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Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3276

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 145-147).
3275. — À M. PIERRE ROUSSEAU[1].

Parmi les nouvelles affligeantes pour les bons citoyens, dans plusieurs parties de l’Europe, il y en a de bien désagréables dans la littérature. On se contentait autrefois de critiquer les auteurs, on a fait succéder à cette critique permise un brigandage inouï ; on fait imprimer leurs ouvrages falsifiés et infectés de tout ce qu’on croit pouvoir nourrir la malignité, pour favoriser le débit. Voici comme s’explique, sur ce criminel abus, M. l’abbé Trublet, dans sa préface des Lettres[2] de feu M. de Lamotte :

« On donne de nouvelles éditions des ouvrages des gens célèbres, pour avoir occasion d’y répandre les notes les plus scandaleuses et les traits les plus satiriques contre leurs auteurs. Il était réservé à notre siècle de voir pratiquer dans les lettres ce brigandage, »

Le sage auteur de cette remarque parlait ainsi en 1754, à l’occasion du Siècle de Louis XIV, dont M. La Beaumelle s’avisa de faire et de vendre une édition chargée de tout ce que l’ignorance a de plus hardi, et de ce que l’imposture a de plus odieux. La même aventure se renouvelle depuis cinq ou six mois. Le même éditeur a falsifié plusieurs lettres de Mme de Maintenon, et en a supposé quelques-unes de M. le maréchal de Villars, de M. le duc de Richelieu, qu’ils n’ont jamais écrites ; et c’est encore là le moindre abus dont on doit se plaindre dans la publication scandaleuse des prétendus Mémoires de Mme de Maintenon.

Le comble de ces manœuvres infâmes est une édition d’un poëme intitulé la Pucelle d’Orléans. L’éditeur a le front d’attribuer cet ouvrage à l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, d’Alzire, du Siècle de Louis XIV ; et, tandis que nous attendons de lui une Histoire générale, et qu’il travaille encore au Dictionnaire encyclopédique, on ose mettre sur son compte le poème le plus plat, le plus bas, et le plus grossier qui puisse sortir de la presse. En voici quelques vers pris au hasard :


Louis s’en vint du fond des Pays-Bas
Pour cogner Charle et heurter le trépas…

(La Pucelle, Variantes du ch. II)

Là, les lépreux, les femmes bien apprises,
Devaient changer de robe et de chemises…

L’heureux Villars, bon Français, plein de cœur,
Gagna le quitte ou douijle avec Eugène…

Pour les idiots ce fut une trompette ;
Le drôle avait étudié sa bête.
Il dit que Dieu, roulé dans un buisson,
À lui chétif avait donné leçon…

(Var. du ch. III.)

Il les pria, de la part de madame,
À manger caille, oie, et bœuf au gros lard…

(Var. du ch. IV.)

Sous le foyer d’un grand feu de charbon,
La tête hors d’un énorme chaudron…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Pendez, pendez, le vilain semblait dire :
Baiser soubrette est péché dont la loi, etc…

(Var. du ch. V.)

Agnès baisait, Agnès était saillie…
À ses baisers il veut que l’on riposte,
Et qu’on l’invite à courir chaque poste…

(Var. du ch. X.)

Chandos, suant et soufflant comme un bœuf,
Tâte du doigt si l’autre est une fille ;
Au diable soit, dit-il, ma sotte aiguille…

(Var. du ch. XIII.)

Lecteur, ma Jeanne aura son pucelage
Jusqu’à ce que les vierges du Seigneur,
Malgré leurs veux, sachent garder le leur.

(Var. du ch. XXI.)

La plume se refuse à transcrire le tissu des sottes et abominables obscénités de cet ouvrage de ténèbres. Tout ce qu’on respecte le plus y est outragé autant que la rime, la raison, la poésie, et la langue. On n’a jamais vu d’écrit ni si plat, ni si criminel ; et c’est ce langage des halles qu’on a le front d’attribuer à l’auteur de la Henriade, contre lequel même on trouve dans le poëme deux ou trois traits parmi tant d’autres qui attaquent grossièrement les plus honnêtes gens du monde. Ceux qui, trompés par le titre, ont acheté cette misérable rapsodie, ont conçu l’indignation qu’elle mérite. Si une telle horreur parvient jusqu’à vous, monsieur, elle excitera en vous les mêmes sentiments, et vous n’aurez pas de peine à les inspirer au public.

  1. Les éditeurs de Kehl ont donné cette lettre comme supposée écrite de Paris.
  2. L’abbé Trublet lui-même dit que l’éditeur des Lettres de M. de Lamotte, 1754, in-12, est l’abbé Leblanc, à qui est adressée la lettre 563.