Contes et légendes annamites/Légendes/092 La dame Doan

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 222-224).


XCII

LA DAME DOAN.



Du temps des Tày son, un dô dôc nommé Khuè administrait le Nghè an. Il avait pris une jeune femme[1] nommée Doan, jolie et douce, en qui il avait toute confiance et qui gouvernait toutes les affaires de la maison.

Le dô dôc était accessible à tous ; seulement, pendant qu’il dormait au milieu du jour, il y avait défense expresse de le déranger pour quoi que ce fût, et ses femmes ni ses concubines ne devaient même pas lever le rideau qui fermait la chambre où il dormait.

Un jour qu’à midi il dormait dans son lit, un violent incendie se déclara au marché de Vinh ; le dô dôc cependant ne se réveillait pas et personne n’osait entrer pour lui annoncer la nouvelle, ni (sans son ordre) faire battre le tambour pour rassembler les troupes.

Les gens courainet çà et là sans savoir à quoi se résoudre. Ils vinrent enfin porter leurs doléances à madame Doan et lui dire que l’affaire était urgente, qu’elle seule pouvait se risquer à réveiller le dô dôc, qu’il ne la gronderait pas et que, du reste, ils en prendraient la responsabilité. Elle se laissa persuader, mais à peine avait-elle soulevé le rideau et élevé la voix, qu’elle vit un thi luông[2] couché dans le lit, ses trois têtes sur l’oreiller. La femme, épouvantée, n’avait pas encore eu le temps de s’enfuir quand le monstre se dressa et d’un coup de sabre la décapita.

Le dô dôc se réveilla ; il demanda qui avait tué sa femme. Les serviteurs lui contèrent tout ce qui était arrivé ; il pleura beaucoup et fit enterrer la morte. Deux ou trois mois après celle-ci manifesta sa puissance ; elle faisait beaucoup de dégâts et ordonnait au village de lui ériger un temple. Les gens du village eurent peur et lui en bâtirent un ; ils jouirent alors de la tranquillité, et la dame les protégea puissamment.

La première année Tu dùc il y avait dans les prisons du chef-lieu de la province un certain bien Nghièn qui était accusé de crimes graves et que l’on gardait rigoureusement. Il s’échappa. Les gardes furent saisis de terreur ; on le chercha partout sans pouvoir le trouver.

Dans cette extrémité, les officiers de la milice coururent au temple de la dame, se prosternèrent mille fois et lui promirent que si elle leur faisait capturer le fugitif ils feraient faire en reconnaissance une représentation théâtrale. À peine ce vœu était-il prononcé, qu’un jeune garçon fut inspiré et proclama que Nghièn s’était enfui avec sa femme et ses enfants. « Il est arrivé, dit-il, au bac de Bùng, mais je le retiens dans une auberge qui est à droite après avoir passé le bac ; envoyez vite quatre ou cinq hommes à cheval, qu’ils arrivent avant la fin du jour et ils l’y trouveront encore. » L’officier de la milice envoya ces hommes et ils rattrapèrent le prisonnier. On fit le sacrifice promis et la terreur du nom de la dame Doan se répandit en tous lieux.

La femme d’un phù avait perdu seize taëls d’or. Elle les chercha en vain et alla enfin au temple de la dame Doan pour lui faire un vœu. Un médium aussitôt fut inspiré et lui dit : « Votre or a été volé par une servante, elle l’a caché dans la gouttière de la vérandah de l’ouest. Revenez vite et vous l’y trouverez ; si vous tardez elle le changera de place. La femme du phù retourna en hâte chez elle et trouva son or à l’endroit indiqué. Elle sacrifia un porc à la dame Doan.

Dans le village de Am công il y avait deux femmes dont l’une avait confié à l’autre quatre tiên, elle les lui réclama et celle-ci dit qu’elle les avait rendus. « Quand me les avez-vous rendus ? disait la première ; si je les ai repris qu’en ai-je fait ? » Elles se disputaient ainsi le long du chemin. Comme elles passaient devant le temple de la dame Doan, celle qui avait remis l’argent en garde à l’autre dit : « Que la dame fasse vomir son sang à celle qui veut avoir injustement quatre tiên. » À peine avait-elle prononcé ce vœu que les quatre tiên tombèrent devant la grande porte et que la femme se mit à vomir des caillots de sang. Les gens du village accoururent ; ils se prosternèrent devant la dame. « Quatre tiên, dirent-ils, ne sont pas grand’chose, pardonnez à cette sotte femme. » La dame alors anima un médium et dit : « Elle avait repris son argent et se l’était laissé voler, maintenant elle accusait celle à qui elle l’avait confié d’abord de ne pas les lui avoir rendus. Osera-t-on encore venir à ma porte faire de ces serments ? » Les gens du village firent de grandes prières et au bout de quelque temps la femme reprit ses sens ; on lui apprit ce qui s’était passé et elle vint faire une offrande au sanctuaire.

  1. Cuoi hâu, littéralement : Épouser une femme pour servir. Se dit des mandarins qui prennent une concubine :
    Me ôi ! quan chanh doi hau.
    Mua chanh ma gôi cai dan cho tron.

    Mère ! le mandarin demande des femmes, — achetez-moi du citron pour me nettoyer la tête et me lisser (les cheveux).

  2. C’est sans doute le thuong luong, serpent fabuleux à trois têtes et neuf queues. On le rencontre quelquefois sous la forme de l’anguille ; on le reconnaît à ce qu’il dresse la tête, ce que ne peut faire l’anguille. Si on le fait cuire, il disparaît pendant la cuisson et l’on ne trouve rien dans la marmite.