Colas Breugnon/XIII

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 283-297).


XIII

LA LECTURE DE PLUTARQUE

Fin d’octobre.

Et maintenant, me voici retenu par la patte… Par la patte ! Bon Dieu, ne pouvais-tu me casser, si cela t’amusait, une côte ou un bras, et me laisser mes piliers ? Je n’en aurais pas moins geint, mais non geint, écroulé. Ah ! le mauvais, le maudit ! (Son saint nom soit béni !) On dirait qu’il ne cherche qu’à vous faire enrager. Il sait que plus m’est chère que tous biens de la terre, que travail, que bombance, qu’amour et qu’amitié, celle que j’ai conquise, la fille non des dieux, mais des hommes, ma liberté. C’est pourquoi, dans ma niche (il doit rire, le mâtin), il m’a lié par le pied. Et je contemple à présent, étendu sur le dos, ainsi qu’un scarabée, les toiles d’araignée, les poutres du grenier. C’est là ma liberté !… Ouais, mais tu ne me tiens pas encore, mon bonhomme. Ligote ma carcasse, ficelle, attache, entoure, allons, encore un tour, comme on fait aux poulets que l’on tourne à la broche !… À présent, tu me tiens ? Et l’esprit, qu’en fais-tu ? Aga, voilà parti, avec ma fantaisie ! Tâche de les rattraper. Il te faudra de bonnes jambes. Ma commère fantaisie n’a pas la cuisse cassée. Allons, cours, mon ami !…

Je dois dire que d’abord, je fus de méchante humeur. La langue m’était laissée, j’en usai pour pester. Il ne faisait pas bon, ces jours-là, m’approcher. Je savais pourtant bien que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi seul de ma chute. Eh ! je ne le savais que trop. Tous ceux qui venaient me voir me le cornaient aux oreilles :

— On te l’avait bien dit ! Quel besoin avais-tu de grimper comme un chat ? Un barbon de ton âge ! On t’avait averti. Mais tu ne veux rien entendre. Faut toujours que tu trottes. Eh bien, trotte à présent ! Tu ne l’as pas volé…

Belle consolation ! Quand vous êtes misérable, s’évertuer à prouver, pour vous ragaillardir, par-dessus le marché que vous êtes un sot ! La Martine, mon gendre, amis, indifférents, tous ceux qui venaient me voir, ils s’étaient donné le mot. Et moi, je devais subir leurs objurgations, sans bouger, pris au piège, et rageant à crever. Jusqu’à cette moutarde de Glodie, qui me dit :

— Tu n’as pas été sage, grand-père, c’est bien fait ! Je lui lançai mon bonnet, je criai :

— Foutez-moi le camp !

Alors, je restai seul, et ce ne fut pas plus gai. La Martine, bonne fille, insistait pour qu’on mît mon matelas en bas, dans l’arrière-boutique. Mais moi ( j’avoue qu’au fond, j’en eusse été bien aise), mais moi, quand j’ai dit non une fois, crebleu, c’est non ! Et puis, on n’aime pas, quand on est impotent, à se montrer aux gens. La Martine, inlassable, revenait à la charge : harcelante, comme sont les mouches et les femmes. Si elle n’eût tant parlé, je pense que j’aurais cédé. Mais elle y mettait trop d’obstination : si j’avais consenti, elle eût, du matin au soir, trompetté sa victoire. Je l’envoyai promener. Et naturellement, c’est ce que tout le monde fit, hors moi, bien entendu ; on me laissa morfondre au fond de mon grenier. Ne te plains pas, Colas, c’est toi qui l’as voulu !…

Mais la raison, la vraie, pour quoi je m’obstinais, je ne la disais pas. Quand on n’est plus chez soi, quand on est chez les autres, on a peur de gêner, on ne veut rien leur devoir. C’est un mauvais calcul, si l’on veut se faire aimer. La pire des sottises est de se faire oublier… On m’oubliait très bien. On ne me voyait plus ? On ne venait plus me voir. Même Glodie me laissait. Je l’entendais qui riait, en bas ; et dans mon cœur, je riais, en l’entendant ; mais je soupirais aussi : car j’aurais bien voulu savoir pourquoi elle riait… « L’ingrate ! » Je l’accusais, et je pensais qu’à sa place, j’en aurais fait autant… « Amuse-toi, ma belle ! » … Seulement, pour s’occuper, quand on ne peut plus bouger, il faut bien faire un peu le Job, qui peste sur son fumier.

