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Coran Savary/Vie de Mahomet/JC631-2

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Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 41-46).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6216. — Depuis la naissance de J.-C. 631. — Après l’hégire. 0. — De Mahomet. 53.)

Cependant les assassins avaient entouré la maison du proscrit. Chacun d’eux, le poignard à la main, n’attendait pour frapper, que l’instant où il serait livré au sommeil. N’ayant aperçu qu’Ali revêtu du manteau vert de Mahomet, ils attendirent le matin, afin de ne pas confondre l’innocent avec le coupable. Ils se croyaient sûrs de leurs victimes[1]. Le jour éclaira leur erreur. Ils s’aperçurent que Mahomet s’était échappé ; et comme ils n’avaient pas ordre de verser le sang d’Ali, ils le laissèrent pour courir après leur proie. Ils se répandirent sur le chemin de Médine ; mais Mahomet ayant prévu qu’il serait poursuivi avait pris une route détournée[2]. Retiré dans une caverne du mont Tour, située au midi de la Mecque, il y resta trois jours, pour laisser passer la première ardeur des conjurés[3]. Il en partit le quatrième, et suivant les côtes de la mer Rouge il marcha vers Médine à grandes journées. Abubecr et Abdallah étaient les seuls compagnons de sa fuite. Soraka, fils de Malec, un des meilleurs écuyers de l’Arabie, suivi d’une troupe d’élite, atteignit les fugitifs[4]. Il avait devancé ses gens, et courait, la lance à la main, sur Mahomet. « Apôtre de Dieu, s’écria Abubecr, voici le persécuteur. Ne crains rien, lui dit Mahomet, Dieu est avec nous. » Puis se tournant tout-à-coup vers son ennemi, il lui cria : Soraka. À ce cri, le cheval effrayé se renverse par terre ; le cavalier étourdi de la chute, croit voir du prodige dans un événement tout naturel, il demande grâce, et conjure l’apôtre des croyans d’implorer le ciel pour lui. Mahomet prie, et Soraka est sauvé. La générosité l’emporta sur la vengeance. Il arrêta la fureur de ses satellites, et leur commanda de se retirer. Le prophète, si l’on en croit l’histoire, lui fit cette prédiction[5] : « Ô Soraka ! quel sera un jour ton maintien, quelles seront tes pensées, lorsque tes bras seront décorés des bracelets de Cosroës Parviz ? » Échappé au péril, Mahomet continua sa route, et arriva à Coba, bourg situé près de Médine, un lundi, le douze du mois Rabié premier[6]. Coultoum, fils de Hadam, le logea dans sa maison. Il y demeura trois jours, et avant de sortir de Coba, il jeta les fondemens d’une mosquée qui fut nommée Eltacona, la piété[7]. Le vendredi, il fit son entrée à Médine. Le peuple vint en foule au-devant de lui. L’apôtre des musulmans s’avançait sous un dais de feuillage, porté par ses disciples. Chacun se disputait l’honneur de le loger. Les auxiliaires, surtout, le pressaient d’accepter un appartement dans leurs maisons. Quelques-uns prenant la bride de son chameau, l’entraînaient vers leur demeure. Laissez-le aller, leur disait-il, c’est un animal fantasque. Enfin, le chameau s’arrêta devant l’étable des fils d’Amrou[8]. L’apôtre descendit, et fendant la foule, alla loger chez Abou Aïoub auxiliaire.

Son premier soin fut de consacrer par la religion le lieu où il avait mis pied à terre en entrant à Médine. Il fit venir Moadh, tuteur de Sahal et Sohaïl, à qui ce terrain appartenait, et leur en fit proposer le prix. Les deux orphelins étant riches, voulurent lui en faire don[9]. Il refusa leur offre, et Abubecr paya la somme dont on était convenu[10].

Aussitôt qu’il eut acheté ce terrain, il y fit bâtir une mosquée et un hospice pour se loger. Il y travailla lui-même. Son exemple encouragea les musulmans. Tous voulurent avoir part au saint ouvrage. L’édifice fut achevé dans l’espace d’onze mois[11]. Pour s’attacher Abubecr par tous les liens, il avait épousé sa fille Aïeshd, encore enfant. Son extrême jeunesse ayant fait différer la cérémonie du mariage, il le consomma huit mois après l’hégire, lorsqu’elle n’avait encore que neuf ans[12]. Il fit bâtir à sa jeune épouse une maison à côté de la sienne. Il eut cette attention pour toutes les femmes qu’il épousa dans la suite.

L’amour du plaisir auquel il sacrifia toute sa vie ne suspendait point l’exécution de ses desseins. Un point important occupait son esprit. Il fallait unir les intérêts divers de ses disciples, éteindre les anciennes jalousies de tribu, et les faire toutes concourir au même but. Les musulmans étaient divisés en deux partis, les Mohagériens[13] et les Ansariens[14]. Les uns se glorifiant d’avoir les premiers embrassé l’islamisme, et d’avoir abandonné leur patrie pour suivre leur apôtre, prétendaient avoir le premier rang. Les autres, fiers de lui avoir donné un asile et de le posséder au milieu d’eux, croyaient mériter la préférence[15]. Ces prétentions firent naître des débats dont les suites eussent été funestes. Mahomet sut les concilier. Il établit parmi ses disciples l’ordre de la fraternité dont le principal statut était qu’ils se traiteraient et s’aimeraient en frères, et qu’ils uniraient leurs armes pour la défense de la religion. Il prit lui-même pour frère d’armes Ali, fils d’Abutaleb ; ensuite il unit les principaux chefs en cette manière :

