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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3580

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 422-423).

3580. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lausanne, 12 mars.

Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de Mlle Aïssé[1], écrites à une Mme Calendrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu’une Champenoise ; ce qui me plaît de ses lettres[2], c’est qu’elle vous aimait comme vous méritez d’être aimé. Elle parle souvent de vous comme j’en parle et comme j’en pense.

Vous dites donc que Diderot est un bon homme ; je le crois, car il est naïf. Plus il est bon homme, et plus je le plains d’être dépendant des libraires, qui ne sont point du tout bonnes gens, et d’être en proie à la rage des ennemis de la philosophie. C’est une chose pitoyable que des associés de mérite ne soient ni maîtres de leur ouvrage, ni maîtres de leurs pensées : aussi l’édifice est-il bâti moitié de marbre, moitié de boue. J’ai prié d’Alembert de vous donner les articles que j’avais ébauchés pour le huitième volume : je vous supplie de vouloir bien me les renvoyer contre-signés, ou de les donner à Jean-Robert Tronchin, qui me les apportera à son retour.

J’avais toujours cru que Diderot et d’Alembert me demandaient de concert les articles dont on m’envoyait la liste ; je suis trés fâché que ces deux hommes, nécessaires l’un à l’autre, soient désunis, et qu’ils ne s’entendent pas pour mettre le public à leurs pieds.

Pour moi, je me suis amusé à jouer Fanime et Alzire. Mademoiselle Clairon, je vous demande pardon, mais vous n’avez jamais bien joué la tirade du troisième acte :


De l’hymen, de l’amour, venge ici tous les droits,
Punis une coupable, et sois juste une fois.

(Alzire, acte III, scène v.)


Pourquoi cela, mademoiselle ? C’est que vous n’avez jamais lié les quatre vers de la fin, et appuyé sur le dernier : c’est le secret. Vous n’avez jamais bien joué l’endroit où Alzire demande grâce à son mari pour son amant, et cela par la même raison. Vous êtes une actrice admirable, j’en conviens ; mais Mme Denis a joué ces deux endroits mieux que vous. Et vous, vieux débagouleur de Sarrazin, vous n’avez jamais joué Alvarès comme moi, entendez-vous ?

Mon divin ange, depuis cette maudite affaire de Rosbach, tout a été en décadence dans nos armées, comme dans les beaux-arts à Paris. Je ne vois de tous côtés que sujets d’affliction et de honte. On dit pourtant que M. Colardeau est remonté sur son Astarbé ; je ne sais pas sur quoi nos généraux remonteront. Dieu nous soit en aide !

Comment se porte Mme d’Argental ? Quelles nouvelles sottises a-t-on faites ? quel nouveau mauvais livre avez-vous ? quelle nouvelle misère ? Si vous voyez ce bon Diderot, dites à ce pauvre esclave que je lui pardonne d’aussi bon cœur que je le plains.

  1. Circassienne morte en 1733, que Voltaire avait connue chez M. de Ferriol, et à laquelle il adressa des vers en 1732 ; voyez, tome X les Poésies mélées,
  2. Ces lettres ont été imprimées, pour la première fois, en 1787, in-18, avec des notes de Voltaire.