Un jour que sur le mien, maussade, je gisais, Paillard vint. Ma foi, je ne le reçus pas trop bien. Il était là devant moi, assis au pied du lit. Il tenait précieusement un livre empaqueté. Il tâchait de causer, et tâtait sans succès un sujet, et puis l’autre. Je leur tordais le cou à tous, d’un mot, l’air furibond. Il ne savait plus que dire, toussotait, tapotait sur le bois de mon lit. Je le priai de cesser. Alors il resta coi, et n’osait plus bouger. Moi, je riais sous cape. Je pensais :

— « Mon bonhomme, tu as des remords maintenant. Si tu m’avais prêté l’argent que je demandais, je n’aurais pas été contraint à faire le maçon. Je me suis cassé la jambe : attrape ! C’est bien fait ! Car c’est ta ladrerie qui m’a mis où je suis. »

Donc, il ne se risquait plus à m’adresser un mot ; et moi, qui me forçais aussi à tenir ma langue et qui mourais d’envie de la remuer, j’éclatai :

— Enfin, parle, lui dis-je. Te crois-tu au chevet d’un mourant ? On ne vient pas chez les gens, pour se taire, que diable ! Allons, parle, ou va-t’en ! Ne roule pas les yeux. Ne tripote pas ce livre. Qu’est-ce que tu tiens là ?

Le pauvre homme se leva :

— Je vois bien que je t’irrite, Colas. Et je m’en vas. J’avais porté ce livre… vois-tu, c’est un Plutarque, Vie des Hommes illustres, translaté en françois par l’évêque d’Auxerre, messire Jacques Amyot. Je pensais…

(Il n’était pas encore tout à fait décidé)…

…que peut-être tu trouverais…

(Dieu ! que cela lui coûtait ! )…

…plaisir, consolation veux-je dire, en sa compagnie…

Moi, qui savais combien ce vieux thésauriseur, qui chérissait ses livres encore plus que ses écus, souffrait de les prêter (lorsqu’on en touchait un, dans sa bibliothèque, il vous faisait une mine d’amoureux déconfit, qui verrait un soudard prendre la gorge à sa belle), je fus touché de la grandeur du sacrifice. Je dis :

— Vieux camarade, tu es meilleur que moi, je suis un animal ; je t’ai bien rabroué. Allons, viens m’embrasser.

Je l’embrassai. Je pris le livre. Il aurait bien voulu encore me le reprendre.

— Tu en auras grand soin ?

— Sois tranquille, lui dis-je, ce sera mon oreiller. Il partit à regret, l’air pas trop rassuré.

    • *

Et je restai avec Plutarque de Chéronée, un volume petit, ventru, plus gros que long, de mille et trois cents pages, bien serrées et bondées : on avait empilé les mots comme du blé dans un sac. Je me dis :

— Il y a là de quoi manger pendant trois ans, et sans arrêt, pour trois baudets.

D’abord, je me divertis à regarder, au début de chacun des chapitres, dans des médaillons ronds, les têtes de ces illustres, coupées et empaquetées de feuilles de laurier. Il ne leur manquait plus qu’un brin de persil au nez. Je pensais :

— Que font ces Grecs et ces Romains ? Ils sont morts, ils sont morts, et nous sommes vivants. Que pourront-ils me raconter que je ne sache aussi bien qu’eux ? Que l’homme est un animal fort méchant, mais plaisant, que le vin gagne en vieillissant, la femme non, et qu’en tous les pays, les grands croquent les petits, et que les croquants croqués, que les petits se rient des grands ? Tous ces hâbleurs romains vous font de longs discours. J’aime bien l’éloquence ; mais je les préviens d’avance qu’ils ne parleront pas seuls ; je leur clorai le bec…

Là-dessus, je feuilletai le livre, d’un air condescendant, en laissant distraitement mes regards ennuyés tomber comme une ligne, au long de la rivière. Et dès le premier coup, je fus pris, mes amis… mes amis, quelle pêche !… Le bouchon ne flottait pas sur l’eau qu’il s’enfonçait, et je retirais de là quelles carpes, quels brochets ! Des poissons inconnus, d’or, d’argent, irisés, vêtus de pierreries et semant autour d’eux une pluie d’étincelles… Et qui vivaient, dansaient, qui se bandaient, sautaient, palpitaient des ouïes et battaient de la queue !… Moi, qui les croyais morts !… À partir de ce moment, le monde aurait pu crouler, je n’eusse rien remarqué ; je regardais ma ligne : ça mordait, ça mordait ! Quel monstre va sortir de l’onde, cette fois ?… Et vlan ! le beau poisson qui vole au bout du fil, avec son ventre blanc et sa cotte de mailles, verte comme un épi, ou bleue comme une prune, et luisant au soleil !… Les jours que j’ai passés là ( les jours ou les semaines ? ) sont le joyau de ma vie. Bénie ma maladie !