Mohagériens ou fugitifs.     Ansariens ou auxiliaires.
Abubecr. Hareja, fils de Zaïd.
Abuobaïda, fils d’Elgerah. Saad, fils de Moadh.
Omar, fils d’Elkettab. Otban, fils de Malec.
Abderrohman, fils d’Auf. Saad, fils d’Elrabié.
Othman, fils d’Affan. Aus, fils de Tabet.
Telha, fils d’Abid Allah. Caab, fils de Malec.
Saïd, fils de Zeïd. Abba, fils de Caab.

Pour cimenter cette union, il fit descendre ce verset du ciel[16] : « Embrassez la religion divine dans toute son étendue. Ne formez point de schisme. Souvenez-vous des faveurs dont le ciel vous a comblés. Vous étiez ennemis, il a mis la concorde dans vos cœurs. Vous êtes devenus frères ; rendez-en grâce à sa bonté. »

L’ordre de la fraternité établit la concorde parmi les musulmans. Mohagériens, Ansariens, ne furent plus que des titres glorieux sans aucune idée de préférence. L’égalité fut le lien puissant qui les unit.

La religion occupa ensuite toute son attention. La prière étant la base du culte extérieur, il s’appliqua à la fixer d’une manière irrévocable. Il l’avait établie au commencement de sa mission ; mais il n’avait point marqué le lieu vers lequel on devait la faire[17]. Il s’était fondé sur ce verset magnifique : « L’orient et l’occident appartiennent à Dieu. Vers quelque lieu que se tournent vos regards, vous rencontrerez sa face. Il remplit l’univers de son immensité et de sa science[18]. » Voulant ensuite se concilier l’esprit des juifs et des chrétiens, il commanda qu’on se tournât en priant vers le temple de Jérusalem.

  1. Les musulmans dévots qui ne veulent pas qu’une seule action de la vie de leur prophète se soit passée sans miracle, disent qu’il avait endormi ses assassins en leur jetant de la poussière sur la tête, et en récitant quelques versets du Coran.
  2. Abul-Feda, page 51.
  3. Quelques-uns d’eux, prêts à pénétrer dans la grotte, s’aperçurent que l’entrée en était fermée par des toiles d’araignée, et qu’une colombe y avait déposé ses œufs. À cette vue, ils retournèrent sur leurs pas. Ce prétendu miracle, accrédité parmi les mahométans, leur a laissé une grande vénération pour les colombes.
  4. Abul-Feda, pag. 51 et 52.
  5. La quinzième année de l’hégire, les généraux d’Omar ayant remporté une célèbre victoire sur Yesdegerd, dernier roi de Perse, apportèrent au calife les bracelets et le diadème de ce malheureux prince. Omar fit appeler Soraka, qui était alors musulman, et pour lui montrer combien il honorait sa bravoure, il le revêtit de ces ornemens. Ce fut un spectacle amusant de voir les cheveux gris du guerrier Soraka, et ses bras couverts de poil, constrater avec l’or, les perles et les diamans. Jannab.
  6. Abul-Feda, page 52.
  7. Jannab.
  8. Abul-Feda, page 53.
  9. Jannab, page 74. Elbokar.
  10. Le docteur Prideaux, emporté par son zèle, dit que ce terrain appartenait à deux orphelins, que Mahomet le leur enleva par violence, et les en chassa avec inhumanité. Vie de Mahomet, page 116.

    Le docteur Prideaux n’a cité aucun auteur pour appuyer un fait qui avait si grand besoin d’autorités. Abul-Feda, Jannab, Elbokar, disent positivement le contraire. Ils assurent que Mahomet refusa le don qu’on voulut lui faire de ce terrain. Ahmed ben Joseph ajoute qu’Abubecr en paya le prix. Mahomet était trop politique pour commettre une injustice criante en entrant à Médine. Les ambitieux ne sont point injustes quand ils ont tant d’intérêt de paraître équitables.

  11. Abul-Feda, Vie de Mahomet, page 53.
  12. La chaleur du climat de l’Arabie rend les femmes nubiles à cet âge. Les Cophtes, anciens habitans de l’Égypte, épousent souvent des filles de six et sept ans. Ils les élèvent chez eux jusqu’à l’âge où elles sont nubiles ; alors ils accomplissent la cérémonie du mariage.
  13. Mohagériens vient de mohagerin fugitifs. Les musulmans qui abandonnèrent la Mecque pour suivre Mahomet, furent ainsi nommés.
  14. Ansariens vient du mot ansar, qui signifie auxiliaire. Les habitans de Médine qui embrassèrent l’islamisme, se firent un honneur de porter ce nom.
  15. Abul-Feda, page 53. Jannab, page 75.
  16. Le Coran, chap. 3, tome prem.
  17. Les juifs se tournent en priant vers le temple de Jérusalem, les Arabes vers la Mecque, et les Sabéens vers l’étoile du nord. Les anciens Persans, adorateurs du feu, se tournaient vers l’orient.
  18. Le Coran, chap. 2, tome prem.