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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1307

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 472-474).

1307. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Bruxelles), juin[1].

Sire,

Hier vinrent, pour mon bonheur,
Deux bons tonneaux de Germanie :
L’un contient du vin de Hongrie ;
L’autre est la panse rebondie
De monsieur votre ambassadeur.

Si les rois sont les images des dieux, et les ambassadeurs les images des rois, il s’ensuit, sire, par le quatrième théorème de Wolff, que les dieux sont joufflus, et ont une physionomie très

 agréable. Heureux ce M. de Camas[2], non pas tant de ce qu’il 

représente Votre Majesté que de ce qu’il la reverra !

Je volai hier au soir chez cet aimable M. de Camas, envoyé et chanté par son roi ; et dans le peu qu’il m’en dit, j’appris que Votre Majesté, que j’appellerai toujours Votre Humanité, vit en homme plus que jamais, et qu’après avoir fait sa charge de roi sans reiilche les trois quarts de la journée, elle jouit, le soir, des douceurs de l’amitié, qui sont si au-dessus de celles de la royauté.

Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez Mme la marquise du Châfelet ; jugez, sire, quelle sera sa joie et la mienne. Depuis l’apparition de M. de Keyserlingk nous n’avons pas eu un si beau jour.

Cependant vous courez sur les bords du Prégel,
Lieux où glace est fréquente, et très-rare est dégel.
Puisse un diadème éternel ;
Orner cet aimable visage !
Apollon l’a déjà couvert de ses lauriers ;
Mars y joindra les siens, si jamais l’héritage
De ce beau pays de Juliers
Dépendait des combats et de votre courage.

Votre Majesté sait qu’Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Python et les Aloïdes[3] ; le dieu des arts se battait comme un diable dans l’occasion.

Ce dieu vous a donné son carquois et sa lyre ;
Si l’on doit vous chérir, on doit vous redouter.
Ce n’est point des exploits que ce grand cœur désire ;
Mais vous savez les faire, et les savez chanter.

C’est un peu trop à la fois, sire, mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sais de bonne part que vous avez cette fermeté d’âme qui fait la base des grandes vertus. D’ailleurs Dieu bénira sans doute le règne de Votre Humanité, puisque, quand elle s’est bien fatiguée tout le jour à être roi pour faire des heureux, elle a encore la bonté d’orner sa lettre, à moi chétif,

D’un des plus aimables sixains[4]
Qu’écrive une plume légère.

Vers doux et sentiments humains,
De telle espèce il n’en est guère
Chez nos-seigneurs les souverains,
Ni chez le bel esprit vulgaire.

Votre Humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voyage de Clèves.

Vous faites trop d’honneur à ma persévérance ;
Connaissez les vrais nœuds dont mon cœur est lié.
Je ne suis plus, hélas ! dans l’âge où l’on balance
Entre l’amour et l’amitié.

Je me berce des plus flatteuses espérances sur la vision béatifique de Clèves. Si le roi de France envoie complimenter Votre Majesté par qui je le désire, je vous fais ma cour ; sinon, je vous fais encore ma cour. Votre Majesté ne souffrira-t-elle pas qu’on vienne lui rendre hommage en son privé nom, sans y venir en cérémonie ? De manière ou d’autre, Simèon verra son salut[5].

L’ouvrage de Marc-Aurèle est bientôt tout imprimé. J’en ai parlé à Votre Majesté dans cinq lettres ; je l’ai envoyé, selon la permission expresse de Votre Majesté, et voilà M. de Camas qui me dit qu’il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines puissances. Mais moi, j’ai pris la liberté d’adoucir ces deux endroits, et j’oserais bien répondre que le livre fera autant d’honneur à son auteur, quel qu’il soit, qu’il sera utile au genre humain. Cependant, s’il avait pris un remords à Votre Majesté, il faudrait qu’elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres[6], car, dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l’empressement avide d’un libraire qui sent qu’il a sa fortune sous la presse.

Si vous saviez, sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel, même par le style, vous n’auriez pas la cruauté de le supprimer. J’aurais bien des choses à dire à Votre Majesté sur une académie qui fleurira bientôt sous ses auspices ; me permettra-t-elle d’oser lui présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières ?

Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement, etc.

  1. Réponse à la lettre 1299.
  2. Voyez la note 2 de la page 449.
  3. Géants nommés Otus et Éphialte, par Homère.
  4. Voyez lettre 1299.
  5. Évanuile de saint Luc, II, 30.
  6. Voyez le post-scriptum de la lettre 1303.