Et bénis soient mes yeux, par où s’infiltre en moi la vision merveilleuse enclose dans les livres ! Mes yeux de magicien, qui sous la broderie des signes gras et serrés, dont le noir troupeau chemine entre les deux fossés des marges sur la page, font surgir les armées disparues, les villes écroulées, les beaux parleurs de Rome et les rudes joueurs, les héros et les belles qui les menèrent par le nez, le grand vent sur les plaines, la mer ensoleillée, et le ciel d’Orient, et les neiges d’antan !…

Je vois passer César, pâle, grêle et menu, couché dans sa litière, au milieu des soudards qui suivent en grognant, et ce goinfre d’Antoine, qui s’en va par les champs, avec tous ses buffets, sa vaisselle, ses putains, pour bâfrer à l’orée de quelque vert bocage, qui boit, rend et reboit, qui mange à son dîner huit sangliers rôtis, et qui pêche à la ligne un vieux poisson salé, et Pompée compassé, que Flora mord d’amour, et le Poliorcète, avec son grand chapeau et son manteau doré, sur lequel sont pourtraits la figure du monde et les cercles du ciel, et le grand Artaxerce, régnant comme un taureau sur le blanc et noir troupeau de ses quatre cents femmes, et le bel Alexandre, habillé en Bacchus, qui retourne des Indes, dessus un échafaud, traîné par huit chevaux, couvert de ramée fraîche et de tapis de pourpre, aux sons des violons, des fifres, des hautbois, qui boit et qui festoie avec ses maréchaux, des fleurs sur leurs chapeaux, et son armée qui suit en trinquant, et les femmes tels des cabris sautant… N’est-ce pas une merveille ? La reine Cléopâtre, Lamia, la flûtiste, et Statira si belle qu’on avait mal aux yeux, lorsqu’on la regardait, à la barbe d’Antoine, d’Alex ou d’Artaxerce, je les ai, s’il me plaît, j’en jouis, je les possède. J’entre dans Ecbatane, je bois avec Thaïs, je couche avec Roxane, j’emporte sur mon cou, dans un paquet de hardes, Cléopâtre emballée ; avec Antiochus, rougissant et rongé de fièvre pour Stratonice, je brûle pour ma belle-mère (la curieuse affaire ! ), j’extermine les Gaules, je viens, je vois, je vaincs, et (ce qui me plaît bien) le tout sans qu’il m’en coûte une goutte de sang.

Je suis riche. Chaque histoire est une caravelle, qui m’apporte des Indes ou bien de Barbarie les métaux précieux, les vieux vins dans les outres, les animaux bizarres, les esclaves capturés… les beaux drilles ! Quels poitrails ! quelles croupes !… c’est à moi, tout cela. Les Empires vécurent, grandirent et sont morts, pour mon amusement…

Quel carnaval est-ce là ? Il semble que je sois tour à tour tous ces masques. Je me coule en leur peau, je m’ajuste leurs membres, leurs passions ; et je danse. Je suis en même temps le maître de la danse, je mène la musique, je suis le bon Plutarque ; c’est moi, oui-dà, c’est moi qui ai mis par écrit (je fus bien inspiré, ce jour-là, n’est-ce pas ? ) ces petites drôleries… Qu’il est beau de sentir la musique des mots et la ronde des phrases vous emporter, dansant et riant dans l’espace, libre des liens du corps, des maux, de la vieillesse !… L’esprit, mais c’est le bon Dieu ! Loué soit le Saint-Esprit !…

Quelquefois, arrêté au milieu de l’histoire, j’imagine la suite ; puis, je compare l’œuvre de ma fantaisie et celle que la vie ou que l’art a sculptée. Quand c’est l’art, bien souvent je devine l’énigme : car je suis un vieux renard, je connais toutes les ruses, et je ris, dedans ma barbe, de les avoir éventées. Mais quand c’est la vie, je suis souvent en défaut. Elle déjoue nos malices, et ses imaginations passent de loin les nôtres. Ah ! la folle commère !… Il n’est que sur un point qu’elle ne se met guère en frais de varier son récit : celui qui clôt l’histoire. Guerres, amours, facéties, tout finit par le plongeon que vous savez, au fond du trou. Là-dessus, elle rabâche. C’est comme une façon d’enfant capricieux, qui brise ses jouets quand il en a assez. Je suis furieux, je lui crie : « Vilain brutal, veux-tu, veux-tu me le laisser !… » Je le lui prends des mains… Trop tard ! il est cassé… Et je goûte une douceur à bercer, comme Glodie, les débris de ma poupée. Et cette mort qui vient, comme l’heure à l’horloge, à chaque tour du cadran, prend la beauté d’un refrain. Sonnez, cloches et bourdons, bourdonnez, dig, ding, don !

