe vers là-haut, je rageais dans mon cœur, tout en faisant le beau…