« Je suis Cyrus, celui qui a conquis l’Asie, l’empereur des Persians, et

te prie, mon ami, que tu ne me portes envie de ce très peu de terre qui couvre mon pauvre corps… »

Je relis l’épitaphe aux côtés d’Alexandre, qui frémit dans sa chair, prête à lui échapper, car il lui semble ouïr déjà sa propre voix qui monte de la terre. Ô Cyrus, Alexandre, que vous m’êtes plus proches, lorsque je vous vois morts !…

Les vois-je, ou si je rêve ?… Je me pince, je dis : « Allons, Colas, dors-tu ? « Alors, sur le rebord de la tablette, près de mon lit, je prends les deux médailles (je les ai déterrées dans ma vigne, l’an passé) de Commode poilu, habillé en Hercule, et de Crispine Augusta, avec son menton gras, son nez de pie-grièche. Je dis : « Je ne rêve point, j’ai bien les yeux ouverts, je tiens Rome sous mon pouce… »

Le plaisir de se perdre en cogitations sur des pensées morales, disputer avec soi, remettre en question les problèmes du monde que la force a tranchés, passer le Rubicon… non, rester sur le bord… passerons-nous, ou non ? se battre avec Brutus, ou bien avec César, être de son avis, puis de l’avis contraire, et si éloquemment, et s’embrouiller si bien qu’on ne sait, à la fin, de quel parti on tient ! C’est le plus amusant : on est plein du sujet, on part dans des discours, on prouve, on va prouver, on réplique, on riposte ; corps à corps, coup de tête, prime haute, pare-moi cette botte !… et puis, en fin de compte, on se trouve enferré… Être battu par soi ! J’en suis estomaqué… c’est la faute à Plutarque. Avec sa langue dorée et son air bonhomet de vous dire : « Mon ami », on se trouve toujours, toujours de son avis ; et il en a autant qu’il change de récits. Bref, de tous ses héros celui que je préfère, c’est immanquablement le dernier que j’ai lu. Aussi bien, ils sont tous soumis, ainsi que nous, à la même héroïne, attachés à son char… Triomphes de Pompée, qu’êtes-vous à côté ?… Elle mène l’histoire. C’est à savoir Fortune dont la roue tourne, tourne, et jamais ne séjourne « en un état, non plus que fait la lune », comme dit, chez Sophocle, Ménélas le cornard. Et cela est encore très bien réconfortant, — pour ceux-ci qui, du moins, sont au premier croissant.

Par moments, je me dis : « Mais, Breugnon, mon ami, en quoi diable peut bien t’intéresser ceci ? Qu’as-tu affaire, dis-moi, de la gloire romaine ? Encore moins des folies de ces grands sacripants ? Tu as assez des tiennes, elles sont à ta mesure. Que tu es désœuvré, pour aller te charger des vices, des misères des gens qui sont défunts depuis mil huit cents ans ! Car enfin, mon garçon (c’est mons Breugnon, rangé, sensé, bourgeois, Clamecycois, qui prône), conviens-en, ton César, ton Antoine, et Cléo leur catin, tes princes persians qui égorgent leurs fils et épousent leurs filles, sont de fiers chenapans. Ils sont morts : dans leur vie, ils n’ont rien fait de mieux. Laisse en paix leur poussière. Comment un homme d’âge trouve-t-il du plaisir à ces insanités ? Regarde un peu ton Alexandre, n’es-tu pas révolté de le voir dépenser, pour enterrer Éphestion, ce beau mignon, les trésors d’une nation ? Passe encore de tuer ! Graine humaine, mauvaise graine. Mais gaspiller l’argent ! On voit bien que ces drôles n’ont pas eu la peine de le faire pousser. Et tu trouves cela plaisant ? Tu écarquilles tes gros yeux, tu es tout glorieux, comme si ces écus t’étaient sortis des doigts ! S’ils en étaient sortis, tu serais un grand fou. Tu en es deux, pour trouver de la joie aux folies que les autres ont faites, et non pas toi. »

Je réponds : « Breugnon, tu parles d’or, tu as toujours raison. Cela n’empêche pas que je ne me ferais fesser pour ces billevesées, et que ces ombres décharnées depuis deux mille années n’aient plus de sang que les vivants, je les connais et je les aime. Pour qu’Alexandre pleure sur moi, comme sur Clytus, je consens de grand cœur, aussi, à ce qu’il me tue. J’ai la gorge serrée quand je vois, au sénat, César sous les poignards s’agitant aux abois, ainsi que la bête acculée entre les chiens et les veneurs. Je reste bouchée bée, quand passe Cléopâtre en sa barque dorée, avec ses Néréides appuyées aux cordages et ses beaux petits pages, nus comme des Amours ; et j’ouvre mon grand nez afin d’aspirer mieux la brise parfumée. Je pleure comme un veau, lorsque à la fin Antoine, sanglant, mourant, est ficelé, hissé par sa belle, penchée à la lucarne de sa tour, et qui tire de tout son corps (pourvu… il est si lourd !… qu’elle ne le laisse pas tomber ! ) le pauvre homme qui lui tend les bras…

Qu’est-ce donc qui m’émeut, et qui m’attache à eux, comme à une famille ? — Eh ! ils sont ma famille, ils sont moi, ils sont l’Homme.

Que je plains les pauvres déshérités qui ne connaissent point la volupté des livres ! Il en est qui font fi du passé, fièrement, s’en tenant au présent. Canes bâtées, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez !… Oui, le présent est bon. Mais tout est bon, corbleu, je prends de toutes mains, et je ne boude pas devant la table ouverte. Vous n’en médiriez point si vous la connaissiez. Ou bien c’est, mes amis, que vous devez avoir un mauvais estomac. Je comprends qu’on étreigne ce qu’on étreint. Mais vous n’étreignez guère, et votre mie est maigre. Bien et peu, c’est bien peu. J’aime mieux beaucoup et bien… S’en tenir au présent, c’était bon, mes amis, au temps du vieil Adam, qui, lui, allait tout nu, faute de vêtements, et qui, n’ayant rien vu, ne pouvait aimer rien que sa côte femelle. Mais nous qui avons l’heur de venir après lui dans une maison pleine où nos pères, nos grands-pères et nos archi-grands-pères ont entassé, tassé ce qu’ils ont amassé, nous serions assez fous pour brûler nos greniers, sous le prétexte que nos champs produisent encore du blé !… Le vieil Adam, il n’était qu’un enfant ! C’est moi, le vieil Adam : car je suis le même homme, et depuis, j’ai grandi. Nous sommes le même arbre, mais j’ai poussé plus haut. Chacun des coups qui fait saigner une des branches retentit dans ma feuillée. Les peines et les joies de l’univers sont miennes. Qui souffre, j’en pâtis ; qui est heureux, je ris. Bien mieux que dans la vie, je sens à travers mes livres la fraternité qui nous lie, nous tous, les porte-hottes et les porte-couronnes ; car des uns et des autres il ne reste que cendres et la flamme qui, nourrie de la moelle de nos âmes, monte, unique et multiple, vers le ciel, en chantant avec les mille langues de sa bouche sanglante la gloire du Tout-Puissant…

    • *

Ainsi, je rêve dans mon grenier. Le vent s’éteint. La lumière tombe. La neige, du bout de ses ailes, frôle la vitre. L’ombre se glisse. Mes yeux se brouillent. Je me penche sur mon livre, et je suis le récit, qui dans la nuit s’enfuit. Mon nez touche le papier : tel un chien à la piste, je renifle l’odeur humaine. La nuit vient. La nuit est venue. Et mon gibier s’échappe et s’enfonce dans l’avenue. Alors je m’arrête au milieu de la forêt, et j’écoute, le cœur battant de la poursuite, la fuite. Pour mieux voir au travers de l’ombre, je ferme les yeux. Et je rêve, immobile, étendu sur mon lit. Je ne dors guère, je rumine mes pensées ; je regarde parfois le ciel par la croisée. Lorsque j’étends le bras, je touche le carreau ; je vois la coupole d’ébène, que raie d’une goutte de sang une étoile filante… D’autres… Il pleut du feu, dans la nuit de novembre… Et je pense à la comète de César. C’est peut-être son sang qui dans le ciel ruisselle…

Le jour revient. Je rêve encore. Dimanche. Les cloches chantent. De leur bourdonnement ma fantaisie s’enivre. Elle emplit la maison, de la cave au grenier. Elle couvre mon livre (ah ! le pauvre Paillard) de mes inscriptions. Ma chambre retentit des roues des chariots, des armées, des clairons et des hennissements. Les vitres tremblent, mes oreilles tintent, mon cœur craque, je vais crier :

Ave, César, imperator !

Et mon gendre Florimond, qui est monté me voir, regarde par la fenêtre, bâille avec bruit et dit :

— Il ne passe pas un chat, dans la rue, aujourd’hui.